42 Une feuille manquante

Sous un soleil ardent, Perrin se tenait près des roulottes des Zingari. Le flanc intact – pas le moindre moignon de flèche ! –, il ne souffrait pas. Au milieu du camp, du petit bois était empilé sous des chaudrons suspendus à un trépied. Bientôt, de belles flambées crépiteraient. Un peu partout, du linge séchait sur des cordes tendues entre des branches d’arbres.

Personne en vue. Et pas davantage de chevaux. Sans veste ni chemise, Perrin portait un gilet de cuir de forgeron qui lui laissait les bras nus.

Un rêve… Un rêve normal ? Oui, n’était qu’il avait conscience d’évoluer dans un songe. Le rêve du loup avait une substance et une réalité qui n’appartenaient qu’à lui. Ici, l’herbe que foulaient ses bottes bruissait, la brise qui soufflait de l’ouest ébouriffait ses cheveux bouclés et les frênes comme les pruches embaumaient l’air. En revanche, les roulottes extravagantes des Gens de la Route ne paraissaient pas réelles, comme si elles avaient pu se volatiliser d’un moment à l’autre. Rien de plus logique, puisque les Tuatha’an ne restaient jamais bien longtemps au même endroit. Aucune terre ne les retenait.

Se demandant jusqu’à quel point son pays natal le retenait, Perrin voulut poser la main sur sa hache… et baissa les yeux, stupéfait. Son lourd marteau de forgeron était glissé dans la boucle de sa ceinture. Le marteau, pas la hache… Naguère, il aurait effectivement fait ce choix. À un moment, il avait même cru l’avoir fait. Mais c’était terminé. Il avait opté pour la hache, et ça ne changerait plus.

Instantanément, le tranchant en demi-lune surmonté d’une pique remplaça la tête du marteau. Mais la tête revint, avant de perdre définitivement la partie, supplantée par le tranchant.

Perrin en soupira de soulagement. Cette hésitation entre deux virtualités ne s’était jamais produite. En principe, dans le rêve du loup, il pouvait modifier sans difficulté tous les détails qui le concernaient.

— Et je veux la hache. Oui, la hache !

Perrin regarda autour de lui et aperçut une ferme, au sud. Des cerfs broutaient dans le champ d’orge entouré d’un muret de pierre rudimentaire. Ne sentant pas la présence de loups, le jeune homme n’appela pas Tire-d’Aile. Quand il l’entendait, le loup ne venait pas chaque fois, bien sûr. Mais là, Tueur pouvait rôder dans les environs, et…

Un carquois rempli de flèches apparut sur un flanc de Perrin. Soudain, il se retrouva avec un arc long entre les mains. Une flèche à grosse tête y était encochée et il portait une protection de cuir au bras gauche.

Autour de lui, rien ne bougeait à part les cerfs.

— Et je ne vais pas me réveiller de sitôt…, marmonna le jeune homme.

La potion que lui avait fait boire Faile était au moins aussi efficace qu’infecte. Il se souvenait de cette scène comme s’il en avait été le spectateur, pas le héros malheureux.

— Me faire boire comme si j’étais un bébé !

Quand Perrin avança d’un pas démesurément long, le paysage se brouilla autour de lui, comme toujours dans le rêve du loup. Un seul pas, et voilà qu’il se retrouvait dans la cour de la ferme ! Quelques volailles s’éparpillèrent devant lui, comme si elles étaient déjà revenues à l’état sauvage. La bergerie aux murs de pierre était vide, et les deux étables au toit de chaume hermétiquement fermées. Même si des rideaux pendaient aux fenêtres, la ferme à un étage semblait abandonnée. Si ce qu’il voyait reflétait la réalité – en général, c’était le cas –, les fermiers devaient avoir fui depuis des jours. Faile avait raison : les avertissements de Perrin s’étaient répandus bien au-delà des endroits où il était allé.

— Faile…, murmura le jeune homme, encore ébahi.

La fille d’un seigneur… Non, d’un triple seigneur, maréchal en plus de ça, et oncle d’une reine.

— Par la Lumière ! Faile est la cousine d’une reine…

Et elle aimait un simple forgeron ? Décidément, qui pouvait comprendre les femmes ?

Cherchant à voir jusqu’où ses avertissements avaient eu un effet, Perrin zigzagua jusqu’à mi-chemin de Promenade de Deven. Presque une demi-lieue à chaque pas, rien que ça ! Croisant et recroisant sa propre piste, il constata qu’une ferme sur cinq environ paraissait encore habitée. S’il ne vit personne, certains signes ne trompaient pas : des portes ouvertes, des fenêtres relevées, une poupée, un cerceau ou un cheval de bois attendant sous un porche… Voir les jouets retourna l’estomac de Perrin. Même si les fermiers ne l’avaient pas cru, il y avait assez d’exploitations incendiées autour d’eux pour qu’ils aient songé à mettre les enfants en sécurité.

Le jeune homme se pencha pour ramasser une poupée au visage de porcelaine vêtue d’une robe à fleurs. L’œuvre d’une mère aimante, ce minutieux travail de couture…

Perrin battit des paupières. La même poupée gisait toujours sur les marches d’où il venait de l’enlever. Et quand il se pencha de nouveau, celle qu’il tenait se volatilisa.

Des éclairs noirs dans le ciel l’empêchèrent de s’appesantir sur la question. Des éclairs ? Non, des corbeaux, un vol d’une trentaine d’oiseaux se dirigeant vers le bois de l’Ouest. Et vers les montagnes de la Brume, où il avait vu Tueur pour la première fois. Très calme, Perrin regarda les corbeaux disparaître à l’horizon, puis il entreprit de les suivre.

Faisant des pas de plus d’une lieue – à cette vitesse, le paysage n’était plus qu’une bande floue qui se déroulait sur sa droite et sur sa gauche –, Perrin traversa le bois de l’Ouest aride et rocailleux et les dunes de Sable, puis il s’enfonça dans la chaîne de montagnes aux pics couronnés de brouillard. Passant sans les voir par une série de vallées où se dressaient des pins, des sapins et des pruches, il fondit sur celle où il avait aperçu pour la première fois l’inconnu que Tire-d’Aile appelait Tueur.

Sur le flanc de montagne où Perrin et ses compagnons avaient émergé à l’air libre, quittant les Chemins, le Portail était toujours fermé, la feuille d’Avendesora impossible à repérer au milieu des autres sculptures végétales.

Sur le site où Manetheren avait été incendiée, des arbres ratatinés résistaient comme ils pouvaient aux assauts du vent. En contrebas, les rayons du soleil faisaient scintiller les eaux de la Manetherendrelle. Humant l’air, Perrin capta la présence dans la vallée de cerfs, de lièvres et de renards. Rien ne bougeait, comme souvent dans le rêve du loup.

Perrin fit mine de partir, mais il se ravisa. La feuille d’Avendesora ? Une seule ? Loial avait condamné le Portail en plaçant de ce côté les deux feuilles !

Perrin se retourna et son sang se glaça dans ses veines. Le Portail était ouvert, ses portes désormais recouvertes de véritable végétation dévoilant la surface argentée terne où l’image du jeune homme se reflétait faiblement.

Comment est-ce possible ? Loial a verrouillé ce fichu truc !

Sans avoir eu conscience d’avancer, Perrin se retrouva devant le Portail. Aucune feuille d’Avendesora ne frémissait sous les caresses du vent à l’intérieur des deux portes. Mais en ce moment même, dans le monde réel, quelqu’un ou quelque chose devait être en train de traverser à l’endroit exact où Perrin se tenait.

Il toucha la surface terne et ne put s’empêcher de grogner. Dans le rêve du loup, il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un miroir sur lequel ses doigts glissaient comme sur du verre.

Du coin de l’œil, Perrin vit qu’une feuille d’Avendesora était revenue à sa place à l’intérieur d’une porte. Sautant en arrière, il regarda le portail se fermer.

Quelqu’un ou quelque chose venait d’en sortir. Ou d’y entrer.

D’en sortir, logiquement…

Peut-être, mais il n’avait pas envie de penser que d’autres Trollocs, sans doute accompagnés par des Blafards, venaient de débouler à Deux-Rivières.

Les portes se joignirent, redevenant des blocs de pierre sculptés.

Sentant soudain qu’on l’épiait, Perrin s’écarta, capta du coin de l’œil une sorte d’éclair sombre qui fendit l’air à l’endroit où aurait dû être son torse – une flèche, bien sûr –, puis il fit un bond extraordinaire, atterrit sur le versant d’un pic très éloigné de son point de départ et sauta de nouveau afin de sortir de la vallée de Manetheren.

Revenant sur ses pas, il imagina la vallée qu’il venait de quitter et se remémora la flèche brièvement entrevue. Reconstituant la direction d’où elle venait et l’angle d’incidence, il conclut qu’elle avait seulement pu être tirée de…

Un dernier bond ramena Perrin sur le flanc d’une montagne, au-dessus de la tombe de Manetheren. S’accroupissant entre deux pins tellement malmenés par le vent qu’ils penchaient d’un côté, il arma son arc. La flèche avait fusé d’un amas de rochers, un peu au-dessous de sa position actuelle. Tueur devait encore être là… Il ne pouvait pas être parti…

Sans réfléchir, Perrin sauta de nouveau, les montagnes environnantes se muant en une frise de gris, de vert et de marron.

— Presque…, grogna-t-il.

Il avait failli commettre la même erreur que dans le bois de l’Eau. Penser qu’un ennemi se comporterait comme il le supposait, histoire de lui faciliter la vie.

Cette fois, il courut aussi vite qu’il le pouvait et atteignit la lisière des dunes de Sable en trois bonds. Espérant ne pas avoir été vu, il décrivit un cercle beaucoup plus large et retourna sur le même flanc de montagne, mais beaucoup plus haut, là où l’air raréfié devenait mordant et rudoyait quelques arbustes au tronc sûrement plus résistant que celui de bien des arbres.

Une position plus élevée que celle où un homme aurait pu se cacher pour piéger un adversaire désireux de le surprendre après qu’il lui eut tiré dessus.

La proie de Perrin se tapissait une centaine de pas plus bas. Un type très grand en veste noire accroupi derrière une saillie rocheuse, un arc à moitié armé au poing, ses yeux noirs rivés un peu plus bas sur la pente. La distance étant minime pour ses yeux de loup, Perrin put enfin étudier en détail son ennemi. La veste noire à col montant était typique des Terres Frontalières, et Tueur ressemblait assez à Lan pour être son frère.

Certes, mais le Champion n’avait pas de frère, ni d’autres parents vivants. Et s’il en avait eu, qu’auraient-ils fichu à Deux-Rivières ?

Pourtant, il s’agissait bien d’un homme des Terres Frontalières. Originaire du Shienar, peut-être… Sauf qu’il portait les cheveux longs – sans arborer de toupet – et gardait son front dégagé grâce à une lanière de cuir très semblable à celle de Lan. Pourtant, ce ne pouvait pas être un Malkieri, puisque le Champion était le dernier survivant de son peuple.

D’où que vienne Tueur, Perrin se prépara à lui planter une flèche entre les omoplates. Car enfin, ce type avait tenté de le tuer, non ? Mais tirer en descente pouvait se révéler délicat…

Perrin avait-il attendu trop longtemps, permettant à son adversaire de sentir un regard peser sur sa nuque ? Quoi qu’il en soit, Tueur devint soudain une silhouette floue qui fonçait vers l’est.

Éructant un juron, Perrin se lança à sa poursuite. Trois bonds pour atteindre les dunes de Sable, un de plus pour gagner le bois de l’Ouest. Mais Tueur sembla s’être volatilisé entre les arbres et les buissons.

Perrin s’immobilisa et tendit l’oreille. Les oiseaux et les écureuils s’étaient tus. Humant l’air, le jeune homme sentit que des cerfs étaient passés par là un peu plus tôt. Il capta aussi une odeur humaine – enfin, une odeur d’être vivant, mais trop froide et trop dépourvue d’émotions pour être vraiment celle d’un homme.

Tueur ne devait pas être loin. Hélas, en l’absence du moindre souffle d’air, Perrin ne put pas déterminer d’où venait l’odeur.

— Yeux Jaunes, verrouiller le Portail était plutôt malin.

Perrin se raidit, tous les sens aux aguets. Mais dans un bois à la végétation si dense, pas moyen de dire d’où venait la voix.

— Si tu savais combien de Créatures des Ténèbres ont péri en essayant de sortir des Chemins à cet endroit, ça te redonnerait du cœur au ventre. Massin Shin a fait un vrai festin, grâce à ce coup-là. Mais la ruse n’était pas assez bonne. Comme tu l’as vu, ce Portail est ouvert, désormais.

Sur la droite, pas loin du tout… Aussi silencieux qu’à l’époque où il chassait dans ce bois, Perrin se faufila entre les arbres.

— Au début, ce furent quelques centaines seulement, Yeux Jaunes. Ce qu’il fallait pour déstabiliser ces crétins de Fils de la Lumière et s’assurer de la mort du renégat. (La voix de Tueur vibra de colère.) Que les Ténèbres me consument ! cet homme a encore plus de chance que la Tour Blanche ! (Tel un dément, Tueur passa de la colère au rire grinçant.) Mais toi, Yeux Jaunes… Ta présence fut une surprise. Sais-tu que certains veulent voir ta tête au bout d’une pique ? Ton précieux territoire sera retourné comme un vulgaire champ, et tout ça pour te déterrer ! Que penses-tu de cette nouvelle ?

Perrin s’immobilisa près du tronc torturé d’un grand chêne. Pourquoi ce type parlait-il tant ? Et pourquoi parlait-il, pour commencer ?

Pour m’attirer jusqu’à lui.

S’adossant au chêne, Perrin sonda la forêt. Toujours aucun mouvement. Tueur le manipulait pour qu’il tombe dans un traquenard. Bien sûr, il voulait trouver cet assassin et lui déchiqueter la gorge. Mais s’il était vaincu, personne ne saurait que le Portail, désormais rouvert, laissait passer des centaines voire des milliers de Trollocs.

Pas question d’entrer dans le jeu de Tueur !

Avec un sourire amer, Perrin s’arracha au rêve du loup, s’ordonna de se réveiller et…

… Sursauta quand Faile lui passa les bras autour du cou, lui mordillant gentiment la barbe. Autour d’eux, les violons des Zingari jouaient un air endiablé.

La poudre d’Ila ! Je ne peux pas me réveiller !

Oubliant qu’il rêvait toujours, le jeune homme prit Faile dans ses bras et l’entraîna dans les ombres, à un endroit où l’herbe était douce…


Le réveil fut un processus très lent et en permanence imprégné par la douleur qui irradiait du flanc de Perrin. Alors que la lumière du jour filtrait des deux petites fenêtres, il se sentit enfin assez lucide pour tenter de s’asseoir… et retomba lourdement dans son lit.

Faile se leva d’un bond de son petit tabouret. Ses yeux cernés laissaient penser qu’elle n’avait pas dormi.

— Tiens-toi tranquille, dit-elle. En dormant, tu t’es assez agité comme ça. Après t’avoir empêché de t’enfoncer davantage la flèche dans la chair, je ne te laisserai pas le faire une fois réveillé.

Appuyé à la cloison, près de la porte, Ihvon regardait la scène sans broncher.

— Aidez-moi à me lever, dit Perrin.

Parler lui faisait mal, mais guère plus que respirer, et il avait des choses à dire.

— Je dois retourner dans les montagnes – jusqu’au Portail.

Faile posa une main sur le front de son compagnon.

— Non, pas de fièvre… Perrin Aybara, tu vas filer à Champ d’Emond, où une des Aes Sedai te guérira. Pas question que tu te suicides en essayant de gagner les montagnes avec une flèche dans le corps. Tu m’entends ? Si tu parles encore de cette folie, je demanderai à Ila une potion qui te rendormira, et tu voyageras sur une civière. Ce que tu vas peut-être devoir faire de toute façon, j’en ai peur…

— Les Trollocs, Faile ! Le Portail est rouvert. Il faut que je les arrête !

La jeune femme secoua la tête sans l’ombre d’une hésitation.

— Dans l’état où tu es, que voudrais-tu y faire ? Pour toi, c’est Champ d’Emond sans escale !

— Mais…

— Il n’y a pas de « mais ». Et je ne veux plus rien entendre.

Perrin serra les dents. Hélas, Faile avait raison. S’il était incapable de se lever seul, comment pourrait-il rester en selle jusqu’à Manetheren ?

— Bon, Champ d’Emond…, capitula-t-il de bonne grâce.

Faile haussa les épaules et marmonna quelque chose comme « tête de pioche ».

Que veut-elle de plus ? Je reconnais qu’elle a raison. Ce n’est pas suffisant ? Tête de pioche toi-même !

— Ainsi, il va y avoir d’autres Trollocs, murmura Ihvon.

En digne Champion, il ne demanda pas comment Perrin le savait, puis il haussa les épaules, à croire que les monstres étaient le cadet de ses soucis.

— Je vais dire aux autres que tu es réveillé, annonça-t-il en sortant.

— Suis-je le seul à voir le danger ? se plaignit Perrin.

— Moi, je vois que tu as une flèche dans le corps, lâcha Faile.

Très aimable à elle de le lui rappeler ! La douleur revenant, sans doute parce qu’il avait sursauté en entendant la remarque, Perrin ne put s’empêcher de gémir.

Faile eut un hochement de tête satisfait. Oui, satisfait !

Perrin aurait voulu se mettre en route immédiatement. Plus vite il serait guéri, et plus rapidement il pourrait verrouiller de nouveau le Portail – définitivement, cette fois. Hélas, Faile insista pour qu’il prenne un petit déjeuner. Un bouillon avec des légumes écrasés tout juste bon pour un bébé – une cuillerée à la fois, avec une pause pour lui essuyer le menton. Malgré ses protestations, Faile refusa de le laisser manger seul. Et chaque fois qu’il lui demanda d’accélérer, elle lui fit ravaler sa requête en lui enfonçant la cuillère jusqu’au fond de la gorge.

Quand elle passa à la toilette, brossant les cheveux du jeune homme et lui peignant la barbe, il se mura dans un silence offensé.

— Tu es mignon quand tu boudes, railla Faile.

Puis elle lui pinça le nez !

En chemisier vert et jupe bleue, Ila entra dans la roulotte avec sur les bras la veste et la chemise de Perrin, toutes deux reprisées et lavées. Non sans irritation, le jeune homme dut accepter l’aide des femmes pour s’habiller, et avant ça, pour s’asseoir dans le lit. À cause du moignon de hampe, Ila et Faile laissèrent la veste ouverte et elles ne rentrèrent pas la chemise dans le pantalon.

— Merci, Ila, dit Perrin en passant un index sur le tissu. Du très bon travail de couturière.

— Excellent, oui. Faile est une artiste avec une aiguille et du fil.

Faile rosit et Perrin lui sourit, se souvenant de sa conviction, lorsqu’elle avait juré de ne jamais lui repriser ses affaires. Quelque chose dans le regard de sa compagne l’incita à ne pas en rajouter. Parfois, le silence était d’or.

— Merci, dit-il au lieu de lancer une plaisanterie.

Là, Faile vira au rouge vif.

Une fois qu’on l’eut mis debout, Perrin gagna assez facilement la porte, mais les deux femmes durent le soutenir pour qu’il puisse descendre les quelques marches de bois. Une fois dehors, Perrin constata que tous les chevaux étaient sellés, ses hommes l’attendant, arc accroché dans le dos. Les vêtements propres, eux-mêmes débarbouillés, ils ne semblaient plus en si piteux état.

Une soirée passée avec les Zingari leur avait à l’évidence remonté le moral – même à ceux qui paraissaient toujours incapables de marcher cent pas. De l’hébétude de la veille, il ne restait presque plus rien dans les yeux des « héros » de Deux-Rivières.

Wil enlaçait une très jolie Tuatha’an aux grands yeux noirs – quoi d’étonnant à ça ? – et Ban Lewin, un bandage autour du crâne lui hérissant les cheveux sur la tête, tenait la main d’une autre beauté en souriant timidement.

Les autres dévoraient le plat végétarien qu’on leur avait servi en guise de petit déjeuner.

— C’est délicieux, Perrin, dit Dannil en rendant son assiette à une Zingari.

La femme fit mine de le resservir, mais il secoua la tête, déclarant pourtant :

— Je pourrais m’en gaver. Pas toi ?

— Moi, j’ai le ventre plein…

De bouillon et de légumes écrasés…

— Les Zingara ont dansé, cette nuit…, dit Tell, le cousin de Dannil. Toutes les femmes célibataires, et même quelques épouses… Tu aurais dû voir ça, Perrin !

— J’ai eu cette chance, Tell…, fit Perrin d’un ton neutre.

Pas assez neutre, apparemment, à en juger par la réaction de Faile.

— Tu as vu la tiganza, je parie ? Un jour, si tu es gentil, je danserai peut-être la sa’sara pour toi, et tu comprendras ce que veut vraiment dire le verbe « danser ».

Reconnaissant le nom de la danse, Ila eut un petit cri de surprise. La pauvre Faile rougit de nouveau, passant cette fois à l’écarlate.

Perrin s’en lécha par avance les babines. Si la sa’sara était plus stimulante que les évolutions des Zingara – la tiganza, s’il avait bien compris – il avait hâte de voir ça.

Prudent, il évita de regarder Faile pour le moment.

Raen arriva, vêtu de la même veste verte, mais avec un pantalon plus rouge que le rouge lui-même, si une telle chose pouvait exister. Cet assortiment de couleurs donna le tournis à Perrin, qui n’avait pas besoin de ça pour se sentir mal assuré sur ses jambes.

— Voilà deux fois que nous t’accueillons, Perrin, et là encore, tu pars sans un festin d’adieu. Il te faudra revenir vite, pour que nous puissions combler cette lacune.

Estimant qu’il tiendrait debout seul, Perrin se dégagea de l’emprise des femmes et posa une main sur l’épaule du Chercheur.

— Venez avec nous, Raen… À Champ d’Emond, personne ne vous fera de mal. Et vous y serez de toute façon plus en sécurité qu’ici, alors que des Trollocs rôdent.

Raen parut hésiter.

— Comment fais-tu pour semer ainsi le doute dans mon esprit ? souffla-t-il. (Il tourna le dos à Perrin et haussa le ton.) Perrin nous propose de l’accompagner dans son village, où nous serons à l’abri des Trollocs. Qui opte pour cette solution ?

Les Tuatha’an présents froncèrent les sourcils. Quelques femmes serrèrent leurs enfants contre elles, et les petits se cachèrent la tête dans leur jupe comme si cette seule idée les terrorisait.

— Tu vois, Perrin ? demanda Raen. Pour nous, la sécurité, c’est de voyager, pas de nous terrer dans un village. Je te promets que nous ne camperons pas deux soirs au même endroit. Et nous avancerons toute la journée entre les campements.

— Ça ne suffira peut-être pas, Raen.

— Ton inquiétude me touche, mais si la Lumière le veut, il ne nous arrivera rien.

— Le Paradigme de la Feuille, intervint Ila, ne consiste pas seulement à refuser la violence. Il nous apprend aussi à accepter les événements. La feuille tombe quand son heure sonne et elle ne se plaint pas. Tant que notre heure n’aura pas sonné, la Lumière nous protégera.

Perrin eut envie d’insister, mais la chaleur et la compassion de ces gens dissimulaient une inébranlable conviction. Convaincre Bain et Chiad de porter une robe et de renoncer à leurs lances – voire en persuader Gaul – aurait été plus facile que faire changer d’avis un Tuatha’an. Alors, tout un campement…

Raen serra la main de Perrin. Comme si c’était un signal, les Zingara commencèrent à étreindre les jeunes gens de Deux-Rivières. Des adieux plutôt joyeux, les belles souhaitant bon voyage aux héros en les invitant à revenir bientôt.

Presque tous les hommes participèrent à ces effusions. Un peu à l’écart, les mains dans les poches et la mine morose, Aram manifesta ouvertement son hostilité face à ces simagrées. Lors de leur précédente rencontre, Perrin l’avait trouvé plutôt vindicatif, une caractéristique étrange pour un Zingaro.

Bien entendu, les hommes ne se contentèrent pas de serrer la main de Faile. Pendant qu’ils l’enlaçaient, certains parmi les plus jeunes faisant montre d’un enthousiasme un peu trop appuyé, Perrin réussit à ne pas tirer la tête. En serrant les dents, il parvint même à sourire.

Il nota quand même qu’aucune femme beaucoup plus jeune qu’Ila n’osa le prendre dans ses bras. Même quand elle se laissait étouffer par l’étreinte d’un grand dadais de Zingaro vêtu comme un bouffon, Faile faisait le vide autour de lui à la manière d’un molosse. À moins d’avoir du gris sur les tempes, toutes les Zingara, après un rapide coup d’œil à la jeune Quêteuse, renonçaient à témoigner leur affection à Perrin.

Wil, lui, sembla réussir à embrasser toutes les femmes du camp. Idem pour Ban, malgré son nez proéminent. Pour une fois, Ihvon lui-même s’en donnait à cœur joie.

Et Faile allait finir avec une côte cassée, si tous ces malotrus continuaient !

Les Zingari finirent par reculer, à l’exception de Raen et Ila, dégageant ainsi un espace libre autour des héros de Deux-Rivières. Le Chercheur s’inclina alors, les mains sur la poitrine.

— Vous êtes venus en paix et vous partirez en paix. Nos feux vous accueilleront toujours, sachez-le. Dans la paix, parce que c’est l’essence même du Paradigme de la Feuille.

— Soyez en paix aussi, répondit Perrin. Je trouverai la chanson – ou quelqu’un d’autre que moi – et elle sera chantée cette année, ou une de celles qui restent à venir. Ce qui fut jadis sera de nouveau un jour, car le monde n’a pas de fin.

— Car le monde n’a pas de fin, répétèrent tous les Tuatha’an. Oui, le monde et le temps, tous deux sont sans fin.

Pendant qu’Ihvon et Faile aidaient Perrin à enfourcher Trotteur, tout ce petit monde s’offrit une nouvelle tournée d’effusions. Wil en profita pour compléter sa collection de baisers, et Ban l’imita malgré son incroyable nez.

Les blessés les plus graves furent eux aussi hissés en selle tandis que les Zingari les saluaient de la main comme s’ils étaient des voisins à eux en partance pour un long voyage.

Raen vint serrer une dernière fois la main de Perrin.

— Tu ne changeras pas d’avis ? demanda le jeune homme. Lors de notre première rencontre, tu m’as dit que le mal rôdait partout. C’est encore pire ici et maintenant, mon ami.

— Que la paix soit avec toi, Perrin, éluda le Chercheur.

— Et avec toi aussi.

Les Aiels se remontrèrent lorsque la colonne fut à une demi-lieue au nord du camp. Bain et Chiad dévisagèrent longuement Faile avant de se poster à leur place habituelle. Selon elles, que pouvait-il être arrivé à la jeune femme en une nuit ? Perrin aurait été bien en peine de le dire.

Gaul vint marcher près de Trotteur, et il n’eut pas besoin d’allonger sa foulée. Avec la moitié des hommes à pied, la colonne se traînait.

Après un regard circonspect à Ihvon, comme d’habitude, le guerrier s’adressa à Perrin :

— Ta blessure, ça va ?

C’était pire que jamais ! Chaque pas de Trotteur faisait bouger la tête de flèche.

— Je vais bien, dit Perrin sans serrer les dents. Avec un peu de chance, il y aura un bal à Champ d’Emond, ce soir. Et toi ? Tu t’es bien amusé à jouer au Baiser des Promises ? (Gaul trébucha et faillit s’étaler.) Un problème, mon ami ?

— Qui as-tu entendu proposer ce jeu ?

— Chiad… Pourquoi ?

— Chiad… Une Goshien ! Je devrais la ramener à Sources Chaudes dans la robe blanche d’une gai’shain. Chiad !

Des mots violents, mais prononcés d’un ton bizarrement doux.

— Tu veux bien éclairer ma lanterne, Gaul ?

— Un Myrddraal est moins rusé qu’une femme, et un Trolloc se bat plus loyalement.

Gaul marqua une pause, puis il ajouta, indigné :

— Et une chèvre est plus intelligente !

Accélérant le pas, le guerrier alla rejoindre les deux Promises. Sans leur parler, il chemina à côté d’elles.

— Tu y comprends quelque chose ? demanda Perrin à Ihvon, qui secoua la tête.

— S’il essaie de leur faire des ennuis, dit Faile, elles le pendront par les pieds à une branche, histoire de le calmer.

— Toi, tu as compris de quoi il retournait ?

La jeune femme ne répondit pas – un indice laissant penser qu’elle était aussi larguée que les autres.

— Je retournerai un jour dans le camp de Raen, fit Perrin. Ça fait un bail que je n’ai plus assisté à une tiganza. C’était très… instructif.

Faile marmonna entre ses dents quelque chose que Perrin entendit parfaitement :

— Méfie-toi, si tu ne veux pas finir pendu par les pieds toi aussi !

Le jeune homme en sourit de jubilation.

— Au fond, je pourrai m’en passer. N’as-tu pas promis de danser la sa’sara pour moi ? (Faile s’empourpra.) Je suppose que c’est assez proche de la tiganza. Sinon, pourquoi m’aurais-tu proposé ça ?

— Espèce de gros bœuf sans cervelle ! explosa Faile. Des hommes ont déposé leur cœur et leur fortune aux pieds de danseuses de sa’sara. Si ma mère se doutait que je sais…

Faile se tut brusquement, comme si elle en avait trop dit, et elle regarda droit devant elle. Perrin nota qu’elle était rouge jusqu’à la racine des cheveux.

— Dans ce cas, inutile de te fatiguer à danser, dit Perrin. Mon cœur et mon absence de fortune sont déjà à tes pieds.

Ce fut au tour de Faile de trébucher. Puis elle sourit et pressa une joue contre le mollet botté de son compagnon.

— Tu es trop malin pour moi, murmura-t-elle. Un jour, je danserai devant toi, et ton sang bouillira dans tes veines.

— Ça, c’est déjà fait, dit Perrin, se gagnant un nouveau sourire.

Glissant un bras derrière sa jambe, Faile se serra contre lui tout en marchant.

Après un moment, même imaginer les évolutions de sa compagne – en extrapolant à partir de celles des Zingara, et en ajoutant un coefficient multiplicateur – ne parvint plus à faire oublier la douleur au jeune homme. Chaque pas de Trotteur devenant une torture, il se tint le plus droit possible, car ça semblait améliorer un peu les choses. Sans compter qu’il ne voulait pas saboter le moral miraculeusement recouvré de ses troupes. Tous les blessés, même en piteux état, s’efforçaient de ne pas s’avachir sur leur selle. Ban, Dannil et les autres marchaient comme à la parade. Et il n’était pas question que leur chef soit le premier à flancher.

Wil commença à siffler Revenir de la brèche de Tarwin, et trois ou quatre garçons reprirent la mélodie avec lui. Puis Ban se mit à chanter – bizarrement, d’une voix pas du tout nasale :

Mon beau pays m’attend là-bas

Et la fille que j’ai laissée…

De tous les trésors convoités

Les plus précieux ce sont ceux-là.

Ses si beaux yeux et son sourire

Ses bras si doux sa peau si tendre

Et ses baisers qui me chavirent

Et ses mains que je vois se tendre.

S’il existe un plus grand trésor

Je ne l’ai point connu encore.

D’autres voix se joignirent à celle de Ban pour le deuxième couplet. Ihvon lui-même se mit de la partie, et Faile aussi.

Perrin s’en abstint. Depuis toujours, on lui répétait qu’il chantait encore moins bien qu’un crapaud enroué.

Certains héros se mirent à marcher au pas au rythme de la musique.

Oui de Tarwin j’ai vu la brèche

Et des Trollocs senti la haine

Et des Blafards la gorge sèche

Vu frapper la lame d’ébène.

Mais en mon beau pays m’attend

Ma douce amie pour y danser

Toute la vie en s’embrassant

À l’ombre aimable des pommiers.

Perrin secoua la tête. La veille, ces hommes étaient prêts à détaler comme des lapins. Et voilà qu’ils chantaient, évoquant une bataille si ancienne qu’il n’en restait aucun souvenir à Deux-Rivières, à part cette chanson. Ces garçons étaient-ils en train de devenir des soldats ? Eh bien, c’était une excellente idée, s’il ne réussissait pas à verrouiller très vite le Portail.

Les fermes se firent plus nombreuses et plus proches les unes des autres. Puis la colonne emprunta des pistes ménagées entre une multitude de champs délimités par une haie ou un muret. Des exploitations abandonnées. Ici, personne n’était resté attaché à la terre…

Les héros arrivèrent sur l’ancienne Route, qui serpentait vers le nord à partir de la rivière Blanche – la Manetherendrelle –, passant par Promenade de Deven avant d’arriver à Champ d’Emond. Ici, on commençait à voir des moutons. Plusieurs troupeaux réunis, avec dix bergers là où il y en aurait eu un auparavant, la moitié étant des hommes adultes armés d’un arc.

Éberlués, ces bergers regardèrent passer la colonne de jeunes gens chantant à tue-tête une marche militaire.

Lorsqu’il aperçut enfin Champ d’Emond, Perrin en resta muet de surprise. Stupéfaits, ses hommes cessèrent brusquement de chanter.

Les arbres, les clôtures et les haies les plus proches du village s’étaient simplement volatilisés. À l’ouest de Champ d’Emond, les maisons avaient de tout temps été entourées des arbres du bois de l’Ouest. Il restait bien quelques chênes et quelques pruches entre les bâtiments, mais la lisière du bois se trouvait désormais à cinq cents pas de distance – l’extrême portée d’un arc long – et des bûcherons continuaient à couper les arbres pour agrandir encore ce terrain découvert.

Tout autour du village, des pieux plantés dans le sol selon un angle bien particulier – une inclinaison visant à « accueillir » d’éventuels visiteurs – constituaient une défense à première vue impénétrable, sauf à l’endroit où arrivaient les routes, bien entendu. Entre ces pieux, des hommes montaient la garde. Équipés de fragments d’armure, de cuirasses rapiécées et de casques de récupération, ces défenseurs brandissaient des lances à sanglier, des hallebardes rouillées ou des armes improvisées à partir d’outils.

Sur certains toits de chaume, des hommes et des adolescents, tous munis d’un arc, sondaient le périmètre du village. Tous se levèrent en apercevant la colonne et crièrent des avertissements aux villageois qui allaient et venaient dans les rues.

Derrière les pieux, Perrin remarqua plusieurs assemblages de bois et de cordes à côté desquels reposaient des piles de très grosses pierres.

— Des catapultes, dit Ihvon. Six, à ce jour… Vos menuisiers s’en sortent très bien, depuis que Tomas et moi leur avons montré comment faire. Les pieux serviront à briser la charge des Trollocs – ou des Capes Blanches, le cas échéant.

Le Champion évoquait les batailles à venir comme s’il parlait de la pluie et du beau temps.

— Ne t’ai-je pas dit que Champ d’Emond entend se défendre seul ? lança Faile, sa voix vibrant de fierté comme s’il s’était agi de son village. Des gens très durs pour une terre si douce. Ils seraient presque dignes d’être du Saldaea. Moiraine dit souvent que le sang de Manetheren est encore très puissant ici.

Perrin fut bien contraint d’acquiescer.

Alors que les rues étroites grouillaient de monde, presque comme dans une ville, des chariots et des charrettes occupaient tout l’espace libre entre les maisons. Par les portes et les fenêtres ouvertes, on voyait d’autres silhouettes, comme si la population avait été multipliée par dix.

La foule s’écarta pour céder le passage à Ihvon et aux Aiels, qui servaient d’avant-garde à la colonne.

Des murmures coururent bientôt dans tout le village.

— Perrin Yeux Jaunes ! C’est Perrin Yeux Jaunes !

— Oui, Perrin Yeux Jaunes !

— Perrin Yeux Jaunes…

Le jeune homme regretta ces débordements. Car enfin, une bonne partie de ces gens le connaissaient. Que pensaient-ils donc faire ? Dans la foule, il reconnut Neysa Ayellin, une solide femme au visage chevalin qui lui avait flanqué une fessée mémorable le jour où Mat l’avait convaincu de lui voler une tarte aux groseilles. Un peu plus loin, il aperçut Cilia Cole, la première fille qu’il avait embrassée – toujours aussi agréablement rondelette, semblait-il.

Et là, le chauve avec une pipe, c’était bien Pel Aydaer, l’homme qui lui avait appris à pêcher des truites à mains nues.

Daise Congar, une matrone qui faisait passer Elsbet Luhhan pour une douce demoiselle, se tenait à côté de son mari Wit, un type fluet qui filait doux dès que son sergent-major d’épouse lui tombait dessus.

Tous ces gens regardaient Perrin, murmurant à l’oreille des réfugiés qui ne savaient peut-être pas qui il était.

Voyant le vieux Cenn Buie soulever un enfant sur ses épaules, lui montrer le « général » et tenir un discours exalté, Perrin ne put s’empêcher de soupirer d’accablement. Ces gens étaient-ils tous devenus fous ?

Semant la panique parmi de paisibles volailles, des hordes d’admirateurs entouraient, précédaient et suivaient la petite colonne de rescapés. Énervés par ce vacarme, les cochons et les veaux enfermés dans des enclos braillaient encore plus fort. La place Verte était envahie de moutons et de vaches laitières blanches tachetées de noir. Pas plus impressionnées que ça, des oies blanches ou grises allaient et venaient entre les ovins et les bovins.

Au milieu de la place, en haut d’un mât, un étendard blanc bordé de rouge, une tête de loup rouge s’affichant au milieu, se laissait paresseusement caresser par le vent.

Perrin interrogea Faile du regard, mais elle parut aussi interloquée que lui.

— Un symbole…, dit une voix familière.

Perrin n’avait pas entendu approcher Verin. Mais il capta les murmures qui couraient dans la foule.

— Une Aes Sedai… Une Aes Sedai…

Regardant Ihvon, Perrin constata qu’il ne semblait pas le moins du monde étonné. En revanche, les gens regardaient Verin avec des yeux ronds comme des soucoupes.

— Les humains ont besoin de symboles, reprit Verin en posant une main sur l’encolure de Trotteur. Alanna a parlé à quelques villageois de la terreur que les loups inspiraient aux Trollocs. L’idée de cet étendard s’est imposée toute seule. Tu n’aimes pas, jeune Perrin ?

Perrin crut entendre une certaine… sécheresse… dans la voix de l’Aes Sedai. Ses yeux noirs posés sur lui avaient quelque chose de ceux d’un oiseau qui surveille un ver de terre.

— Je me demande ce que la reine Morgase penserait de ça, dit Faile. Ce territoire appartient au royaume d’Andor. Les reines apprécient peu que des étendards bizarres flottent sur leurs terres.

— Un royaume, ce n’est rien, sinon des lignes sur une carte, dit Perrin. (La douleur ayant un peu diminué, il se sentait un rien plus fringant.) Avant d’aller à Caemlyn, je ne savais pas que Deux-Rivières était un territoire du royaume d’Andor. Et je doute que beaucoup de gens ici en aient conscience.

— Perrin, les dirigeants ont tendance à se fier aux cartes, dit Faile.

Aucun doute sur le ton de sa voix – très sec, celui-là.

— Quand j’étais petite, certaines régions du Saldaea n’avaient plus reçu la visite d’un collecteur d’impôts depuis cinq générations. Dès que mon père a pu s’occuper d’autre chose que de la Flétrissure, Tenobia a fait en sorte de rappeler à ces gens qui était leur reine.

— Ici, c’est Deux-Rivières, fit Perrin, souriant, pas le Saldaea.

Dans ce pays, les gens n’avaient pas l’air très commodes… Quand il regarda Verin, le sourire du jeune homme s’effaça.

— Je pensais que vous cachiez votre… véritable nature.

Qu’est-ce qui était le plus perturbant ? Des Aes Sedai ici en secret, ou des Aes Sedai qui ne se dissimulaient plus ?

La main de Verin passa au-dessus du moignon de hampe qui saillait du flanc de Perrin, qui sentit sa blessure picoter bizarrement.

— Ce n’est pas bon du tout…, murmura l’Aes Sedai. La pointe est coincée dans la côte et une infection s’est déclarée malgré le cataplasme. Il va falloir recourir aux services d’Alanna.

Verin retira sa main. Aussitôt, les picotements cessèrent.

— Que disais-tu, Perrin ? Nous cacher ? Avec ce qui arrive ici, je ne vois pas comment nous aurions pu faire, à moins de partir à tout jamais. Tu n’aurais pas voulu ça, pas vrai ?

De nouveau, Perrin eut le sentiment d’être un ver de terre convoité par un oiseau.

— Je suppose que non, admit-il après une brève hésitation.

— J’ai beaucoup de plaisir à te l’entendre dire.

— Pourquoi êtes-vous venue ici, Verin ?

L’Aes Sedai fit mine de ne pas avoir entendu.

— Bon, il va falloir te guérir. Et s’occuper des autres jeunes gens… Alanna et moi, nous pourrons faire le plus gros, mais…

Perrin n’écouta plus. Regardant ses compagnons, il vit qu’ils étaient tout aussi surpris que lui. Ban contemplait l’étendard en se grattant la tête, et d’autres garçons regardaient autour d’eux sans en croire leurs yeux.

En majorité, les hommes de Perrin fixaient Verin sans dissimuler leur malaise. Comme leur chef, ils avaient entendu les murmures au sujet d’une Aes Sedai. Et ils trouvaient pour le moins surprenant que leur « général » discute avec une sœur comme s’il la connaissait depuis toujours.

Verin soutint le regard des jeunes soldats. Soudain, sans même tourner la tête, elle tendit un bras derrière elle et, la tenant par le poignet, tira hors de la foule une fillette de dix ou onze ans. La gamine aux longs cheveux noirs ornés de rubans s’en pétrifia de terreur.

— Tu connais Daise Congar, petite ? Va lui dire que des blessés ont besoin des potions et des baumes d’une Sage-Dame. Ajoute qu’elle a intérêt à se dépêcher, parce que ses grands airs commencent à me taper sur les nerfs. Tu as bien compris ? Alors, file !

Perrin ne reconnut pas la gamine, mais à l’évidence, l’enfant connaissait Daise Congar, car elle ne parut pas ravie par la teneur du message. Cela dit, Verin était une Aes Sedai. Après avoir pesé le pour et le contre – Daise d’un côté, une sœur de l’autre –, la fillette fonça et disparut au milieu de la foule.

— Alanna va s’occuper de ton cas, dit Verin en levant les yeux sur Perrin.

Le genre de phrase à double sens que le jeune homme abominait…

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