54 Dans le palais

Assise à l’arrière d’une charrette à grandes roues tirée par quatre hommes au visage lustré de sueur, Elayne bouillait de colère sous le voile qui lui couvrait le visage des yeux jusqu’au menton. Ses pieds nus battant dans le vide au rythme de son agacement, elle tremblait du bout des orteils jusqu’au sommet du crâne chaque fois que le véhicule tressautait sur les pavés irréguliers d’une des rues sinueuses de Tanchico. Avec ce genre de cahots, plus on essayait de se tenir à quelque chose, et moins bien on encaissait les chocs, mais la Fille-Héritière ne pouvait pas s’empêcher de s’accrocher de toutes ses forces au berceau de la charrette.

Alors qu’elle subissait les mêmes inconvénients qu’Elayne, Nynaeve semblait parfaitement sereine… et concentrée sur de puissantes pensées. Coincée entre l’ancienne Sage-Dame et le montant latéral du véhicule, Egeanin rebondissait stoïquement au gré des irrégularités de la rue. Ses cheveux noirs tressés, elle aussi affublée d’un voile, la Seanchanienne gardait les bras croisés, comme pour défier les lois très remuantes de la physique. Au bout d’un moment, Elayne résolut de l’imiter. Si elle ne parvint pas à la même stabilité, continuant à basculer en direction de Nynaeve, l’expérience cessa d’être une torture et elle n’eut bientôt plus l’impression que ses dents du bas allaient finir par traverser celles du haut.

Même pieds nus, Elayne aurait été ravie de marcher, mais Bayle Domon s’y était catégoriquement opposé. Les passants se seraient demandé pourquoi une femme marchait à côté d’une charrette où il restait de la place, et le premier mot d’ordre de cette mission était de passer inaperçu. Bien entendu, le contrebandier n’était pas secoué comme un sac de patates. Avec la vingtaine de marins réquisitionnés pour tenir lieu d’escorte, le petit malin ouvrait le chemin à la maudite charrette.

Vingt gardes du corps constituaient selon lui un maximum. Au-delà, cela aurait éveillé les soupçons. S’il n’avait pas dû protéger trois femmes, Domon aurait sans doute opté pour une garde encore plus réduite.

Alors que l’aube était déjà levée au moment du départ de l’expédition, le ciel sans nuages restait étrangement terne et gris. Pour Tanchico, les rues étaient encore peu fréquentées – et curieusement silencieuses, hormis le grincement des axes de roue en manque de graisse de la charrette.

Dès que le soleil aurait émergé à l’horizon, les gens commenceraient à sortir, ça ne faisait aucun doute. Pour l’instant, les seuls passants étaient des groupes d’hommes en pantalon bouffant et coiffe cylindrique noire – des noctambules dont l’air furtif laissait penser qu’ils avaient passé la nuit à des activités assez peu licites.

La bâche jetée sur le chargement de la charrette était artistiquement arrangée pour que chacun puisse voir qu’elle recouvrait trois grands paniers d’osier et rien d’autre. Malgré tout, très régulièrement, une des petites meutes de louches individus s’arrêtait pour regarder passer le véhicule avec d’évidentes mauvaises intentions. Mais vingt hommes armés d’un sabre d’abordage et d’un gourdin devaient être suffisamment dissuasifs, car il n’y avait eu jusque-là aucun incident à déplorer.

Les roues passant dans un gros trou – des pavés arrachés à la rue pour servir de projectiles à l’une ou l’autre bande d’émeutiers –, Elayne eut l’impression de s’envoler. Quand la partie charnue de son anatomie reprit contact avec le bois, elle dut se mordre la lèvre inférieure pour ne pas crier de douleur. Fichue Egeanin avec ses bras croisés et sa posture altière ! Se retenant de nouveau au berceau du véhicule, la Fille-Héritière foudroya du regard la Seanchanienne… et découvrit qu’elle pinçait les lèvres et tenait elle aussi à deux mains l’arête du berceau.

— Ce n’est pas du tout pareil que le pont d’un navire…, souffla Egeanin avec un haussement d’épaules.

Nynaeve eut une moue désabusée, puis elle tenta de s’écarter de la Seanchanienne. Hélas, sans s’asseoir sur les genoux d’Elayne, elle avait peu de chances d’y parvenir.

— Je vais dire deux ou trois mots à Bayle Domon…, marmonna-t-elle, oubliant que l’idée de la charrette venait d’elle.

Un nouveau cahot lui ferma de force la bouche.

Les trois femmes portaient des robes de laine plutôt grossières et d’une propreté douteuse – des tenues de paysanne pauvre qui ressemblaient à des sacs comparées aux superbes robes de soie qu’affectionnait Rendra. À Tanchico, les réfugiés gagnaient leur pitance comme ils pouvaient, et c’était exactement la couverture choisie par Nynaeve et ses compagnes. Lorsqu’elle avait vu les robes, le soulagement d’Egeanin avait été visible – et tout aussi incongru que sa présence dans la charrette, si on allait bien chercher.

Dans la Chambre des Floraisons Fanées, il y avait eu de vifs débats – comme disaient les hommes – sur le déroulement des opérations. Inflexibles, la Fille-Héritière et l’ancienne Sage-Dame avaient réfuté la majorité des absurdes objections des mâles et ignoré le reste. Elles devaient entrer au palais, et le plus vite serait le mieux. Un point, et c’était tout.

Mais Domon, une fois n’est pas coutume, avait eu une remarque judicieuse.

— Vous ne pouvez pas y entrer seules, avait-il marmonné, les yeux baissés sur ses poings posés sur la table. Vous préféreriez ne pas canaliser le Pouvoir, si j’ai bien compris, afin de ne pas alerter vos fichues sœurs noires…

Comme Nynaeve, Elayne n’avait pas jugé nécessaire de mentionner la présence au palais d’une Rejetée.

— Pour ça, vous devez être accompagnées de costauds capables de manier un gourdin, en cas d’urgence. Des yeux pour surveiller vos arrières ne seraient pas mal non plus. Au palais, les domestiques me connaissent. J’apportais aussi des cadeaux à l’ancienne Panarch. Donc, j’irai avec vous. Quand je vous ai abandonnées, à Falme, vous m’auriez volontiers fait couper la tête, pas vrai ? Allons, par la bonne Fortune, n’essayez pas de mentir ! Aujourd’hui, vous ne pouvez pas me reprocher de vouloir rester avec vous.

— Tu n’as rien dans la cervelle, Illianien, avait lâché Juilin avant qu’Elayne ou Nynaeve aient pu répondre. Tu crois que les Tarabonais vont te laisser aller et venir à ta guise dans le palais ? Un minable contrebandier illianien ? Moi, je sais comment imiter les domestiques, histoire de persuader un abruti de noble que…

Sans regarder Nynaeve, et surtout pas Elayne, le pisteur de voleurs s’était raclé la gorge avant de conclure :

— C’est moi qui dois les accompagner.

Thom avait éclaté de rire au nez de ses deux rivaux.

— Vous auriez la prétention de passer pour des Tarabonais ? Laissez-moi rigoler ! Moi, j’ai la classe et le physique ! (Il avait lissé sa longue moustache.) De plus, vous vous voyez approcher du palais avec un gourdin ou un bâton ? En matière de protection, plus de subtilité s’impose…

Le trouvère avait fait jaillir un couteau de sa manche – c’était du moins ce qu’avait cru voir Elayne – avant de le faire disparaître en un clin d’œil.

— Vous savez tous les trois ce que vous devez faire, était intervenue Nynaeve, et ça n’inclut pas de nous surveiller comme deux oies primées sur un marché. Si l’un de vous pouvait nous accompagner, j’apprécierais qu’il veille sur mes arrières, mais c’est impossible. Nous devrons y aller seules, et il n’y a rien d’autre à ajouter.

— Moi, je peux venir avec vous, avait dit Egeanin depuis le coin de la pièce où Nynaeve l’avait en quelque sorte assignée à résidence.

Tous les regards s’étaient tournés vers la Seanchanienne. Qui du coup avait paru beaucoup moins sûre d’elle.

Alors que la proposition avait simplement surpris Elayne, Nynaeve, blême de colère, avait semblé prête à rosser la prisonnière pour lui faire ravaler son insolence.

— Tu nous crois assez bêtes pour te faire confiance, Seanchanienne ? Avant notre départ, tu seras enfermée dans une remise, même si je dois parlementer des heures avec…

— Je jure sur mon espoir de porter un jour un nom plus élevé ! s’était écriée Egeanin, les deux mains sur le cœur. Oui, je jure de ne pas vous trahir, d’obéir aveuglément à vos ordres et de surveiller vos arrières jusqu’à ce que vous soyez sorties du palais de la Panarch.

Sur ces mots, elle s’était inclinée trois fois, sacrifiant à l’évidence à un rituel. Que pouvait être « l’espoir de porter un jour un nom plus élevé » ? Elayne n’en savait rien, mais ça paraissait être une motivation puissante pour la prisonnière.

— Elle peut le faire…, avait soufflé à contrecœur Domon. Que la Fortune me patafiole ! En combat singulier, deux ou trois de mes hommes seulement mériteraient que je mise une pièce sur eux.

S’emparant de ses tresses, Nynaeve avait tiré dessus avec une énergie rare.

— Nynaeve, avait dit Elayne, tu reconnais qu’une paire d’yeux pour surveiller nos arrières ne te déplairait pas. À moi non plus, figure-toi… Et si nous devons nous abstenir de canaliser le Pouvoir, je serais rassurée d’avoir avec moi quelqu’un qui saurait neutraliser un garde insistant, si le besoin se faisait sentir. En matière de pugilat, je suis parfaitement ignare, et toi aussi. Tu te rappelles l’avoir vue se battre ?

Foudroyant Egeanin du regard, Nynaeve avait froncé les sourcils à l’intention d’Elayne. Puis elle avait regardé les hommes comme s’ils avaient comploté tout ça dans son dos. Une façon de bien marquer sa différence… avant de capituler.

— Parfait, avait conclu Elayne. Maître Domon, il nous faudra trois robes et pas deux. À présent, filez, tous les trois, parce que vous avez du pain sur la planche. Nous entendons partir dès les premières lueurs de l’aube.

La charrette s’arrêta brusquement, arrachant Elayne à ses réminiscences.

Leurs chevaux attachés non loin de là, des Capes Blanches soumettaient Domon à un interrogatoire. Cette rue, si on la suivait jusqu’au bout, donnait sur une place, derrière le palais. Plus petit que l’esplanade qui s’étendait devant le complexe, cet espace découvert défendait l’accès au magnifique ensemble de minarets, de tours et de dômes de marbre blanc où résidait la Panarch. Un chef-d’œuvre architectural bien entendu rehaussé de toutes sortes de dorures, de flèches qui tutoyaient les cieux et d’admirables sculptures.

Devant comme derrière le palais, les rues étaient bien plus larges que partout ailleurs à Tanchico, et presque droites.

Le bruit caractéristique de sabots martelant des pavés annonça l’arrivée d’un cavalier. Un grand gaillard au heaume poli et à l’armure brillante sous sa cape blanche ornée d’un soleil étincelant superposé à un bâton de berger écarlate.

Elayne baissa la tête. Les quatre nœuds, sous le soleil, indiquaient qu’il s’agissait de Jaichim Carridin. Cet homme ne l’avait jamais vue, mais s’il remarquait qu’elle le fixait, il risquait de se demander pourquoi.

Le bruit des sabots signala à la Fille-Héritière que le cavalier avait continué son chemin vers la place sans s’arrêter.

Egeanin avait également baissé les yeux. Nynaeve, en revanche, regardait d’un air mauvais le Grand Inquisiteur.

— Cet homme est angoissé – très angoissé, même. J’espère qu’il n’a pas entendu…

— La Panarch est morte ! cria soudain une voix qui montait de la place. On l’a assassinée !

Impossible de dire qui avait hurlé, ni d’où exactement était venu le cri. Regardant autour d’elle, Elayne vit que toutes les rues étaient bloquées par des Fils de la Lumière à cheval.

Jetant un coup d’œil dans la rue que la charrette venait de monter, elle pria pour que les Capes Blanches ne fassent pas trop traîner leur interrogatoire. Au premier tournant visible, une petite foule se massait déjà, toutes les têtes levées vers le palais. Pendant la nuit, Thom et Juilin avaient fait de l’excellent travail, répandant leurs rumeurs à la vitesse du vent. Mais si les émeutes éclataient à cet instant précis, alors que les trois femmes et leur escorte étaient encore dehors…

Pour empêcher ses mains de trembler, Elayne les arrima au berceau de la charrette.

Une foule déchaînée dehors, et à l’intérieur du palais, l’Ajah Noir et peut-être Moghedien… J’ai si peur que ma gorge est sèche comme du vieux parchemin…

Nynaeve et Egeanin regardaient elles aussi la foule, mais sans ciller, et encore moins trembler, bien entendu.

Je ne vais pas mourir de peur ! Non, je ne suis pas peureuse !

Lorsque la charrette s’ébranla, la Fille-Héritière ne put cependant retenir un soupir de soulagement. Non sans surprise, elle s’aperçut que ses deux compagnes en avaient exhalé un aussi.

Devant un portail à peine plus large que la charrette, Domon dut subir les questions d’autres soldats. Avec leur casque à pointe et leur plastron orné d’un arbre au feuillage doré, il s’agissait de membres de la Légion de la Panarch. Et cette fois, l’interrogatoire fut vite expédié – juste le temps qu’une petite bourse change de main, crut voir Elayne.

La charrette franchit le portail pour entrer dans la cour des cuisines du palais. À part Domon, tous les marins restèrent à l’extérieur avec les gardes.

Dès que la charrette s’immobilisa, Elayne sauta à terre pour s’habituer à marcher pieds nus sur les pavés. À sa grande surprise, elle les trouva très durs. Comment la fine semelle d’un escarpin pouvait-elle faire une telle différence ?

Alors que Nynaeve en portait déjà un sur son épaule, Elayne s’empara d’un des paniers et le hissa elle aussi sur son dos, un bras enroulé autour pour que sa main s’accroche solidement au rebord. Un peu fripés par le long voyage, des poivrons givrés du Saldaea – un nom qu’ils devaient à leur éclatante blancheur – remplissaient à ras bord les trois paniers d’osier.

Domon approcha d’Elayne et fit mine d’inspecter le contenu de son panier.

— Les Fils de la Lumière et la Légion ne sont pas loin de s’entre-tuer, murmura-t-il en tâtant les poivrons d’un index inquisiteur. Ce lieutenant vient de me dire que la Légion pourrait protéger la Panarch sans aide extérieure, si la plus grande partie de ses effectifs n’avait pas été envoyée renforcer la garnison des forts. Jaichim Carridin peut rencontrer la Panarch, alors que le seigneur capitaine de la Légion n’a pas cet honneur. Et la présence de gardes municipaux, à l’intérieur du palais, ne ravit pas du tout les légionnaires. Un observateur soupçonneux dirait que quelqu’un a fait en sorte de monter les divers protecteurs de la Panarch les uns contre les autres, histoire qu’ils ne s’occupent pas d’autre chose…

— C’est bon à savoir…, souffla Nynaeve sans regarder le capitaine. J’ai toujours dit qu’on pouvait apprendre des choses intéressantes en écoutant les bavardages des hommes.

Domon eut un grognement étouffé.

— Je vais vous conduire à l’intérieur, dit-il, puis j’irai m’assurer que mes hommes ne sont pas piégés par la foule…

Tous les marins qui travaillaient pour le contrebandier étaient dans les rues qui entouraient le palais.

Son panier sur le dos, Elayne suivit ses deux compagnes, elles-mêmes marchant sur les talons de Domon. Gardant la tête basse, la Fille-Héritière fit la grimace à chaque pas jusqu’à ce qu’elle voie sous ses pieds les carreaux rouge foncé d’une cuisine. Des odeurs d’épices, de viande en train de rôtir et de sauces mises à mijoter vinrent lui caresser les narines.

— Des poivrons givrés pour la Panarch, annonça le capitaine. Un cadeau de Bayle Domon, un brave et loyal armateur de Tanchico.

— Encore des poivrons piquants ? grogna une solide matrone en tablier blanc.

Ses cheveux bruns nattés, un voile sur le visage, la cuisinière leva à peine les yeux du plateau d’argent sur lequel elle était occupée à poser délicatement une serviette de table pliée avec une minutie qui tenait du grand art. La dernière touche à une composition à base de précieuse porcelaine du Peuple de la Mer…

Une dizaine d’autres femmes en tablier s’affairaient dans la cuisine. Devant deux des six cheminées, un marmiton faisait tourner une broche lestée d’un impressionnant rôti.

Habituée au palais, Elayne devina que la brune aux cheveux nattés était la cuisinière en chef.

— Bon, la Panarch a adoré les précédents, alors… Portez tout ça dans le garde-manger, par là… (Elle désigna une porte, à l’autre bout de la salle.) Je n’ai pas le temps de m’occuper de vous…

Dans le sillage de Nynaeve et d’Egeanin, Elayne avança en gardant la tête baissée. Elle transpirait à grosses gouttes, et ça n’avait rien à voir avec la chaleur des fours et des cheminées. En revanche, c’était tout à fait lié à la femme maigrichonne en robe de soie verte – mais pas coupée à la mode locale – assise à une des grandes tables et occupée à caresser la tête d’un chat famélique en train de laper de la crème dans une coupe en porcelaine. Autant que le visage étroit et le nez épaté, le chat était un signe particulier de Marillin Gemalphin, une ancienne sœur marron devenue un membre actif et malfaisant de l’Ajah Noir. Si elle levait les yeux, négligeant une seconde le matou et voyant pour de bon les trois prétendues filles de peine, tout serait fichu, même si Nynaeve et Elayne s’abstenaient de canaliser le Pouvoir. De si près, la sœur sentirait leur potentiel…

Alors que de la sueur dégoulinait du bout de son nez, Elayne entra la dernière dans le garde-manger et poussa la porte d’un coup de hanche.

— Vous l’avez vue ? demanda-t-elle à mi-voix en posant par terre son panier.

Juste sous le plafond, une série de soupiraux laissait entrer un peu de lumière venue de la cuisine. Sur les étagères qui tapissaient les murs de la petite pièce, la Fille-Héritière découvrit assez de sacs de légumes et de jarres d’huile et d’épices pour nourrir un régiment. Alors que des tonneaux et des caisses occupaient presque tout l’espace disponible, une bonne dizaine de moutons équarris et au moins le double d’oies pendaient à des crocs de boucher fixés au plafond. Selon le plan minimaliste dessiné par Domon et Thom, ce garde-manger était le plus petit du palais. Et il y en avait une multitude.

— Je sais que Rendra fait aussi tourner une cuisine, mais elle, au moins, elle achète des provisions selon ses moyens. Ces gens s’empiffrent pendant que…

— Oublie ça tant que tu ne pourras rien y faire, coupa Nynaeve, à voix basse, mais sans aménité.

Après avoir vidé son panier sur le sol, elle entreprit de retirer sa tenue de paysanne. Déjà en sous-vêtements, Egeanin fouillait dans son propre panier.

— Oui, je l’ai vue, répondit enfin Nynaeve à la première question d’Elayne. Si tu veux qu’elle vienne voir ce qui se passe ici, continue à jacasser…

Elayne jugea que c’était un coup bas, mais elle ne releva pas. Tout de même, elle n’avait pas fait tant de bruit que ça… Après s’être à son tour dévêtue, elle vida les poivrons de son panier et accéda à ce qui était caché dessous. Pour commencer, une robe blanche à la ceinture verte ornée au-dessus du sein gauche d’un arbre vert aux branches en éventail. Encore dessous, on remarquait les contours d’une feuille de trèfle. Après avoir remplacé son voile sale par un modèle luxueux presque aussi doux que de la soie, la Fille-Héritière enfila une paire d’escarpins blancs dont la semelle rembourrée fit un bien fou à ses pauvres pieds, traumatisés par les pavés puis les carreaux de la cuisine.

Première à se déshabiller, Egeanin fut la dernière à être changée, car elle perdit du temps à marmonner des absurdités au sujet de « l’indécence » et de « maudites tenues de domestique ». Quel talent pour enfoncer les portes ouvertes ! Bien sûr qu’il s’agissait de « tenues de domestique ». Tout simplement parce que les servantes, dans un palais, pouvaient aller partout et qu’il y en avait trop pour que trois « nouvelles » se fassent remarquer.

Quant à l’indécence… Au début, Elayne avait été réticente à sacrifier en public à la mode en vigueur au Tarabon. Mais elle s’y était habituée très vite. En outre, la laine, même très fine, n’était jamais aussi moulante que la soie. Bref, en matière de pudeur, Egeanin semblait pousser un peu loin le rigorisme.

Elle finit quand même par fermer un dernier bouton, puis rangea sa tenue de paysanne dans le panier et remit les poivrons dessus.

Alors que son chat gris miteux lapait toujours de la crème sur la table, Marillin Gemalphin avait déserté la cuisine. Sur la pointe des pieds, Elayne et ses deux compagnes se dirigèrent vers la porte qui les conduirait au cœur du palais.

Les poings sur ses hanches plutôt replètes, une des filles de cuisine reluquait le matou d’un air mauvais.

— Si j’osais, je l’étranglerais, ce greffier ! Il se goinfre de crème, et moi, parce que j’en ai versé une goutte sur mes fraises, au petit déjeuner, on m’a mise au pain sec et à l’eau.

— Estime-toi heureuse qu’on ne t’ait pas jetée à la rue, ou pire encore, dans les douves ! lâcha la cuisinière en chef sans une once de compassion. Quand une dame dit que tu as volé quelque chose, tu es une voleuse, même si c’est la crème de son chat. Hé ! vous trois !

Elayne et ses compagnes se pétrifièrent.

— On entre dans ma cuisine comme dans un moulin et on s’y promène comme en pays conquis ? lança la cuisinière en braquant sur ses victimes une longue cuillère en bois. Espèces de truies paresseuses ! Vous êtes venues chercher le petit déjeuner de dame Ispan, c’est ça ? Si vous ne le lui apportez pas dès son réveil, ça va chauffer, vous pouvez me croire !

La femme désigna le plateau d’argent sur lequel elle s’affairait quelques minutes plus tôt.

Impossible de répondre. Au premier mot, la cuisinière aurait identifié des étrangères. Réagissant d’instinct, Elayne fit une révérence puis s’empara du plateau d’argent maintenant recouvert d’un chiffon à la propreté éblouissante. Une domestique lestée d’un fardeau n’était presque jamais détournée de sa tâche ni même retardée. Dame Ispan ? Un nom très fréquent au Tarabon. Mais il y avait une Ispan sur la liste des sœurs noires…

— Tu te moques de moi, sale petite peste ? s’écria la cuisinière.

Contournant une table, elle approcha d’Elayne, sa cuillère brandie.

Que faire sans tout ficher en l’air ? Eh bien, le choix était simple : rester et recevoir une correction, ou filer à la vitesse du vent. Optant pour la seconde solution, Elayne sortit en trombe de la cuisine et ses deux compagnes lui emboîtèrent le pas. Les cris de rage de la cuisinière les suivirent, mais pas la cuisinière en personne, par bonheur. Imaginant une course-poursuite dans le palais – trois servantes pistées par une cuisinière enragée –, Elayne faillit éclater d’un rire hystérique.

Moi, me moquer d’elle ?

Elle avait pourtant imité le type de révérence que des domestiques lui avaient fait des milliers de fois, à Caemlyn…

Dans le couloir des cuisines, d’autres portes donnaient sur des garde-manger. Le long des murs, dans de grandes armoires, on rangeait le matériel de nettoyage, le linge de table et toutes sortes d’objets utilitaires. Dans l’une d’entre elles, Nynaeve trouva un grand plumeau dont elle s’empara histoire d’avoir un alibi. Egeanin choisit de se lester d’une pile de serviettes proprement pliées… et d’un gros pilon qu’elle avait prélevé dans un mortier et qu’elle cacha sous les serviettes.

— Une matraque peut se révéler très utile, dit-elle en guise d’explications quand Elayne fronça les sourcils à son intention. Surtout quand personne ne s’attend à ce qu’on en ait une.

Nynaeve ne fit aucun commentaire, à part un soupir exaspéré. Depuis qu’elle avait accepté sa participation à la mission, elle faisait comme si la Seanchanienne n’existait pas.

En avançant dans le palais, les couloirs se firent plus larges, les murs blancs se couvrirent de frises, des moulures apparurent sur les plafonds et des tapis de plus en plus moelleux couvrirent les sols. Les lampes désormais dorées se mirent à diffuser en sus de la lumière de bonnes odeurs d’huiles parfumées et certains corridors débouchèrent sur des jardinets intérieurs munis de promenades et de balcons à la balustrade délicatement ouvragée. Dans certaines de ces cours, de grandes fontaines alimentaient des bassins remplis de poissons rouges, blancs et jaunes qui nageaient paresseusement entre des lys.

Rien à voir avec la ville et sa crasse, décidément…

Elayne et ses compagnes croisèrent d’autres domestiques vêtus de la même livrée qu’elles et des colosses casqués en veste grise qui brandissaient un gourdin ou un bâton. Des membres de la garde municipale affectés au palais et ravis de ne plus mettre le nez dehors. Les prenant pour d’authentiques servantes, personne ne parla aux trois femmes ni ne leur accorda plus d’un regard.

Après de longues minutes, elles arrivèrent devant l’escalier de service indiqué sur leur plan rudimentaire.

— N’oubliez pas, dit Nynaeve, s’il y a des gardes devant sa porte, filez ! Si elle n’est pas seule, filez ! La Panarch n’est pas la raison principale de notre… intrusion. (Inspirant à fond, elle se força à regarder Egeanin.) S’il arrive malheur à Elayne…

Une sonnerie de trompette très lointaine se fit soudain entendre. Quelques secondes plus tard, un gong sonna l’alarme, des ordres se répercutèrent dans les couloirs et des gardes municipaux passèrent au pas de course devant les trois jeunes femmes.

— À mon avis, dit Elayne, il n’y aura pas de gardes devant sa porte…

Les émeutes venaient d’éclater. Attirés aux alentours du palais par les rumeurs de Thom et de Juilin, puis judicieusement « chauffés » par les marins de Domon, les citadins avaient fini par exploser. Si elle n’aimait pas beaucoup cette idée, Elayne reconnaissait que l’absence de la plupart des gardes – voire de la totalité – leur faciliterait singulièrement le travail. Sans le savoir, les émeutiers allaient se battre pour arracher leur ville des griffes de l’Ajah Noir et pour épargner au monde le règne impitoyable des Ténèbres.

— Nynaeve, Egeanin devrait aller avec toi. Ta mission est de loin la plus importante. Si quelqu’un a besoin de protection, c’est toi, et pas moi !

— Une Seanchanienne ? Qu’est-ce que je ferais d’une Seanchanienne ?

Sur cette profession de foi, l’ancienne Sage-Dame épaula son plumeau comme si c’était une pique et s’éloigna à grandes enjambées. Trop grandes, pour une servante… Et trop… martiales.

— On ne devrait pas se dépêcher ? demanda Egeanin. Les émeutes ne feront pas diversion toute la journée…

Elayne attendit que Nynaeve ait disparu à l’angle d’un couloir, puis elle acquiesça vigoureusement.

Afin que les domestiques restent aussi « discrets » que possible, l’escalier était étroit et presque invisible de loin. À l’étage, les couloirs se révélèrent très semblables à ceux du rez-de-chaussée, n’était que les arches doubles, ici, donnaient presque aussi souvent sur des balcons à la balustrade chantournée que sur des salles. À l’approche de l’aile ouest du palais, les domestiques se firent plus rares – mais plus stylés – et ils n’accordèrent pas plus d’attention aux deux jeunes femmes que ceux d’en bas.

Par un miracle bienvenu, le couloir qui menait aux appartements de la Panarch était désert. Devant la double porte ornée de l’emblème rituel – un arbre aux branches en éventail –, Elayne n’aperçut pas l’ombre d’une sentinelle. Elle s’en réjouit, même si elle n’avait jamais eu l’intention de « filer » en cas de complications, malgré ce qu’elle avait promis à Nynaeve.

La détermination de la Fille-Héritière faiblit pourtant très vite. Dans une des pièces, quelqu’un canalisait le Pouvoir. De petits flux, certes, mais un tissage restait un tissage. Ou s’agissait-il d’un flux maintenu ? Très peu de femmes savaient nouer un tissage…

— Que se passe-t-il ? demanda Egeanin.

Elayne s’avisa qu’elle s’était immobilisée.

— Une des sœurs noires est dans la chambre…

Une seule ou plusieurs ? En tout cas, une seule canalisait le Pouvoir. Approchant de la porte, Elayne entendit une femme chanter de l’autre côté du battant. Chanter ? Plaquant une oreille contre le bois, la Fille-Héritière entendit clairement les paroles d’une chanson… très particulière.

Mes seins sont ronds comme mes hanches

Avec ça je peux aplatir

Tout l’équipage d’un navire !

Stupéfaite, Elayne recula, faisant cliqueter la porcelaine de son plateau. Se trompait-elle de chambre ? Non, elle avait parfaitement bien mémorisé le plan. De plus, dans ce palais, la seule porte ornée de l’arbre emblématique était celle des appartements de la Panarch.

— Nous allons devoir abandonner Amathera, souffla Egeanin. Tu ne peux rien faire sans avertir nos ennemies de ta présence.

— Ce n’est pas si sûr… Si elles sentent que je canalise le Pouvoir, elles croiront capter les tissages de leurs complices…

Dubitative, Elayne se mordilla la lèvre inférieure. Combien de sœurs noires y avait-il dans la chambre ? Avec le Pouvoir, elle était capable de faire trois ou quatre choses en même temps, un exploit uniquement égalé par Egwene et Nynaeve.

Pour se décider, Elayne fit mentalement la liste des reines d’Andor qui s’étaient montrées courageuses face à un grand péril. Elle s’arrêta lorsqu’elle constata qu’elle était tout simplement en train de citer toutes les souveraines du royaume.

Un jour, je porterai la couronne. Donc, je peux être aussi héroïque qu’elles !

Eh bien, il ne restait plus qu’à se jeter à l’eau !

— Ouvre la double porte, Egeanin, puis jette-toi à terre afin de me dégager la vue.

La Seanchanienne hésita.

— Ouvre cette fichue porte !

Elayne fut ébahie par son propre ton. Sans avoir cherché le moindre effet, elle était naturellement parvenue à parler d’un ton serein, égal et pourtant autoritaire.

Egeanin hocha la tête – presque un salut respectueux – et obéit.

Mes cuisses comme des filins

Sont en acier et mes baisers…

La chanteuse aux cheveux noirs nattés, saucissonnée jusqu’au cou par des flux d’Air et vêtue d’une robe de soie rouge tachée, s’interrompit au milieu d’un couplet. La femme assez frêle allongée sur un sofa – celle-ci portait une robe du Cairhien bleu pâle boutonnée jusqu’au cou – cessa de scander de la tête le rythme de la chanson et se leva d’un bond. Sur son visage étroit de renard, l’indignation s’afficha en un clin d’œil.

Même si l’aura du saidar enveloppait déjà Temaile, elle n’eut jamais l’ombre d’une chance contre Elayne. Choquée par ce qu’elle venait de découvrir, la Fille-Héritière s’unit à la Source Authentique et emprisonna la sœur noire dans un tissage d’Air qui lui laissa seulement le loisir de bouger la tête. En même temps, un bouclier d’Esprit coupa Temaile du Pouvoir. L’aura se dissipa autour de la sœur noire, qui vola au-dessus de son sofa comme si elle venait d’être percutée par un cheval lancé au galop. Les yeux révulsés, Temaile s’écroula sur le dos et ne bougea plus.

La femme aux cheveux noirs nattés sursauta quand ses liens d’Air se volatilisèrent tous en même temps. N’en croyant pas ses yeux, elle bougea les bras et les jambes tout en regardant alternativement la sœur noire et les deux inconnues qui venaient de la libérer.

Après avoir noué le tissage qui retenait Temaile, Elayne avança dans la chambre, prête à affronter d’autres membres de l’Ajah Noir. Dans son dos, Egeanin referma en hâte la grande porte.

Ne voyant personne, Elayne se tourna vers la femme en rouge :

— Elle était seule ?

La Panarch ne réagit pas. Si son apparence correspondait à la description de Nynaeve, il n’avait jamais été question, dans son compte-rendu, de chansons paillardes…

— Vous n’êtes pas… des complices ? demanda Amathera, troublée par la tenue des deux jeunes femmes. Mais pourtant, vous êtes également des Aes Sedai, non ? (Elle semblait avoir du mal à y croire, malgré ce qui venait d’arriver à Temaile.) Mais pas de leur camp ?

— Elle était seule ? répéta Elayne de son nouveau ton autoritaire.

La Panarch sursauta.

— Oui… Seule… Elle… Les autres m’ont forcée à m’asseoir sur mon trône et à répéter les mots qu’elles m’avaient fait apprendre. Pour s’amuser, elles m’ont parfois contrainte à rendre dignement la justice, puis à prendre des décisions tellement iniques qu’elles provoqueront un siècle de guerre civile si je ne peux pas revenir dessus… Mais celle-là ! Celle-là !

Amathera eut un rictus haineux.

— Ses complices l’ont chargée de me surveiller. Depuis, elle me torture pour se distraire. Elle m’a forcée à me gaver de poivrons blancs, ceux qui piquent horriblement, refusant de me laisser boire avant que je l’aie implorée à genoux de me donner de l’eau. Dans mes rêves, elle me fait monter jusqu’au sommet de la Tour du Matin, puis elle me suspend dans le vide par les chevilles… et finit par me laisser tomber. Ce n’est qu’un songe, mais il paraît réel, et chaque fois, ma chute m’amène un petit peu plus près du sol. Mes cris de terreur la font tellement rire !

» Sous son joug, j’ai dû apprendre des danses lascives et des chansons obscènes. En ricanant, elle me répète sans cesse qu’avant de partir, elle me forcera à danser et à chanter pour divertir le…

N’y tenant plus, Amathera bondit en criant de rage, sauta par-dessus le sofa, atterrit sur le dos de la sœur noire et commença à la bourrer de coups de poing.

Les bras croisés, Egeanin semblait décidée à laisser la juste punition suivre son cours, mais Elayne tissa des liens d’Air autour du torse de la Panarch. Puis, à sa grande surprise, elle parvint à la faire léviter, l’éloignant de sa victime. Les leçons de Jorin sur les tissages « lourds » semblaient avoir porté leurs fruits.

Amathera voulut décocher un coup de pied à Temaile. Après avoir raté son coup, elle foudroya du regard ses deux bienfaitrices.

— Je suis la Panarch du Tarabon, et j’entends châtier sur-le-champ cette femme !

Elayne n’aima pas beaucoup la moue boudeuse d’Amathera. Cette femme n’avait-elle donc aucune conscience de sa valeur ? de sa position ? Enfin, elle était l’égale d’un roi !

— Moi, fit froidement Elayne, je suis l’Aes Sedai qui est venue à ton secours.

S’avisant qu’elle tenait toujours le plateau, la Fille-Héritière s’empressa de le poser sur le sol. La robe blanche de domestique perturbait suffisamment son interlocutrice pour qu’il soit inutile d’en rajouter.

En tout cas, Temaile avait le visage tout rouge, et à son réveil, elle sentirait passer sa douleur. Sûrement pas autant qu’elle méritait, cependant. Si seulement il avait été possible de l’emmener… Oui, traduire au moins une de ces femmes devant la justice de la tour.

— Sans songer aux risques, nous sommes ici pour te sortir de ta prison. Une fois libre, tu pourras parler au seigneur capitaine de ta Légion, puis demander son aide à Andric. Si son armée se joint à tes hommes, chasser ces femmes du palais ne sera pas difficile. Avec un peu de chance, nous en capturerons quelques-unes et nous les ferons juger par la Tour Blanche. Mais pour commencer, il faut sortir d’ici !

— Je n’ai pas besoin d’Andric, maugréa Amathera.

Elayne aurait juré l’avoir entendue ajouter « pour l’instant »…

— Non, pas besoin… Les hommes de ma Légion sont autour du palais. Je le sais. Jusque-là, on m’a interdit de leur parler, mais lorsqu’ils me verront et qu’ils entendront ma voix, ils m’obéiront, n’est-ce pas ? Et les Aes Sedai peuvent utiliser le Pouvoir pour blesser… (Amathera ne finit pas sa phrase, mais elle baissa les yeux sur Temaile.) Vous pouvez vous en servir comme d’une arme, pas vrai ? Ça aussi, je le sais…

Peu habituée à se montrer si malicieuse, Elayne se surprit à tisser deux petits flux d’Air qui vinrent s’enrouler autour des deux tresses d’Amathera puis les soulevèrent – assez pour que la dinde boudeuse soit obligée de se tenir sur la pointe des pieds. La Fille-Héritière força la Panarch à se déplacer ainsi jusqu’à ce qu’elle soit en face d’elle, les yeux brillant d’outrage.

— Écoute-moi bien, Panarch Amathera du Tarabon ! Si tu essaies de sortir pour voir tes soldats, les complices de Temaile pourraient très bien te fourrer dans un grand sac afin de te restituer à elle. Ça ne me gênerait pas vraiment, mais les sœurs noires sauraient que mes amies et moi sommes ici, et ça, c’est hors de question. Nous allons nous faufiler dehors, sans faire de vagues, et si ce programme ne te convient pas, c’est moi qui te ligoterai et te bâillonnerai à côté de Temaile, afin que ses complices ne manquent pas de te trouver. Tu m’as bien comprise ?

Amathera hocha la tête – non sans difficulté, dans sa position ridicule. Près de la porte, Egeanin eut un grognement approbateur.

Regrettant toujours qu’il n’y ait pas un moyen de capturer Temaile, Elayne libéra les tresses de la Panarch, dont les pieds reposèrent de nouveau bien à plat sur le tapis.

— Maintenant, voyons si nous pouvons te trouver une tenue plus adaptée à une sortie furtive…

Amathera ne dit rien, mais bouda de plus belle. D’une nature généreuse, Elayne espéra que Nynaeve passait un moment plus agréable.


Dès qu’elle entra dans la salle d’exposition principale aux multiples colonnes, Nynaeve commença à jouer du plumeau. Une telle collection devait avoir en permanence besoin qu’on fasse la poussière, donc personne ne s’intéresserait au manège d’une femme de ménage. Regardant autour d’elle, Nynaeve contempla un moment un squelette reconstitué qui évoquait vaguement un cheval géant dont le cou aurait mesuré dans les vingt pieds de long. La salle immense était déserte, où que l’ancienne Sage-Dame ait la curiosité de regarder.

Mais ça pouvait changer très vite. Par exemple, si de vraies femmes de ménage déboulaient, ou si Liandrin et ses complices venaient soudain continuer leurs recherches. Le plumeau toujours brandi, juste au cas où, Nynaeve se hâta de gagner le piédestal de pierre blanche où reposaient le collier et les deux bracelets noirs. Lorsqu’elle soupira de soulagement – parce que les bijoux étaient toujours là – elle s’avisa qu’elle avait retenu son souffle durant tout le trajet. La vitrine qui contenait le sceau en pierre-cœur se trouvait à une cinquantaine de pas de là, mais chaque chose en son temps…

Enjambant la corde blanche de sécurité, Nynaeve posa les doigts sur le grand collier articulé.

Souffrance ! Douleur ! Agonie !

Frappée de plein fouet par cette tempête émotionnelle, Nynaeve crut qu’elle allait éclater en sanglots. Quel genre d’objet pouvait absorber tant de souffrance ? Retirant sa main, l’ancienne Sage-Dame foudroya les bijoux du regard. Des artefacts conçus pour contrôler un homme capable de canaliser le Pouvoir ! Liandrin et ses sœurs noires entendaient s’en servir pour plier Rand à leur volonté, le transformer en un Suppôt des Ténèbres et le forcer à servir le Père des Mensonges. Un garçon de son village sous le joug d’Aes Sedai ! Des sœurs noires, certes, mais tout autant des Aes Sedai que Moiraine avec ses maudites machinations.

Et en plus de ça, cette Seanchanienne qui s’est moquée de moi !

Frappée par cette pensée incongrue, à ce moment précis, Nynaeve comprit qu’elle tentait de se mettre en colère, histoire de pouvoir s’ouvrir à la Source Authentique. Quelques secondes plus tard, elle s’unit au saidar et le Pouvoir déferla en elle.

Juste au moment où une domestique vêtue de la même livrée qu’elle entrait dans la salle.

Malgré son impatience de canaliser le Pouvoir, Nynaeve se contint et fit mine d’épousseter le collier et les bracelets.

La domestique marchait tête baissée. Dès qu’elle serait sortie, l’ancienne Sage-Dame pourrait… Quoi ? Glisser les bijoux dans sa bourse et filer ? Mais…

Dès qu’elle sera sortie ? Pourquoi suis-je convaincue qu’elle ne restera pas pour faire le ménage ?

Nynaeve coula un regard à la domestique. La réponse était simple : la femme n’avait ni balai ni serpillière – pas l’ombre d’un plumeau non plus, et même pas un chiffon.

Quoi qu’elle vienne faire, ce n’est pas…

Soudain, Nynaeve put voir clairement le visage de la femme. Une beauté robuste, deux longues tresses noires, un sourire presque amical – mais des yeux qui semblaient à peine la voir. Rien de menaçant, en tout cas. Sauf que Nynaeve connaissait un visage très proche de celui-là…

D’instinct, elle propulsa un flux d’Air – poing d’Air aurait été plus précis – sur ce visage, avec la ferme intention de l’écraser. En un clin d’œil, l’aura du saidar enveloppa la fausse domestique et ses traits changèrent. Une version plus empreinte de noblesse et de fierté…

Bref, le visage de Moghedien, tout simplement. Un visage qui affichait une sincère surprise. Hélas, cessant de se demander pourquoi elle n’avait pas pu approcher sans se faire remarquer, la Rejetée riposta et trancha net le flux de Nynaeve, comme des ciseaux coupent un fil trop long.

L’onde de choc fit chanceler Nynaeve. Profitant de ce moment de faiblesse, Moghedien attaqua avec un tissage complexe d’Esprit entrelacé à des flux d’Eau et d’Air. Ignorant l’effet que cet assaut était censé avoir sur elle, l’ancienne Sage-Dame tenta de sectionner le flux avec une lame d’Esprit, comme l’avait fait son adversaire.

Avant que sa contre-attaque fasse mouche, elle éprouva une vague d’amour et de vénération pour l’extraordinaire femme qui voulait bien consentir à la laisser…

La lame d’Esprit trancha le flux et ce fut au tour de Moghedien d’encaisser le choc en retour. Dans l’esprit de Nynaeve, il resta comme l’empreinte d’un souvenir – une pulsion qui lui avait donné envie d’obéir, de se soumettre, de plaire… Une trace de ce qui s’était produit lors de sa première rencontre avec Moghedien, dans la Chambre des Floraisons Fanées.

Bien entendu, ces réminiscences décuplèrent la fureur de Nynaeve. Du coup, elle tissa un bouclier – le même, exactement, que celui utilisé par Egwene pour calmer Amico Nagoyin. Une arme redoutable, mais qui rencontra une défense tout aussi puissante. Un tissage d’Esprit qui bloqua un autre tissage d’Esprit, une fraction de seconde avant que la Rejetée soit à tout jamais coupée de la Source Authentique.

Après la défense, Moghedien repassa à l’attaque. Avec l’énergie du désespoir, Nynaeve para le coup.

Sous sa colère, comprit soudain la jeune femme de Champ d’Emond, elle était terrifiée. Dévier ou bloquer des attaques visant à la calmer tout en lançant le même genre d’assaut contre son adversaire mobilisait toute sa volonté et l’essentiel de ses forces. En elle, le Pouvoir bouillonnait tant qu’elle redoutait d’imploser. Le simple fait de devoir tenir debout la faisait trembler, ses genoux jouant carrément des castagnettes. Concentrée sur son combat, elle n’aurait pas pu en détourner assez d’énergie pour allumer une bougie.

La lame d’Esprit de Moghedien faiblissait, son fil semblant moins affûté, mais ça n’aurait aucune importance si la Rejetée parvenait à porter un coup décisif. Dans les circonstances présentes, être radicalement calmée ou « simplement » coupée de la Source – et donc à la merci d’une Rejetée – ne faisait aucune différence. Et l’arme mortelle faisait pression sur le flux de Nynaeve comme la lame d’un couteau sur le cou d’un poulet.

Une image si parlante que Nynaeve regretta d’y avoir pensé. Tout au fond de son esprit, une voix affolée murmurait :

Lumière, ne la laisse pas m’égorger ! Je t’en prie, Lumière ! Non, pas ça ! Pas ça !

Un instant, Nynaeve envisagea de renoncer à sa tentative de couper Moghedien de la Source pour mieux se concentrer sur la défense et repousser l’intolérable attaque de la Rejetée. Mais dans ce cas, son adversaire n’aurait plus besoin de se défendre, et elle pourrait ajouter à son assaut toute l’énergie rendue de nouveau disponible. Comment s’exposer à un tel danger face à une Rejetée ? Pas une « banale » sœur noire, mais une femme qui était une Aes Sedai des millénaires plus tôt, durant l’Âge des Légendes. Une époque où les Aes Sedai des deux sexes accomplissaient des « miracles » dont les sœurs actuelles ne pouvaient même pas rêver.

Si Moghedien pouvait mobiliser toute sa puissance…

Si un homme était entré dans la salle – ou une femme incapable de canaliser le Pouvoir – il aurait vu deux furies qui se faisaient face, chacune d’un côté de la corde blanche. Deux idiotes qui se défiaient du regard dans une salle remplie d’objets bizarroïdes. Un tel observateur n’aurait rien vu qui le fasse penser à un duel. Pas d’acrobaties futiles ou de cliquetis de lames, comme les hommes adoraient en produire. Rien de cassé, ni d’écrasé. Non, seulement deux femmes face à face. Pourtant, il s’agissait bien d’un duel. Peut-être même d’un duel à mort. Car Nynaeve affrontait une Rejetée.

— Tous mes plans sabotés, lâcha soudain Moghedien d’un ton furieux, ses mains aux jointures blanches serrant le devant de sa robe. Au minimum, je vais devoir consentir des efforts incroyables pour tout remettre dans l’ordre. Et rien ne dit que je réussirai. Mais je te ferai payer pour ça, Nynaeve al’Meara. C’était un endroit si agréable pour quelqu’un avide de se cacher… Et ces crétines noires détiennent sans le savoir tant d’artefacts précieux.

Moghedien secoua la tête, puis elle eut un rictus qui dévoila sa dentition parfaite.

— Cette fois, je vais te capturer… Oui, je sais ! Tu feras un marchepied parfait ! Un marchepied vivant qui me permettra de monter en selle et d’en descendre sans aucune difficulté. Sinon, je pourrais t’offrir à Rahvin. Lui, il rend toujours les faveurs qu’on lui fait. Il doit avoir une petite reine pour le distraire, à présent, mais les jolies femmes ont toujours été son point faible. Il adore en avoir trois ou quatre en même temps, chacune s’efforçant d’obtenir ses bonnes grâces. Que dirais-tu de ça ? Passer le reste de ta vie à lutter pour obtenir les faveurs de Rahvin. Une fois entre ses mains, c’est ce que tu désireras le plus au monde. Il a ses petites astuces pour plier une femme à sa volonté… Oui, tu ferais un très bon cadeau pour lui.

La colère de Nynaeve atteignit des sommets inédits. De la sueur ruisselait sur son front, ses jambes tremblaient, mais la fureur lui donnait encore de la force. Requinquée, elle parvint à approcher sa lame d’Esprit du flux de Moghedien, qui dut produire un effort considérable pour bloquer le coup.

— Ainsi, tu as découvert ces charmants bijoux, dans ton dos ? lança la Rejetée alors que les forces s’équilibraient provisoirement. Comment as-tu réussi ça ? (Bizarrement, Moghedien parlait d’un ton neutre, comme si elle eût évoqué la pluie et le beau temps.) Au fond, quelle importance ? Tu es revenue pour t’en emparer ? Ou pour les détruire ? C’est impossible, sais-tu ? Rien ne peut détruire ce métal, parce que c’est une variante de cuendillar. Même les torrents de Feu ne peuvent rien contre la pierre-cœur. Mais si tu penses utiliser ces bijoux, eh bien, disons qu’ils ont des… défauts. Si on met le collier autour du cou d’un homme capable de canaliser, la femme qui porte les bracelets peut lui faire faire ce qu’elle veut. Certes, mais ça ne l’empêchera pas de devenir fou, et le « courant » va dans les deux sens, si tu vois ce que je veux dire. Au bout du compte, l’homme commencera à contrôler aussi la porteuse des bracelets, qui devra livrer un combat permanent. Rien de très agréable, quand le « partenaire » est en train de perdre la raison. Bien sûr, on peut être plusieurs à porter les bracelets, ce qui limite l’exposition de chaque femme, mais pour ça, il faut trouver des personnes de confiance. Les hommes sont très doués pour la violence, du coup, ils font des armes formidables. Il y a aussi la possibilité que deux femmes portent chacune un bracelet au même moment. Là, il faut que la confiance soit absolue. Cette solution ralentit considérablement la « contamination », ai-je cru comprendre, mais elle limite aussi le contrôle, même si les deux porteuses sont en parfaite harmonie. Pour finir, il y aura quand même un combat pour la domination, chacune des femmes désirant qu’on lui retire son bracelet alors que l’homme aspirera bien sûr de son côté à ce qu’on lui enlève le collier. (Elle inclina la tête et arqua un sourcil interrogateur.) Tu suis mon raisonnement ? Contrôler Lews Therin – Rand al’Thor, puisque c’est son nom aujourd’hui – serait très utile, mais le prix à payer est très élevé. Peut-être trop… Tu comprends pourquoi j’ai laissé le collier et les bracelets là où ils étaient ?

Épuisée par l’effort de maîtriser le Pouvoir et de maintenir ses flux, Nynaeve plissa néanmoins le front. Pourquoi la Rejetée lui disait-elle tout ça ? Jugeait-elle que ça n’avait aucune importance parce qu’elle allait remporter le duel ? Mais que signifiait ce soudain passage de la haine au… bavardage ? Elle aussi, elle transpirait. De la sueur ruisselait de son large front et dégoulinait le long de ses joues.

D’un coup, Nynaeve vit les choses sous un nouvel angle. La voix de Moghedien n’avait pas tremblé de colère, mais à cause de l’effort qu’elle produisait. La Rejetée n’allait pas lancer soudain toutes ses forces contre son adversaire, parce qu’elle le faisait déjà ! Moghedien mobilisait toutes ses forces, exactement comme l’ancienne Sage-Dame !

Opposée à une Rejetée, Nynaeve ne s’était pas fait plumer comme une oie destinée au dîner. Au contraire, elle n’avait pas perdu une plume. En d’autres termes, elle faisait jeu égal avec son adversaire. Moghedien tentait donc de la distraire, afin qu’elle baisse sa garde. Elle cherchait à se créer une ouverture avant d’avoir épuisé toutes ses forces.

Une tactique que Nynaeve pouvait retourner contre son utilisatrice… Avant d’être elle-même vidée de sa puissance, de préférence.

— Tu te demandes comment je sais tout ça ? Le collier et les bracelets furent fabriqués après que j’ai été… Mais oublions ça ! Une fois libre, ma première démarche fut de trouver des informations au sujet de ces dernières années. Il y a un peu partout des fragments qui semblent ne servir à rien quand on ne sait pas par où commencer… L’Âge des Légendes… Quel nom bizarre vous avez donné à mon époque ! Mais vos récits les plus fous sont encore très loin de la réalité. J’étais née depuis plus de deux siècles lorsque la Brèche fut ouverte, et pour une Aes Sedai, j’étais encore en pleine jeunesse. Vos « légendes » ne sont qu’une pâle imitation de ce qui fut mon quotidien. Pourquoi… ?

Nynaeve cessa d’écouter. Imaginer une façon de distraire la Rejetée ? Même si elle trouvait quelque chose à dire, Moghedien ne se laisserait sûrement pas abuser par la méthode qu’elle utilisait. Il fallait s’en inspirer, pas la copier. Mais comment faire quand on n’avait pas le loisir de détourner l’énergie nécessaire à tisser un filament de… ?

Minute ! Moghedien était exactement dans la même situation. Elle, une Aes Sedai de l’Âge des Légendes habituée depuis des lustres à utiliser le Pouvoir. Avant d’être emprisonnée, y avait-il seulement des limites à ce qu’elle pouvait faire ? En se cachant, depuis qu’elle était libre, à quel point s’était-elle habituée à réaliser des choses sans recourir au Pouvoir ?

Nynaeve permit à ses jambes de se dérober à demi. Lâchant son plumeau, elle s’accrocha au piédestal, comme pour s’empêcher de tomber. Pour que ça fonctionne, il allait falloir être un peu rusée.

Moghedien sourit et avança d’un pas.

— … voyager dans d’autres mondes, y compris parmi les étoiles. Sais-tu ce que sont les astres ?…

Si sereine. Si sûre d’elle. Savourant déjà son triomphe.

Nynaeve s’empara du collier et parvint à ignorer le flot d’émotions déchirantes qui déferla en elle. Assez longtemps, en tout cas, pour propulser le bijou sur son adversaire.

La Rejetée n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche en grand avant que le cercle de métal noir la percute entre les deux yeux. Pas un choc terrible, et sûrement pas assez violent pour l’étourdir, mais un événement inattendu. Ce qu’il fallait pour la distraire et l’amener à relâcher très légèrement son contrôle sur le Pouvoir. Un instant, l’équilibre des forces fut rompu. Le bouclier d’Esprit de Nynaeve en profita pour s’interposer entre Moghedien et la Source Authentique. Aussitôt, l’aura du saidar se dissipa.

La Rejetée écarquilla les yeux. Un moment, Nynaeve redouta qu’elle lui saute à la gorge – en tout cas, c’est ce qu’elle aurait fait à sa place. Mais Moghedien souleva l’ourlet de sa robe, se détourna et s’enfuit à toutes jambes.

Maintenant qu’elle n’avait plus à se défendre, Nynaeve n’eut aucun mal à tisser des liens d’Air autour de la fuyarde, qui s’immobilisa en pleine course.

Nynaeve se hâta de nouer son tissage. Elle avait réussi !

J’ai affronté et vaincu une Rejetée !

Regardant la femme emprisonnée par des flux d’Air plus durs et plus résistants que la pierre, l’ancienne Sage-Dame eut du mal à en croire ses yeux. Même en voyant Moghedien ainsi, en équilibre sur une jambe, c’était difficile à assimiler.

D’autant qu’en examinant son œuvre de plus près, Nynaeve découvrit qu’elle n’était pas parfaite. Le bouclier s’était « émoussé » avant de se mettre en place. Capturée et isolée de la Source, Moghedien n’était toujours pas calmée.

En s’efforçant de ne pas chanceler, Nynaeve vint se camper devant son adversaire vaincue. La Rejetée avait toujours l’air d’une reine, mais d’une reine effrayée qui tremblait de tous ses membres et regardait autour d’elle comme une biche prise au piège.

— Si-si… si tu me libères, je-je… nous… un arrangement est po-possible… Je peux t’apprendre enco-core tant de cho-choses…

Nynaeve coupa sans ménagement la chique à son adversaire – un bâillon d’Air qui vint obstruer sa bouche grande ouverte.

— Un marchepied vivant ? C’est ce que tu as dit ? Une excellente idée, je trouve… J’adore l’équitation.

L’ancienne Sage-Dame sourit à la Rejetée aux yeux exorbités.

Un marchepied, et comment ! Quand Moghedien aurait été jugée et calmée – pour une Rejetée, la sentence ne faisait aucun doute – elle serait condamnée à travailler aux cuisines, dans les jardins ou dans les écuries. De temps en temps, on l’exhiberait pour montrer que même une Rejetée ne pouvait pas échapper à la justice. À part ça, une étroite surveillance exceptée, on la traiterait comme n’importe quelle autre domestique. Mais pourquoi ne pas lui laisser croire que Nynaeve pouvait se monter aussi cruelle qu’elle ? Qu’elle crève donc d’angoisse jusqu’à ce que…

Jusqu’à ce que quoi ? Moghedien n’allait pas être traduite en justice, en tout cas pour l’instant. Pour ça, il aurait fallu trouver un moyen de la sortir du palais…

Nynaeve fit la grimace, et sa prisonnière crut que c’était de mauvais augure pour elle. Des larmes perlant à ses paupières, elle tenta de parler sous son bâillon.

Assez peu fière d’elle, Nynaeve alla ramasser le collier noir, le glissant dans sa bourse avant que le torrent d’émotions négatives ait pu l’atteindre. Elle s’occupa ensuite des bracelets.

J’ai torturé cette femme… Une torture mentale, en évoquant un sort qui ne sera pas le sien. Elle le mérite, c’est vrai, mais ce genre de comportement ne me ressemble pas. Vraiment ? Ne suis-je donc pas meilleure qu’Egeanin ?

Furieuse de se poser une telle question, Nynaeve se retourna, passa devant Moghedien et se dirigea vers la vitrine où était exposé le sceau. Il devait bien y avoir un moyen de traîner cette femme devant un tribunal !

Dans la vitrine, l’ancienne Sage-Dame vit sept figurines, et pas l’ombre d’un sceau.

Un moment, la jeune femme en resta bouche bée. La septième figurine, un animal qui ressemblait à un cochon, mais avec un museau rond et des pieds aussi larges que ses énormes pattes, occupait la place du sceau, au centre des six autres.

Soudain, Nynaeve écarquilla les yeux. Non, il n’y avait rien. La figurine n’était qu’un tissage d’Air et de Feu – des flux si minuscules que les fils d’une toile d’araignée, en comparaison, seraient passés pour des cordes. Même en se concentrant, elle avait du mal à les voir. Et à son avis, Liandrin et ses complices n’avaient pas dû en être capables. Tissant un petit filament tranchant, Nynaeve dissipa l’illusion, et le sceau réapparut à la place du gros animal. En spécialiste de la dissimulation, Moghedien l’avait caché… à la vue de tous. Un tissage de Feu se chargeant de forer un trou dans le verre, le sceau ne tarda pas à rejoindre le reste du butin de Nynaeve.

Regardant la femme en équilibre sur la pointe d’un pied, elle tenta de trouver une idée pour l’emmener aussi avec elle. Mais Moghedien n’entrerait ni dans sa bourse ni dans sa poche, et même si elle parvenait à l’« emporter » d’une façon ou d’une autre, ça ne manquerait pas d’attirer l’attention sur elle. Pourtant, en approchant de la sortie, elle ne put s’empêcher de jeter à chaque pas un coup d’œil dans son dos. N’y avait-il vraiment pas de solution ? Résignée, Nynaeve regarda une dernière fois la prisonnière, puis elle se remit en chemin.

L’arche qu’elle franchit donnait sur un jardin doté d’une fontaine où flottaient de grands lys. Derrière ce bassin, une femme mince à la peau cuivrée, sa robe crème assez provocante pour faire rougir Rendra en personne, braquait sur Nynaeve une baguette cannelée noire.

L’ancienne Sage-Dame reconnut immédiatement Jeaine Caide. Et elle identifia l’artefact.

Désespérée, elle se jeta sur le côté, glissa sur les dalles de marbre bien lisses et vint percuter une colonne. Une lance de feu blanc zébra l’air à l’endroit où elle se tenait une seconde plus tôt, puis traversa la salle d’exposition en détruisant tout ce qui se trouvait sur son passage. Détruire était bien le mot, puisque les divers trésors et les vitrines qui les contenaient se volatilisèrent purement et simplement.

Nynaeve lança des flux de Feu au hasard, puis elle se tourna et rentra dans la salle en rampant. En suspension dans l’air, la lance de feu continuait ses ravages, saccageant les présentoirs et les fabuleux squelettes reconstitués. Des colonnes fendues en deux s’écroulèrent. Tout ce que la lance touchait disparaissait, la vitrine aux six figurines s’effondrant sur elle-même comme si elle fondait.

Puis le torrent de Feu se dissipa, laissant dans l’air une empreinte écarlate qui sembla vouloir se graver sur les rétines de Nynaeve. Les figurines en cuendillar que ce flot tumultueux avait emportées retombèrent sur le sol, où elles rebondirent avant de s’immobiliser.

Parfaitement intactes, bien entendu. À l’évidence, Moghedien n’avait pas menti : même les torrents de Feu ne pouvaient pas détruire la pierre-cœur. Quant à la baguette noire, c’était un des ter’angreal volés par les sœurs renégates. Sur la liste, un avertissement rédigé d’une main sûre signalait que l’artefact, capable de produire des torrents de Feu, était dangereux et incontrôlable…

Sa tête oscillant violemment de droite à gauche, Moghedien tentait de crier tout en se débattant contre ses liens d’Air. Vu la gravité de la situation, Nynaeve lui accorda à peine un regard. Dès que le torrent de Feu eut disparu, elle se releva assez pour jeter un coup d’œil dans le couloir à travers la déchirure du mur de la salle. Près de la fontaine, Jeaine Caide titubait, une main sur le front, l’autre ayant du mal à ne pas lâcher la baguette noire.

Nynaeve voulut frapper, mais la sœur noire se ressaisit, pointa de nouveau son arme et envoya une nouvelle lance de Feu dans la salle.

Se jetant quasiment à plat ventre, Nynaeve rampa jusqu’à l’autre sortie au milieu de débris de plâtre et de segments de colonnes. Le souffle court, elle déboucha dans un couloir aux murs perforés des deux côtés. Jusqu’où le torrent de Feu, ricochant de mur en mur, allait-il semer la destruction dans le palais ? C’était impossible à dire… Se retournant sur le chemin de couloir lui aussi jonché de gravats, Nynaeve jeta un coup d’œil dans la salle et constata que le deuxième torrent de Feu avait lui aussi disparu. Alors qu’un silence de mort régnait dans la salle d’exposition dévastée, un fragment de plafond se détacha et vint s’écraser sur le sol. À travers un trou, dans le mur du fond, Nynaeve vit que Jeaine Caide n’était plus en vue. Utiliser cet artefact avait-il fini par la tuer ? C’était possible, mais pas question d’aller voir. Tremblant comme une feuille, Nynaeve resta au contraire un moment là où elle était. Comme toutes les activités, canaliser le Pouvoir consumait de l’énergie. Et plus on canalisait, plus on carbonisait de force. Bien entendu, on finissait par ne plus pouvoir canaliser efficacement. Dans son état, Nynaeve n’était pas sûre de pouvoir affronter une sœur noire, même très affaiblie.

Quelle imbécile elle avait été ! Avoir vaincu Moghedien dans un duel de Pouvoir, et ne pas avoir pensé qu’une telle débauche d’énergie attirerait toutes les sœurs noires présentes au palais. Par bonheur, la renégate domani n’était pas arrivée au moment où elle était encore concentrée sur la Rejetée. Dans ce cas, les deux duellistes seraient sans doute mortes avant même d’avoir compris ce qui se passait.

Nynaeve écarquilla les yeux. Moghedien n’était plus là ! Le torrent de Feu était pourtant passé trop loin d’elle pour la tuer. Mais le résultat était là. Elle avait fui !

Pourtant, un bouclier la retenait…

Et alors ? Ça paraît impossible, mais qui aurait parié sur moi dans un duel contre une Rejetée ? C’est bien la preuve que tout est possible, au contraire !

En tout cas, Jeaine Caide ne se montrait toujours pas.

Nynaeve se releva et fila vers le point de rendez-vous fixé par le plan. Si Egwene n’avait pas eu d’ennuis, la mission serait bientôt terminée, et sans trop de casse.

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