44 La tempête approche

Perrin ouvrit les yeux lentement et s’abandonna à la contemplation du plafond de plâtre blanc d’une accablante banalité. Au bout d’un moment, il s’avisa qu’il était dans un lit à quatre montants, reposant sur un matelas de plumes. Une couverture jusqu’au menton, la tête sur un confortable oreiller en plumes d’oie, il captait une myriade d’odeurs : les plumes, la laine de la couverture, un fumet de volaille en train de rôtir et le parfum du pain et du pain d’épice en cours de cuisson.

Une chambre de l’auberge…

La lumière qui filtrait des rideaux blancs militait en faveur d’un glorieux lever de soleil. Se palpant le flanc, Perrin n’y trouva plus trace d’une blessure. Mais il se sentait plus épuisé que jamais. Un prix des plus modestes à payer, cependant, pour une telle guérison. Cela dit, il avait aussi la gorge sèche et en feu.

Lorsqu’il bougea, Faile se leva d’un bond du fauteuil qu’elle occupait près de la cheminée, jeta au loin une couverture rouge et s’étira. Vêtue d’une de ses jupes d’équitation favorites – un modèle sombre, cette fois –, elle devait avoir dormi sur son siège pour que le tissu soit froissé à ce point.

— Selon Alanna, dit-elle, tu as besoin de sommeil.

Perrin désignant la carafe posée sur la table de chevet, sa compagne s’empressa de remplir d’eau un gobelet puis de faire boire son patient.

— Il faut que tu restes au lit encore deux ou trois jours, jusqu’à ce que tes forces soient revenues.

Des propos rassurants et normaux, en surface. Mais quelque chose parut suspect à Perrin. Le ton de Faile ? Les coins de ses yeux un peu plissés ?

— Qu’est-ce qui cloche ?

Faile reposa le gobelet sur la table de chevet et lissa sa jupe.

— Rien du tout…

Là, il était évident qu’elle ne disait pas tout.

— Faile, ne me mens pas !

— Te mentir, moi ? Je vais te faire apporter un petit déjeuner, et tu peux t’estimer heureux que je le fasse après ce que…

— Faile…

Perrin ayant prononcé son prénom sans la moindre tendresse, la jeune femme parut surprise et inquiète. Elle essaya le coup du regard hautain, mais le malade ne s’en laissa pas conter. Ses astuces de bonne femme ne fonctionneraient pas, et voilà tout !

— Je suppose que tu as le droit de savoir… Mais tu resteras dans ce lit tant qu’Alanna et moi t’y obligerons. Loial et Gaul sont partis.

— Comment ça, partis ? Que veux-tu dire ? Ils nous ont laissés ?

— En un sens… Les sentinelles les ont vus, ce matin à l’aube, s’enfoncer ensemble dans le bois de l’Ouest. Bien entendu, personne n’a tenté d’arrêter un Aiel et un Ogier… J’ai été informée il y a une heure. Ils parlaient d’arbres, Perrin. De la façon dont les Ogiers chantent pour les végétaux.

— D’arbres ? C’est ce maudit Portail ! Que la Lumière me brûle ! je leur ai dit de ne pas… Ils se feront tuer avant d’y arriver !

Perrin repoussa sa couverture, s’assit, sortit les pieds du lit et se mit debout sur des jambes tremblantes. À cet instant, il s’avisa qu’il était nu comme un ver. Mais si ces femmes espéraient l’emprisonner sous une couverture, elles se trompaient lourdement. Ses vêtements étaient proprement pliés sur le dossier d’un fauteuil, près de la porte, ses bottes reposaient à côté et sa ceinture pendait à une patère, la hache à sa place habituelle.

Titubant jusqu’à ses habits, il commença à se vêtir.

— Tu fais quoi, exactement ? demanda Faile. Au lit, et plus vite que ça !

Un poing sur la hanche, elle désigna le lit de l’autre main, comme si elle eût pu y transporter son homme à distance.

— Ils n’ont pas pu aller très loin… Surtout à pied. Gaul refuse de monter à cheval et Loial répète sans cesse qu’il préfère ses jambes à n’importe quel canasson. Avec Trotteur, je les aurai rattrapés avant midi.

— Perrin Aybara, tu es fou à lier ! Comment les retrouveras-tu dans ce bois ?

— Je suis un bon éclaireur, tu sais…

Le jeune homme sourit, mais Faile ne se laissa pas amadouer.

— Tu vas te faire tuer, imbécile mal peigné ! Regarde-toi un peu ! Tu tiens à peine sur tes jambes. Et tu glisserais de ta selle au bout de cinq cents pas.

Sans trahir l’effort que ça lui coûtait, Perrin entreprit d’enfiler ses bottes. Il n’aurait qu’à s’accrocher aux rênes, et Trotteur ferait tout le travail.

— C’est absurde… Je suis en pleine forme. Mais toi, arrête de me houspiller !

Sur ces mots, Perrin s’empara de sa ceinture et de son arme. Au moment où il ouvrit la porte, Faile voulut le retenir par le bras, mais il l’entraîna avec elle.

— Parfois, tu es moins intelligent qu’une poule ! s’indigna Faile. Perrin, il faut que tu m’écoutes ! Tu dois…

La chambre n’était qu’à quelques pas de l’escalier menant à la salle commune. Hélas, les marches trahirent Perrin. Quand il plia un genou pour négocier la première, sa fichue jambe resta dans cette position et il bascula en avant. Incapable de se tenir à la rampe, il entraîna Faile avec lui. Dégringolant l’escalier, les deux jeunes gens percutèrent le tonneau rempli d’épées posé au pied des marches.

Faile atterrit sur son compagnon, qui eut besoin d’un petit moment pour reprendre son souffle et ses esprits.

— Tu vas bien ? demanda-t-il nerveusement.

Pas de réponse ni de mouvement.

— Faile, est-ce que tu… ?

La jeune femme leva la tête et écarta de son front quelques mèches brunes vagabondes.

— Et toi ? demanda-t-elle en foudroyant Perrin du regard. Parce que si c’est le cas, il se peut bien que ça ne dure pas très longtemps, avec ce que je vais te faire.

Perrin grogna, certain qu’elle était moins amochée que lui. Angoissé, il palpa l’emplacement de sa blessure, mais il ne trouva rien de particulièrement inquiétant. Il y avait mal, certes, mais c’était le cas pour tout le reste de son corps.

— Lève-toi de sur moi, Faile ! Il faut que j’aille chercher Trotteur…

— Écoute-moi bien, Perrin ! Tu ne peux rien faire ! Si Loial et Gaul sont partis verrouiller le Portail, tu ne peux plus les en empêcher, parce que ta place est ici. Tu m’entends ? Même si tu étais en forme, tu ne devrais pas partir. Tu ne l’es pas, mais au fond, ça ne change rien. Un homme ne peut pas tout faire.

— Qu’est-ce que vous fichez, tous les deux ? demanda Marin al’Vere en approchant. Avec un tel vacarme, je m’attendais à une attaque de Trollocs. Mais pas à un tel spectacle !

Sourcils froncés, l’aubergiste semblait à la fois scandalisée et amusée.

Bien entendu, comprit Perrin, dans cette position, ils avaient l’air d’un couple en train de se cajoler. Au pied d’un escalier…

Rouge comme une pivoine, Faile se leva vivement et épousseta ses jupes.

— Il est plus têtu qu’un Trolloc, maîtresse al’Vere ! Je lui ai dit qu’il n’était pas assez remis pour se lever. Il doit retourner au lit, un point c’est tout. Et apprendre qu’il ne peut pas tout faire, surtout quand il est incapable de descendre quelques marches.

— Non, non, murmura maîtresse al’Vere en secouant la tête, il ne faut pas s’y prendre comme ça…

Elle se pencha vers Faile pour lui parler à l’oreille, mais Perrin entendit tout :

— La plupart du temps, c’était un petit garçon obéissant, quand on savait s’y prendre… Mais lorsqu’on essayait de le brusquer, il devenait la pire tête de pioche de Deux-Rivières. Avec les années, les hommes grandissent, mais ils ne changent pas tant que ça. Si tu lui dis ce qu’il doit faire, il va se braquer et tu n’en tireras plus rien. Laisse-moi te montrer…

Marin sourit à Perrin et ignora superbement son regard furibond.

— Mon garçon, tu ne trouves pas que mon matelas est plus confortable que mon parquet ? Dès que tu seras recouché, je t’apporterai une tourte aux rognons. Tu dois mourir de faim, je parie. Tu veux bien que je t’aide à te relever ?

Repoussant Marin, Perrin se remit debout seul. Enfin, avec l’aide du mur. On eût dit que la moitié de ses muscles étaient hors d’usage, l’autre lui faisant un mal de chien.

Tête de pioche, lui ? Alors qu’il était depuis toujours doux comme un agneau ?

— Maîtresse al’Vere, pouvez-vous demander à Hu ou à Tad de seller Trotteur ?

— Oui, quand tu iras mieux, répondit Marin en tentant de pousser le jeune homme vers l’escalier. Tu ne penses pas qu’un peu de repos supplémentaire te ferait du bien ?

Faile vint prendre l’autre bras du convalescent.

— Trollocs ! cria une voix venue de dehors.

— Trollocs ! Trollocs ! lui firent écho des dizaines d’autres voix.

— Perrin, aujourd’hui, ça ne te concerne pas, dit maîtresse al’Vere avec un savant mélange d’autorité et de bienveillance.

Exactement le genre de manœuvre féminine qui donnait envie de grincer des dents à l’ancien apprenti forgeron.

— Les Aes Sedai vont se charger de tout, continua Marin. Dans un jour ou deux, tu seras sur pied et tu verras par toi-même.

— Mon cheval…, marmonna Perrin.

Il tenta de se dégager, mais les deux femmes avaient de la poigne.

— Pour l’amour de la Lumière, vous voulez bien arrêter de tirer sur mes manches et me laisser sortir ? Lâchez-moi, bon sang !

Levant les yeux sur son compagnon, Faile soupira et lui lâcha le bras.

— Maîtresse al’Vere, vous voulez bien demander qu’on selle son cheval et qu’on le conduise devant l’auberge ?

— Mon enfant, il a vraiment besoin de repos…

— Je vous en prie, maîtresse al’Vere ! Et qu’on amène aussi ma monture.

Oubliant tout à fait la présence de Perrin, les deux femmes se défièrent du regard. Puis Marin hocha la tête.

Perrin la regarda s’éloigner, n’en croyant pas ses yeux. Comment Faile avait-elle réussi cet exploit ? Et qu’avait-elle dit de plus que lui ?

— Pourquoi as-tu changé d’avis ? demanda-t-il à la jeune femme.

Rentrant la chemise de Perrin dans son pantalon, Faile murmura entre ses dents :

— Je ne dois pas lui dire que faire, c’est bien ça ? Quand il est plus entêté qu’un âne, je dois l’amadouer en étant tout sucre et tout miel…

Faile coula à Perrin un regard qui aurait glacé les sangs d’un Trolloc. Puis elle lui fit un sourire si mielleux qu’il faillit reculer de deux pas.

— Mon cher cœur, dit-elle en tirant sur la veste du jeune homme, quoi qu’il se passe dehors, j’espère que tu resteras sur ta selle, et le plus loin possible des Trollocs. Pour le moment, tu n’es pas en état d’affronter un de ces monstres. Demain, peut-être… Mais souviens-toi que tu es un général, un chef, et un symbole, exactement comme cet étendard à tête de loup. Si les gens te voient, ça leur gonflera le moral. Et si tu ne te mêles pas directement du combat, il te sera plus facile d’estimer la situation et de donner les ordres idoines.

Faile ramassa la ceinture de Perrin, la boucla autour de sa taille et positionna soigneusement la hache sur sa hanche.

— Tu feras ce que je dis ? susurra-t-elle. Pour moi ?

Perrin dut reconnaître qu’elle avait raison. Dans son état, il n’aurait pas tenu deux minutes contre un Trolloc. Et pas deux secondes face à un Blafard. Et même si ça le révulsait, il fallait bien admettre qu’il n’avait aucune chance de rester en selle assez longtemps pour rattraper Loial et Gaul.

Abruti d’Ogier ! Tu es un écrivain, pas un héros !

— C’est d’accord, dit Perrin.

Repensant à la manière dont les deux femmes avaient parlé de lui comme s’il était quantité négligeable, et au numéro que venait de lui faire sa compagne, il céda à une impulsion un rien espiègle.

— Quand tu souris comme ça, je ne peux rien te refuser.

— Eh bien, j’en suis ravie, dit Faile en retirant de l’épaule du jeune homme un grain de poussière minuscule. Parce que si tu ne m’écoutes pas, et que ça ne te tue pas, je te ferai ce que tu m’as fait le premier jour de notre voyage, dans les Chemins. Et je doute que tu sois assez fort pour m’en empêcher. (Elle sourit de nouveau, plus mielleuse que jamais.) Me suis-je bien fait comprendre ?

Perrin ne put s’empêcher de ricaner.

— On dirait que j’aurais mieux fait de me laisser tuer par les Trollocs…

La jeune femme ne sembla pas apprécier son humour.

Hu et Tad arrivèrent avec les chevaux moins de cinq minutes après que les deux jeunes gens furent sortis de La Cascade à Vin.

Les villageois et les réfugiés étaient rassemblés à la lisière du village, au-delà de la place Verte où les moutons et les vaches broutaient comme d’habitude autour du grand mât où l’étendard à la tête de loup flottait au vent. Dès que Faile et Perrin furent en selle, les deux garçons d’écurie se précipitèrent vers la foule sans dire un mot.

Quoi qu’il se passât, ce n’était pas une attaque. Des femmes et des enfants se tenaient parmi les hommes, et le cri « Trollocs » n’était plus qu’un murmure qui paraissait faire écho au caquètement des oies. Soucieux de ne pas vaciller sur sa selle, Perrin chevaucha lentement. Faile fit avancer Hirondelle sur les talons de Trotteur, sans doute pour mieux surveiller son patient.

Puisqu’elle avait changé d’avis une fois, rien n’empêchait que ça se reproduise. Prudent, Perrin évita de parler afin de ne pas relancer la polémique sur son état et sur tout le reste…

La foule dont les murmures ne cessaient pas réunissait en effet toutes les personnes présentes à Champ d’Emond. Dès qu’ils virent qui approchait, les villageois et les réfugiés s’écartèrent pour laisser passer « Yeux Jaunes » – un surnom qui revenait presque aussi souvent que le vrai nom de Perrin – et sa compagne.

Perrin entendit plusieurs fois le mot « Trollocs », mais il y avait dans ces murmures plus de surprise que de terreur.

Sur sa monture, le jeune homme put voir bien au-delà des premiers rangs. Le plus avancé, constata-t-il, se tenait au bord du terrain hérissé de pieux. La lisière de la forêt, à six cents pas de là, au bout d’un terrain découvert semé de souches, n’était pour l’heure pas occupée par des bûcherons improvisés. Car ceux-ci, torse nu et ruisselant de sueur, formaient un cercle serré au milieu de la foule, entourant ainsi Alanna, Verin et deux hommes.

Le meunier, Jon Thane, essuyait le sang qui maculait ses côtes, son menton pointu baissé sur sa poitrine afin de voir ce qu’il faisait. Penchée sur l’autre homme, un type aux cheveux gris que Perrin n’avait jamais vu, Alanna se releva lentement. Aussitôt, l’homme se remit debout et esquissa deux ou trois pas de danse comme pour se prouver qu’il tenait bien sur ses jambes.

La foule était bien trop serrée autour des Aes Sedai pour que quiconque puisse s’écarter. En revanche, Tomas et Ihvon se trouvaient à un endroit plus accessible, sans doute parce que les gens n’avaient guère envie d’approcher de leurs impressionnants destriers, qui semblaient n’attendre qu’un prétexte pour mordre ou piétiner.

Perrin réussit à rejoindre Tomas sans trop de difficultés.

— Que s’est-il passé ?

— Un Trolloc… Un seul…

Même s’il parlait sur le ton de la conversation, le Champion ne regardait pas Perrin et Faile, car il surveillait en même temps Verin et la lisière des arbres.

— Tout seul, un Trolloc n’est en général pas très futé. Matois, peut-être, mais pas intelligent. Les bûcherons l’ont chassé avant qu’il ait fait de véritables dégâts.

Les deux Aielles sortirent soudain du bois de l’Ouest, leur shoufa et leur voile interdisant de les distinguer l’une de l’autre. Ralentissant un peu pour se faufiler entre les pieux, elles fendirent ensuite la foule – qui s’écarta autant que c’était possible, nota Perrin.

Leur voile baissé, Chiad et Bain vinrent faire leur rapport à Faile.

— Cinq cents Trollocs, annonça Bain, à moins d’une demi-lieue derrière nous…

Si la voix de l’Aielle ne tremblait pas, ses yeux, comme ceux de son amie, brillaient de détermination et d’excitation.

— C’est ce que je pensais, dit Tomas. Le nôtre a dû s’éloigner du gros de la troupe pour trouver de quoi manger. Mais ses compagnons ne tarderont pas à arriver.

Les deux Promises acquiescèrent.

Accablé, Perrin désigna la foule.

— Ces gens ne devraient pas être là… Pourquoi ne les avez-vous pas fait partir ?

Ce fut Ihvon qui répondit :

— Quand ils peuvent voir des Aes Sedai, tes compatriotes ne semblent pas disposés à écouter des étrangers. Tu serais bien inspiré d’essayer.

Perrin aurait juré que les deux Champions, s’ils l’avaient voulu, auraient pu imposer un semblant d’ordre. Et tout cas, Verin et Alanna auraient dû réussir.

Avec la menace des Trollocs, pourquoi ont-ils attendu que j’arrive ?

Le plus simple aurait été de mettre ça sur la nature de ta’veren de Perrin. Simple… et totalement idiot ! Ihvon et Tomas n’étaient pas du genre à se faire étriper – ou à perdre Verin et Alanna – parce qu’ils attendaient qu’un ta’veren leur dise que faire. Non, les Aes Sedai manipulaient Perrin, mettant en danger tout le monde, y compris elles-mêmes. Mais dans quel dessein ?

Perrin croisa le regard de Faile, qui hocha la tête comme si elle lisait ses pensées.

Ce n’était pas le moment de résoudre une énigme. Sondant la foule, il repéra Bran al’Vere à côté de Tam al’Thor et d’Abell Cauthon. Une longue lance sur l’épaule, le bourgmestre portait sur la tête un antique casque rond en acier. Une jaquette de cuir recouverte de disques de métal couvrait son torse impressionnant.

Les trois hommes levèrent les yeux lorsque Perrin les rejoignit.

— Bain dit que des Trollocs approchent, annonça-t-il, et les Champions pensent qu’ils attaqueront bientôt.

Pour couvrir les murmures, le jeune homme dut élever la voix. Du coup, les villageois les plus proches se turent, fronçant les sourcils lorsqu’ils entendirent les mots « Trollocs » et « attaque ».

— Eh bien, il fallait s’y attendre, non ? fit Bran. Et nous savons que faire…

Avec son plat à barbe sur la tête et sa jaquette trop petite pour lui, l’aubergiste aurait pu paraître ridicule, mais sa résolution faisait oublier tout le reste.

— Perrin vient de me dire que les Trollocs seront bientôt là, lança-t-il à voix haute. Tous à vos postes. Plus vite que ça !

La foule se dispersa. Pendant que les femmes conduisaient les enfants à l’abri, les hommes partirent prendre leur position – pas vraiment en bon ordre, cependant.

— Je vais aller chercher les bergers, dit Abell à Perrin avant de s’enfoncer dans la foule.

Cenn Buie passa à côté de Perrin et de ses compagnons. Brandissant une hallebarde, il jouait les officiers avec un groupe composé de Hari Coplin, de son frère Darl et du vieux Bili Congar, qui titubait comme s’il avait déjà vidé plusieurs chopes de bière à une heure si matinale.

Des trois idiots, c’était encore lui qui tenait son arme comme s’il avait vraiment l’intention de l’utiliser. En passant, Cenn salua Perrin en portant sa main à son front. Le vieux couvreur n’était pas le premier à se comporter ainsi, et ça mettait Perrin horriblement mal à l’aise. Avec Dannil et les autres garçons, ça passait encore, mais tous ces hommes avaient au moins dix ans de plus que lui.

— Tu t’en sors très bien, souffla Faile.

— J’aimerais bien savoir ce que mijotent Verin et Alanna… Et pas seulement depuis ce matin !

Deux des catapultes construites selon les instructions des Champions avaient été placées de ce côté du village. Perchés sur leurs montures, Ihvon et Tomas assistaient désormais à l’armement de ces engins de lancer bien plus grands qu’un homme. Les deux Aes Sedai, elles, semblaient fascinées par les énormes pierres – dans les quinze à vingt livres chacune – qu’on déposait dans les paniers de cuir accrochés au bout des bras de lancement.

— Elles veulent que tu sois un chef, répondit Faile à la question que Perrin ne lui avait pas vraiment posée. Tu es né pour ça, je pense.

Convaincu d’être né pour devenir un forgeron, Perrin ricana.

— Je me sentirais beaucoup mieux si je savais pourquoi elles ont ces ambitions pour moi.

Les deux sœurs le regardaient. Verin avec son air d’oiseau de proie, Alanna en affichant un demi-sourire, son regard beaucoup plus franc. Voulaient-elles toutes les deux la même chose, et pour la même raison ? C’était toujours le problème avec les Aes Sedai… Plus de questions que de réponses…

Au grand étonnement de Perrin, les villageois évoluaient en ordre autour de lui, comme si les hésitations du début avaient été accidentelles. Sur toute la lisière ouest du village, une centaine d’hommes s’étaient agenouillés derrière les lignes de pieux, chacun brandissant un peu maladroitement une lance, une hallebarde, une faux ou une arme improvisée à partir d’un outil. Quelques-uns portaient un casque et une ou deux pièces d’armure dépareillées.

Derrière ces « piquiers », deux fois plus d’hommes de Deux-Rivières formaient une double ligne d’archers armés d’un arc long du territoire. Tous portaient deux carquois à la ceinture et des adolescents leur apportaient régulièrement des brassées de flèches qu’ils plantaient pas trop profondément en terre devant leurs pieds. Tam semblait avoir pris le commandement de cette force, mais Bran l’accompagnait et lui aussi encourageait les vaillants guerriers.

Perrin se demanda au nom de quoi tous ces braves gens auraient eu besoin de lui.

Il faillit sursauter de surprise quand Dannil, Ban et tous les autres garçons qui l’avaient suivi dans son absurde aventure sortirent du village, tous armés d’un arc, pour venir se camper autour de leur chef et de sa compagne.

Perrin trouva que ses hommes avaient l’air… bizarres. Apparemment, les Aes Sedai avaient guéri les blessés les plus graves, confiant les autres aux bons soins de Daise et de ses potions et cataplasmes. Du coup, les héros qui tenaient à peine en selle la veille marchaient la tête bien droite tandis que Dannil, Tell et d’autres boitillaient toujours ou arboraient de gros pansements.

S’il fut surpris de voir ses compagnons, Perrin eut la nausée en découvrant sous quel étendard ils défilaient. Le pansement qui couvrait la partie supérieure de son crâne donnant l’impression qu’il portait un chapeau blanc, Leof Torfinn, l’arc attaché dans le dos, brandissait une longue hampe au bout de laquelle flottait une version réduite de l’étendard bordé de rouge orné d’une tête de loup.

— C’est l’œuvre d’une des Aes Sedai, répondit Leof quand Perrin lui demanda d’où il tenait cet objet. Milli Ayellin l’a apporté au père de Wil. Finalement, c’est moi qui le porte, parce que Wil n’a pas voulu.

Wil al’Seen se fit soudain tout petit.

— J’aurais également refusé, lâcha Perrin.

Tous ses hommes éclatèrent de rire – y compris Wil, après une brève hésitation –, certains que leur chef venait de faire un bon mot.

Abandonnant le sujet, Perrin s’intéressa à la situation « militaire ». La haie de pieux était impressionnante, il n’y avait rien à redire, mais de là à pouvoir retenir des Trollocs… Comme ça n’était pas garanti, Perrin aurait préféré que Faile soit ailleurs, si les monstres passaient. Mais il regarda sa compagne et vit briller dans ses yeux la fameuse lueur qui n’augurait rien de bon. Comme si elle devinait ce qu’il pensait… S’il tentait de la renvoyer, elle refuserait, polémiquerait et s’entêterait au-delà du sens commun. Dans l’état où était Perrin, elle avait toutes ses chances de le ramener à l’auberge par la force. En revanche, le contraire n’était pas vrai. À la façon dont elle paradait sur sa selle, elle avait l’intention de défendre son homme si les Trollocs débordaient les lignes de pieux, de piquiers et d’archers. Dans ces conditions, Perrin devrait se résigner à veiller sur elle sans qu’elle le remarque trop…

Voyant Faile sourire sans raison apparente, le jeune homme se gratta la barbe, pensif. Pouvait-elle vraiment lire dans son esprit ?

Au fil des minutes, puis des heures, le soleil monta dans le ciel et il fit de plus en plus chaud. De temps en temps, une femme se mettait à sa fenêtre et demandait où on en était. Quelques hommes avaient tenté de s’asseoir, mais Tam ou Bran étaient vite venus les obliger à reprendre leur place dans les rangs.

Qu’avait donc dit Bain ? Les Trollocs étaient à moins d’une demi-lieue ? Pour l’instant, les deux Aielles étaient assises non loin des pieux et elles s’exerçaient à un jeu dont le but semblait être de planter un couteau dans la bande de terre qui les séparait.

Si les Trollocs avaient eu l’intention d’attaquer, ils auraient déjà dû se montrer. De plus en plus fatigué, Perrin avait du mal à se tenir droit sur sa selle. Conscient que Faile ne le quittait pas des yeux, il essayait de ne pas montrer sa faiblesse.

Une sonnerie de cor déchira soudain le silence.

— Des Trollocs ! crièrent une dizaine de voix.

Des monstres jaillirent du bois de l’Ouest, hurlant à la mort tandis qu’ils chargeaient, leurs lames incurvées, leurs haches, leurs lances et leurs tridents prêts à frapper.

Trois Myrddraals chevauchaient derrière la horde, la poussant à avancer comme des taureaux furieux. Comme toujours, les capes noires des Blafards ne bougeaient pas d’un pouce, quelle que soit la violence des mouvements de leur monture à la robe d’obscurité. Comme pour aiguillonner les Trollocs, le cor sonnait de plus en plus fort.

Vingt flèches zébrèrent l’air à l’instant même où le premier monstre apparaissait. Bien entendu, le tir le plus long échoua quelque cent pas avant sa cible.

— Ne gaspillez pas vos flèches, tas de crétins sans cervelle ! beugla Tam.

Bran sursauta puis jeta au père de Rand un regard courroucé. D’autres villageois tournèrent la tête comme s’ils n’en croyaient pas leurs oreilles. Même face à des Trollocs, murmurèrent certains, de tels écarts de langage n’étaient pas tolérables.

Tam ne sembla pas ébranlé par ces critiques.

— Ne tirez pas tant que je ne vous aurai pas donné le signal convenu, dit-il.

Comme s’il ne faisait pas face à des centaines de Trollocs assoiffés de sang, il se tourna très calmement vers Perrin :

— Trois cents pas ?

Le jeune homme hocha la tête. Tam lui posait la question à lui ? Trois cents pas… Combien de temps fallait-il à un Trolloc pour couvrir cette distance ?

Perrin s’assura que sa hache ne se coincerait pas dans sa ceinture. Le cor sonnait toujours et les piquiers, accroupis derrière les pieux, semblaient mobiliser toute leur volonté pour ne pas céder un pouce de terrain. Les Aielles s’étaient voilées, bien entendu…

Les monstres géants déferlaient comme une marée mortelle. Cinq cents pas… Quatre cents…

Quelques-uns se détachaient de la horde, courant plus vite que des chevaux. Les Aielles ne s’étaient-elles pas trompées ? Cinq cents Trollocs seulement ? On eût dit qu’il y en avait des milliers.

— Prêts ! cria Tam.

Deux cents arcs se levèrent en même temps. Les héros de Perrin, imitant leurs aînés, se mirent en formation serrée devant leur chef, se ralliant tous au lamentable étendard.

Trois cents pas… Désormais, Perrin voyait les gueules déformées des monstres comme s’ils avaient déjà été à vingt pas de lui.

— Tirez ! cria Tam.

Les cordes vibrèrent ensemble, produisant un claquement de lanière de fouet géante. Une série de grincements puis de bruits secs indiqua que les deux catapultes venaient de tirer.

Des flèches à grosse tête tombèrent en pluie sur les attaquants. Plusieurs s’écroulèrent, mais trop souvent pour se relever ensuite, poussés en avant par les Blafards. La sonnerie de cor, désormais, évoquait les hurlements d’une bête sauvage.

Les pierres des catapultes atterrirent au milieu des Trollocs… et explosèrent en une multitude de fragments qui semèrent la mort parmi les monstres. C’était donc pour ça que les Aes Sedai étaient fascinées par les projectiles… Mais qu’arriverait-il si un servant des catapultes en laissait tomber un accidentellement ?

D’autres volées de flèches s’abattirent sur les monstres. D’autres pierres explosives aussi, mais à un rythme moins rapide. Déchiquetés, criblés de flèches, les Trollocs tombaient comme des mouches. Ils continuaient pourtant à déferler sur les défenseurs, arrivant à la distance où les archers, s’écartant les uns des autres, cessèrent de tirer par volées mais commencèrent à choisir chacun une cible. Eux aussi hurlaient de rage face à la mort qui fondait sur eux.

Soudain, il n’y eut plus un seul Trolloc sur ses jambes. Un dernier Blafard, le torse hérissé de flèches, continuait à zébrer l’air avec sa lame. Les hennissements de douleur d’une des montures noires dominant les gémissements des Trollocs agonisants, le cor ne sonnait plus, et Perrin parvenait à capter les halètements des défenseurs essoufflés comme s’ils venaient de courir quatre lieues sans s’arrêter.

Le jeune homme s’avisa que son cœur battait comme un tambour dans sa poitrine.

Quelqu’un lança un cri de victoire qui fut aussitôt repris par des centaines de gorges. Propulsant leur casque dans les airs, l’arc levé en signe de triomphe, les vainqueurs exultèrent. Des femmes sortirent des maisons, leurs enfants sur les talons, pour venir célébrer la victoire avec leur mari, leur père ou leur frère. Certaines coururent vers Perrin pour lui serrer la main.

— Tu nous as menés à la victoire, mon garçon ! s’écria Bran. Une grande victoire ! Mais je ne devrais peut-être plus t’appeler « mon garçon… »

Le casque sur la nuque plus que sur le crâne, le bourgmestre exultait.

— Je n’ai rien fait du tout, dit Perrin. À part rester en selle. C’était votre victoire.

Bran n’entendit pas les protestations du jeune homme. Gêné, Perrin se redressa, faisant mine d’observer le champ de bataille. Peu à peu, ses admirateurs lui fichèrent la paix.

Dédaignant les manifestations de joie, Tam se tenait derrière les pieux et il étudiait les Trollocs. Comme le père de Rand, les deux Champions ne jubilaient pas. Près de cinq cents cadavres jonchaient le terrain découvert. Quelques survivants, à n’en pas douter, avaient dû retourner dans la forêt. Lors de l’assaut, pas un seul monstre n’était parvenu à moins de cinquante pas des premiers pieux. Balayant la zone du regard, Perrin repéra les deux autres Blafards, qui se contorsionnaient toujours sur le sol. De guerre lasse, ils finiraient par admettre qu’ils étaient morts…

Soudain, un cri monta de toutes les gorges :

— Pour Perrin Yeux Jaunes, hip, hip, hip hourrah !

— Ils le savaient, marmonna le jeune homme. (Surprise, Faile l’interrogea du regard.) Les Myrddraals devaient savoir que cette attaque échouerait. Regarde, c’est évident ! Ils ne pouvaient pas espérer submerger nos défenses. S’ils n’avaient pas plus de monstres, pourquoi ont-ils essayé ? Et s’il y a d’autres Trollocs ailleurs, pour quelle raison n’ont-ils pas attaqué ? Deux fois plus de Trollocs, et il aurait fallu se battre au niveau du champ de pieux. Quatre fois plus, et ils seraient arrivés dans le village.

— Tu as l’œil d’un stratège-né, dit Tomas, toujours perché sur son cheval. C’était une épreuve… Pour voir si les défenseurs se débanderaient. Et afin de mesurer leur vitesse de réaction et leur coordination. J’oublie sans doute quelques points encore, mais c’était incontestablement un coup de sonde. Et maintenant, ils observent le résultat.

Le Champion désigna le ciel où un corbeau solitaire décrivait de grands cercles au-dessus du champ de bataille. Un banal oiseau se serait posé pour se repaître des cadavres. Son dernier cercle achevé, celui-là fila en direction de la forêt.

— L’attaque suivante n’est pas pour tout de suite, continua Tomas. Deux ou trois Trollocs survivants ont atteint la forêt, et ils raconteront le massacre à leurs camarades. Les Blafards vont devoir rappeler aux monstres qu’avoir affaire à eux est un sort pire que la mort… Mais une autre attaque aura lieu, et elle sera bien plus massive que celle-là. Sa violence dépendra du nombre de Trollocs qui auront franchi le Portail…

— Et s’il y en a dix mille ? demanda Perrin.

— C’est peu probable, répondit Verin. (Approchant du cheval de Tomas, elle lui flatta l’encolure.) Même un Rejeté ne peut pas faire transiter toute une armée par les Chemins. Un homme seul risque la mort ou la folie quand il voyage entre deux Portails, même très proches l’un de l’autre… Mais mille hommes – ou mille Trollocs – attireraient immédiatement Massin Shin, qui se jetterait sur eux comme une abeille géante sur un pot de miel. Bien entendu, nous ignorons combien de groupes plus petits ont tenté l’aventure, et à quelle fréquence. Mais nos ennemis auront subi des pertes de toute façon, même si les Créatures des Ténèbres étaient un mets moins appétissant que des humains pour Massin Shin… Une possibilité fascinante, je dois dire…

Après avoir tapoté la jambe de Tomas exactement comme elle avait flatté le cheval, l’Aes Sedai s’éloigna, déjà perdue dans ses spéculations. Talonnant sa monture, le Champion la suivit.

— Si tu avances vers le bois de l’Ouest, dit Faile, très calme, même d’une seule foulée de Trotteur, je te ramènerai à l’auberge en te tirant par l’oreille et je te mettrai au lit comme un gamin de cinq ans !

— Je n’y pensais même pas…, soupira Perrin.

Il fit volter Trotteur, afin qu’il tourne le dos au bois. Un homme et un Ogier pouvaient passer inaperçus et atteindre les montagnes. Pouvaient ! Si Champ d’Emond voulait avoir une chance, il fallait verrouiller ce maudit Portail.

— Tu m’as convaincu que c’était stupide, as-tu oublié ?

S’il savait où les chercher, un autre homme pouvait rejoindre les deux héros. Trois paires d’yeux valaient mieux qu’une, surtout quand la sienne était dans le lot. Ici, il ne servait à rien et ça ne changerait pas de sitôt. Un épouvantail portant ses habits et perché sur Trotteur aurait été aussi utile.

Soudain, couvrant les cris de joie des défenseurs, le jeune homme entendit des hurlements qui montaient du sud, non loin de l’ancienne Route.

— Pas pour tout de suite, la deuxième attaque ?

Perrin lança Trotteur au galop vers l’endroit d’où montait la clameur.

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