26 Les Dévoués

En avant dans l’espace, et en arrière dans le temps…


Couché dans le sable, au fond d’une cuvette, Adan serrait contre lui les enfants en pleurs de son fils mort. Alors qu’il pressait leur visage contre sa redingote en lambeaux, afin qu’ils ne voient plus rien, des larmes roulaient sur ses propres joues. À cinq et six ans, Maigran et Lewin avaient le droit de pleurer. Adan, quant à lui, s’étonnait qu’il lui restât encore des larmes à verser.

Prudemment, il jeta un coup d’œil hors de son trou. Plusieurs chariots brûlaient et les morts gisaient toujours là où ils étaient tombés. Les chevaux avaient disparu, à part ceux qui étaient encore attelés à des chariots dont on avait vidé le contenu sur le sol.

Dans de telles circonstances, Adan ne prêta guère d’attention aux caisses que les Aes Sedai avaient confiées aux Aiels et qui étaient désormais renversées dans la poussière. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait un spectacle de ce genre, ni les premiers cadavres d’Aiels qu’il devait regarder. Mais il ne pouvait pas s’attarder sur ces malheurs-là. Car les hommes armés d’épées, de lances et d’arcs – les responsables de cette boucherie – étaient en train de « charger » les chariots vides. Avec des femmes !

Adan vit Rhea, sa fille, embarquer dans un véhicule avec d’autres prisonnières – on eût dit que les tueurs, en riant aux éclats, étaient en train de s’occuper d’un troupeau d’oies.

Rhea, la dernière de ses enfants…

Elwin était mort à dix ans, emporté par la famine. Sorelle avait succombé à vingt ans aux assauts d’une fièvre dont ses rêves lui avaient annoncé la venue. À dix-neuf ans, après avoir découvert qu’il était capable de canaliser, Jaren s’était jeté d’une falaise.

Enfin, Marind avait été tué le matin même.

Adan aurait voulu hurler. Il bouillait d’envie de jaillir hors de son trou et d’empêcher ces monstres de lui prendre sa fille. Mais comment faire ? S’il cédait à sa fureur, ces types le tueraient, puis ils enlèveraient quand même Rhea. Pour s’amuser, ils pouvaient très bien abattre les enfants avant de partir. L’âge de leurs victimes ne les arrêtait pas, comme en témoignaient les nombreux petits cadavres qui jonchaient le sol.

Maigran s’accrocha à son grand-père comme si elle sentait qu’il songeait à la quitter. Lewin se tendit, à croire qu’il aurait volontiers imité sa sœur, s’il ne s’était pas estimé trop « grand » pour se comporter ainsi.

Adan caressa les cheveux des deux petits et continua à les empêcher de regarder. En revanche, il se força à ne pas détourner les yeux jusqu’à ce que les chariots entourés de cavaliers hurlant de triomphe se mettent en route, suivant de très loin les chevaux qui n’étaient déjà plus que de minuscules points noirs se dirigeant vers les pics couronnés de fumée qui barraient l’horizon.

Quand les véhicules aussi eurent presque disparu, Adan se leva et lâcha les enfants.

— Attendez-moi ici, leur dit-il. Ne bougez pas avant mon retour.

S’accrochant l’un à l’autre, le frère et la sœur aux joues baignées de larmes acquiescèrent sans trop comprendre.

Adan approcha du cadavre d’une femme et le retourna délicatement sur le dos. Siedre aurait pu dormir, tant son visage ressemblait à ce qu’il voyait chaque matin en ouvrant les yeux. Chaque fois, il était surpris de découvrir un peu de gris dans ses cheveux roux. Elle était son amour, sa vie – une femme éternellement jeune et nouvelle à ses yeux. Et voilà qu’il devait s’efforcer de ne pas regarder le devant de sa robe rouge de sang et la plaie béante qui zébrait sa poitrine.

— Que comptes-tu faire, Adan ? Réponds-nous. Que comptes-tu faire ?

Après avoir écarté une mèche vagabonde du front de Siedre – elle tenait beaucoup à être toujours impeccable – Adan se redressa et se tourna lentement pour affronter le petit groupe d’hommes terrorisés et furieux.

Très grand, les yeux enfoncés dans leurs orbites, Sulwin était le meneur, comme d’habitude. Comme pour cacher qu’il était un Aiel, il avait laissé pousser ses cheveux, et beaucoup d’hommes l’avaient imité. Une précaution qui n’avait fait aucune différence pour les derniers pillards et pour ceux qui les avaient précédés.

— J’ai l’intention d’enterrer nos morts et de continuer à vivre, Sulwin. (Adan baissa de nouveau les yeux sur Siedre.) Quelle autre option avons-nous ?

— Continuer, Adan ? Et comment ? Nous n’avons plus de chevaux. La nourriture et l’eau nous manqueront bientôt. Tout ce qu’il nous reste, ce sont des chariots pleins d’objets que les Aes Sedai ne viendront jamais chercher. Qui sont ces femmes, Adan, pour que nous sacrifiions nos vies afin de les transporter partout dans le monde en ayant peur de les toucher ? Nous ne pouvons pas continuer comme avant.

— Si ! cria Adan. Et c’est ce que nous ferons. Nous avons des jambes et une échine, comme les chevaux. S’il le faut, nous tirerons les chariots. Pas question de nous détourner de notre devoir !

Non sans surprise, Adan s’avisa qu’il brandissait le poing. Le bras tremblant, il rouvrit la main et la plaqua contre son flanc.

Sulwin recula, rejoignit ses compagnons et afficha la détermination de quelqu’un qui ne cédera plus un pouce de terrain.

— Non, Adan, dit-il. Nous avons pour mission de trouver un endroit sûr, et certains d’entre nous ont très exactement cette intention. Mon grand-père aimait me raconter les histoires qu’on lui racontait quand il était enfant. Dans ces récits, notre peuple vivait en paix et les gens venaient nous écouter chanter. Nous voulons trouver un endroit où nous ne risquerons plus rien, et où nous recommencerons à chanter.

— Chanter ? ricana Adan. J’ai entendu les mêmes histoires… Les chants des Aiels étaient merveilleux, paraît-il, mais tu ne connais pas plus que moi ces vieilles chansons. Ces mélodies sont perdues, et l’ancien temps ne reviendra pas. Nous ne nous détournerons pas de notre devoir envers les Aes Sedai pour courir après des chimères.

— Parle pour toi, Adan, dit Sulwin. (Ses compagnons l’approuvèrent du chef.) Nous comptons bien trouver ce refuge – et les chansons avec !

Un bruit attira l’attention d’Adan, le forçant à se retourner. D’autres partisans de Sulwin étaient en train de décharger un chariot et une grande caisse était tombée, se brisant pour révéler ce qui semblait être un encadrement de porte en pierre rouge polie. Un peu partout, des Aiels déchargeaient d’autres chariots – et tous ces « insurgés » n’étaient pas des comparses de Sulwin. Un bon quart des survivants s’occupaient à délester les chariots de tout ce qui n’était pas des vivres ou des réserves d’eau.

— N’essaie pas de les arrêter…, avertit Sulwin.

Adan dut de nouveau se forcer à desserrer le poing.

— Tu n’es pas un Aiel, dit-il. Tu trahis tout ce qui nous est cher. Quoi que tu sois devenu, tu n’es plus un Aiel.

— Adan, nous respectons autant que toi le Paradigme de la Feuille.

— Va-t’en ! Tu n’es plus un Aiel. Tu es égaré – oui, égaré ! Je ne veux plus poser mes yeux sur toi.

Sulwin et ses complices se bousculèrent dans leur hâte d’échapper au courroux d’Adan.

Balayant du regard le charnier, celui-ci eut de nouveau le cœur serré. Tant de morts, tant de blessés qui gémissaient tandis qu’on s’occupait d’eux… Sulwin et ses égarés continuaient à décharger les chariots, mais avec un peu plus de respect. Les pillards avaient fracassé quelques caisses avant de constater qu’elles ne contenaient ni or ni nourriture. Par les temps qui couraient, les vivres étaient plus précieux que le métal jaune…

Adan étudia l’étrange portique et les piles de figurines en pierre qui voisinaient avec de bizarres objets en cristal et les boutures de chora en pot dont les partisans de Sulwin n’avaient plus rien à faire. Dans ce fatras, tout était-il utile ? Les Aiels devaient-ils être loyaux à des artefacts ? Eh bien, peut-être, et s’il en était ainsi, pourquoi ne pas l’accepter ? Une partie de ce « trésor » pouvait être sauvée. Bien sûr, il était impossible de déterminer à quoi les Aes Sedai pouvaient tenir plus particulièrement. Mais tout n’était pas condamné à disparaître.

Adan vit que Maigran et Lewin s’accrochaient à présent aux jupes de leur mère. Saralin avait survécu, et c’était une très bonne chose. Surtout après que son mari, le dernier fils vivant d’Adan, eut succombé le matin même, tué par la première flèche.

Tout n’était pas perdu… Et les Aiels aussi pouvaient être sauvés.

S’agenouillant, Adan prit Siedre dans ses bras.

— Nous sommes toujours loyaux, Aes Sedai…, murmura-t-il. Combien de temps devrons-nous le rester ?

Posant sa tête sur la poitrine de sa femme, Adan éclata en sanglots.


Des larmes ruisselant sur ses joues, Rand murmura un prénom :

— Siedre…

Le Paradigme de la Feuille ? Ce n’était pas une croyance des Aiels ! Hélas, il ne pouvait pas réfléchir clairement. À dire vrai, il avait du mal à réfléchir tout court. Les éclairs lui vrillaient à présent le cerveau. Près de lui, Muradin, les yeux exorbités, criait à s’en briser les cordes vocales, comme s’il assistait à la mort de toute chose.

Il criait, certes, mais pas un son ne sortait de sa gorge.

Les deux hommes avancèrent ensemble.


Au sommet de la falaise, Jonai sondait l’est au-dessus des eaux irisées de reflets par le soleil. Comelle se dressait à cent lieues de là. Enfin, s’était dressée… Ou plutôt, s’était accrochée aux montagnes qui dominaient la mer. À cent lieues de là, où les eaux s’étendaient désormais.

Si Alnora avait toujours été en vie, tout aurait paru plus facile. Mais sans ses rêves, Jonai ne savait que faire ni où aller. Sans elle, à dire vrai, il n’avait plus vraiment envie de vivre. Alors qu’il se détournait pour rejoindre les chariots d’un pas traînant, il sentit chacun de ses cheveux gris lui rappeler son âge. Il y avait de moins en moins de chariots, et leur état ne s’améliorait pas. Les gens aussi se faisaient plus rares. Quelques milliers là où il y en avait eu des dizaines de milliers. Cela dit, ils restaient trop nombreux pour les chariots disponibles. À part les nourrissons, tout le monde voyageait à pied, désormais.

Ses yeux bleus bien trop méfiants pour un jeune homme de son âge, Adan attendait Jonai devant le premier chariot.

Quand il regardait autour de lui, Jonai s’attendait toujours à voir Willim. Mais ce garçon-là avait été banni, bien des années plus tôt, lorsqu’il s’était mis à canaliser le Pouvoir – sans parvenir à arrêter, même s’il mobilisait toute sa volonté pour ça. Trop d’hommes en mesure de canaliser existaient en ce monde. Du coup, il fallait absolument se séparer des garçons qui montraient des dispositions. Pourtant, Jonai aurait donné cher pour que ses enfants lui reviennent. À quand remontait la mort d’Esole ? Un tout petit cadavre enfoui dans un trou creusé à la hâte, victime d’une maladie qu’une Aes Sedai aurait pu guérir, s’il y en avait eu une dans les environs.

— Des Ogiers nous rendent visite, père ! s’écria Adan, tout excité. Ils viennent du nord…

Depuis toujours, Jonai soupçonnait son fils de ne pas croire un mot des histoires qu’il lui racontait sur les Ogiers.

Le groupe dont parlait Adan était en piteux état. Une cinquantaine d’individus aux joues creuses et aux oreilles en berne. Au fil du temps, Jonai s’était habitué à voir le visage défait des membres de son peuple, presque tous vêtus de haillons, désormais. Mais que des Ogiers ressemblent ainsi à des épaves le bouleversa.

Peut-être, mais il devait d’abord se soucier des siens, et de ses obligations vis-à-vis des Aes Sedai. Quand en avait-il vu une pour la dernière fois ? Peu après la mort d’Alnora… Mais trop tard pour la malheureuse. La sœur avait guéri les malades encore vivants, récupéré quelques sa’angreal, puis elle s’en était allée, riant amèrement lorsque Jonai lui avait demandé où il pouvait trouver un endroit sûr. Vêtue d’une robe rapiécée à l’ourlet usé jusqu’à la trame, elle ne donnait pas l’impression d’être totalement saine d’esprit. À l’entendre, un des Rejetés n’était que partiellement emprisonné, voire pas du tout. Ishamael, affirmait-elle, avait encore une influence sur le monde. Tout bien pesé, elle devait être aussi folle que les Aes Sedai masculins encore vivants.

Jonai se reconcentra sur les Ogiers debout devant lui, vacillant sur leurs grandes jambes. Depuis la mort d’Alnora, ses pensées vagabondaient beaucoup trop. S’avisant que les Ogiers avaient tous entre les mains un bol et un morceau de pain, il s’aperçut, non sans surprise, qu’il éprouvait une ombre de colère à l’idée que quelqu’un avait décidé de partager leurs maigres réserves de nourriture. Combien d’Aiels pouvaient vivre sur ce que consommaient cinquante Ogiers ?

Non, il faisait fausse route. Partager était bien dans l’esprit du Paradigme. Donner sans compter…

Cent Aiels ? Deux cents ?

— Vous avez des boutures de chora, dit un des Ogiers.

Du bout de ses gros doigts, il caressa les feuilles en forme de trèfle des deux plantes en pot accrochées au flanc d’un chariot.

— Quelques-unes, répondit Jonai. Elles meurent, mais nos anciens en plantent d’autres un peu avant…

Les arbres ne l’intéressaient pas, car il songeait aux êtres dont il devait s’occuper.

— Où en sont les choses dans le Nord ?

— Ça va mal, répondit une Ogier. Les Terres Dévastées s’étendent en direction du sud, et on voit de plus en plus de Myrddraals et de Trollocs.

— Je croyais qu’ils étaient tous morts…

Le nord n’était donc pas une option. Et qu’en était-il du sud ? Dans cette direction, la mer de Jeren était à dix jours de voyage. Enfin, dans des conditions normales. Mais Jonai était si fatigué… Oui, épuisé.

— Vous venez de l’est ? demanda un autre Ogier.

Il sauça le fond de son bol avec un morceau de pain qu’il engloutit aussitôt.

— Comment ça se passe, à l’est ?

— Très mal, répondit Jonai. Mais peut-être pas si mal que ça pour vous, cependant. Il y a dix jours – non, douze ! – des gens ont volé un tiers de nos chevaux avant que nous ayons pu leur échapper. Nous avons dû abandonner des chariots…

Un crève-cœur… Laisser en arrière des chariots et tout ce qu’ils contenaient. Des objets confiés aux Aiels par les Aes Sedai… Ce n’était pas la première fois que ça arrivait, mais ça n’avait rien de consolant, bien au contraire.

— Tous les gens que nous croisons nous dépouillent de quelque chose. Mais ils n’oseront peut-être pas s’attaquer à des Ogiers.

— Peut-être, répéta une Ogier qui ne semblait pas y croire un instant.

Jonai n’était pas certain non plus de croire ce qu’il disait. Il n’existait plus aucun endroit sûr, pour les Ogiers comme pour quiconque d’autre.

— Sais-tu où se trouve l’un ou l’autre de nos Sanctuaires ? demanda la même femme.

Jonai soutint son regard.

— Non. Non… Mais vous les trouverez sans doute.

— Nous venons de si loin…, soupira un Ogier du dernier rang. Et le paysage a tellement changé.

— Si nous ne trouvons pas très vite un Sanctuaire, dit la première Ogier, nous mourrons… Je sens jusque dans mes os le mal du pays… Il faut que nous trouvions un Sanctuaire ! Il le faut !

— Je ne peux pas vous aider, soupira Jonai, le cœur serré.

Le paysage avait changé et il continuait à se modifier. Une plaine traversée voilà un an pouvait être devenue une chaîne de montagnes. Ou l’inverse. Les Terres Dévastées s’étendaient, les Myrddraals et les Trollocs n’étaient pas tous morts… Des pillards au visage bestial écumaient le monde, et ils ne savaient rien des Da’shain ou s’en fichaient comme d’une guigne.

Jonai eut l’impression qu’il ne pouvait plus respirer. Les Ogiers étaient perdus. Les Aiels aussi. Tout partait à la dérive…

Sa poitrine se resserrant, il tomba à genoux et se plia en deux, une main sur le cœur.

Adan s’accroupit près de lui.

— Père, que se passe-t-il ? Que puis-je faire pour toi ?

Jonai réussit à saisir son fils par le col effiloché de sa veste et le tira vers lui.

— Conduis… les nôtres… vers le sud.

Chaque mot était une torture entre les spasmes qui lui déchiraient la poitrine.

— Père, c’est toi qui…

— Écoute-moi ! Conduis-les… vers le sud. Guide les Aiels vers la sécurité. Respecte le Pacte et… et conserve ce que les… ce que les Aes Sedai nous ont confié. Attends qu’elles reviennent chercher… Mon fils, le Paradigme de la Feuille, tu dois…

Jonai avait essayé de toutes ses forces, Solinda Sedai devrait en convenir. Oui, il avait essayé.

Alnora…


Alnora…

Tandis que ce nom mourait dans son esprit, l’étau se desserra dans la poitrine de Rand. Aucun sens ! Tout ça n’avait aucun sens ! Comment ces gens pouvaient-ils être des Aiels ?

Au cœur des colonnes, les éclairs se déchaînaient et l’air semblait tourbillonner.

Près de Rand, Muradin tentait toujours de crier. Il arracha son voile, puis se griffa le visage, y laissant des sillons sanglants.

En avant.


Jonai pressait le pas dans les rues désertes en s’efforçant de ne pas regarder les bâtiments éventrés et les choras déracinés. La mort partout… Au moins, on avait enlevé de là les derniers chars-jo depuis longtemps abandonnés.

Les ultimes répliques du séisme continuaient à faire trembler le sol sous les pieds de Jonai. Il portait sa tenue de travail, son cadin’sor, même si la tâche qu’on lui avait confiée n’avait aucun rapport avec ce qu’il était formé à faire. À soixante-trois ans, dans la force de l’âge – trop jeune encore pour avoir des cheveux gris –, il se sentait vieux et fatigué.

Personne ne s’interposa lorsqu’il pénétra dans le Hall des Serviteurs, car il n’y avait devant l’entrée pas âme qui vive pour interroger un visiteur ou simplement le saluer. À l’intérieur, une foule de gens allaient et venaient, portant des documents ou des boîtes, mais personne ne lui accorda un regard. Ces hommes et ces femmes étaient paniqués, ça tombait sous le sens, et chaque nouvelle secousse tellurique les angoissait un peu plus.

Très troublé, Jonai traversa l’antichambre et s’engagea dans le grand escalier aux marches blanches veinées d’argent maculées de boue. Personne n’avait pris le temps de nettoyer. Peut-être parce que tout le monde s’en fichait.

La porte que cherchait Jonai n’était pas de celles auxquelles il convenait de frapper. Parfaitement ordinaire, contrairement à celles des salles d’apparat, au minimum dorées à l’or fin, elle ne représentait pas un obstacle, et il la franchit sans difficulté. Derrière, une demi-douzaine d’Aes Sedai se tenaient autour d’une longue table, leur vive conversation, pour employer un euphémisme, les empêchant de remarquer que le bâtiment tremblait sur ses fondations.

Jonai nota qu’il n’y avait que des femmes.

Les sangs glacés, il se demanda si un homme assisterait de nouveau à une réunion de ce genre. Quand il vit ce qui reposait sur la table, son cœur manqua s’arrêter de battre. Une épée de cristal – un artefact lié au Pouvoir ou un simple ornement, il aurait été bien en peine de le dire – maintenait l’étendard de Lews Therin Fléau de sa Lignée déployé comme une nappe, ses deux extrémités traînant sur le sol.

Que faisait ici ce symbole d’un homme mille fois maudit ? Pourquoi n’avait-il pas été brûlé, comme aurait dû être consumé le souvenir de son propriétaire ?

— Que vaut ta prédiction, demanda Oselle, criant presque, si tu ne peux rien nous dire sur la chronologie des événements ? (Sa longue crinière noire oscilla quand elle secoua furieusement la tête, tremblant de rage.) L’avenir du monde en dépend ! Oui, le futur ! Et la Roue elle-même !

Ses yeux noirs ne cillant pas, Deindre répondit sur un ton plus adapté à l’équanimité usuelle des Aes Sedai :

— Je ne suis pas le Créateur. Tout ce que je peux te dire, c’est ce que je vois.

— Du calme, mes sœurs, implora Solinda.

Pour l’heure, elle était la plus sereine de toutes les sœurs, sa très classique robe en streith d’un bleu pâle évoquant une brume matinale. Les cheveux roux qui cascadaient jusqu’à sa taille étaient presque de la même couleur que ceux de Jonai, dont le grand-père maternel, dans son jeune âge, avait été au service de Solinda. Pourtant, en digne Aes Sedai, elle paraissait plus jeune que Jonai…

— Le temps des querelles intestines est révolu, continua Solinda. Jaric et Haindar seront tous les deux ici demain.

— Ça signifie que nous ne pouvons faire aucune erreur, Solinda.

— En d’autres termes, nous devons savoir !

— Y a-t-il une chance pour que… ?

Jonai cessa d’écouter. Les sœurs le remarqueraient lorsqu’elles seraient disposées à lui parler.

Il n’était pas le seul « intrus » dans la salle. Près de la porte, Someshta était assis dos au mur. Dans cette position, ce géant qui semblait entièrement composé de feuilles et de lianes restait plus grand que Jonai. Une sorte de fissure brun et noir – comme un mélange de moisi et de brûlé – courait le long du visage du Nym et creusait un sillon dans l’herbe verte qui lui tenait lieu de chevelure. Quand il regarda Jonai, ses yeux noisette voilés trahirent son malaise.

Et lorsque Jonai le salua de la tête, il tapota la « fissure » et plissa le front.

— Je vous connais ? demanda-t-il.

— Je suis ton ami, répondit Jonai, le cœur serré.

Il n’avait pas vu Someshta depuis des années, mais on lui avait parlé de son triste état. Et d’après ce qu’il avait entendu dire, presque tous les Nyms étaient morts.

— Tu me portais sur tes épaules quand j’étais petit… Tu ne t’en souviens pas ?

— Des chansons… Y avait-il des chansons ? Tant de choses ont disparu. Mais les Aes Sedai disent que certaines reviendront. Tu es un Enfant du Dragon, n’est-ce pas ?

Jonai fit la grimace. Ce nom était une source de problèmes, même s’il n’avait rien de mensonger. Mais combien de citoyens, aujourd’hui, croyaient que les Da’shain avaient un jour servi le Dragon et aucun autre Aes Sedai ?

— Jonai ?

La voix de Solinda… La voyant approcher, Jonai s’agenouilla. Les autres sœurs se querellaient toujours, mais en mode mineur.

— Tout est prêt, Jonai ?

— Oui, Aes Sedai… (Jonai hésita puis se jeta à l’eau.) Solinda Sedai, certains d’entre nous désirent rester. Nous pouvons encore être utiles.

— Sais-tu ce qui est arrivé aux Aiels à Tzora ?

Jonai acquiesça. Soupirant, Solinda tendit la main et lui ébouriffa les cheveux comme s’il était un enfant…

— Bien sûr que tu le sais… Les Da’shain ont plus de courage que… Dix mille Aiels se tenant par le bras et chantant pour tenter de rappeler à un fou qui ils étaient et qui il avait lui-même été… Dix mille Aiels tentant de le détourner de sa folie avec une chanson et leur corps. Jaric Mondoran les a tous tués. Il se tenait là, les massacrant en les regardant comme s’il ne les avait jamais vus, et ils continuaient à serrer les rangs en chantant. On m’a dit qu’il a écouté le chant pendant près d’une heure, avant de tuer le dernier Aiel. Ensuite, la cité de Tzora brûla, consumée par une unique flamme qui dévasta la pierre, le métal et la chair. À l’endroit où se dressait la deuxième plus grande ville du monde, il ne reste plus qu’une vaste étendue vitrifiée…

— Mais beaucoup de gens ont eu le temps de fuir, Aes Sedai. Les Da’shain le leur ont gagné, parce qu’ils ne connaissent pas la peur.

La main de Solinda tira douloureusement sur les cheveux coupés court de Jonai.

— Les citadins ont déjà quitté Paaren Disen, Jonai. De plus, les Da’shain ont encore un rôle à jouer, et si Deindre daigne voir assez loin dans l’avenir, nous saurons même lequel. Quoi qu’il en soit, j’ai l’intention de sauver quelque chose du désastre, et ce « quelque chose », c’est ton peuple.

— Qu’il en soit ainsi, dit Jonai à contrecœur. Nous veillerons sur ce que vous nous avez confié jusqu’à ce que vous veniez le reprendre.

— Oui, ce que nous vous avons confié… (Solinda sourit, cessa de tirer sur les cheveux de Jonai, les caressa une dernière fois et croisa les mains.) Jonai, vous mettrez en sécurité ces… objets. Ne cessez jamais de vous déplacer avant d’avoir trouvé un endroit sûr où personne ne pourra vous faire du mal.

— Il en sera ainsi, Aes Sedai.

— Et Coumin ? S’est-il calmé ?

Même s’il aurait préféré se couper la langue avec les dents, Jonai ne put s’empêcher de dire la vérité à l’Aes Sedai.

— Mon père se cache quelque part en ville. Il a tenté de nous convaincre de… résister. Il n’écoute rien, Aes Sedai. Rien du tout. Il a trouvé une vieille lance-choc je ne sais où, et…

Jonai ne parvint pas à continuer. Alors qu’il s’attendait à subir le courroux de Solinda, il vit des larmes perler à ses paupières.

— Le Pacte, Jonai… Si les Da’shain perdent tout, qu’ils conservent au moins le Paradigme de la Feuille. Jure-le-moi !

— Bien sûr, Aes Sedai, répondit Jonai, troublé.

Le Pacte était les Aiels et les Aiels étaient le Pacte. Abandonner le Paradigme reviendrait à se renier eux-mêmes. Coumin n’avait rien de représentatif. D’après ce qu’on disait, il était « à part » depuis l’enfance – bref, il n’avait rien d’un Aiel, même si personne n’aurait pu dire pourquoi.

— Va-t’en, Jonai. Je veux que vous soyez loin de Paaren Disen dès demain. Surtout, n’oublie pas : reste sans cesse en mouvement. Garde les Aiels en sécurité.

Jonai inclina la tête, mais l’Aes Sedai l’ignora, de nouveau concentrée sur la querelle.

— Solinda, pouvons-nous faire confiance à Kodam et à ses compagnons ?

— Il faudra bien, Oselle… Ils sont jeunes et sans expérience, mais pratiquement épargnés par la souillure. De toute façon, nous n’avons pas le choix.

— Dans ce cas, nous ferons ce qui s’impose. L’épée devra attendre. Someshta, nous avons une mission pour le dernier des Nyms, si tu consens à l’accepter. Nous t’avons déjà trop demandé, et nous allons te demander encore plus.

Alors que le Nym se levait, sa tête touchant le plafond, Jonai recula vers la sortie en s’inclinant. Concentrées sur leurs plans, les Aes Sedai ne le regardaient pas, mais il respecta cependant le protocole. Une manière de leur rendre les derniers honneurs, car il doutait de jamais les revoir.

Sortant au pas de course du Hall des Serviteurs, il traversa la ville en direction de l’endroit, hors de l’agglomération, où attendait la grande assemblée. Des milliers de chariots disposés sur dix rangs s’étendant sur près de deux lieues… Des véhicules chargés de vivre, d’eau et des caisses confiés par les Aes Sedai. Toute une collection d’angreal, de sa’angreal et de ter’angreal qui ne devait surtout pas tomber entre les mains d’hommes condamnés à perdre la raison lorsqu’ils utilisaient le Pouvoir de l’Unique. Naguère, il y aurait eu bien d’autres moyens de transporter ces trésors. Des chars-jo, des sauteurs, des planeurs et même des ailes-sho géantes. Désormais, des chariots et leur attelage devraient suffire, si archaïque que ce fût.

Les Aiels attendaient au milieu des chariots. Assez d’individus pour peupler une ville, certes, mais néanmoins les derniers survivants de leur peuple.

Une délégation composée d’hommes et de femmes vint à la rencontre de Jonai pour lui demander si les Aes Sedai acceptaient qu’une partie des Aiels ne s’en aillent pas.

— Non… Nous devons obéir… Les Da’shain sont les loyaux serviteurs des Aes Sedai.

Les Aiels venus accueillir Jonai se dispersèrent, retournant lentement vers les chariots. Certains mentionnèrent le nom de Coumin – semblait-il, en tout cas – mais le fils du renégat ne se laissa pas perturber. Regagnant son chariot, placé à la tête d’une des rangées centrales, il constata que les chevaux étaient nerveux à cause des secousses.

Les fils de Jonai étaient déjà perchés sur le banc du conducteur. Willim, quinze ans, tenait les rênes tandis qu’Adan, de cinq ans plus jeune, souriait fièrement à côté de lui. Sur la toile goudronnée qui recouvrait leurs possessions (et les trésors remis par les Aes Sedai), Esole jouait avec une poupée. Avec un tel chargement, seuls les très jeunes enfants et les vieillards pouvaient voyager dans les chariots.

Une dizaine de boutures de chora plantées dans des pots étaient rangées derrière le banc du conducteur et y resteraient jusqu’à ce que les Aiels aient trouvé un endroit sûr.

Une étrange cargaison ? Peut-être, mais pas un chariot ne partirait sans ses boutures. Une réminiscence de temps révolus de longue date et le symbole d’un avenir meilleur toujours en gésine. Les gens avaient besoin d’espoir… et de symboles.

Attendant près de l’attelage, ses cheveux noirs brillants lui tombant sur les épaules, Alnora ressemblait à la jeune fille que Jonai avait rencontrée dans sa jeunesse. Mais l’inquiétude lui laissait des cernes autour des yeux, ces derniers temps.

Jonai étouffa ses propres angoisses et sourit à sa femme.

— Tout ira bien, épouse de mon cœur…

Alnora ne répondant pas, il ajouta :

— Tu as rêvé ?

— Pas de l’avenir proche… Tout ira bien, tout ira bien, et le reste aussi ira bien. (Avec un sourire hésitant, Alnora tendit une main et caressa la joue de son mari.) Avec toi, époux de mon cœur, je sais qu’il en sera toujours ainsi.

Jonai leva les bras, donnant le signal du départ.

Les chariots s’ébranlèrent, conduisant les Aiels loin de Paaren Disen.


Rand secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Trop de souvenirs se bousculaient dans sa tête.

Alors que les éclairs occultaient tout, le vent entraînait toujours plus de poussière dans un vortex tourbillonnant. Les joues lacérées, Muradin s’attaquait à présent à ses yeux.

En avant.


Dans ses vêtements de travail – un pantalon large et une veste longue tirant sur l’ocre plus des bottes souples à lacets –, Coumin s’agenouilla à la lisière de la zone labourée. Tout autour du champ, les Aiels et les Ogiers formaient une sorte de haie d’honneur. Dix Da’shain placés à deux pas de distance les uns des autres, puis un Ogier et de nouveau dix Aiels…

Le champ voisin était entouré de la même façon. En face, les soldats montés sur leur char-jo blindé brandissaient des lances-choc. Telle une guêpe de métal noir, un planeur survolait la zone avec deux hommes à son bord.

Coumin venait d’avoir seize ans et les femmes avaient enfin décidé que sa voix était assez grave pour qu’il participe à la mélodie des graines.

Hommes et Ogiers, les soldats le fascinaient comme l’eût fait un serpent venimeux multicolore. Ces guerriers tuaient. Le grand-père maternel de son père, Charn, affirmait que les soldats n’avaient pas toujours existé. Coumin n’en croyait pas un mot. Sans les soldats, qui aurait pu empêcher les Cavaliers de la Nuit et les Trollocs de massacrer tout le monde ? Bien sûr, selon Charn, à l’époque en question, il n’y avait eu ni Myrddraals ni Trollocs. Pas de Rejetés, et pas davantage de Créatures des Ténèbres. Beaucoup de ses récits, proclamait Charn, venaient d’un temps antérieur à celui des soldats, des Cavaliers de la Nuit et des Trollocs. À cette époque, le Seigneur de la Tombe était emprisonné et personne ne connaissait son nom – et pas davantage le mot « guerre ».

Coumin n’imaginait même pas qu’un tel monde avait pu exister. Au jour de sa naissance, la guerre était déjà une antique réalité…

S’il les tenait pour des affabulations, il appréciait les histoires de son grand-père, même si certaines valaient au vieil homme des regards dubitatifs ou courroucés. Par exemple lorsqu’il prétendait avoir été au service d’un des Rejetés. De Lanfear en personne, pour être précis. Autant dire qu’il avait été au service d’Ishamael. Et si Charn aimait à en rajouter, Coumin aurait préféré qu’il raconte avoir été le serviteur de Lews Therin, rien de plus ni de moins. Bien entendu, tout le monde aurait voulu savoir pourquoi il n’était pas aux côtés du Dragon, mais ç’aurait quand même mieux valu que la situation actuelle. Pour tout dire, Coumin n’aimait pas la façon dont les citadins regardaient Charn quand il déclarait que Lanfear n’avait pas toujours été maléfique.

Un mouvement, au bout du champ, lui indiqua qu’un Nym approchait. La tête, les épaules et le torse plus grands que ceux de n’importe quel Ogier, le géant végétal marchait dans la terre ensemencée. Sans avoir besoin de regarder, Coumin sut que des pousses jaillissaient partout où il avait laissé l’empreinte de son pied gauche. C’était Someshta, entouré par son habituel nuage de papillons blanc, jaune et bleu. Des murmures coururent dans les rangs de citadins venus assister au spectacle et parmi les propriétaires des champs. Désormais, chacun d’eux aurait son Nym…

Coumin se demanda s’il devait interroger Someshta au sujet des histoires de Charn. Lors d’une conversation avec le Nym, il avait appris que ce dernier était assez vieux pour savoir si son grand-père disait la vérité. En ce monde, nul n’était plus vieux que les Nyms. On murmurait même qu’ils ne mouraient jamais et qu’il en serait ainsi tant que des végétaux pousseraient.

Hélas, ce n’était pas le moment de seulement envisager d’importuner un Nym avec des questions.

Comme il convenait, les Ogiers commencèrent à chanter de leur voix de basse qui semblait être celle de la terre elle-même. Les Aiels se redressèrent, les hommes donnant la réplique aux Ogiers, le timbre le plus bas restant haut perché comparé au leur. Les chants se combinèrent pourtant, comme s’ils s’entrelaçaient, et Someshta, s’emparant de ces fils invisibles, les tissa pour créer sa propre danse qui l’entraîna à travers tout le champ, les bras écartés, tandis que certains papillons se posaient sur la pointe de ses doigts tendus.

Coumin entendit les graines chanter dans les autres champs, les femmes tapant dans les mains pour encourager les hommes à accélérer le rythme, marquant ainsi le tempo de la vie naissante. Mais ces perceptions devinrent soudain lointaines. Pris dans la chanson, Coumin eut le sentiment que c’était lui, non les notes qu’il émettait, que Someshta unissait au sol et aux graines en un tissage serré.

Des graines ? Non, des pousses vigoureuses de zemai partout où le Nym avait posé le pied. Des plantes qu’aucune maladie n’affecterait jamais et qui n’auraient rien à craindre des insectes. Devenant au bout du compte deux fois plus hautes qu’un homme, elles finiraient dans les silos et les granges de la ville.

Coumin était né pour cela : cette chanson et toutes les autres chansons liées aux graines. Affirmant qu’il lui manquait l’étincelle, les Aes Sedai ne l’avaient pas pris avec eux quand il avait dix ans. Un « échec » qu’il ne regrettait pas. Recevoir la formation d’un Aes Sedai aurait sans doute été merveilleux, mais sûrement pas plus que l’expérience qu’il était en train de vivre.

La chanson mourut lentement sous la direction des Aiels. Someshta continua à danser quelques instants après que la dernière voix se fut tue, et la mélodie sembla flotter dans l’air jusqu’au moment où il s’immobilisa.

Alors, tout fut accompli.

Non sans surprise, Coumin constata que les citadins étaient partis. Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur cette affaire, car les femmes approchaient déjà, rayonnantes, pour féliciter les hommes. Et désormais, il était l’un d’eux, plus un gamin, même si les femmes hésitaient encore entre lui poser un baiser sur les lèvres et ébouriffer sa courte chevelure rousse.

Soudain, Coumin s’aperçut qu’un soldat les regardait, campé à quelques pas de là. L’homme avait abandonné quelque part sa lance-choc et sa cape de bataille en tissu caméléon, mais il portait toujours son casque en forme de tête d’insecte dont les mandibules lui dissimulaient le visage, bien que la visière noire spéciale en soit relevée.

Comme s’il s’avisait qu’il ne risquait pas de passer inaperçu ainsi équipé, le soldat retira son casque, révélant le visage d’un jeune homme brun de quatre ou cinq ans plus vieux que Coumin.

Lorsque le regard marron étrangement fixe du guerrier croisa le sien, l’Aiel frissonna. Quatre ou cinq ans de plus que lui ? C’était cohérent avec le visage, mais ce regard… L’homme avait dû être sélectionné à dix ans pour suivre l’entraînement militaire. Par bonheur, les Aiels n’étaient pas soumis à cette sélection.

Tomada, un des Ogiers, approcha du soldat, ses oreilles poilues pointant en avant d’une manière presque inquisitrice.

— Tu as des nouvelles, homme de guerre ? Pendant que nous chantions, j’ai vu que les soldats étaient surexcités sur le char-jo.

L’homme hésita.

— Eh bien, je dois pouvoir en parler, même si ce n’est pas confirmé. Selon un rapport, Lews Therin a conduit les Compagnons au combat ce matin à l’aube. Une attaque contre le mont Shayol Ghul ! Quelque chose perturbe nos communications, mais il semble que la Brèche soit comblée – avec la majorité des Rejetés du bon côté ! Et peut-être même la totalité…

— Alors, c’est terminé…, souffla Tomada. Enfin ! Que la Lumière en soit remerciée !

— Oui… (Le soldat regarda autour de lui, l’air soudain un peu perdu.) Je… Je suppose que c’est fini… Je… (Il regarda ses mains, les levant un peu, puis les laissa retomber le long de ses flancs.) Les gens ont commencé à fêter la victoire sans attendre de confirmation… (Il soupira de lassitude.) Si les nouvelles sont vraies, ça continuera pendant des jours. Je me demandais si… Non, ils refuseront que des soldats se joignent à eux. Et vous ?

— Ce soir, peut-être, répondit Tomada. Mais nous devons visiter encore trois villes pour compléter notre tournée.

— Oui, bien sûr… Vous avez encore du travail… Au moins, vous avez ça… (Le soldat regarda de nouveau autour de lui.) Il reste des Trollocs. Même si les Rejetés sont neutralisés, il reste des Trollocs. Et des Cavaliers de la Nuit.

Hochant pensivement la tête, le jeune soldat repartit vers les chars-jo.

Comme de juste, Tomada resta de marbre, mais Coumin se sentit aussi sonné que le militaire. La guerre était terminée ? Dans ce cas, à quoi ressemblerait un monde en paix ? Il fallait absolument qu’il parle à Charn.

Les échos des festivités atteignirent ses oreilles un peu avant qu’il entre en ville. Des rires et des chants… Alors que les cloches sonnaient joyeusement, les hommes, les femmes et les enfants dansaient dans les rues. Se faufilant entre eux, Coumin se dirigea vers l’auberge où son grand-père avait décidé de rester au lieu de venir participer à l’ensemencement. Ses vieux genoux lui faisaient un mal de chien, et les Aes Sedai ne pouvaient plus rien pour lui. Cela dit, en une occasion pareille, il serait sans doute sorti…

Soudain, quelque chose s’écrasa sur la bouche de Coumin, dont les jambes se dérobèrent. Se relevant sur les genoux avant même d’avoir compris qu’il s’était étalé, il posa une main sur ses lèvres et la retira rouge de sang.

Levant les yeux, il vit le citadin à l’air furieux qui massait son poing douloureux.

— Pourquoi m’avez-vous frappé ?

L’homme cracha sur sa victime.

— Les Rejetés sont morts ! Morts, as-tu entendu ? Lanfear ne te protégera plus. Nous châtierons tous les Aiels qui ont servi les Rejetés en prétendant être dans notre camp. Oui, vous subirez tous le même sort que ce vieux fou !

Une femme tira sur la manche du type.

— Viens avec moi, Toma, et tiens ta fichue langue ! Tu veux que les Ogiers s’occupent de toi ?

Soudain moins sûr de lui, le citadin se laissa entraîner dans la foule.

Dès qu’il fut debout, Coumin se mit à courir sans se soucier du sang qui ruisselait sur son menton.

L’auberge était déserte. Pas un bruit. Aucune trace du patron, de la cuisinière ni de ses marmitons.

Coumin courut dans l’établissement en criant :

— Charn ! Charn ! Charn !

Dans la cour, peut-être… Charn aimait s’asseoir à l’ombre des arbres à pomme-d’épice, derrière l’auberge, pour y raconter les histoires de sa jeunesse.

Fonçant vers la porte de derrière, Coumin trébucha et s’étala. Quand il se fut relevé, il vit qu’il avait trébuché sur une botte. Une botte souple rouge comme Charn appréciait d’en porter, depuis qu’il ne participait plus aux chants.

Coumin leva les yeux.

Son grand-père avait été pendu à une poutre. Un pied nu, sans doute parce qu’il avait perdu une botte en se débattant, il gardait une main refermée sur la corde qui lui avait brisé le cou.

— Pourquoi ? demanda Coumin à haute voix. Nous sommes des Da’shain. Pourquoi ?

Ramassant la botte et la serrant contre sa poitrine, il resta campé là, les yeux rivés sur le cadavre de Charn.

Dans le lointain, les réjouissances battaient toujours leur plein.


Rand frissonna. La lumière émise par les colonnes était désormais un halo bleu qui semblait solide comme une surface vitrifiée. Poser simplement les yeux dessus lui vrillait les nerfs. Le vent gémissait, tourbillon qui aspirait tout dans ses entrailles.

Muradin avait réussi à remettre son voile. Au-dessus du tissu noir, ses orbites ensanglantées fixaient le vide. Il mâchait quelque chose et une écume rougeâtre dégoulinait sur sa poitrine.

En avant…


Charn descendait la large avenue bondée de monde. À l’ombre des bâtiments aux reflets argentés qui tutoyaient le ciel, les arbres chora s’épanouissaient, leurs feuilles en forme de trèfle diffusant de douces ondes de contentement et de paix. Sans ces végétaux, une cité aurait eu l’air aussi sinistre qu’une plaine sauvage…

Bourdonnant doucement, des chars-jo allaient et venaient dans l’avenue, et une aile-sho géante survolait la ville, conduisant ses passagers à Comelle, à Tzora ou ailleurs.

Charn voyageait très rarement en aile-sho. Quand il devait aller très loin, un Aes Sedai l’accompagnait en général, et ça facilitait bien des choses. Mais ce soir, il ferait une exception afin de rallier M’jinn.

En ce jour où il fêtait son vingt-cinquième anniversaire, il avait décidé d’accepter la dernière demande en mariage de Nalla. Pour être honnête, il avait hâte de savoir si la jeune femme serait surprise. Peu désireux de se caser, il la faisait lanterner depuis un an. Cette union le contraindrait à se mettre au service de Zorelle Sedai, la maîtresse de Nalla, mais Mierin Sedai avait déjà donné son accord.

En négociant un coin de rue, Charn eut à peine le temps de voir l’homme à la fine barbe et aux épaules de colosse qui venait de la direction opposée. L’inévitable collision l’envoya valser dans les airs. Au terme de son vol plané, il s’écrasa sur le sol, sa tête heurtant le trottoir. Sonné, il resta où il était.

— Tu ne peux pas regarder où tu mets les pieds ? lança le barbu, agacé.

Il tira sur les pans de sa veste rouge sans manches et épousseta la dentelle qui ornait les poignets de sa chemise. Ses longs cheveux noirs noués en queue-de-cheval indiquaient qu’il se conformait à la dernière mode en vigueur – la plus grande concession de ceux qui n’avaient pas adhéré au Pacte et qui imitaient quand même les Aiels.

La femme aux cheveux clairs qui accompagnait l’homme lui posa une main sur le bras. Sous l’effet de l’embarras, sa robe en streith, jusque-là d’un blanc brillant, devint uniformément terne.

— Jom, regarde ses cheveux. C’est un Aiel.

Se tâtant le crâne pour voir s’il était toujours entier, Charn passa les doigts dans ses cheveux roux coupés court. Puis en guise de hochement de tête, il tira sur sa propre queue-de-cheval.

— Oui, on dirait bien, concéda Jom, son agacement remplacé par une sincère contrition. Pardonne-moi, Da’shain. De nous deux, je suis celui qui aurait dû regarder où il mettait les pieds. Puis-je t’aider à te relever ?

Sans attendre de réponse, Jom tendit une main à Charn et le hissa sur ses pieds.

— Tu vas bien ? Permets-moi d’appeler un sauteur qui te conduira jusqu’à ta destination.

— Je ne suis pas blessé, citoyen, assura Charn. Et j’étais fautif.

Ça ne faisait aucun doute, quand on fonçait tête baissée comme ça. Il aurait pu faire très mal à un innocent.

— Et toi, tu vas bien ? Je suis vraiment désolé…

L’homme ouvrit la bouche pour s’excuser encore. Décidément, les citoyens pensaient que les Aiels étaient en sucre ! Mais le sol trembla soudain, interrompant la conversation. L’air vibra en vagues successives – des ondes de choc. Décontenancé, l’homme tendit sa cape en tissu caméléon pour s’en envelopper et prendre également la femme sous son aile. Tout d’un coup, leurs têtes semblèrent flotter dans l’air, sans corps pour les soutenir.

— Que se passe-t-il, Da’shain ?

D’autres passants qui avaient remarqué les cheveux roux de Charn approchèrent et posèrent la même question. Il les ignora sans même s’apercevoir qu’il se montrait d’une grande impolitesse. Les yeux rivés sur le Sharom, un énorme globe de plus de mille pieds de diamètre qui flottait au-dessus des dômes bleus et argentés de la Grande Université de Collam Daan, Charn entreprit de se frayer un chemin dans la foule.

Mierin avait dit que ce serait aujourd’hui… Elle avait découvert une nouvelle source où puiser le Pouvoir de l’Unique. Désormais, les Aes Sedai des deux sexes n’auraient plus besoin de s’unir à deux moitiés distinctes d’une source. Et ce qu’ils pourraient réaliser ainsi, dans une union parfaite, dépasserait tout ce qu’on avait connu. Aujourd’hui, Beidomon et elle réaliseraient l’expérience pour la première fois, marquant la fin des temps où les hommes et les femmes maniaient un Pouvoir différent.

Aujourd’hui…

Ce qui semblait être un minuscule fragment de blanc jaillit du Sharom dans une gerbe de feu noir. Puis ce point tomba avec une lenteur faussement rassurante. Car une myriade de gouttes explosa soudain tout autour du globe géant.

Le Sharom se brisa comme un œuf et commença à tomber vers le sol dans un tourbillon d’obscurité. Une nuit qui n’en était pas une envahit le ciel, occultant le soleil comme si ces flammes-là produisaient une lumière noire.

Partout, les gens hurlaient de terreur.

Dès la première gerbe de feu, Charn s’était mis à courir en direction de l’université. Mais il était trop tard, et il le savait. Alors qu’il avait juré de servir les Aes Sedai, il arriverait trop tard.

Des larmes ruisselèrent sur ses joues.


Clignant des yeux pour chasser les points lumineux qui brouillaient sa vision, Rand se prit la tête à deux mains. L’image continuait à flotter dans sa tête : le globe géant noirci tombant du ciel…

Ai-je vraiment vu le trou qu’on a percé dans la prison du Ténébreux ? Est-ce possible ?

Campé à la lisière de la forêt de colonnes, il regardait Avendesora.

Un arbre chora… Sans ces végétaux, une cité est aussi sauvage qu’une plaine. Et il n’en reste plus qu’un…

Les colonnes reflétaient de nouveau la lueur bleue du dôme de brouillard – en somme, tout était redevenu comme avant. Muradin n’était nulle part en vue. Rand aurait été très surpris qu’il soit sorti de la forêt de verre. Ou qu’il en sorte un jour…

Dans les branches de l’Arbre de Vie, quelque chose attira soudain son attention. Une silhouette se balançait doucement. Un homme pendu par le cou à une corde nouée autour d’un bâton posé à cheval sur deux branches.

Avec un rugissement angoissé, Rand courut vers l’arbre. Alors qu’il s’unissait au saidin, son épée de flammes se matérialisa entre ses mains.

Il sauta, trancha la corde et retomba lourdement sur le sol – en même temps que Mat, qui s’écrasa sur les dalles de pierre blanche. Le bâton, délogé de sa position, tomba juste à côté des deux jeunes gens. À bien le regarder, ce n’était pas un bâton mais une très étrange lance à la hampe noire munie d’un glaive à la place du fer. Non, pas vraiment un glaive, puisque la lame à un seul tranchant était légèrement incurvée.

Même si elle avait été faite d’un mélange d’or et de pierre-cœur incrusté de saphirs et de rubis, Rand n’aurait pas accordé plus d’attention à cette arme.

Se coupant du Pouvoir et laissant l’épée se dématérialiser, il retira la corde du cou de Mat puis posa une oreille sur sa poitrine. Pas un bruit… Désespéré, il tira sur la veste de son ami, déchira sa chemise et brisa au passage la lanière de cuir où pendait un médaillon d’argent. Jetant le bijou au loin, il écouta de nouveau.

Toujours rien. Pas l’ombre d’un battement… Mat était mort.

Non ! Non ! Si je lui avais interdit de me suivre, il ne lui serait rien arrivé. Je ne peux pas le laisser ainsi…

Rand tapa plusieurs fois sur la poitrine de Mat, puis il écouta de nouveau. Rien. Une autre série de coups sembla d’abord tout aussi inutile. Mais il y eut soudain une pulsation. Puis une autre. Très faible, pourtant Mat vivait encore malgré son cou tuméfié et son teint presque bleu. Et s’il n’était pas encore mort, il n’y avait aucune raison pour qu’il quitte ce monde.

Rand inspira à fond, se pencha et expira dans la bouche de son ami. Il répéta plusieurs fois la manœuvre, puis il s’écarta, saisit Mat par la taille et le souleva du sol. Quand il lui eut décollé trois fois les hanches de la dalle de pierre, il recommença à lui faire du bouche-à-bouche.

Il aurait pu canaliser le Pouvoir et réussir à aider son ami. Mais le souvenir de la fillette, dans la Pierre de Tear, l’avait convaincu de ne pas essayer. Il voulait que Mat vive, pas qu’il devienne une marionnette animée par le Pouvoir.

À Champ d’Emond, il avait vu un jour maître Luhhan réanimer un gamin qu’on avait retrouvé noyé dans la Cascade à Vin. Continuant à emplir d’air les poumons de Mat, il pria pour égaler cet exploit.

Et ses prières furent exaucées. Mat eut un spasme et toussa. Tandis que Rand s’agenouillait à côté de lui, il se prit la gorge à deux mains, roula sur le côté et aspira de l’air en produisant un bruit de soufflet de forge.

Puis il posa une main sur le morceau de corde, frissonnant de la tête aux pieds.

— Ces maudits… fils de chèvre ! Ils ont essayé d’avoir ma peau.

— Qui ? demanda Rand en regardant autour de lui.

Il n’y avait rien, à part les palais inachevés qui entouraient l’esplanade transformée en décharge d’ordures. À part Mat et lui, Rhuidean était déserte, il en aurait mis sa main au feu. Sauf si Muradin avait miraculeusement survécu.

— Les gens… de l’autre côté du portique de malheur…

Mat déglutit, s’assit et prit une inspiration un peu plus proche de la normale.

— Il y a un portique rouge ici, Rand…, croassa-t-il lamentablement.

— Et tu as pu le traverser ? Ces gens ont-ils répondu à tes questions ?

Si oui, c’était une piste à suivre. Rand avait désespérément besoin de réponses. Des milliers de questions, de problèmes… et si peu de solutions.

— Non, pas de réponse… Ils ont triché. Puis ils ont essayé de me tuer.

Mat ramassa le médaillon – une tête de renard en argent qui emplissait presque sa paume – et le rangea dans sa poche avec une grimace.

— J’aurais tiré quelque chose d’eux, au moins…

Tendant un bras, il s’empara de la curieuse lance. D’étranges signes étaient gravés sur la hampe noire entre deux représentations d’oiseau – des incrustations en métal, plus sombres encore que le bois.

Des corbeaux, décida Rand. Ce devaient être des corbeaux. Et il y en avait deux autres sur la lame.

Avec un rire rauque et amer, Mat se releva en s’appuyant à moitié sur la lance dont l’étrange tête se retrouva très exactement au niveau de ses yeux.

— Je vais garder aussi cette arme, dit-il. C’est une blague, mais je la garde quand même.

— Une blague ?

— Oui. Tu veux savoir ce que ça dit ?

« Ainsi sont rédigés nos accords et nos pactes.

Si la pensée est la flèche du temps

Les souvenirs jamais ne disparaissent.

La demande est satisfaite,

Et le prix est payé. »

» Une sale blague, tu vois… Si j’en ai l’occasion, je leur ferai ravaler leur astuce, à ces fils de chèvre. Oui, je leur en donnerai, moi, de la « pensée » et des « souvenirs » ! (Mat fit la grimace et se passa une main dans les cheveux.) Ma tête me fait un mal de chien. Elle tourne comme une toupie, et on dirait qu’on y enfonce sans cesse des milliers d’épingles. Tu crois que Moiraine interviendra si je le lui demande ?

— Je n’en doute pas un instant…

Pour envisager de demander l’aide d’une Aes Sedai, Mat devait souffrir mille morts. Perplexe, Rand baissa les yeux sur la hampe noire. La main de Mat lui cachait la plus grande partie de l’inscription, mais de toute façon, il n’aurait pas su la déchiffrer. Alors, comment son ami avait-il fait ?

Les fenêtres vides de Rhuidean semblèrent regarder Rand comme si elles se moquaient de lui. « Nous gardons encore bien des secrets, paraissaient-elles vouloir dire, et bien plus nombreux et plus sinistres que tu le penses. »

— Nous devrions partir, Mat… Traverser la vallée de nuit ne me dérange pas. Comme tu l’as dit, il fera moins chaud. Et je ne veux pas rester ici une seconde de plus.

— Un bon programme, approuva Mat entre deux quintes de toux. Si tu me laisses le temps de boire un coup à la fontaine…

Rand calqua son pas sur celui de son ami, qui se mit à clopiner en s’appuyant sur la lance. S’arrêtant devant les deux figurines qui tenaient une sphère de cristal – un homme et une femme –, il fut tenté de les emporter, mais il les laissa où elles étaient. Ce n’était pas encore le moment. Et s’il avait un peu de chance, ça ne le serait pas avant longtemps.

Lorsqu’ils sortirent de l’esplanade, les palais inachevés qui se dressaient des deux côtés de l’avenue parurent menaçants à Rand. Même s’il ne voyait rien d’inquiétant, il s’unit au saidin. Parce qu’il sentait quelque chose, comme si des yeux assassins étaient rivés dans son dos.

Paisible et déserte, Rhuidean la ville sans ombre baignait toujours dans la lumière bleue de sa voûte de brume. Dans les rues, des colonnes de poussière subissaient les caprices du vent.

Le vent ? Quel vent ? Il n’y avait pas un souffle d’air.

— Que la Lumière me brûle…, marmonna Mat. Rand, je crois que nous sommes dans la mouise. C’est toujours comme ça quand je suis avec toi. Tu attires le malheur sur moi.

— Tu peux marcher plus vite ?

— Marcher ? Par le sang et les cendres ! je peux courir, oui !

Calant la lance contre sa poitrine, le jeune homme joignit le geste à la parole.

Alors qu’il courait à côté de son ami, Rand rappela son épée de flammes, même s’il ne voyait pas très bien à quoi elle lui servirait contre des colonnes de poussière.

De vulgaires colonnes de poussière !

Non, c’est tout autre chose ! Une de ces fichues bulles maléfiques… Le mal né du Ténébreux qui dérive dans la Trame à la recherche d’un maudit ta’veren. Je sais qu’il s’agit de ça !

Autour des deux jeunes gens, la poussière tourbillonnante devenait plus épaisse comme si elle cherchait à les emprisonner. Soudain, droit devant eux, une silhouette se redressa dans le bassin d’une fontaine asséchée. Un homme sombre aux traits indistincts, les doigts semblables à des serres. Sans un cri, il bondit sur les deux jeunes gens.

Rand réagit d’instinct – la Lune qui se Lève sur l’Onde – et sa lame de flammes s’enfonça dans la silhouette ténébreuse. En un clin d’œil, l’agresseur se transforma en un épais nuage de poussière qui retomba lentement sur le sol.

D’autres attaquants sans visage, tout aussi sombres, prirent sa place. Très différentes les unes des autres, ces créatures n’avaient qu’un point commun : des griffes acérées avides de déchiqueter la chair.

Rand multiplia les figures d’escrime, sa lame décrivant dans l’air des arabesques compliquées et mortelles. Derrière lui, il ne laissa que des colonnes de poussière.

Mat ne resta pas inactif. Utilisant son étrange lance comme un bâton, il fit montre de sa vitesse d’exécution habituelle, mais tira également tout le parti possible de la lame, à croire qu’il s’était servi toute sa vie de cette arme. Sous les assauts des deux amis, les créatures tombaient comme des mouches – ou plutôt, s’en retournaient à la poussière – mais elles étaient incroyablement nombreuses… et rapides. Du sang coulant sur son visage, Rand sentait que sa vieille blessure au flanc menaçait de se rouvrir.

Mat aussi était blessé, la poitrine et le visage lacérés.

Des adversaires trop nombreux, oui, et bien trop rapides…

« Tu ne fais pas le dixième de ce qui est en ton pouvoir. »

C’était mot pour mot ce que Lanfear avait dit à Rand. Alors qu’il exécutait les figures d’escrime, une danse terriblement précise, le jeune homme éclata de rire. Apprendre d’une Rejetée ? Même si ce n’était pas vraiment ce qu’elle avait voulu dire, il pouvait le faire. Pour sûr que oui !

Canalisant le Pouvoir, il tissa une série de petits tourbillons qu’il expédia au cœur de chaque créature. Avec un bel ensemble, les silhouettes sombres explosèrent dans un nuage de poussière qui valut une formidable quinte de toux à Rand.

À perte de vue, de la poussière dérivait dans l’air.

Le souffle court, Mat s’appuya à la hampe de sa lance.

— C’est toi qui as fait ça ? demanda-t-il d’une voix nasale tout en essuyant le sang qui coulait de son front. Il était temps, mon vieux ! Si tu savais quoi faire, pourquoi avoir tant lambiné ?

Rand éclata à nouveau de rire.

Parce que je n’y ai pas pensé ! Et parce que j’ignorais comment m’y prendre avant de passer à l’action…

Il redevint sérieux. Quand elle retombait sur le sol, la poussière ondulait par vagues, comme si…

— Cours ! cria-t-il à Mat. Nous devons filer d’ici.

Côte à côte, les deux amis foncèrent vers la muraille de brume en frappant impitoyablement tous les nuages de poussière qui menaçaient de redevenir une créature de cauchemar. Pour interdire la reconstitution des monstres, Rand expédia des tourbillons miniatures dans toutes les directions. Mais la poussière semblait vouloir se « réorganiser » avant même d’avoir touché le sol, comme si elle s’adaptait à la tactique adverse.

Une fois dans le brouillard, Rand et Mat ne ralentirent pas. Très vite, ils émergèrent à la lumière du jour – non, de l’aube naissante, plutôt. Les poumons en feu, Rand se retourna, prêt à expédier des éclairs ou des lances de flammes. Mais rien ne jaillit du brouillard, comme si les créatures avaient été incapables de le traverser. Les retenait-il prisonnières ? C’était possible… Mais comment savoir ? Et quelle importance, tant que le danger était écarté ?

— Que la Lumière me brûle ! s’écria Mat. Rand, nous sommes restés là-dedans toute la nuit. Regarde, le soleil se lèvera bientôt. Je n’aurais pas cru que ç’avait été si long…

Rand sonda l’horizon rougeoyant. L’astre du jour ne tarderait plus à apparaître, et sa lumière nimbait déjà les pics, projetant de longues ombres dans la vallée.

« Il viendra de Rhuidean à l’aube, vous unissant les uns aux autres avec des liens que vous ne pourrez pas briser. Puis il vous ramènera en arrière et vous détruira. »

— Retournons sur la montagne, dit Rand. Là où on nous attend.

Où on m’attend, en fait…

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