Balayant le grand delta baptisé les Doigts du Dragon, un labyrinthe de canaux de toutes les tailles, certains envahis de laîche aux feuilles coupantes, le vent soufflait en direction des terres. Ou plutôt des grandes étendues de roseaux qui séparaient des îlots où poussait une variété de miconia qu’on ne trouvait nulle part ailleurs. Puis le delta cédait enfin la place à sa source, à savoir le fleuve Erinin où des dizaines de petits bateaux de pêche, leur lanterne évoquant irrésistiblement une luciole, étaient rudement secoués par le courant. Ou par une force invisible, ainsi que le murmuraient les anciens, convaincus que des démons se déchaînaient dans la nuit. Les hommes plus jeunes riaient de ces superstitions. N’empêche qu’ils se hâtaient de relever leurs filets, à la nuit tombée, histoire de revenir plus vite chez eux. Selon les légendes, le mal ne pouvait pas entrer chez les gens, sauf s’ils l’y invitaient. C’était rassurant, sauf pour les fous qui traînaient encore dehors après le coucher du soleil.
L’odeur iodée que charriait le vent n’était plus qu’un souvenir lorsqu’il atteignait la grande cité nommée Tear où des auberges et des boutiques au toit de tuile côtoyaient de fantastiques palais dont les murs brillaient au clair de lune.
Pourtant, aucun de ces fabuleux bâtiments n’arrivait à la « cheville » de la Pierre de Tear, la mythique forteresse qui ressemblait de loin à une montagne et s’étendait du cœur de la cité au bord de l’Erinin. La plus vieille place forte érigée par l’humanité, tout à la fin de la Dislocation du Monde. Alors que des empires naissaient et mouraient, remplacés par des royaumes qui s’éteignaient à leur tour, la Pierre de Tear demeurait immuable – un roc sur lequel des armées, en trois mille ans, avaient vu se briser le fer de leurs lances, la lame de leurs épées et le courage de leurs héros. En trois millénaires, ce fief n’avait jamais été conquis. Mais cela venait de changer.
Pour l’heure, les rues, les tavernes et les auberges étaient désertes, car les gens restaient prudemment calfeutrés chez eux dès le coucher du soleil. Qui tenait la Pierre dominait Tear, qu’il s’agisse de la mégalopole ou du royaume. Il en allait ainsi depuis le début, et la population en avait toujours pris son parti. Le jour, les citadins acclamaient leur nouveau maître comme ils avaient acclamé l’ancien. La nuit, ils se terraient chez eux, frissonnant malgré la chaleur dès que le vent rugissait au-dessus de leur maison, rappelant les sanglots d’un millier de pleureuses déchaînées.
D’étranges espérances, toutes nouvelles, tourbillonnaient dans leur esprit. En des centaines de générations, nul n’avait plus osé nourrir de pareils rêves. Mais il y avait également des angoisses aussi anciennes que la Dislocation du Monde…
Sur son itinéraire, le vent fouettait l’étendard du Dragon qui flottait désormais au sommet de la Pierre, se tendant vers la lune comme s’il avait voulu la décrocher. Le symbole du Dragon Réincarné, sur lequel s’affichait une créature de légende aux allures de reptile, mais avec des pattes et une crinière de lion.
Le Dragon Réincarné… Messager du salut universel et héraut d’une nouvelle Dislocation du Monde…
Comme s’il s’indignait que tout soit appelé à se reproduire, le vent se jetait tel un taureau fou furieux contre les murs inébranlables de la forteresse. Indifférent, l’étendard continuait à tutoyer le ciel, à croire qu’il se réservait pour affronter de plus grandes tempêtes.
Sur la façade sud de la Pierre, environ à mi-hauteur, dans une confortable chambre, Perrin était depuis un moment assis sur un coffre, au pied de son lit à baldaquin. Tétanisé, une ombre de méfiance dans ses yeux jaunes, il regardait une femme aux cheveux noirs marcher de long en large dans la pièce.
D’habitude, Faile bavardait volontiers avec lui, se moquant parfois de la lenteur excessive et pourtant volontaire qu’il mettait en toute chose. Mais là, elle n’avait pas lâché dix mots depuis son arrivée. L’ancien apprenti forgeron sentait parfaitement bien l’odeur des pétales de rose qu’on avait glissés dans ses vêtements, après le nettoyage – le parfum même de son amie, pouvait-on dire. Mais il captait aussi une odeur de transpiration « propre » qui trahissait chez la jeune femme une grande nervosité.
Mais justement, Faile ne perdait pratiquement jamais son calme.
Alors que la jupe-culotte de la jeune femme bruissait au rythme de ses pas, Perrin se demanda pourquoi il sentait entre ses omoplates une démangeaison qui n’avait rien à voir avec la chaleur de la nuit.
Sans cacher son agacement, il gratta sa barbe de deux semaines, encore plus frisée que ses cheveux. Question chaleur, ça n’arrangeait rien, une raison de plus pour songer à se raser.
— Non, ça te va très bien, dit Faile, s’immobilisant soudain.
Mal à l’aise, Perrin haussa ses épaules nouées et douloureuses après de longues heures de travail à la forge. Très souvent, Faile semblait deviner ce qu’il pensait…
— Peut-être, mais ça démange…, se justifia le jeune homme.
Il regretta aussitôt de ne pas avoir fait montre de plus d’assurance. Après tout, c’était sa barbe, et il pouvait lui faire un sort quand il voulait.
Faile le dévisagea, la tête légèrement inclinée. Avec son profil si particulier, la femme dont le nom signifiait « faucon » avait parfois le regard intense d’un oiseau de proie. Un frappant contraste avec la douceur de sa voix, quand elle susurra :
— Tu es très beau, comme ça…
Perrin soupira et haussa de nouveau les épaules. Faile ne lui avait pas demandé de garder son appendice pileux, et elle ne le ferait pas. Mais il allait renoncer à se raser, c’était couru d’avance.
Comment son ami Mat se serait-il sorti d’une telle situation ? En pinçant la jeune femme, puis en l’embrassant avant de lancer un trait d’esprit qui l’aurait fait rire aux éclats, l’incitant en douceur à changer d’avis ? Oui, très probablement. Mais Perrin n’avait pas le don de Mat, quand il s’agissait des filles. Ni sa détermination, d’ailleurs. Parce que Mat n’aurait jamais crevé de chaud sous une barbe, en se grattant comme un perdu, parce qu’une femme le trouvait plus beau avec des poils sur les joues et le menton.
Vraiment ? Même si la femme en question avait été Faile ?
Selon Perrin, le père de la jeune Quêteuse avait dû regretter amèrement qu’elle quitte la maison familiale. Parce qu’il aimait sa fille, sans nul doute, mais pas seulement. L’homme était un marchand de fourrures du Saldaea, à en croire Faile, et on pouvait difficilement imaginer meilleure négociatrice que cette jeune dame au regard acéré. Avec elle, les clients ne devaient pas discuter beaucoup le prix…
— Faile, quelque chose te perturbe, et ce n’est pas ma barbe…
Soudain sur ses gardes, la jeune femme évita soigneusement de regarder Perrin et fit mine de se livrer à un examen critique de la chambre.
Le décor animalier avait en effet de quoi surprendre. De la grande armoire aux montants du lit, épais comme une jambe de Perrin, tout était orné de sculptures de lions, de léopards et de faucons. Des scènes de chasse, bien entendu, certains des prédateurs ayant des yeux en grenat.
Perrin avait tenté de convaincre la majhere qu’une chambre très simple lui suffirait, mais elle n’avait pas semblé comprendre. Sûrement pas parce qu’elle était stupide. Cette femme commandait une armée de domestiques qui dépassaient en nombre les Défenseurs de la Pierre. Quel que fût le maître de la forteresse, elle assurait le fonctionnement au quotidien d’un gigantesque complexe. Mais elle regardait le monde avec les yeux d’une native de Tear. Pour elle, malgré ses frusques miteuses, Perrin était nécessairement plus qu’un jeune paysan. Pourquoi ? Parce que aucun paysan n’avait jamais été accueilli dans la forteresse, tout simplement. De plus, il appartenait aux familiers de Rand. C’était donc un ami, un fidèle ou en tout cas un proche du Dragon Réincarné. Pour la majhere, ça le mettait au minimum au niveau d’un seigneur du royaume, sinon d’un Haut Seigneur. En conséquence, la brave femme s’était déjà montrée désolée de lui allouer une chambre et non une suite. S’il avait insisté pour être logé plus modestement encore, elle aurait sans nul doute fait une syncope. De toute façon, dans l’aile des invités, il n’existait sûrement pas de chambre ordinaire. Au moins, dans celle-là, rien n’était doré à l’or fin, à part les chandeliers.
À l’évidence, Faile ne partageait pas les goûts du jeune homme.
— Tu mérites dix fois mieux que ça, permets-moi de te le dire. Et tu pourrais parier ton dernier sou que Mat est bien mieux loti.
— Il adore tout ce qui est clinquant…
— Et toi, tu te dévalorises…
Perrin ne répondit pas. La chambre, pas plus que sa barbe, n’était la source du malaise de son amie.
— Le seigneur Dragon semble avoir perdu tout intérêt pour toi, lâcha Faile après un assez long silence. Il passe tout son temps avec les Hauts Seigneurs, désormais.
Entre les omoplates de Perrin, la démangeaison devint plus désagréable. Voilà, on y était ! Pour dissimuler sa gêne, il tenta de plaisanter :
— Le seigneur Dragon ? On croirait entendre un habitant de Tear. Il s’appelle Rand.
— C’est ton ami, Perrin Aybara, pas le mien. Si un homme tel que lui a des amis… (Inspirant à fond, Faile adopta un ton plus modéré.) J’ai envisagé de quitter la forteresse puis de partir de Tear. Moiraine ne m’en empêcherait pas, je crois. Les nouvelles au sujet de… Rand… se répandent hors de la ville à toute vitesse. Elle ne peut plus espérer garder son existence secrète.
Perrin étouffa de justesse un nouveau soupir.
— Non, elle ne te retiendrait pas… Pour elle, tu es un problème de plus. Elle te donnerait sûrement de l’argent pour ton voyage.
— C’est tout ce que ça t’inspire ? demanda Faile, les poings plaqués sur les hanches.
— Que veux-tu entendre ? lança Perrin, surpris par la colère qui faisait trembler sa voix. Que j’aimerais que tu restes ?
Il était furieux contre lui-même, pas contre la jeune femme. Fou de rage de n’avoir rien vu venir et d’ignorer comment réagir. Depuis toujours, il préférait prendre le temps de réfléchir avant de parler. Quand on se précipitait, il était facile de blesser les gens. Exactement comme il venait de le faire. Faile en avait les yeux écarquillés de surprise, tant elle s’y attendait peu.
Perrin tenta de réparer les dégâts :
— Je veux que tu restes, mais il vaut peut-être mieux que tu partes. Je sais que tu n’es pas lâche, mais le Dragon Réincarné, les Rejetés…
Non qu’il existât encore un endroit vraiment sûr. Mais tous n’étaient pas aussi dangereux que la Pierre de Tear. Enfin, dans l’immédiat… Cela dit, il n’était quand même pas assez idiot pour présenter les choses comme ça.
Pourtant, Faile semblait se moquer qu’il y mette ou non les formes.
— Rester ? Que la Lumière m’éclaire ! N’importe quoi plutôt que de rester ici plantée comme un rocher… (Avec une grâce aérienne, Faile s’agenouilla devant Perrin et lui posa les mains sur les genoux.) Perrin, je déteste passer mon temps à me demander quand un Rejeté va jaillir devant moi dans un couloir. Et je n’aime pas non plus me poser des questions sur le moment où le Dragon Réincarné nous tuera tous. C’est ce qu’il a fait au temps de la Dislocation, après tout… Massacrer tous les siens.
— Rand n’est pas Lews Therin Fléau de sa Lignée, rappela Perrin. Enfin, il est bien le Dragon Réincarné, mais… ce n’est pas… il ne ferait pas…
Comment finir cette phrase ? En fait, Rand était bien la réincarnation de Lews Therin. Sinon, il n’aurait pas été le Dragon Réincarné. Mais était-il condamné au même destin que Lews Therin ? Pas simplement la folie – le sort qui guettait tout homme capable de canaliser, suivi par une mort atroce – mais la folie criminelle ?
— Perrin, j’ai parlé avec Bain et Chiad…
Le jeune homme ne s’en étonna pas. Faile passait beaucoup de temps avec les deux Aielles. Cette amitié lui valait quelques ennuis, mais elle semblait apprécier la compagnie de ces femmes – au moins autant qu’elle détestait celle des nobles dames de la forteresse. Mais quel était le rapport avec le sujet en cours ?
Perrin posa la question à son amie.
— Elles m’ont dit que Moiraine demande parfois où tu es. Idem pour Mat. Tu ne comprends pas ? Elle ne se donnerait pas cette peine si elle avait la possibilité de vous surveiller avec le Pouvoir.
— Surveiller avec le Pouvoir ?
Une idée qui n’était jamais passée par la tête de Perrin.
— Oui, et elle ne peut pas le faire avec toi. Accompagne-moi, Perrin. Nous serons à des lieues d’ici avant qu’elle s’aperçoive de notre absence.
— Je ne peux pas, souffla piteusement Perrin.
Il tenta de détourner Faile de ce sujet en l’embrassant, mais elle se leva d’un bond et recula si vite qu’il faillit basculer en avant. La poursuivre tendrement aurait été peine perdue, car elle avait croisé les bras, érigeant ainsi entre eux un bouclier infranchissable.
— Allons, tu n’as pas si peur d’elle ! Je sais, c’est une Aes Sedai, et il suffit qu’elle tire les ficelles pour que vous dansiez comme des pantins. Le seigneur… hum… Rand est peut-être pris dans sa toile. Qui sait ? Egwene et Elayne aussi ? Peut-être même Nynaeve… À moins qu’elles ne veuillent pas se libérer. Mais toi, tu peux le faire, si tu le décides.
— Faile, ça n’a rien à voir avec Moiraine. C’est ma mission. Ce que…
Perrin n’eut pas le loisir de terminer.
— N’essaie pas de me faire gober un de tes discours de mâle à la poitrine velue sur le devoir et tout le tralala ! J’ai le sens du devoir, comme toi, mais tu n’as rien à faire ici. Aucune mission à remplir, en tout cas. Il se peut que tu sois ta’veren, même si ça ne me saute pas aux yeux, mais le Dragon Réincarné, c’est Rand, pas toi !
— Vas-tu enfin m’écouter ? rugit Perrin.
Faile en sursauta de surprise. Il n’avait jamais crié ainsi en s’adressant à elle. La jeune femme pointa le menton et bomba le torse, mais elle ne dit rien, laissant son compagnon continuer.
— J’appartiens au destin de Rand. Enfin, c’est ce que je crois… Pareil pour Mat. Si nous ne jouons pas notre rôle, le Dragon ne pourra pas jouer le sien. C’est ça, ma mission. Comment pourrais-je partir en sachant que ça risque d’entraîner l’échec de Rand ?
— Risque ? répéta Faile d’un ton très légèrement agressif.
Si légèrement, trouva Perrin, qu’il envisagea d’élever la voix plus souvent face à elle.
— C’est Moiraine qui t’a dit ça, Perrin ? Tu devrais avoir appris à ne pas te fier aveuglément aux propos d’une Aes Sedai.
— J’ai découvert ça tout seul… Je crois que les ta’veren s’attirent mutuellement. À moins que ce soit Rand qui joue le rôle de l’aimant pour Mat et moi. On dit qu’il est le ta’veren le plus puissant depuis Artur Aile-de-Faucon, et peut-être même depuis la Dislocation du Monde. Mat refuse de reconnaître qu’il est ta’veren. Mais quoi qu’il fasse, il revient toujours graviter autour de Rand. Loial lui-même n’a jamais entendu parler de trois ta’veren du même âge originaires d’un unique village.
— Loial ne sait pas tout. Pour un Ogier, il n’est pas très âgé.
— Il a quand même plus de quatre-vingt-dix ans, rappela Perrin.
Faile se contenta de sourire.
Pour un Ogier, ce n’était guère plus que l’âge de Perrin. Voire un peu moins… Sachant fort peu de choses sur les Bâtisseurs, le jeune homme n’aurait su le dire. Mais Loial avait quand même lu un nombre incroyable de livres – tous ceux qui existaient, peut-être bien…
— En plus de son âge, il en sait plus long que nous sur bien des sujets. Il pense que j’ai une mission à remplir auprès de Rand. Et Moiraine voit les choses de la même façon. Non, je ne le lui ai pas demandé ! Mais sinon, pourquoi garderait-elle un œil sur moi ? Tu crois qu’elle veut que je lui fabrique un couteau de cuisine ?
Faile ne répondit pas tout de suite, et quand elle se décida, ce fut d’un ton inhabituellement compatissant.
— Mon pauvre Perrin… J’ai quitté le Saldaea en quête d’aventure, j’en trouve une – la plus fantastique depuis la Dislocation du Monde – et voilà que je veux me défiler. Toi, tu rêvais d’être un simple forgeron, et tu seras un héros de légende, que ça te plaise ou non.
Perrin détourna le regard de la jeune femme, mais son parfum continua à venir lui titiller les narines. Pour dire la vérité, il doutait qu’on lui consacre beaucoup de légendes, sauf si son secret finissait par être de notoriété publique. Faile pensait tout savoir sur lui, mais elle se trompait.
Une hache et un marteau de forgeron reposaient contre le mur, en face du jeune homme, l’arme et l’outil ayant tous les deux un manche de la longueur de son avant-bras. Avec la hache au tranchant en demi-lune hérissé d’une pique, il pouvait se battre et tuer. Le marteau, lui, avait pour fonction de fabriquer des objets, et il s’en était servi à cette fin dans une forge. La tête de l’outil pesait deux fois plus que celle de l’arme, et pourtant, cette dernière lui paraissait toujours la plus lourde des deux.
Avec la hache, il avait… Mais non, il refusait de penser à ça ! Faile avait raison. Il rêvait de retourner chez lui, de reprendre son apprentissage et de travailler chez son ancien patron. Mais c’était hors de question, il le savait très bien.
Il se leva, s’empara du marteau et se rassit. Tenir l’outil le réconfortait toujours un peu…
— Maître Luhhan me disait toujours qu’on ne peut pas échapper à son destin… (Il n’insista pas, conscient que ça ressemblait beaucoup à un « discours de mâle à la poitrine velue ».) C’est le forgeron de mon village, celui qui m’a appris le métier. Je t’ai déjà parlé de lui…
Bizarrement, Faile ne saisit pas l’occasion de triompher au sujet des « poitrines velues » et de leur sens de l’honneur. Elle se contenta de regarder Perrin comme si elle attendait quelque chose. Après un moment de réflexion, il crut deviner de quoi il s’agissait.
— Alors, tu es décidée à partir ?
Faile se leva et tira sur sa jupe.
— Je n’en sais rien, dit-elle après une longue réflexion. Tu m’as fourrée dans un sacré pétrin !
— Moi ? Qu’ai-je donc fait ?
— Si tu n’as pas compris, je ne vais sûrement pas te le dire.
Se grattant de nouveau la barbe, Perrin baissa les yeux sur le marteau. Mat n’aurait pas eu besoin d’un dessin, lui ! Idem pour le vieux Thom Merrilin. Le trouvère blanchi sous le harnais prétendait que personne ne pouvait comprendre les femmes. Mais dès qu’il sortait de sa petite chambre, au cœur de la Pierre, une dizaine de jeunes beautés, toutes en âge d’être ses petites-filles, lui fondaient dessus pour l’entendre jouer de la harpe et raconter ses histoires d’aventures et de passions.
Faile était l’unique femme que désirait Perrin. Cela dit, il avait parfois l’impression d’être un poisson qui tente de communiquer avec un oiseau.
Là, il était censé insister, poser une question. Elle ne lui répondrait peut-être pas, mais ça ne changeait rien à ce qu’elle attendait de lui. Mais il ne moufta pas. Cette fois, elle allait devoir faire le premier pas.
Quelque part dans la nuit, un coq eut l’idée saugrenue de chanter.
Faile en frémit d’effroi.
— Selon ma nourrice, ça veut dire que quelqu’un va mourir. Bien entendu, je n’en crois pas un mot, mais…
Perrin voulut préciser qu’il était tout aussi incrédule – même s’il avait lui aussi des frissons – mais son attention fut détournée par un grincement suivi d’un son plus mat.
Sa hache venait de tomber sur le sol. Alors qu’il se demandait comment ça avait pu arriver, l’arme bougea de nouveau… puis elle bondit vers lui comme une bête fauve.
D’instinct, il leva son marteau. Le bruit du métal frappant le métal couvrit le cri d’angoisse de Faile. Sous l’impact, la hache vola en arrière, rebondit contre un mur… et revint à l’assaut.
Perrin sentit tous les poils de son corps se hérisser.
Alors que la hache passait à côté d’elle, Faile plongea en avant et saisit le manche au vol à deux mains. Mais l’arme lui échappa et se retourna contre elle. Juste à temps, Perrin lâcha le marteau, sauta vers l’arme et saisit à son tour son manche, déviant le tranchant alors qu’il était à un pouce de s’enfoncer dans la chair de Faile.
Si cette hache – la sienne, par la Lumière ! – blessait Faile, il en mourrait de chagrin. Écartant l’arme de son amie, il faillit s’enfoncer la pique dans la poitrine. Un mal pour un bien, si ça garantissait la sécurité de Faile. Hélas, les choses ne pouvaient pas être aussi simples que ça.
L’arme se comportait comme une créature vivante et terriblement maléfique. C’était lui qu’elle visait, ça tombait sous le sens, et elle « combattait » avec beaucoup d’ingéniosité. Quand il avait volé au secours de la jeune femme, la hache avait retourné la manœuvre contre lui et tenté de le frapper. Et lorsqu’il essayait d’esquiver ses coups, elle s’en prenait de nouveau à Faile, histoire que la menace l’empêche de repousser le tranchant loin de lui. Si fort qu’il serrât le manche, l’arme parvenait à tourner dans sa main, braquant sur lui la pique ou le tranchant. Les muscles tendus à craquer, Perrin avait mal aux mains et il transpirait à grosses gouttes. Tôt ou tard, l’arme lui échapperait, ça ne faisait pas de doute…
Un moment de pure folie, sans un instant de répit pour réfléchir et comprendre ce qui se passait.
— Faile, sors de cette chambre ! Vite !
Blanche comme un linge, la jeune femme secoua pourtant la tête, résolue à continuer le combat.
— Non, je ne te laisserai pas !
— Cette hache va nous tuer tous les deux !
Faile secoua de nouveau la tête.
Perrin lâcha le manche de l’arme d’une main, saisit Faile par le bras et la tira vers la porte. Alors que tenir l’arme lui arrachait un grognement de douleur – c’était un effort presque surhumain – il se débrouilla pour ouvrir le battant, ignora les cris que poussait son amie, sentit à peine les coups qu’elle lui flanquait en se débattant, et réussit à la pousser dans le couloir.
Dès qu’il eut refermé la porte, il s’y appuya et utilisa une de ses hanches pour remettre en place le verrou. Tenant de nouveau le manche à deux mains, il réussit à immobiliser le tranchant de la hache à un demi-pouce de son visage. Puis il mobilisa toute sa force pour le repousser.
Dans le couloir, Faile criait et martelait la porte de coups de poing. L’entendant à peine, ses yeux jaunes brillant comme s’ils reflétaient toute la lumière de la pièce, Perrin s’adressa à son adversaire :
— C’est entre toi et moi, désormais… Par le sang et les cendres ! si tu savais combien je te hais !
Dans un coin de sa tête, Perrin éclata d’un rire hystérique.
Rand est censé devenir fou, et c’est moi qui suis en train de parler à une hache ! Rand ! Que la Lumière le brûle !
Haletant sous l’effort, Perrin réussit à avancer d’un pas vers le centre de la chambre. Assoiffée de sang, l’arme vibrait d’une rage meurtrière. Quand les forces du jeune homme parurent le trahir, il crut l’entendre pousser un cri de triomphe – son imagination, bien sûr – tandis qu’elle volait vers sa tête.
Au dernier instant, Perrin tourna sur lui-même, guidant l’arme vers la porte où elle s’enfonça avec un bruit sourd.
Aussitôt, il sentit toute vie – dans l’urgence, il ne trouva pas de mot plus approprié – déserter l’arme prisonnière du bois. Quand il la lâcha enfin, la hache resta où elle était, comme il convient à un objet inanimé.
D’une main tremblante, Perrin essuya la sueur qui ruisselait sur son front.
La folie… La folie accompagne Rand partout où il va…
Perrin s’avisa soudain qu’il n’entendait plus les cris de Faile, ni le bruit des coups contre la porte. Ouvrant le verrou, il tira le battant et découvrit que le tranchant l’avait traversé. Les mains levées, Faile, comme pétrifiée, regardait le morceau d’acier sur lequel elle avait failli frapper de toutes ses forces.
— C’est passé à un souffle…, murmura-t-elle.
Puis elle bondit sur Perrin, l’étreignit, lui embrassa le cou et les joues et murmura des propos totalement incohérents. Sans crier gare, elle s’écarta de lui et entreprit de lui palper la poitrine et les bras.
— Tu es blessé ? Tu as mal ?
— Non, tout va bien. Et toi ? Je ne voulais pas t’effrayer ainsi, mais c’est la seule idée qui m’est passée par la tête.
— Vraiment, tu n’as rien ?
— Pas une égratignure…
Une gifle phénoménale coupa la chique au jeune homme.
— Espèce de grand crétin ! Je t’ai cru mort, pauvre idiot ! Je pensais que la hache t’avait tué. J’ai cru que…
Faile se tut quand Perrin intercepta au vol la seconde gifle qu’elle lui destinait.
— S’il te plaît, ne fais plus ça, dit très calmement le jeune homme.
La main de Faile devait être imprimée en rouge sur sa joue, et il aurait sûrement mal toute la nuit.
Il ne serrait pas le poignet de son amie, de peur de lui faire mal, cependant elle ne put se libérer. Quand on jouait du marteau toute la journée devant une enclume, immobiliser le bras de Faile était un jeu d’enfant, même après un combat éprouvant contre une hache.
Faile renonça à se dégager et défia son compagnon du regard. Aucun des deux jeunes gens ne cilla.
— J’aurais pu t’aider. Tu n’avais pas le droit de me jeter dehors !
— Au contraire, c’était vital, parce que tu m’aurais gêné. Si tu étais restée, nous serions morts tous les deux. Parce que je n’aurais pas pu te protéger et combattre l’arme efficacement. (Faile voulut parler, mais Perrin haussa le ton, et elle n’insista pas.) Je fais de mon mieux pour ne pas te traiter comme si tu étais en sucre, mais si ça implique de te regarder mourir, je préfère t’attacher comme un agneau vendu au marché et t’envoyer à maîtresse Luhhan. Avec elle, tu seras obligée de filer doux…
Du coin de la langue, Perrin testa une de ses dents et trouva qu’elle bougeait beaucoup trop. Il aurait donné cher pour voir Faile tenter de regimber face à Alsbet Luhhan – une femme qui en imposait à son colosse de mari, ce qui n’était pas peu dire. Devant elle, même Nynaeve tenait sa langue – et ça, c’était en dire énormément.
Accessoirement, la dent ne semblait pas vouloir jouer les filles de l’air, conclut Perrin après un examen minutieux.
Faile éclata soudain de rire.
— Tu en serais bien capable, je parie ! Mais si tu essaies, ne t’attends pas à une partie de plaisir, parce que je n’ai rien d’un agneau ! Tu risquerais de finir entre les griffes du Ténébreux, mon garçon !
Soufflé, Perrin lâcha la jeune femme. Quelle différence y avait-il entre ce qu’il avait dit un peu plus tôt et ses dernières phrases ? Pourtant, dans un cas, Faile l’avait giflé, et dans l’autre, elle avait gentiment plaisanté. Encore qu’avec elle, il ne fallait prendre à la légère aucune menace. Elle avait des couteaux cachés un peu partout sur sa jolie personne, et elle savait s’en servir…
La jeune femme se massa ostensiblement le poignet et murmura quelque chose comme « espèce de grand imbécile velu ». Vexé, Perrin signa mentalement l’arrêt de mort de son absurde barbe, que ça plaise ou non à la donzelle.
— La hache, dit Faile à haute et intelligible voix. C’était lui, pas vrai ? Le Dragon Réincarné a tenté de nous tuer.
— C’était sans doute Rand, concéda Perrin en mettant lourdement l’accent sur le nom de son ami.
Il détestait penser au « seigneur Dragon ». Pour lui, Rand était toujours le garçon avec lequel il avait grandi à Champ d’Emond.
— Mais il n’a pas tenté de nous tuer… Pas lui…
Faile eut un sourire pincé.
— Si ce n’était pas une tentative de meurtre, prions pour qu’il n’essaie jamais de nous éliminer…
— J’ignore ce qu’il avait en tête, mais je vais lui dire de ne plus jamais recommencer.
— Perrin, je me demande pourquoi je m’inquiète tant pour un garçon si sourcilleux quand il est question de sa sécurité…
Perrin plissa le front, se demandant ce que voulait dire cette étrange remarque. Mais Faile glissa un bras sous le sien, et l’entraîna dans le couloir.
En déambulant dans la Pierre, le jeune homme continua à s’interroger sur la phrase énigmatique de sa compagne.
Quant à la hache, il l’avait laissée fichée dans la porte, histoire qu’elle ne menace plus personne.
Serrant entre ses dents le long tuyau d’une pipe, Mat ouvrit un peu plus sa veste et tenta de se concentrer sur les cartes qui reposaient devant lui – face cachée – et sur les pièces éparpillées au milieu de la table. Il portait une veste de laine à la mode andorienne, avec des broderies sur les manches et le col, et il n’avait jamais mesuré à ce point combien Tear était un royaume méridional, comparé à son pays d’origine. La sueur ruisselait sur son visage et faisait coller sa chemise à sa peau.
Autour de la table, les autres joueurs ne semblaient pas souffrir de la chaleur. Pourtant, ils portaient des vêtements encore plus épais que les siens, probablement doublés et surchargés d’ornements de toutes sortes. Deux hommes en livrée rouge et or prenaient garde à ne jamais laisser vides les gobelets d’argent des joueurs et leur proposaient régulièrement des plateaux lestés d’amuse-gueules divers. La chaleur ne semblait pas affecter non plus ces domestiques. En revanche, ils bâillaient discrètement derrière leur main dès qu’ils pensaient qu’on ne les regardait pas. Il se faisait vraiment très tard…
Mat résista à l’envie de soulever très légèrement ses cartes – dans le jargon du jeu, on parlait de « cartes fermées » – puisqu’elles ne risquaient pas d’avoir changé. Trois maîtres, la figure la plus haute dans les cinq couleurs, formaient une combinaison assez forte pour remporter la plupart des pots.
Mat aurait préféré une partie de dés. Dans les endroits où il flambait d’habitude, on trouvait rarement un paquet de cartes. En revanche, on y pratiquait une bonne cinquantaine de jeux de dés, et il excellait dans toutes les versions. Mais les jeunes nobles de Tear jugeaient indigne d’eux ces divertissements de paysans et de domestiques. Cela dit, ils se gardaient de le proclamer devant Mat. Parce qu’ils craignaient son caractère belliqueux ? Pas le moins du monde… C’étaient les amis qu’ils lui prêtaient qui les incitaient à la prudence.
À longueur de nuit, ces jeunes gens jouaient donc à la « coupe » avec des cartes peintes à la main et vernies par un artisan de la ville que leur passion, partagée par bien d’autres nobliaux de leur espèce, avait enrichi au-delà de toutes ses espérances. À part les femmes et les chevaux – et encore, pas pour longtemps ! – rien ne parvenait à arracher de la table de jeu ces gandins nés avec une cuillère d’argent dans la bouche.
En authentique joueur, Mat avait vite maîtrisé la coupe. Du coup, il s’en sortait très bien, même si ses résultats étaient bien meilleurs aux dés. Une bourse bien pansue reposait près de ses cartes, et une autre, encore plus pleine, était bien à l’abri dans sa poche. À l’époque où il vivait à Champ d’Emond, il se serait pris pour un vrai richard promis à vivre dans le luxe jusqu’à la fin de ses jours. Mais depuis son départ de Deux-Rivières, sa définition de l’opulence avait considérablement évolué.
Les jeunes nobles empilaient négligemment leurs pièces, les laissant même parfois éparpillées. La bourse était une vieille habitude que Mat n’avait aucune intention d’abandonner. Dans les tavernes et les auberges, l’aptitude à ficher très vite le camp – en particulier quand on gagnait – faisait partie de l’indispensable arsenal d’un joueur avisé.
Dès qu’il aurait raflé ce qu’il fallait pour maintenir son train de vie (selon sa nouvelle définition) Mat quitterait la Pierre à la vitesse de l’éclair – histoire que Moiraine n’ait pas le temps de deviner ses intentions. Sans les juteuses tables de coupe, il aurait joué la fille de l’air depuis un bon moment, mais en une nuit, avec ces jeunes présomptueux, on pouvait gagner plus qu’en une semaine de pratique acharnée des dés. À condition d’avoir un peu de chance, bien entendu…
Plissant le front, Mat tira nerveusement sur sa pipe, comme s’il avait des doutes sur la force de son jeu. Deux de ses adversaires fumaient également. Bien entendu, ils se pavanaient avec des pipes d’écume ornées d’argent et munies d’embouts en ambre. Dans l’atmosphère surchauffée, la fumée de leur tabac aromatisé évoquait l’odeur des essences précieuses qu’on faisait brûler dans la cheminée de la chambre d’une grande dame.
Enfin, d’après ce qu’imaginait Mat, car il n’y avait bien entendu jamais mis les pieds. Sinon, il s’en serait souvenu malgré la terrible maladie qui avait failli le tuer et l’avait laissé avec une mémoire plus que défaillante – pleine de trous, pour parler franchement, comme un napperon de dentelle !
Mais le Ténébreux en personne ne m’aurait pas fait oublier une expérience comme celle-là, si je l’avais vécue…
— Un bateau du Peuple de la Mer a accosté aujourd’hui, marmonna Reimon en mâchonnant l’embout de sa pipe.
Ce jeune seigneur large d’épaules arborait une barbe taillée en pointe et outrageusement huilée. C’était le dernier cri de la mode parmi les jouvenceaux pleins aux as, et Reimon, grand collectionneur de conquêtes féminines devant le Créateur, ne serait passé pour rien au monde à côté d’une de ces douteuses fantaisies. À part ça, il jouait atrocement mal, ce qui le rendait fort sympathique.
— Un destrier des mers, comme ils disent, marmonna-t-il en jetant au milieu de la table une pièce d’argent pour recevoir une autre carte. Des navires plus rapides que le vent, paraît-il. J’aimerais bien voir ça ! Que la Lumière brûle mon âme ! j’adorerais ça !
Reimon ne prit pas la peine de regarder sa quatrième carte. Une habitude chez lui, avant d’avoir reçu les cinq.
Le petit type rondouillard aux joues roses assis entre Mat et Reimon gloussa bêtement.
— C’est le bateau que tu veux voir, Reimon, ou les femmes ? D’exotiques beautés du Peuple de la Mer, avec leurs bagues, leur verroterie et leur démarche ondulante.
Edorion paya lui aussi, reçut une carte et fit la grimace après l’avoir regardée. Un indice qu’il ne fallait surtout pas prendre pour argent comptant. À l’en croire, Edorion avait toujours des jeux abominables – des « poubelles », comme aimaient à dire les initiés. Bizarrement, il gagnait très souvent.
— J’aurais peut-être plus de chance avec les femmes, ajouta Edorion.
Assis sur l’autre flanc de Mat, l’homme qui donnait les cartes, un autre gandin à la barbe huilée, se tapota pensivement le nez.
— Tu crois, Edorion ? Elles sont tellement sauvages, qu’on peut s’estimer heureux de les approcher assez pour sentir leur parfum.
Le donneur fit mine d’inspirer à pleins poumons, l’air extatique, et tous les joueurs rirent de bon cœur, même le mélancolique Edorion.
Estean, un jeune homme au visage passe-partout, s’esclaffa plus fort que tout le monde avant d’écarter de son front une mèche de cheveux secs et cassants. Sans sa veste jaune hors de prix, il aurait pu passer pour un fermier plutôt que pour le fils d’un Haut Seigneur. Et pas n’importe lequel, car son père possédait le domaine le plus prospère de Tear. Plus riche que tous les autres joueurs, il avait aussi tendance à lever le coude beaucoup plus qu’eux.
Se penchant au-dessus du joueur assis près de lui – un précieux nommé Baran qui semblait toujours regarder les autres de haut –, Estean enfonça un index dans les côtes du donneur. Un index franchement tremblant, nota Mat. Comme s’il redoutait que l’ivrogne lui vomisse dessus, Baran s’adossa à son siège et parvint à faire la moue autour du tuyau de sa pipe.
— Très bien vu, Carlomin ! ricana Estean. Qu’en dis-tu, Baran ? Edorion ne réussirait pas à approcher assez, pas vrai ? Mais il aurait peut-être plus de chance, pour une fois, en tentant le coup avec les Aielles, comme notre ami Mat. Des femmes bardées de lances et de couteaux… Autant inviter un lion à danser !
Un silence de mort tomba sur la table. Estean continua à rire tout seul, puis il cilla, surpris par la réaction des autres, et se passa de nouveau la main dans les cheveux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai dit une bêtise ? Ah ! oui ! oui, je vois… Elles…
Mat eut beaucoup de mal à s’empêcher de foudroyer du regard cet abruti d’Estean. N’en ratant pas une, il avait fallu qu’il évoque les Aielles. Rien n’aurait pu être pire, à part faire allusion aux Aes Sedai. Ces hommes auraient préféré que des Aiels grouillent dans les couloirs, regardant avec méfiance tous les natifs de Tear, plutôt que de cohabiter avec une seule Aes Sedai. Or, selon eux, il y en avait au moins quatre parmi les compagnons de Rand…
Tirant une couronne d’argent andorienne de sa bourse, Mat la poussa lentement vers le pot. Sans se presser non plus, Carlomin lui donna une carte.
Mat la souleva du bout d’un ongle et resta de marbre alors qu’il venait de découvrir le Maître de Coupes – un Haut Seigneur de Tear, dans ce paquet. La représentation des maîtres variait selon le lieu de fabrication des jeux de cartes. Mais il y avait une constante : le Maître de Coupes, la couleur la plus haute, était toujours le dirigeant du pays concerné.
Ces cartes dataient. Sur les plus récentes, le Maître de Coupes était illustré par un portrait de Rand – parfois une image en pied – accompagné de l’étendard du Dragon.
Rand al’Thor, chef suprême de Tear – Mat devait encore se pincer pour y croire ! Rand était un bon berger, et un garçon d’agréable compagnie, quand il ne faisait pas une de ses crises de sens du devoir aiguës. Et voilà qu’il était devenu le Dragon Réincarné !
Pour la énième fois, Mat se répéta qu’il était fou, en sachant ce qu’il savait, de rester dans la forteresse à attendre que Rand se décide à bouger, alors que Moiraine pouvait lui mettre la main dessus quand elle le voulait. Au fond, Thom Merrilin accepterait peut-être de filer avec lui. Ou Perrin… Mais le trouvère semblait vouloir prendre racine dans la Pierre de Tear – s’il osait cette image un rien bancale – et l’ancien apprenti forgeron n’irait nulle part si Faile ne le lui ordonnait pas.
Foutaises que tout cela ! Mat était prêt à voyager seul, s’il le fallait.
Certes, mais il y avait des pièces d’argent dans le pot et de l’or devant les jeunes nobles – sans parler de leurs poches – et si sa cinquième carte était le dernier maître, aucune main de coupe ne pourrait l’empêcher de plumer cette bande de pigeons. De plus, il n’avait pas besoin du meilleur jeu pour gagner… Soudain, Mat se sentit touché par la grâce très spéciale de la chance. Ce n’était pas la chance insolente dont il bénéficiait aux dés, bien sûr, mais la certitude, cependant, que rien ne pourrait battre les quatre maîtres qu’il avait déjà en main.
Et ses adversaires, les braves gens, n’y allaient pas de main morte quand ils misaient. L’équivalent du prix d’une dizaine de très belles fermes s’était déjà retrouvé dans le pot sur les coups les plus chauds.
Mais Carlomin regardait mornement le jeu qu’il tenait, sans se décider à payer pour recevoir sa quatrième carte. Tirant nerveusement sur sa pipe, Baran empilait soigneusement ses pièces, comme s’il avait l’intention de se lever et de partir. Reimon semblait fulminer sous sa barbe et Edorion regardait pensivement ses ongles.
Estean seul ne semblait pas refroidi par l’incident qui venait de se produire. Affichant un sourire béat, il regardait les autres joueurs comme s’il avait oublié sa bévue.
Les jeunes nobles parvenaient en général à faire bonne figure lorsqu’on évoquait les Aiels devant eux. Mais il se faisait très tard, et le vin avait coulé à flots.
Mat se creusa la cervelle en quête d’une astuce, n’importe laquelle, qui empêcherait ses victimes potentielles de filer avant qu’il leur ait vidé les poches. Changer de sujet suffirait-il ? Scrutant ses compagnons, le jeune homme se répondit par la négative. Mais il y avait une autre tactique : les faire rire au sujet des Aielles.
Mais l’enjeu justifie-t-il qu’ils se moquent de moi, ces jeunes idiots ?
Une question gênante à laquelle Mat préféra ne pas répondre.
Du coin de l’œil, il vit que Baran avait ramassé ses deux piles de pièces et s’apprêtait à les empocher.
— Je ferais mieux d’essayer les femmes du Peuple de la Mer, les amis ! (Mat retira sa pipe de sa bouche, la tenant par le fourneau, et braqua le tuyau vers un ennemi imaginaire.) Quand on courtise les Aielles, il faut s’attendre à tout, et surtout au pire. Par exemple, il y a ce jeu qu’elles appellent le Baiser des Promises.
Mat nota avec satisfaction que tous les autres joueurs étaient suspendus à ses lèvres. Mais Baran n’avait pas reposé les pièces et Carlomin ne paraissait toujours pas décidé à payer pour voir une autre carte.
Estean eut un rire gras d’ivrogne.
— Un baiser de la mort, je suppose, avec de l’acier dans les côtes ! L’acier d’un fer de lance, puisqu’elles s’appellent les Promises de la Lance. C’est à mourir de rire !
Personne ne partagea cet avis, mais tous les joueurs semblaient avides d’entendre la suite du récit de Mat.
— Tu n’es pas loin de la vérité…, maugréa celui-ci.
Bon, j’en ai déjà trop dit, alors pourquoi ne pas continuer ?
— Selon Rhuarc, pour séduire les Aielles, il suffit de leur demander comment on joue au Baiser des Promises. À l’en croire, c’est le meilleur moyen de connaître ces femmes…
Et le jeu semblait inoffensif, comme s’embrasser sous le houx ou les innocentes niaiseries de ce genre. Rhuarc ne lui ayant jamais donné l’impression d’être un farceur, il ne s’était pas méfié. Une erreur qu’il ne commettrait plus…
Pour la bonne cause, plumer ses chers pigeons, Mat se força à sourire de bon cœur.
— Du coup, je suis allé voir Bain et…
Reimon eut une moue agacée. Ces gandins ne connaissaient le nom d’aucun Aiel, à part Rhuarc, et ils n’avaient pas l’intention que ça change. Renonçant à nommer les héroïnes de son récit, Mat entra dans le vif du sujet :
— Je suis tombé dans le panneau, comme un idiot, et j’ai demandé à ces femmes de me montrer le jeu…
En les voyant sourire, il aurait dû se douter de quelque chose. On eût dit des chattes invitées à danser par une souris…
— Avant d’avoir compris ce qui se passait, j’ai eu comme un collier de pointes de lance autour du cou. Pour me raser de près, un seul éternuement aurait suffi…
Les joueurs éclatèrent de rire. Toute la palette de l’hilarité, du quasi-ricanement de Reimon aux braiments alcoolisés d’Estean.
Mat ne se joignit pas à ce concert. Il se souvenait encore des pointes d’acier qui lui titillaient la gorge dès qu’il bougeait. Pliée en deux de rire, Bain lui avait ensuite expliqué qu’il était le premier homme, à sa connaissance, qui avait jamais demandé à jouer au Baiser des Promises.
— Tu ne peux pas en rester là, dit Carlomin en se lissant la barbe. Continue ! C’est arrivé quand ? Avant-hier, je parie, puisque tu n’es pas venu jouer ce soir-là.
— Non, il y a deux jours, j’ai joué aux pierres contre Thom Merrilin. Ça remonte à plus longtemps que ça. (Une chance que Mat soit capable de mentir sans broncher, comme tout bon joueur…) Elles m’ont toutes embrassé, c’est tout… Quand la dame était satisfaite de ma prestation, la pression des lances se relâchait. Dans le cas contraire, elles appuyaient un peu plus fort, histoire de me stimuler. Il n’y a rien eu d’autre, je vous le garantis. Simplement, j’ai récolté moins de coupures que lorsque je me rase devant ma glace.
Mat remit entre ses dents le tuyau de sa pipe. Si les autres voulaient en savoir plus, ils n’avaient qu’à aller demander à jouer aussi. Les connaissant comme il les connaissait, certains étaient assez fous pour ça.
Maudites Aielles avec leurs fichues lances !
— Il n’y a rien eu d’autre, dis-tu ? lâcha Carlomin. Moi, ça m’aurait déjà amplement suffi… Le Baiser des Promises, tu parles d’une partie de plaisir !
Il fit mine de trembler de peur, et les joueurs éclatèrent de nouveau de rire.
Baran paya pour sa cinquième carte et Estean piocha une pièce dans le tas éparpillé devant lui, la levant au niveau de ses yeux pour voir ce qu’elle valait.
C’était parti, désormais, et ça ne s’arrêterait plus…
— Des sauvages…, marmonna Baran. Des barbares ignorants… Voilà ce qu’ils sont ! Chez eux, ils vivent dans des grottes. Des fichues grottes, par la Lumière ! Qui pourrait supporter leur maudit désert, sinon des sauvages ?
— Tu as raison, acquiesça Reimon, mais au moins, ils servent le seigneur Dragon. Si ce n’était pas le cas, je prendrais la tête d’une centaine de Défenseurs de la Pierre et je les expulserais sans cérémonie.
Baran et Carlomin approuvèrent cette déclaration à grand renfort de grognements.
Mat n’eut pas besoin de se concentrer pour rester impassible. Il avait déjà entendu tout ça à maintes reprises. Les vantardises étaient aisées quand il se révélait impossible de passer à l’action. Une centaine de Défenseurs ? Même si Rand ne s’en mêlait pas, les Aiels qui tenaient la forteresse pouvaient repousser la plus grande armée que Tear était en mesure de lever. Pourtant, les étranges guerriers ne semblaient pas tenir à la Pierre. Selon Mat, ils étaient là à cause de Rand. Aucun des jeunes seigneurs n’avait deviné la vérité – qui ne les aurait d’ailleurs pas consolés.
— Mat, fit Estean en déployant ses cartes en éventail dans sa main, comme s’il essayait de trouver dans quel ordre les classer, tu parleras au seigneur Dragon, pas vrai ?
— De quoi ? demanda le jeune homme, prudent.
Ces jeunes crétins savaient tous qu’il avait grandi avec Rand. Visiblement, ils pensaient qu’il passait tout son temps avec le Dragon, lorsqu’il n’était pas assis à une table de jeu. Pourtant, aucun d’eux n’aurait approché de son propre frère, s’il avait été capable de canaliser le Pouvoir. Pourquoi croyaient-ils que Mat était plus bête qu’eux ?
— Je ne te l’ai pas dit ? (Estean regarda ses cartes, se gratta la tête puis eut un grand sourire.) C’est au sujet de sa proclamation. La dernière en date… Celle où le seigneur Dragon décrète que les gens du peuple ont le droit d’attaquer un seigneur en justice… Qui a jamais entendu parler d’un seigneur passant devant le juge ? Surtout pour plaire à des paysans !
Mat serra sa bourse si fort que les pièces grincèrent les unes contre les autres.
— Il serait en effet honteux, dit-il, que tu sois jugé et condamné parce que tu as troussé la fille d’un pêcheur qui ne voulait pas de toi. Ou pour avoir fait battre un fermier coupable d’avoir projeté de la boue sur ta cape dans la rue…
Les autres joueurs comprirent que c’était de l’ironie et ne dirent rien. Dans les brumes de l’alcool, Estean crut s’être trouvé un allié.
— Ce serait un scandale, en effet ! Mais ça n’arrivera jamais ! Un noble traduit en justice ? Impossible ! (Il eut un rire aviné.) Cela dit, j’évite les filles de pêcheur. À cause de l’odeur, tu comprends ? L’odeur de poisson, qui reste même après dix bains. Une bonne paysanne un peu rondelette, voilà qui est parfait !
Mat se rappela qu’il était là pour jouer. Il devait ignorer les âneries du jeune imbécile et se concentrer sur l’or qu’il pouvait lui subtiliser.
Hélas, sa langue sembla dotée d’une volonté propre, le forçant à susurrer :
— Qui sait jusqu’où ça pourrait aller ? Une pendaison, peut-être ?
— Estean, intervint Edorion, mal à l’aise, sommes-nous obligés de parler des gens du peuple ? Si on se penchait plutôt sur les filles du vieil Astoril ? Tu as décidé laquelle tu épouseras ?
— Plaît-il ? Eh bien, je finirai par jouer ça à pile ou face, j’imagine… (Estean regarda ses cartes, en déplaça une et fronça les sourcils.) Medore a deux ou trois servantes très jolies. Donc, ce sera peut-être elle…
Mat but une longue gorgée de vin, histoire de s’occuper les mains. Sinon, l’une d’entre elles, dûment fermée, serait allée s’écraser sur le nez de l’ivrogne.
Il en était toujours à son premier gobelet, et les serviteurs avaient renoncé à essayer de le remplir. S’il frappait Estean, aucun joueur ne tenterait de s’interposer, et le poivrot lui-même ne protesterait pas. Tout ça parce qu’il était un ami du seigneur Dragon.
Il regretta de ne pas être dans une taverne, dans les bas quartiers, face à un docker qui l’accuserait de tricher. Une situation où pour rester entier, il fallait du bagout, des jambes rapides ou des poings solides.
Bon sang ! j’ai vraiment des idées idiotes !
Edorion tenta diplomatiquement de changer de sujet.
— J’ai entendu une rumeur, aujourd’hui… Le seigneur Dragon voudrait déclarer la guerre à l’Illian ?
Mat faillit s’étrangler avec son vin.
— La guerre ? couina-t-il.
— La guerre, oui ! confirma allégrement Reimon.
— Tu en es sûr ? demanda Carlomin.
— Moi, je n’ai pas entendu de rumeur, ajouta Baran.
— Ça date d’aujourd’hui, et deux ou trois personnes seulement en ont parlé, fit Edorion, qui semblait soudain fasciné par ses cartes. On ne peut être sûr de rien.
— C’est sûrement vrai, affirma Reimon. Avec le seigneur Dragon pour nous commander, Callandor au poing, nous n’aurons même pas besoin de nous battre. Il dispersera l’armée ennemie et marchera sur l’Illian. En un sens, c’est dommage, parce que j’aurais bien croisé le fer avec des Illianiens.
— Tu ne risques pas d’en avoir l’occasion, dit Baran. Dès qu’ils verront l’étendard du Dragon, ces pleutres tomberont à genoux.
— Et s’ils ne le font pas, intervint Carlomin, le seigneur Dragon les carbonisera sur place.
— D’abord l’Illian, souffla Reimon, puis… Pour lui, nous allons conquérir le monde. Tu peux lui répéter mes propos, Mat. Le monde entier, rien de moins.
Mat secoua la tête, accablé. Un mois plus tôt, ces gens auraient été horrifiés par la simple idée de croiser un homme capable de canaliser – un malheureux condamné à la folie et à une mort atroce. Et voilà qu’ils étaient prêts à suivre Rand à la bataille, se fiant à son pouvoir pour l’emporter. Au Pouvoir de l’Unique, autrement dit, même s’ils n’auraient sûrement pas formulé les choses ainsi.
Cela dit, il leur fallait bien se raccrocher à quelque chose. L’invincible Pierre était tombée entre les mains des Aiels, le Dragon Réincarné était dans ses appartements, une bonne centaine de pieds au-dessus de leurs têtes, et il détenait Callandor. Trois mille ans d’histoire et de légendes étaient réduits en cendres et le monde ne tournait plus vraiment rond. Honnête par nature, Mat se demanda s’il s’en était mieux tiré que les nobliaux. Son monde à lui s’était écroulé en un peu plus d’un an…
Mat fit rouler entre ses doigts une couronne d’or de Tear. Qu’il s’en soit bien sorti ou non, il ne reviendrait pas en arrière.
— Quand l’armée se mettra-t-elle en campagne, Mat ? demanda Baran.
— Je n’en sais rien… Et je doute que Rand veuille la guerre.
Sauf s’il était déjà fou à lier. Une hypothèse qu’il ne fallait pas écarter.
Les autres joueurs regardèrent Mat comme s’il venait de leur annoncer que le soleil ne se lèverait pas le lendemain.
— Nous sommes loyaux envers le seigneur Dragon, bien sûr, dit Edorion, en regardant ses cartes avec une perplexité toujours aussi vive. Hors de la capitale, en revanche… Il paraît que quelques Hauts Seigneurs, une poignée, ont tenté de lever des forces pour reprendre la Pierre.
Soudain, plus personne ne regarda Mat. Estean, lui, continua à étudier son jeu comme si quelque chose lui échappait.
— Quand le seigneur Dragon nous conduira au combat, continua Edorion, ces alliances se désintégreront. Ici, la majorité des gens est fidèle au Dragon. Et la plupart des Hauts Seigneurs partagent cette loyauté…
Une loyauté qui tenait beaucoup à la terreur que le Dragon Réincarné leur inspirait. Un moment, Mat eut le sentiment qu’il se préparait à abandonner Rand dans un nid de vipères. Puis il se souvint de la véritable nature de son ami. En réalité, ça revenait plutôt à laisser un renard dans un poulailler. Rand avait été son ami. Mais le Dragon Réincarné… Qui pouvait être proche de lui ?
Je n’abandonne personne… Si l’envie lui prenait, il pourrait faire s’écrouler la forteresse sur la tête de ces idiots. Et sur la mienne.
Oui, décidément, il était temps de lever le camp.
— Pas de fille de pêcheur…, marmonna Estean. Tu parleras au seigneur Dragon.
— C’est à toi, Mat, dit nerveusement Carlomin.
Il semblait très inquiet. Craignait-il qu’Estean frise de nouveau la moustache de Mat ? Avait-il peur que le sujet de la loyauté revienne dans la conversation ? C’était impossible à dire…
— Tu paies pour la cinquième carte, ou tu te couches ?
Mat s’avisa qu’il s’était déconcentré. À part Carlomin et lui, tous les autres joueurs avaient cinq cartes. Mais Reimon les avaient poussées près du pot, afin de montrer qu’il n’était plus dans le coup.
Après une pensive hésitation, comme s’il n’était pas bien sûr de lui, le jeune homme jeta une autre pièce au milieu de la table.
Alors que la pièce roulait vers le pot, il sentit son filet de chance se transformer en torrent. Les sens soudain décuplés, il voyait et entendait tout avec une incroyable acuité. Si on le lui avait demandé, il aurait pu prédire sur quelle face tomberait finalement sa pièce. Et il sut quelle carte il allait recevoir avant même que Carlomin l’ait posée devant lui.
Ramassant son jeu, il le déploya en éventail. Comme prévu, le Maître de Flammes avait rejoint ses quatre homologues, formant une combinaison imbattable. Sur cette carte, on voyait la Chaire d’Amyrlin, une petite flamme brûlant au-dessus de sa paume. La femme ne ressemblait absolument pas à Siuan Sanche. Mais même s’ils ne l’appréciaient guère, les sujets de Tear reconnaissaient le pouvoir de Tar Valon. Cela dit, Flammes était la couleur la plus faible.
Quelle était la probabilité de toucher ces cinq cartes ? Le plus fort quintet possible ? En principe, sa chance s’accommodait mieux des jeux de hasard comme les dés, mais s’il commençait à devenir un cador aux cartes…
— La Lumière réduise mes os en cendres s’il n’en est pas ainsi, marmonna Mat.
Enfin, c’était ce qu’il avait eu l’intention de dire.
— Tu ne peux pas le nier, cette fois ! s’écria Estean. C’était de l’ancienne langue. Quelque chose à propos de tes os et de cendres… (Il eut un sourire béat.) Mon précepteur serait fier de moi. Je devrais lui envoyer un cadeau, si j’arrive à savoir où il est allé.
Les nobles étaient censés parler l’ancienne langue. En réalité, très peu pouvaient se targuer de compétences supérieures à celles du lamentable Estean. Cela n’empêcha pas les jeunes seigneurs de gloser au sujet de ce que Mat venait de dire. Apparemment, ils semblaient croire que c’était une remarque sur la chaleur.
Mat eut la chair de poule tandis qu’il tentait de se remémorer les mots qu’il avait prononcés. Du charabia ! Et pourtant, il avait l’impression qu’il aurait dû les comprendre.
Que la Lumière brûle Moiraine ! Si elle m’avait fichu la paix, je n’aurais pas dans mes souvenirs des trous assez grands pour laisser passer un chariot et son attelage. Et je ne débiterais pas des discours incompréhensibles.
Sans Moiraine, il aurait encore été en train de traire les vaches de son père, au lieu de sillonner le monde avec les poches pleines d’or. Mais en matière de mauvaise foi, il n’avait de leçon à recevoir de personne…
— Vous êtes ici pour jouer, lança-t-il, ou pour jacasser ?
— Pour jouer, répondit Baran. Trois couronnes d’or !
Il lança les pièces dans le pot.
— Je double la mise ! cria Estean.
D’une main tremblante, et en hoquetant, il ajouta six pièces dans le tas.
Oubliant l’ancienne langue – ce qui ne lui demanda pas un gros effort, parce qu’il détestait y penser –, Mat étouffa un sourire. Si le coup s’emballait, il avait une chance de gagner assez pour pouvoir s’enfuir dès le lendemain.
Si Rand est assez cinglé pour vouloir déclencher une guerre, je filerai, même si je dois marcher…
Dehors, un coq eut l’idée incongrue de chanter. Mal à l’aise, Mat se tança intérieurement. Allons, personne n’allait mourir, c’était une vieille superstition.
Baissant les yeux sur ses cartes, il sursauta. La flamme de la Chaire d’Amyrlin avait été remplacée par un couteau. Alors que Mat s’étonnait d’être fatigué au point d’avoir des hallucinations, l’image lui plongea la lame dans le dos de la main.
Criant de douleur, il jeta ses cartes, bascula en arrière, renversa sa chaise et fit de même avec la table, que ses pieds percutèrent rudement. Autour de lui, l’air sembla s’épaissir comme du miel. Tout se passait comme si le temps avançait au ralenti. Mais les événements arrivaient tous simultanément, ce qui semblait un peu paradoxal.
Des cris firent écho au sien, s’allongeant démesurément comme s’ils retentissaient dans une grotte. Tandis que le jeune homme tombait, la table parut flotter dans les airs.
Le Maître de Flammes était en suspension devant les yeux de Mat, et il le dévisageait avec un sourire cruel. La carte grandit, atteignant presque la taille d’un être humain. La Chaire d’Amyrlin en sortit, toujours sous l’aspect d’une image – à savoir, en deux dimensions – mais en le menaçant quand même avec son couteau à la lame rouge de sang. Le fluide vital de Mat, comme si l’arme lui avait déjà traversé une fois le cœur…
Le Maître de Coupes grandit aussi et le Haut Seigneur de Tear dégaina son épée.
Alors qu’il dérivait dans ce qui était désormais de la mélasse, Mat parvint à sortir la dague qu’il cachait dans sa manche gauche. Il la lança en direction du cœur de la Chaire d’Amyrlin, si une image en avait un.
De la main gauche, Mat lança sa deuxième lame, qui vola vers le Maître de Coupes.
Hélas, le Maître de Bâtons grandissait à son tour : la reine d’Andor, un rictus de démente sur les lèvres, brandissant en guise de bâton une énorme massue.
Toujours en train de tomber et de pousser le même cri, Mat vit que la Chaire d’Amyrlin était sortie de sa carte. Le Haut Seigneur aussi, et il faisait des moulinets avec son épée. Les silhouettes plates se déplaçaient presque aussi lentement que Mat. Presque… Et il savait d’expérience que leurs lames pouvaient blesser. Tout comme la massue, certainement capable de faire éclater un crâne humain.
Les deux dagues volaient toujours à travers la mélasse. Soudain, Mat eut la certitude que le coq avait chanté pour lui. Malgré ce qu’en disait son père, il ne s’agissait pas d’une superstition. Mais il n’allait pas baisser les bras et mourir. Sortant deux nouvelles dagues, cachées dans la doublure de sa veste, celles-là, il lutta pour se retourner dans sa chute et atterrir sur ses pieds puis lança une des armes sur la reine blonde munie d’une massue.
L’autre, il la garda pour la suite.
Le temps reprenant son cours normal, il tomba sur le côté – tant pis pour le rétablissement acrobatique – et eut le souffle coupé par le choc. Se relevant malgré tout, il dégaina une cinquième dague. Selon Thom Merrilin, un homme ne portait jamais assez de couteaux sur lui.
Mais Mat n’eut pas besoin de ces deux armes.
Un instant, il crut que les cartes et les silhouettes s’étaient volatilisées. À moins qu’il ait tout imaginé. Au fond, c’était peut-être lui qui devenait fou.
Puis il vit les trois cartes, revenues à leur taille normale, clouées aux lambris d’un mur par trois dagues dont les lames vibraient encore.
La table gisait sur le sol, les pièces éparpillées autour avec le reste du jeu de cartes… et les joueurs, qui s’étaient jetés par terre tout comme les deux serviteurs. Les yeux écarquillés, tous regardaient les différentes lames de Mat.
Estean saisit un décanteur d’argent qui ne s’était pas renversé, un pur miracle, et entreprit de le vider pour se réconforter.
— Tu n’avais pas le jeu gagnant, souffla Edorion, mais ce n’était pas une raison pour…
Il s’interrompit, frissonnant.
— Vous avez tout vu, dit Mat en rengainant ses dagues. (Un filet de sang coulait toujours sur le dos de sa main.) Ne faites pas semblant d’avoir été aveugles.
— Je n’ai rien vu ! s’écria Reimon. Rien du tout !
Il commença à ramper sur le sol, ramassant des pièces comme si c’était la chose la plus importante du monde. Les autres l’imitèrent, à part Estean, qui se mit en quête d’autres décanteurs éventuellement épargnés par le désastre. Un des domestiques se cachait les yeux avec les mains. L’autre, paupières closes, priait à voix basse.
Mat alla récupérer ses dagues fichées dans le bois. Les cartes n’étaient plus que des rectangles de carton vernis et ornés d’une image. Mais la Chaire d’Amyrlin brandissait toujours une dague. Sentant le goût du sang dans sa bouche, Mat s’aperçut qu’il suçait machinalement la petite coupure, sur sa main.
Très vite, il dégagea ses trois armes, déchirant chaque carte en deux dans le même mouvement. Puis il chercha parmi les cartes éparpillées sur le sol, et fit subir le même sort aux Maîtres de Pièces et de Vents. Il se sentit un peu stupide, car les rectangles de carton n’avaient plus rien de maléfique, mais il ne parvint pas à se retenir.
Aucun des jeunes seigneurs, toujours occupés à ramper, ne tenta de l’arrêter. Sans le regarder, ils s’écartèrent simplement de son chemin. Pour ce soir, la partie était finie. Et elle ne reprendrait peut-être pas les jours suivants – en tout cas, avec lui.
Mat était la cible de ce qui s’était passé, ça tombait sous le sens. Et à l’évidence, le Pouvoir de l’Unique était impliqué. Les jeunes seigneurs risquaient de le fuir comme la peste pendant un sacré bout de temps.
— Que la Lumière te brûle, Rand…, marmonna Mat entre ses dents. Si tu dois devenir fou, ne me mêle pas à ton déclin…
Le jeune homme avisa sa pipe, cassée en deux et inutilisable. Furieux, il se baissa pour ramasser sa bourse et sortit sans se retourner.
Dans sa chambre aux rideaux tirés, Rand se tournait et se retournait fébrilement sur un lit assez grand pour accueillir cinq personnes.
Il rêvait…
Dans une épaisse forêt, Egwene, maniant un bâton pointu, le poussait comme un vulgaire bœuf vers la souche sur laquelle la Chaire d’Amyrlin, confortablement assise, attendait avec un licol destiné au cou du jeune homme.
Entre les troncs, des ombres furtives traquaient Rand. Du coin de l’œil, il aperçut le reflet du soleil couchant sur une lame. Un peu plus loin, il crut reconnaître l’étrange lasso d’un bâton de Trolloc.
Avec sur le visage une expression que Rand ne lui avait jamais vue – de la peur – Moiraine s’efforçait de le pousser vers le licol de la Chaire d’Amyrlin.
Des Suppôts des Ténèbres, des Rejetés et des monstres dans les ombres, le licol de la Tour Blanche devant lui, et une Moiraine terrifiée derrière… Une situation bien peu enviable.
Esquivant un coup de bâton, Rand tenta de fuir.
— Il est trop tard pour ça ! lui cria Moiraine.
Mais il devait revenir en arrière. Oui, en arrière…
En marmonnant dans son sommeil, il se débattit sur le lit, puis il se calma un peu, respirant même plus paisiblement.
Soudain, il se retrouva dans le bois de l’Eau, chez lui, devant une mare où la lumière du soleil, filtrant de la frondaison, se reflétait en une myriade d’étincelles liquides. De son côté de l’étendue d’eau, une mousse verte recouvrait les rochers. En face se dressait un massif de fleurs sauvages. C’était ici, durant son enfance, qu’il avait appris à nager.
— Tu devrais piquer une tête…, dit une voix féminine.
Sursautant, Rand se retourna et découvrit Min, souriante et telle qu’en elle-même dans ses vêtements d’homme. À ses côtés se tenait Elayne, splendide dans une robe de soie verte qu’elle aurait parfaitement pu porter dans le palais de sa mère.
Prenant le relais de Min, la Fille-Héritière ajouta :
— L’eau doit être délicieuse, Rand, et personne ne viendra nous déranger ici.
— Je n’en suis pas si sûr…, commença le jeune homme.
Lui passant les bras autour du cou, Min se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa. Puis elle répéta les paroles d’Elayne :
— Personne ne viendra nous déranger ici…
Reculant, la jeune femme se débarrassa de sa cape et entreprit de défaire les lacets de sa chemise.
Rand n’en crut pas ses yeux – et moins encore quand il vit tomber sur le sol couvert de mousse la robe verte d’Elayne. Penchée en avant, les bras croisés, la jeune femme remontait déjà l’ourlet de sa combinaison.
— Que fais-tu donc ? demanda Rand d’une voix bizarrement haut perchée.
— Elle se prépare à nager avec toi, répondit Min.
Elayne sourit et fit passer la combinaison au-dessus de sa tête.
Bien qu’à contrecœur – au moins en partie, en tout cas – Rand tourna le dos à la Fille-Héritière. Tout ça pour se retrouver face à Egwene, dont les grands yeux noirs exprimèrent une profonde mélancolie. Sans un mot, elle se détourna et s’enfonça entre les arbres.
— Attends ! cria Rand. Je peux tout t’expliquer !
Il courut, décidé à rattraper la jeune femme. Mais la voix de Min l’arrêta net :
— Ne t’en va pas, Rand !
Min était déjà dans l’eau, tout comme Elayne, seules leurs têtes dépassant tandis qu’elles barbotaient paresseusement au milieu de la mare.
— Reviens ! renchérit Elayne. (Elle leva un bras fin et délicat pour joindre le geste à la parole.) Pour une fois, ne mérites-tu pas d’avoir ce que tu désires ?
Rand piétina sur place. Il voulait bouger, certes, mais dans quelle direction ? Que désirait-il, en réalité ? Cette question paraissait bien étrange. Levant une main pour essuyer la sueur qui ruisselait sur son visage, il vit que sa chair infectée rendait presque impossible à identifier le héron imprimé dans sa paume. Par les lèvres de la plaie, on apercevait la blancheur de l’os, tant la blessure était profonde.
Frissonnant malgré la touffeur de la nuit, Rand se réveilla en sursaut. Les sous-vêtements trempés de sueur, il reposait sur des draps tout aussi humides. À l’endroit où une vieille blessure refusait obstinément de guérir, son flanc lui faisait un mal de chien. Du bout d’un index, il suivit les contours de la cicatrice circulaire encore boursouflée malgré le passage du temps. Même le pouvoir de guérison de Moiraine, pourtant une Aes Sedai, n’avait pas pu remettre les choses dans l’ordre.
Mais je ne suis pas encore en train de pourrir ! Et je n’ai pas perdu la raison. Enfin, pour le moment…
Pour le moment… Toute la différence était là. Sentant qu’il avait envie d’éclater de rire, Rand se demanda s’il n’était pas déjà bien avancé sur le chemin de la folie…
Rêver de Min et d’Elayne… Et de cette façon-là, en plus de tout ! Si ce n’était pas un signe d’aliénation mentale, ça tenait cependant du délire. Aucune des deux ne l’avait jamais regardé ainsi, dans la réalité. Car enfin, Egwene et lui étaient promis l’un à l’autre depuis l’enfance ! Même s’ils n’avaient pas prononcé leurs vœux devant le Cercle des Femmes, tous les habitants de Champ d’Emond savaient qu’ils se marieraient un jour.
Enfin, qu’ils auraient dû se marier un jour, car ça n’arriverait plus, désormais. Et c’était bien ainsi, quand on connaissait le sort qui guettait un homme capable de canaliser le Pouvoir. Sans nul doute, Egwene devait en avoir également conscience. En tout cas, elle n’avait plus qu’une idée en tête : devenir une Aes Sedai. Les femmes étant bizarres, elle pouvait cependant espérer atteindre le statut tant désiré et épouser quand même Rand – qu’il soit en mesure de canaliser ou non. Comment lui dire qu’il n’envisageait plus de se marier avec elle, parce qu’il l’aimait comme une sœur ? Avec un peu de chance, il n’en aurait pas besoin, se cachant derrière l’être à part qu’il était devenu. Egwene comprendrait, il n’en doutait pas. Quel homme aurait pu demander la main d’une jeune femme alors qu’il se savait condamné à sombrer dans la folie ? Et à pourrir de l’intérieur ?…
D’ici à quelques années, si je suis chanceux… Et beaucoup plus vite, dans le cas contraire.
Malgré la chaleur ambiante, Rand eut un frisson glacé.
Il faudrait que je dorme…
Dès le matin, les Hauts Seigneurs allaient revenir à la charge, mendiant ses faveurs. Enfin, celles du Dragon Réincarné…
Si je me rendors, je ne rêverai peut-être pas.
Alors qu’il se retournait, cherchant un endroit où les draps seraient secs, Rand se pétrifia, l’oreille tendue. Il y avait comme un bruissement dans les ténèbres. Il n’était pas seul…
L’Épée Qui N’en Est Pas Une se trouvait hors de sa portée, reposant sur un présentoir somptueux en forme de trône offert par les Hauts Seigneurs – sans doute avec l’espoir que Rand garde Callandor hors de leur vue.
Quelqu’un veut voler l’arme…, pensa le jeune homme. Ou assassiner le Dragon Réincarné.
Même sans les mises en garde que Thom lui soufflait à l’oreille, il aurait deviné que les ferventes déclarations de loyauté des Hauts Seigneurs n’avaient rien de sincère.
Chassant de son esprit toute pensée ou toute émotion, Rand s’immergea sans effort dans le Vide : un cocon de paix et de calme, à l’intérieur de lui-même, à partir duquel il pouvait puiser dans la Source Authentique.
Contrairement à d’habitude, il y parvint sans difficulté.
Le saidin se déversa en lui tel un torrent de lumière blanche et de chaleur. L’emplissant de vie et de vigueur, il lui donna en même temps la nausée à cause de la souillure du Ténébreux. On eût dit que les eaux usées d’un égout venaient flotter à la surface d’un étang à l’onde limpide et fraîche…
Le flux de Pouvoir menaça d’emporter Rand, le consumant et le noyant tout à la fois.
Au prix d’un pur effort de volonté, le jeune homme maîtrisa cette déferlante. Canalisant le Pouvoir en même temps qu’il sautait du lit, il se réceptionna dans la position nommée la Fleur de Pommier dans le Vent. S’ils avaient été très nombreux, ses ennemis auraient fait plus de bruit. Néanmoins, la figure d’escrime, si poétiquement nommée, était conçue pour affronter plus d’un adversaire.
À l’instant où ses pieds touchaient le tapis, une épée apparut entre ses mains. La poignée très longue, la lame à un seul tranchant légèrement incurvée, cette arme ressemblait à une flamme pétrifiée. Pourtant, elle n’était pas chaude au toucher. Sur sa lame couleur de feu, la silhouette d’un héron ressortait fièrement.
Autour de Rand, toutes les bougies et les lampes dorées s’allumèrent, des réflecteurs projetant leur lumière dans la pièce. De grandes glaces accrochées aux murs et deux miroirs en pied remplirent le même office, illuminant si bien la chambre qu’on aurait pu lire sans effort dans le moindre de ses recoins.
Sur son présentoir de bois aussi grand et aussi large qu’un homme – une magnifique pièce d’ébénisterie délicatement sculptée, dorée à l’or fin et incrustée de pierres précieuses – l’épée qui semblait en cristal, Callandor, continuait à trôner comme si de rien n’était.
Dans la chambre, tout le mobilier était doré et orné de pierreries : le lit, les fauteuils, les bancs, les armoires, les coffres et même le coin toilettes. Dans le même ordre d’idées, les carafes et les coupes, de la fine porcelaine du Peuple de la Mer, brillaient de tous leurs feux. Le seul tapis du Tarabon, avec ses motifs entrelacés écarlates, jaunes et bleus, valait assez cher pour payer la nourriture d’un village pendant des mois. Sur toutes les surfaces planes, on pouvait admirer d’autres merveilles de l’artisanat du Peuple de la Mer et une entière collection de gobelets et de coupes en argent incrusté d’or – ou le contraire, pour changer un peu. Sur le manteau de la cheminée, deux loups en argent aux yeux de rubis tentaient de faire basculer sur le sol un cerf d’or de trois bons pieds de haut. Afin d’occulter la lumière, des rideaux de soie écarlate ornés de superbes aigles brodés en fil d’or pendaient devant les étroites fenêtres, un souffle d’air les faisant doucement onduler.
Certains arborant encore la poussière de la bibliothèque de la Pierre de Tear, des livres reliés de cuir ou de bois reposaient partout où il y avait un peu de place pour eux.
Alors qu’il pensait découvrir des voleurs ou des assassins, Rand se retrouva face à une seule et unique jeune femme aux longs cheveux noirs. Hésitante et un peu mal à l’aise dans sa robe de soie si fine qu’elle révélait plus de choses qu’elle en cachait, Berelain, la dirigeante de la cité-État de Mayene, était la dernière personne que Rand s’attendait à voir dans sa chambre.
Sursautant un peu, les yeux écarquillés de stupeur, Berelain se reprit très vite. Avec grâce, elle fit à Rand une révérence qui tendit le tissu de sa robe, mettant en valeur les courbes que celle-ci était censée voiler.
— Je ne suis pas armée, seigneur Dragon… Mais si vous voulez me fouiller, je ne m’y opposerai pas.
Le sourire de son interlocutrice, un rien espiègle, rappela à Rand qu’il était en sous-vêtements.
Elle espère que je vais me couvrir de ridicule en tentant de cacher ce qu’elle ne devrait pas voir ? Eh bien, elle va en être pour ses frais !
Flottant dans le Vide, cette pensée atteignit la conscience de Rand.
Je ne lui ai pas demandé de venir, après tout ! C’est une intrusion !
Certes… Pourtant, sous l’effet de la colère et de la gêne, contenues mais pas annulées par le cocon, Rand sentit qu’il s’empourprait comme un jouvenceau. Même dans son refuge, la malicieuse provocation de Berelain parvenait à l’atteindre et à le déstabiliser. Souverainement calme dans le Vide, peut-être, mais à l’extérieur… Pourquoi transpirait-il ainsi à grosses gouttes qui ruisselaient dans son dos et sur sa poitrine ? Pourquoi devait-il produire un tel effort pour rester relativement impassible sous le regard de la femme ?
La fouiller ? Et quoi encore ? Lumière, ne m’abandonne pas !
Se détendant un peu, Rand fit disparaître l’épée de flammes, mais il resta connecté au saidin. À ces moments-là, il avait le sentiment de boire par l’intermédiaire d’un trou foré dans une digue qui menaçait de s’écrouler. Douce comme le plus sucré des vins, l’eau qu’il absorbait ainsi avait en même temps le goût répugnant des déjections d’un égout.
Quant à Berelain, que savait-il d’elle, au juste ? Fort peu de choses, sinon qu’elle allait et venait dans la Pierre de Tear comme si elle était chez elle. Selon Thom, la Première Dame de Mayene posait sans cesse des questions à tout le monde. Au sujet de Rand, bien entendu. Rien de très étonnant, sachant ce qu’il était, mais ça n’était pas suffisant pour le rassurer. De plus, Berelain n’était pas retournée chez elle, et ça, ce n’était pas normal du tout. Prisonnière depuis des mois – dans les faits sinon dans les termes –, elle avait été coupée de sa petite nation et de l’exercice du pouvoir. Jusqu’à l’arrivée de Rand, fallait-il préciser. Et sans parler du reste, toute personne normale aurait saisi la première occasion de fuir le plus loin possible d’un homme capable de canaliser le Pouvoir.
— Que faites-vous ici ? demanda Rand, conscient d’être impoli et s’en fichant comme d’une guigne. Quand je me suis couché, des Aielles sont venues monter la garde devant ma porte. Comment avez-vous trompé leur vigilance ?
Berelain eut une moue délicieusement réprobatrice.
Rand aurait juré que la température ambiante venait de monter en flèche…
— Elles m’ont laissée passer dès que j’ai dit que le seigneur Dragon m’avait invitée à venir…
— Moi ? Je n’ai invité personne !
Du calme ! Cette femme est une reine, ou quelque chose dans le genre. En matière de têtes couronnées, tu es aussi ignare que si on te demandait de voler comme un oiseau !
Bien, il allait se montrer courtois, s’il le fallait. Mais quel titre devait-on donner à la dirigeante de Mayene ?
— Ma dame… (En principe, cette solution passe-partout ne pouvait pas choquer – et dans le cas contraire, tant pis !) Pourquoi vous aurais-je… invitée… à cette heure tardive ?
Berelain eut un rire de gorge à la fois profond et mélodieux. Même dans son cocon de vide, Rand en eut la chair de poule et tous ses poils se hérissèrent. Prenant pour la première fois vraiment conscience de la tenue de sa visiteuse, il s’empourpra de nouveau, et jusqu’à la pointe des oreilles, cette fois.
Elle ne sous-entend pas que… ? Enfin, c’est impossible ? Par la Lumière ! nous n’avions pas échangé plus deux mots avant ce soir !
— Qui sait, seigneur Dragon, j’ai peut-être envie de parler ?
Berelain laissa tomber sur le sol sa robe blanche, révélant une combinaison de soie encore plus fine qui méritait amplement d’être appelée un « déshabillé ». Dévoilant les épaules de la jeune femme, cette tenue offrait également une vue plongeante sur ses seins à la peau d’albâtre.
Incapable de détourner le regard, Rand se demanda vaguement comment cette fascinante poitrine pouvait tenir droit sans soutien.
— Comme moi, seigneur Dragon, vous êtes très loin de chez vous. Et la nuit, on se sent encore plus seul…
— Demain, je serai ravi de parler avec vous.
— Le jour, vous n’êtes jamais tranquille… Les pétitionnaires, les Hauts Seigneurs, les Aiels…
Berelain haussa très légèrement les épaules.
Rand se répéta qu’il devait regarder ailleurs, mais autant se convaincre d’arrêter de respirer. C’était la première fois, lorsqu’il se réfugiait dans le Vide, qu’il avait conscience à ce point de ses réactions.
— Les Aiels me font peur, continua Berelain, et je n’aime pas les seigneurs de Tear, qu’ils soient « hauts » ou non.
Sur le deuxième point, Rand la croyait volontiers. Sur le premier, en revanche, il avait plus que des doutes. Cette femme, avoir peur de quelque chose ?
Que la Lumière me brûle ! elle est dans la chambre d’un type bizarre – pour être gentil –, presque déshabillée, et c’est le type en question, moi en l’occurrence, qui est nerveux comme un chat dans un chenil. Et tout ça malgré le Vide…
Bref, il était temps de mettre un terme à cet entretien avant qu’il… dérape.
— Il serait préférable que vous retourniez dans votre chambre, ma dame.
« Et que vous mettiez une cape… Une cape très épaisse… », eut envie d’ajouter Rand. Ou plutôt une partie de lui-même, pour être honnête.
Berelain eut l’air interloquée.
— Seriez-vous influencé par les manières guindées de Tear, seigneur Dragon ? Ou cette… retenue… est-elle de rigueur sur le territoire de Deux-Rivières ? Chez moi, nous ne sommes pas si… collet monté.
— Ma dame…, commença Rand sur un ton somme toute assez « guindé ».
Et si elle n’aimait pas ça, tant pis pour elle !
— Je suis fiancé à Egwene al’Vere, savez-vous ?
— Cette Aes Sedai, seigneur Dragon ? Si c’en est vraiment une. Elle paraît bien jeune – et peut-être trop – pour porter la bague et le châle.
À entendre Berelain, Egwene était une gamine. Or, la Première Dame devait avoir un an de plus que Rand, lui-même aîné de deux ans de sa promise…
— Seigneur Dragon, je n’ai pas l’intention de m’interposer entre vous. Si elle appartient à l’Ajah Vert, épousez-la donc ! Pour ma part, je ne voudrais surtout pas m’unir au Dragon Réincarné ! Pardonnez-moi si j’outrepasse mes droits, mais comme je l’ai déjà dit, à Mayene, nous ne sommes pas… guindés. Puis-je vous appeler Rand ?
Le jeune homme se surprit à soupirer mélancoliquement. Quand elle avait parlé de s’unir au Dragon Réincarné, Berelain avait eu comme une lueur dans le regard – une expression fugitive, aussi, presque imperceptible. Si elle n’avait jamais envisagé cette possibilité, elle venait de le faire. Épouser le Dragon Réincarné, pas Rand al’Thor – l’homme des prophéties, pas le berger de Deux-Rivières.
Cette démarche ne le choquait pas vraiment. Chez lui, certaines filles jetaient leur dévolu sur n’importe quel homme qui brillait un tant soit peu dans les diverses joutes de Bel Tine ou de la Fête du Soleil. Et il n’était pas rare non plus qu’une femme en « pince » pour le propriétaire du plus gros troupeau ou des champs les plus fertiles.
Mais il aurait bien aimé que Berelain soit attirée par Rand al’Thor…
— Ma dame, il est temps que vous partiez !
Berelain avança vers le jeune homme.
— Rand, je sens tes yeux sur moi… Je ne suis pas une gamine de ton village encore dans les jupes de sa mère, et je sais que tu veux…
— Me prends-tu pour un homme de pierre, femme ?
Berelain recula d’instinct. Mais elle se ressaisit très vite, reprit sa marche en avant et tendit les bras vers Rand.
— Les muscles de tes bras semblent aussi durs que la pierre… Si tu penses devoir me brutaliser, brutalise-moi, ça n’a aucune importance, tant que tu me touches.
Quand elle caressa le visage de Rand, des étincelles parurent jaillir du bout des doigts de Berelain.
Sans réfléchir, Rand canalisa le Pouvoir à travers le lien qu’il n’avait toujours pas coupé. Comme si une muraille d’Air la repoussait, Berelain recula, les yeux écarquillés de surprise.
C’était bien de l’Air, constata Rand. Plus souvent qu’à son tour, il faisait des « miracles » sans avoir la première idée de ce qu’il fabriquait… Au moins, quand il avait réussi quelque chose, il se souvenait en général du protocole, histoire de pouvoir recommencer.
Le mur invisible fit onduler bizarrement le tapis, poussa la robe jetée par Berelain, fit subir le même sort à une botte abandonnée par Rand lorsqu’il s’était déshabillé et malmena un repose-pieds tendu de cuir rouge sur lequel trônait un exemplaire ouvert de l’Histoire de la Pierre de Tear, d’Eban Vandes.
En même temps que Berelain, la muraille d’Air poussait ces objets vers le mur. À savoir, à la distance de sécurité minimale pour Rand…
Conscient qu’il ne risquait plus rien, il verrouilla ce qu’il nommait le « flux », faute d’avoir trouvé un meilleur terme, et n’eut donc plus besoin de maintenir la muraille en elle-même. Un long moment, il réfléchit à ce qu’il venait de faire afin d’être sûr de pouvoir recommencer le cas échéant. Ce « miracle » semblait très utile, en particulier le « verrouillage ».
Ses yeux noirs toujours écarquillés, Berelain, les mains tremblantes, tentait de déterminer les contours de sa prison invisible. Le repose-pieds, la robe, la botte et le livre d’histoire gisant devant elle, la jeune femme était presque aussi blanche que son troublant déshabillé.
— Même si je le regrette fort, dit Rand, nous n’aurons plus d’autres conversations, sauf en public.
Les regrets n’avaient rien d’hypocrite. Car enfin, cette femme était superbe.
Que la Lumière me brûle ! je suis le dernier des crétins !
Certes, mais pourquoi ? Parce qu’il s’était laissé prendre par la beauté de Berelain, ou parce qu’il était assez bête pour la renvoyer ?
— Pour tout dire, il serait judicieux que vous partiez le plus vite possible. Vous avez ma parole que Tear ne fera plus d’ennuis à Mayene.
Une promesse valable tant que Rand serait de ce monde – voire jusqu’à ce qu’il ait quitté la Pierre – mais quand on maniait le bâton, il fallait aussi savoir user de la carotte. Un baume pour la fierté blessée de Berelain et un cadeau qui l’empêcherait de quitter Tear en tremblant de terreur.
Cela dit, elle avait déjà contrôlé sa peur, au moins extérieurement. Tout effort de séduction oublié, elle parla avec une franchise et une honnêteté manifestes :
— Pardonne-moi… Je m’y suis terriblement mal prise, mais sans intention de te blesser. Chez moi, une femme peut se montrer directe avec un homme. L’inverse est vrai aussi, bien entendu. Rand, tu es un bel homme, n’en doute pas – un homme grand et fort, comme je les aime. Si je ne m’en étais pas aperçue, c’est moi qui aurais été de pierre ! S’il te plaît, ne me force pas à m’éloigner de toi. Si tu veux, je peux t’implorer à genoux.
Berelain s’agenouilla avec la grâce d’une danseuse. Sa sincérité ne s’était pas démentie, certes, mais en se baissant, elle avait réussi à faire glisser sur ses épaules son déshabillé, qui ne semblait plus très loin d’aller rejoindre la robe sur le sol.
— Rand, je t’en supplie !
Vide ou pas Vide, le jeune homme en resta bouche bée, et ça n’avait rien à voir avec la beauté de Berelain ou sa quasi-nudité. Enfin, presque rien… Si les Défenseurs de la Pierre avaient été aussi déterminés qu’elle, dix mille Aiels n’auraient pas réussi à prendre la forteresse.
— Ma dame, je suis flatté, fit Rand, très diplomate, je vous prie de le croire. Mais ce ne serait pas loyal vis-à-vis de vous. Car je ne peux pas vous donner ce que vous méritez.
À elle de décider ce qu’elle a envie de comprendre !
Dehors, un coq chanta dans les ténèbres.
Très surpris, Rand vit que Berelain, les yeux ronds comme des soucoupes, regardait quelque chose derrière lui. Ouvrant la bouche, elle tenta de pousser un cri, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
Le jeune homme se retourna, son épée de flammes dans les mains.
À l’autre bout de la pièce, un des miroirs en pied refléta son image. Un grand jeune homme aux cheveux roux et aux yeux gris en sous-vêtements et qui brandissait une épée de flammes.
Le reflet bondit sur le tapis et leva son arme.
Je suis devenu fou ! pensa Rand, cette idée venant dériver à la lisière du Vide. Non ! Berelain voit la même chose ! C’est réel !
Un mouvement attirant son attention, sur sa gauche, Rand se tourna d’instinct, sa lame décrivant la figure baptisée Lever de Lune Au-dessus de l’Eau.
Le coup traversa la silhouette – sa silhouette ! – qui venait de jaillir d’une des glaces murales. L’apparition se brouilla puis disparut, se désintégrant en un nuage de poussière.
Le reflet de Rand réapparut dans la glace… et posa les mains sur le cadre afin de bondir à son tour. Balayant la chambre du regard, le jeune homme vit qu’il y avait du mouvement dans toutes les surfaces réfléchissantes.
Ne trouvant pas de meilleure parade, il frappa la glace avec sa lame. Des éclats volèrent partout, mais il aurait juré que le reflet s’était brisé une fraction de seconde avant le verre. Quelque part au fond de sa tête, Rand entendit un cri lointain : le son de sa propre voix, mais qui mourait déjà.
Alors que la glace n’avait même pas fini d’exploser, il déchaîna le Pouvoir de l’Unique. Sans un bruit, tous les miroirs et toutes les glaces de la chambre se fracassèrent, projetant une pluie d’éclats. Dans la tête de Rand, le cri se répéta à l’infini, comme un écho agonisant et pourtant immortel, le faisant frissonner de terreur. C’était sa voix. Et pourtant, si incroyable que ce fût, ce n’était pas lui qui hurlait.
Se retournant, Rand se prépara à affronter le reflet qui avait réussi à sortir de son miroir. Répliquant à une attaque sauvage – Les Pierres qui Dévalent le Flanc d’une Montagne –, Rand recourut à la figure nommée Déployer l’Éventail. Lorsque son adversaire recula, il s’avisa qu’il y en avait deux autres. Malgré son excellent réflexe – briser toutes les surfaces réfléchissantes – deux faux Rand de plus avaient pu sauter dans la pièce. Désormais, trois répliques parfaites de sa personne – jusqu’au plus infime détail, y compris la cicatrice boursouflée, sur son flanc – le défiaient du regard, le visage brûlant de haine, de mépris et d’une étrange… voracité. Mais les yeux de ses sosies semblaient vides, comme s’ils n’étaient pas vraiment vivants.
Comme un seul homme, ils passèrent à l’attaque.
Rand s’écarta, des éclats de verre blessant ses pieds nus. Passant de figure en figure, il s’efforça d’affronter un seul adversaire à la fois, tant que c’était possible. Dans cet étrange combat, comprit-il, il allait devoir mettre en application tout ce que lui avait appris Lan, le Champion de Moiraine.
Si ses trois doubles avaient été mieux coordonnés, combattant vraiment ensemble, Rand n’aurait pas tenu une minute. Mais oubliant le bel accord du début, chacun luttait en solitaire, comme si les autres n’existaient pas. Même ainsi, Rand n’en menait pas large, et du sang coulait déjà des dizaines d’entailles qui couvraient son visage, son torse et ses bras. La vieille blessure se rouvrit, contribuant à teinter en rouge ses sous-vêtements.
Non contents de lui ressembler, les trois sosies étaient d’aussi fins escrimeurs que lui. Dans la fureur du combat, les quatre adversaires renversaient les meubles, fracassant d’innombrables petits trésors de l’artisanat du Peuple de la Mer.
Rand sentit que ses forces déclinaient. Pour l’instant, il n’avait pas récolté de blessure grave – n’était celle qui refusait de guérir sur son flanc – mais une multitude de coupures avaient presque le même effet qu’une énorme plaie.
Alors que la défaite le menaçait, Rand n’envisagea pas un instant d’appeler les Aielles qui montaient la garde dehors. Tout simplement parce que les murs, bien trop épais, auraient étouffé jusqu’aux cris d’un agonisant. Quoi qu’il arrive, il allait devoir s’en tirer tout seul. Et s’il ferraillait avec la froideur et le détachement que lui conférait le Vide, la peur n’en venait pas moins rôder à la lisière de sa conscience, telles des branches d’arbre agitées par le vent qui frôlent une fenêtre par une nuit d’encre.
Frappant par-dessus l’épaule de son adversaire le plus proche, Rand visa le visage d’un autre, un peu au-dessous des yeux. Alors qu’il ne pouvait s’empêcher de faire la grimace – après tout, c’était son visage ! –, sa cible recula juste ce qu’il fallait pour éviter une blessure mortelle. Du sang jaillit de ce qui n’était qu’une entaille, et le visage désormais balafré ne changea pas d’expression, ses yeux vides ne cillant même pas.
Les reflets désiraient la mort de Rand. Comme s’ils crevaient de faim et apercevaient enfin de la nourriture, rien d’autre ne les intéressait.
Est-il possible de les tuer ?
Comme lui, ses trois doubles saignaient là où il avait réussi à les blesser. Mais leurs blessures ne semblaient pas les ralentir ni miner leur résistance. S’ils tentaient d’esquiver ses coups, ils ne paraissaient pas s’apercevoir que certains avaient fait mouche.
Peut-être parce qu’ils ne sentent rien ! Mais s’ils saignent, c’est qu’ils peuvent mourir. Il faut qu’il en soit ainsi !
Parce qu’il avait besoin d’un répit pour reprendre son souffle, Rand rompit le contact avec ses adversaires. Sautant sur le lit, il réalisa un roulé-boulé artistique tandis que trois lames, au-dessus de lui, fendaient furieusement l’air. Dès qu’il reprit contact avec le sol, il s’appuya à la table de chevet pour recouvrer son équilibre, envoyant valser dans les airs une coupe d’argent rehaussée de dorures.
Un de ses doubles sauta sur le lit et avança dans le tourbillon de plumes montant du matelas éventré par les armes de ses deux compagnons.
Lesquels faisaient tranquillement le tour du lit… Toujours concentrés sur Rand, ils continuaient à s’ignorer, et leurs yeux brillaient comme du verre.
Rand sursauta quand il sentit comme une piqûre d’épingle dans la main qu’il avait posée sur la table de chevet. Baissant les yeux, il vit un reflet de lui-même, pas plus haut que six pouces, retirer de la chair son épée miniature. Vif comme l’éclair, Rand s’empara de son agresseur avant qu’il puisse frapper de nouveau. Se débattant dans sa main, le reflet lui fit un rictus haineux.
Des reflets miniatures grouillaient dans la chambre ! Sortant des déflecteurs des lampes, ils venaient se mêler à la bataille.
La main de Rand s’engourdit et devint froide, comme si le reflet nain la vidait de sa vie. Par bonheur, la brûlante chaleur du saidin se déversa dans la tête du jeune homme puis le long de son bras et jusqu’au bout de ses doigts glacés.
Le reflet nain explosa soudain comme une bulle de savon. Rand sentit quelque chose s’insinuer en lui – une conséquence de la disparition du double – et il constata qu’une petite partie de sa force perdue lui revenait. Le phénomène se reproduisit, à croire que quelque entité inconnue le nourrissait.
Quand il releva les yeux, se demandant pourquoi il n’était pas mort, il constata que tous les doubles miniatures avaient disparu. Les trois faux Rand grandeur nature vacillaient sur leurs jambes, comme s’ils avaient perdu la vitalité qu’il venait de regagner. Néanmoins, ils recouvrèrent leur équilibre et revinrent combattre l’être qu’ils paraissaient haïr plus que tout au monde.
L’esprit en ébullition, Rand recula tout en pointant son épée sur chacun de ses adversaires. S’il ne modifiait pas sa tactique, il finirait par perdre, c’était écrit. Mais il y avait peut-être un moyen de vaincre… Malgré les apparences, les reflets étaient liés. Absorber le nain – cette seule idée donnait envie de vomir à Rand, mais se voiler la face ne servait à rien – avait fait disparaître tous les doubles miniatures. Mais ce n’était pas tout. Les « géants » avaient été affectés aussi, au moins provisoirement. Bref, s’il en absorbait un, ça détruirait à coup sûr les autres.
Là encore, l’idée était répugnante, mais il n’y avait rien d’autre à faire.
D’accord, mais qu’ai-je fait exactement ? Comment m’y suis-je pris ? Lumière, aide-moi !
Rand allait devoir… étreindre… un des doubles. Ou le toucher, au minimum. Ça, c’était une certitude. Mais s’il essayait de s’approcher d’un de ses adversaires, trois lames le transperceraient en un clin d’œil.
Des reflets… N’oublie pas que ce sont des reflets. Mais jusqu’à quel point ?
Avec l’espoir de ne pas être idiot – car dans ce cas, il serait bientôt un idiot mort – Rand fit disparaître son épée. Prêt à la faire revenir aussitôt, il s’en abstint lorsqu’il vit se volatiliser les armes de ses trois ennemis. Un instant, une infinie perplexité s’afficha sur le visage de chaque double, y compris le balafré.
Avant que Rand ait pu mettre à exécution la suite de son plan, les trois reflets lui sautèrent dessus et l’entraînèrent dans un combat au sol sur le tapis semé d’éclats de verre.
Rand eut le sentiment que son sang gelait dans ses veines. Tout son corps s’engourdit jusqu’à ce qu’il ne sente plus la douleur des éclats de verre et de porcelaine s’enfonçant dans sa chair. Quelque chose qui ressemblait à de la panique menaça de faire intrusion dans son cocon de Vide.
Venait-il de commettre une erreur fatale ? Bien plus grands que le reflet qu’il avait absorbé, les doubles le vidaient de toute sa chaleur. Mais pas que de cela. Lentement, leurs yeux vitreux semblaient lui voler sa vie goutte après goutte. Terrorisé, Rand comprit que sa mort ne mettrait pas un terme à l’affrontement. Se tournant les uns contre les autres, les trois reflets combattraient jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. Un survivant qui serait dépositaire de sa vie et de ses souvenirs. Qui prendrait sa place, en quelque sorte.
Rand résista, se battant plus férocement alors même qu’il faiblissait à chaque instant. Pour s’emplir de chaleur, il se laissa envahir par le saidin, supportant même sans frémir le goût ignoble de la souillure. Tant que le saidin se déversait en lui, ses haut-le-cœur eux-mêmes témoignaient qu’il était vivant et toujours en état de se battre.
Mais que faire ? Comment m’y suis-je pris ?
Au rythme où allaient les choses, si ses adversaires ne le tuaient pas, il finirait consumé par le Pouvoir.
Comment ai-je fait ?
Eh bien, il n’en savait rien… Du coup, il continua à puiser du saidin dans la Source Authentique en essayant de… en luttant pour…
Un des trois doubles se désintégra soudain. Rand le sentit faire intrusion en lui – c’était comme tomber d’une falaise et se recevoir rudement sur un sol rocheux –, puis les deux autres suivirent. Le souffle coupé par le choc, Rand resta étendu sur le dos, les yeux rivés sur le plafond de plâtre blanc aux moulures dorées.
Le simple fait de respirer encore était un motif de jubilation.
Alors que le Pouvoir nourrissait encore chaque fibre de son être, s’insinuant dans son plus secret recoin, il éprouva l’envie dévastatrice de restituer tous les repas qu’il avait jamais ingérés. À ces moments-là, il se sentait si vivant qu’exister sans être immergé dans le saidin, en comparaison, semblait être une triste et terne expérience. Dans l’air, il captait l’odeur de cire de toutes les bougies et les émanations d’huile de chacune des lampes. Et sous son dos, il sentait toutes les fibres du tapis, si nombreuses fussent-elles.
Sur son corps, il localisait chaque entaille, chaque plaie, chaque contusion et chaque bleu. Mais il restait lié au saidin…
Un des Rejetés venait d’essayer d’avoir sa peau ! Ce ne pouvait être que ça, sauf si le Ténébreux s’était déjà libéré de sa prison. Mais dans ce cas, il n’aurait sûrement pas eu à triompher d’une épreuve aussi facile que celle-là.
Raison de plus pour maintenir son lien avec la Source Authentique !
Et si j’avais fait tout ça moi-même ? Puis-je détester assez ce que je suis pour tenter de me tuer ? Sans en avoir vraiment conscience ? Lumière, je dois apprendre à contrôler mes pouvoirs ! Il le faut !
Rand se releva péniblement. Couvert de sang et laissant des traces rouges sur le tapis, il clopina jusqu’au présentoir de Callandor. Quand il s’en empara et la brandit, la lame de cristal scintilla lorsque le Pouvoir se déversa en elle.
L’Épée Qui N’en Est Pas Une… Peut-être, mais sa lame, apparemment en verre, devait couper aussi bien que deux bons pieds de l’acier le plus pur. Pourtant, Callandor n’était pas une arme, mais un vestige de l’Âge des Légendes – un sa’angreal. Avec l’aide des quelques angreal ayant survécu à la guerre des Ténèbres et à la Dislocation du Monde – de ceux dont on connaissait l’existence, en tout cas – il était possible de canaliser des quantités de Pouvoir de l’Unique qui auraient sans cela carbonisé l’Aes Sedai la plus puissante. Un sa’angreal permettait d’appliquer le même coefficient multiplicateur au volume de Pouvoir canalisé avec un « simple » angreal. Liée au Dragon Réincarné par trois mille ans de légendes et de prophéties, Callandor était un des plus formidables sa’angreal qu’ait jamais connus le monde. Seul autorisé à la manier, Rand, avec cette épée, pourrait faire s’écrouler sans effort les fortifications des plus grandes villes. Cette arme au poing, il serait assez fort pour affronter un des Rejetés, rien de moins !
C’était un mauvais coup d’un des leurs… Il ne peut pas en être autrement.
S’avisant soudain que Berelain ne donnait plus signe de vie, il la chercha du regard, redoutant de découvrir son cadavre.
Toujours agenouillée, la jeune femme avait ramassé la robe et elle se drapait dedans comme dans une armure – ou se protégeait derrière, la tenant pour une sorte de mur d’enceinte. Blanche comme un linge, elle se passa lentement la langue sur les lèvres.
— Lesquels sont… ? commença-t-elle.
Elle déglutit péniblement et reformula sa question :
— Lequel a… ?
Elle renonça, incapable d’aller jusqu’au bout de sa phrase.
— Je suis le seul présent dans cette chambre… Celui que tu as traité comme s’il était ton promis…
Une remarque destinée à apaiser Berelain, voire à la faire sourire. Sans nul doute, une femme aussi forte qu’elle était capable d’apprécier l’humour, même en face d’un homme couvert de sang.
Mais elle se pencha en avant et se prosterna devant Rand.
— Seigneur Dragon, je m’excuse humblement de vous avoir offensé…
Ce retour au vouvoiement, ce ton humble et cette voix tremblante… Rien qui ressemblât à la Berelain de tantôt.
— Je vous prie de pardonner puis d’oublier ce sacrilège… Seigneur Dragon, je ne vous importunerai plus, c’est juré ! Sur la tête de ma mère et avec la Lumière pour témoin, j’en fais le serment.
Rand neutralisa le « verrouillage ». Se transformant en un souffle léger, la prison invisible de Berelain fit gentiment onduler sa robe.
— Il n’y a rien à pardonner, assura Rand. (Épuisé, il avait la voix chevrotante d’un vieillard.) Vous pouvez vous retirer, ma dame…
Berelain se releva, non sans hésiter, puis elle tendit une main et soupira de soulagement quand elle ne rencontra pas d’obstacle. Saisissant l’ourlet de sa robe, elle entreprit de traverser la chambre, les éclats de verre grinçant bizarrement sous les semelles de ses escarpins de velours. Non loin de la porte, elle s’arrêta et, au prix d’un gros effort, se tourna vers Rand :
— Je peux vous envoyer des Aielles, si vous le désirez… Ou faire venir une Aes Sedai qui s’occupera de vos blessures.
Après ce qu’elle a vu, elle préférerait être seule dans une chambre avec un Myrddraal, voire avec le Ténébreux en personne. Mais elle n’a quand même rien d’une chiffe molle…
— Merci, mais c’est inutile… En fait, j’apprécierais que vous ne disiez pas un mot sur ce qui s’est produit ici. Pas encore… Je me chargerai de tout ce qui doit être fait.
C’est sûrement un coup des Rejetés !
— Les désirs du seigneur Dragon sont des ordres…
Berelain esquissa une révérence, puis elle se hâta de sortir, craignant peut-être que son interlocuteur ait l’idée saugrenue de la retenir.
— Oui, marmonna Rand, elle préférerait le Ténébreux en personne…
Clopinant jusqu’au pied du lit, Rand s’assit dans un coffre-fauteuil et posa Callandor sur ses genoux. Avec cette épée dans les mains – même si elles étaient couvertes de son sang, comme en ce moment –, il forcerait le respect d’un Rejeté, ça ne faisait aucun doute.
Dans quelques minutes, il enverrait chercher Moiraine, pour qu’elle le guérisse. Puis il parlerait aux Aielles postées dans le couloir. Oui, d’ici peu, il redeviendrait le Dragon Réincarné. Mais pour l’instant, il entendait rester assis et se souvenir d’un simple berger nommé Rand al’Thor.