Alors que le ciel s’éclairait à l’horizon, Rand et Mat, laissant derrière eux Rhuidean dans son cocon de brouillard, avançaient dans la vallée désolée encore plongée dans la pénombre. La sécheresse de l’air annonçait une journée étouffante, mais pour l’instant, Rand, en bras de chemise, trouvait plutôt rafraîchissante la brise matinale. Bien entendu, ces conditions ne dureraient pas. Bientôt, ce serait de nouveau la fournaise. Les deux jeunes gens pressaient le pas pour battre la chaleur de vitesse, mais ils n’y arriveraient sûrement pas. Malgré tous leurs efforts, ils se traînaient lamentablement.
Mat marchait comme un vieillard. Le visage barré par un hématome noir, il avait ouvert sa veste, dévoilant ainsi sa chemise poisseuse de sang et collée à sa peau. De temps en temps, il touchait sur son cou la marque noire laissée par la corde qui avait failli le tuer. Titubant très souvent, il préservait son équilibre en s’appuyant sur son étrange lance à la hampe noire. Cela dit, il ne se plaignait pas, et ce n’était pas bon signe. Soumis à des inconforts mineurs, il adorait pleurnicher. Pour s’en priver, il devait se sentir vraiment mal.
La blessure à demi guérie de Rand lui vrillait le flanc comme si quelque chose s’y enfonçait en permanence. Les coupures, sur son visage et son crâne, l’élançaient terriblement. Pourtant, malgré la douleur que lui valait chaque pas, il ne pensait presque pas à son pitoyable état. Alors que l’astre du jour se levait dans son dos, plus menaçant qu’un prédateur, des Aiels attendaient sur le flanc de la montagne, devant lui. Là-haut, il y aurait de l’eau, de l’ombre… et de l’aide pour Mat.
Le soleil levant derrière lui… Les Aiels devant… L’aube et les Aiels…
Celui qui Vient avec l’Aube. L’Aes Sedai qu’il avait vue – ou rêvé avoir vue – avant Rhuidean, que lui avait-elle dit, déjà ?
« Il viendra de Rhuidean à l’aube, vous unissant les uns aux autres avec des liens que vous ne pourrez pas briser. Puis il vous ramènera en arrière et vous détruira. »
Des paroles prononcées comme une prophétie. « Et vous détruira… » Selon les prédictions, il était destiné à disloquer de nouveau le monde. Cette idée le terrifiait. Avec de la chance, il pourrait peut-être éviter de ravager le monde, mais la guerre, la destruction et la mort marchaient déjà dans son sillage. Depuis ce qui lui semblait une éternité, Tear était le seul endroit où il n’avait pas laissé derrière lui le chaos, des milliers de morts et des villages en feu.
Que n’aurait-il pas donné pour enfourcher Jeade’en et détaler à la vitesse du vent ! Une envie qui le tenaillait de plus en plus souvent.
Mais fuir m’est impossible. Je dois accomplir mon destin parce que personne ne peut jouer mon rôle. Et si je me dérobe, le Ténébreux triomphera.
Un lourd fardeau, et il ne pouvait refuser de le porter…
Mais au nom de quoi devrais-je détruire les Aiels ? Et comment ?
Sa dernière pensée glaça les sangs de Rand. Ça revenait à accepter passivement la « prophétie ». Alors qu’il ne voulait aucun mal aux Aiels.
— Par la Lumière ! je ne veux aucun mal à personne !
De nouveau, sa bouche s’emplit de poussière.
Mat le regarda en silence – et sans dissimuler sa méfiance.
Je ne suis pas encore fou ! pensa Rand.
Sur le flanc de la montagne, les Aiels s’éveillaient dans les trois camps. S’il regardait les choses froidement, Rand avait besoin d’eux. L’idée de venir ici s’était imposée à lui pratiquement dès qu’il avait compris que le Dragon Réincarné et Celui qui Vient avec l’Aube étaient une seule et même personne. Un homme dans sa position devait avoir à ses côtés des gens de confiance, pas seulement des partisans qui le suivaient parce qu’ils avaient peur de lui ou étaient avides de pouvoir. Des alliés qui ne préméditaient pas de l’utiliser pour servir leurs intérêts. Maintenant qu’il avait fait ce qu’on exigeait de lui, il allait pouvoir tirer parti des Aiels. Parce qu’il y était obligé. S’il n’était pas encore fou – enfin, selon lui –, beaucoup de gens penseraient qu’il avait perdu la raison, avant qu’il en ait terminé avec tout ça.
Le soleil ardent rattrapa les deux jeunes gens alors qu’ils s’attaquaient à l’ascension du flanc de la montagne. Rand négocia la pente raide et accidentée aussi rapidement qu’il le put. La gorge en feu, il ne parvenait pas à se rappeler quand il avait bu pour la dernière fois. Sur sa peau, sa chemise séchait plus vite qu’il parvenait à la tremper de sueur.
Mat n’eut pas besoin d’encouragements pour accélérer le pas. Là-haut, il y avait de l’eau. Debout devant les tentes basses des Matriarches, Bair tenait entre ses mains une gourde brillante de condensation. Passant la langue sur ses lèvres craquelées, Rand aurait juré qu’il voyait la buée.
— Où est-il ? Que lui as-tu fait ?
Ce rugissement pétrifia Rand. L’Aiel aux cheveux roux flamboyant, Couladin, s’était perché sur une saillie rocheuse et des Aiels Shaido se massaient tout autour du piédestal de leur chef. Tous regardaient Rand et Mat, certains ayant déjà le visage voilé.
— De qui parles-tu ? demanda Rand d’une voix croassante.
— Muradin, homme des terres mouillées ! Il est entré à Rhuidean deux jours avant toi, et c’est toi qui reviens le premier. Il n’a pas pu échouer alors que tu réussissais. Donc, tu l’as assassiné.
Rand crut entendre un cri provenant du camp des Matriarches. Mais avant qu’il ait pu cligner des yeux, Couladin propulsa une lance droit sur lui. Deux autres projectiles suivirent, lancés par les Aiels massés au pied de la saillie.
D’instinct, Rand s’unit au saidin et fit apparaître son épée de flammes. La lame tourbillonna entre ses mains – le Tourbillon sur la Montagne, un nom de circonstance –, coupant deux hampes de lance d’un coup. Mat se chargea de dévier la troisième avec son étrange arme noire.
— Voilà la preuve de leur crime ! s’écria Couladin. Ils sont entrés dans Rhuidean armés ! C’est interdit ! Voyez le sang, sur leurs vêtements. Ils ont tué Muradin.
En vociférant, l’Aiel projeta une deuxième lance. Cette fois, une dizaine d’autres suivirent…
Rand se jeta sur le côté et vit du coin de l’œil que Mat l’imitait, bondissant dans la direction opposée à la sienne.
Avant de toucher le sol, les lances se regroupèrent, volant vers l’endroit où s’était tenue leur cible. Quand il se redressa, Rand constata qu’elles s’étaient fichées dans le sol pourtant rocheux, formant un cercle parfait autour de la zone qu’il avait quittée à la hâte.
Couladin lui-même en resta bouche bée.
— Ça suffit ! cria Bair.
Sa longue et ample robe ne la gênant pas plus que son âge, elle dévalait la pente comme une jeune fille, et tant pis pour ses cheveux blancs. Mais une jeune fille furieuse…
— La paix de Rhuidean, Couladin ! lança-t-elle, indignée. C’est la deuxième fois que tu tentes de la violer. Encore une, et tu seras déclaré hors la loi. Tu peux me faire confiance ! Et tous ceux qui t’imiteront connaîtront le même sort.
Bair vint se camper à côté de Rand, face aux Shaido, et elle brandit sa gourde comme si elle entendait les rosser avec.
— Si l’un de vous doute de ma parole, qu’il lève son arme. Aussitôt, il sera privé d’ombre, comme le prévoit le pacte de Rhuidean. Il n’aura plus le droit de se réfugier dans une forteresse ou sous une tente, et son propre clan le chassera comme une bête sauvage.
Quelques Shaido baissèrent leur voile, mais pas tous. Et Couladin continua sur sa lancée :
— Ils sont armés, Bair ! Ils sont entrés à Rhuidean…
— Silence ! cria la Matriarche en brandissant le poing. Tu parles d’armes, toi qui serais prêt à oublier la paix de Rhuidean et à tuer avec le visage découvert ? Ces hommes n’avaient pas d’armes en partant, je peux en témoigner.
Elle tourna le dos aux Shaido et jeta aux deux jeunes gens un regard peu amène. Puis elle désigna la lance de Mat.
— Tu l’as trouvée à Rhuidean, mon garçon ?
— On me l’a donnée, vieille femme ! En fait, je l’ai payée et j’entends bien la garder.
— Vous avez tous les deux l’air de vous être roulés dans des cactus… Quoi ?… Non, vous me le direz plus tard…
Posant les yeux sur la lame de Rand, Bair frissonna.
— Fais-moi disparaître ça ! Et montre-moi les signes avant que ce fou de Couladin tente encore de les effacer. Quand il est de cette humeur, il se ficherait que son peuple entier soit banni. Dépêche-toi !
Un moment, Rand regarda la Matriarche sans comprendre. Puis il se souvint que Rhuarc, un jour, lui avait montré la marque d’un homme qui avait survécu à Rhuidean. Laissant l’épée se volatiliser, il remonta la manche gauche de sa chemise.
Autour de son avant-bras, il découvrit l’image de la créature qui figurait sur l’étendard du Dragon. Il s’y attendait, bien sûr, mais le choc fut quand même violent. La créature imaginaire semblait faire partie intégrante de sa peau, comme si elle y avait élu domicile. Son bras ne lui faisait pas mal, et pourtant, les écailles écarlate et or brillaient au soleil. S’il touchait la crinière dorée, juste au-dessus de son poignet, il sentirait sans doute chaque poil.
Rand leva le bras afin que Couladin et les siens puissent mieux voir. Des murmures coururent parmi les Shaido et le guerrier perché sur sa saillie eut un rictus.
D’autres Shaido vinrent se masser aux pieds de Couladin. Un peu plus haut sur la pente, Rhuarc se tenait avec Heirn et ses Jindo. Ces derniers regardaient les Shaido d’un œil méfiant et le signe qu’exhibait Rand ne semblait pas l’aider à trouver grâce à leurs yeux.
Impassible, Lan était campé entre les deux groupes, la main sur le pommeau de son épée.
Alors que Rand venait de comprendre que les Aiels voulaient il ne savait trop quoi encore, Egwene et les trois autres Matriarches arrivèrent. Les dignes Aielles semblaient outragées de devoir se presser… et tout aussi furieuses que Bair. Amys foudroya Couladin du regard tandis que Melaine dévisageait Rand sans dissimuler sa désapprobation.
Seana paraissait prête à briser des rochers avec ses dents. Un fichu sur les épaules et un foulard autour de la tête, Egwene regardait Mat avec un mélange de consternation et d’émerveillement, comme si elle s’était attendue à ne plus jamais le revoir.
— Idiot…, murmura Bair. Il faut montrer tous les signes.
Lançant la gourde à Mat, elle prit le bras droit de Rand et remonta sa manche pour dévoiler la copie conforme de la créature présente sur son bras gauche. Retenant son souffle, la Matriarche exhala ensuite un long soupir. Était-elle soulagée ou inquiète ? Les deux, aurait juré Rand. Si elle espérait découvrir la seconde marque, elle en avait néanmoins peur. Amys et les deux autres Matriarches étaient le reflet exact de sa réaction. Voir des Aielles apeurées était vraiment bizarre…
Rand faillit éclater de rire. Pourtant, il n’était pas amusé.
— Marqué deux fois et deux fois…
Les Prophéties du Dragon… Un héron marqué au fer dans chacune de ses paumes, et maintenant, ces… signes. Une des étranges créatures – des Dragons, selon les prédictions – était censée être pour les « souvenirs perdus ». Rhuidean ne venait-elle pas de lui restituer l’histoire oubliée des Aiels et de leur origine ? L’autre était pour « le prix qu’il doit payer ».
Quand devrai-je le payer ? Et combien de gens devront s’en acquitter avec moi ?
Même quand il essayait d’être le seul à souffrir, il n’y parvenait pas.
Inquiétude ou pas, Bair leva le bras droit du jeune homme et déclara :
— Regardez ce que nul n’a jamais contemplé. Un Car’a’carn vient d’être choisi. Le chef de tous les chefs ! Né d’une Promise, il est venu de Rhuidean à l’aube, selon la prophétie, pour unifier les Aiels. Il est temps pour les prédictions de se réaliser !
La réaction des Aiels présents stupéfia Rand. Le regardant avec plus de haine que jamais, Couladin sauta de son perchoir et courut vers les tentes de son camp. Les Shaido le suivirent après avoir coulé à Rand quelques regards indéchiffrables. Heirn et ses guerriers les imitèrent quasiment sans hésiter.
Il ne resta plus que Rhuarc, les yeux bizarrement voilés. Lan vint le rejoindre, le visage de pierre, comme d’habitude – et comme s’il ne s’était même pas avisé de la présence du jeune homme.
Sans savoir exactement à quoi il s’attendait, Rand aurait pu jurer que ce n’était pas à ça.
— Que la Lumière me brûle ! s’écria Mat.
S’apercevant enfin qu’il tenait une gourde, il fit sauter le bouchon et but si avidement qu’il s’aspergea le visage. Quand il fut enfin désaltéré, il baissa la gourde, regarda de nouveau les marques sur les bras de Rand et secoua la tête.
— Que la Lumière me brûle ! répéta-t-il en tendant la gourde à son ami.
Malgré sa déception, Rand fut ravi de boire. Sa gorge étant sèche comme du vieux parchemin, la première goulée lui fit mal.
— Que t’est-il arrivé ? demanda Egwene. Muradin t’a attaqué ?
— Il est interdit d’évoquer ce qui se passe à Rhuidean, dit Bair.
— Pas Muradin…, éluda Rand. Où est Moiraine ? Je pensais qu’elle serait la première à nous accueillir. (Il se frotta le visage, ramenant du sang à demi séché sur ses doigts.) Pour une fois, je ne protesterai pas si elle me guérit sans demander l’autorisation.
— Moi non plus, approuva Mat. (Appuyé à sa lance, il la lâcha d’une main pour se toucher la tête.) Mon cerveau danse la farandole.
— Moiraine doit toujours être à Rhuidean, dit Egwene. Mais si vous en êtes sortis, elle finira bien par faire comme vous. Elle est partie juste après vous et Aviendha. Vous êtes restés absents si longtemps.
— Moiraine à Rhuidean ? lança Rand. Et Aviendha aussi ? Pourquoi… ? (Soudain, quelque chose le frappa.) Qu’entends-tu par « si longtemps » ?
— C’est le septième jour… Le septième depuis que vous êtes tous descendus dans la vallée.
Rand en laissa tomber la gourde. Seana la rattrapa au vol afin de ne pas gaspiller la moindre goutte d’eau – un bien précieux dans le désert des Aiels.
Sept jours… Tant de choses avaient pu se passer en sept jours…
Mes ennemis peuvent avoir compris ce que je prépare et s’être lancés à ma poursuite, pensa Rand. Je dois partir et garder de l’avance sur eux. Je ne suis pas venu jusqu’ici pour échouer.
L’air soucieux, tous ses compagnons le regardaient. Même Rhuarc et Mat ne cachaient pas leur angoisse. Et une certaine appréhension. Mais comment le leur reprocher ? Nul ne pouvait anticiper ses actes, ni estimer s’il était encore sain d’esprit.
Bien entendu, Lan était le seul à rester de marbre.
— Je t’ai bien dit que c’était Aviendha, Rand, croassa Mat, toujours très instable sur ses jambes. Nue comme le jour de sa naissance.
— Combien de temps devons-nous encore attendre Moiraine ? demanda Rand.
En toute logique, elle n’aurait pas dû trop tarder.
— Si elle n’est pas de retour le dixième jour, répondit Bair, nous ne la reverrons plus. Personne n’est jamais revenu passé ce laps de temps.
Trois jours de plus, alors qu’il en avait déjà perdu sept ?
Qu’ils viennent donc ! Je n’échouerai pas !
— Vous savez canaliser le Pouvoir, dit Rand. L’une d’entre vous, en tout cas. J’ai vu ce que vous avez fait à Couladin… Pouvez-vous guérir Mat ?
Amys et Melaine échangèrent un regard que Rand trouva… mélancolique.
— Nous suivons d’autres chemins, répondit Amys, sincèrement désolée. Certaines Matriarches pourraient accéder à ta demande, à leur façon, mais nous ne sommes pas du nombre.
— Que racontez-vous ? s’indigna Rand. Vous savez canaliser, comme les Aes Sedai. Pourquoi ne pourriez-vous pas guérir ? Vous ne vouliez pas qu’il aille à Rhuidean, et vous le laisseriez mourir parce qu’il y est entré ?
— Je survivrai…, marmonna Mat, mais il plissait les yeux de douleur.
Egwene posa une main sur le bras de Rand.
— Toutes les Aes Sedai ne sont pas douées pour guérir… Dans ce domaine, les sœurs jaunes sont les meilleures. Sheriam, la Maîtresse des Novices, est à peine capable de guérir une égratignure. Il n’y a pas en ce monde deux femmes qui aient exactement les mêmes dons.
Le ton d’Egwene irrita Rand. Il n’était pas un petit garçon qu’on calme en lui racontant des histoires. Mais quoi qu’il en soit, Mat et lui devraient attendre le retour de Moiraine. Si elle n’avait pas péri dans cette « bulle maléfique », tuée par les créatures de poussière. Elles devaient s’être dissipées, à présent. Celle de Tear, en tout cas, avait fini par disparaître.
Ces créatures ne peuvent pas l’avoir arrêtée… Grâce au Pouvoir, elle leur a sans doute échappé… Moiraine sait ce qu’elle fait. Elle n’a pas besoin d’improviser à chaque instant, comme moi.
Dans ce cas, pourquoi n’était-elle pas de retour ? Pour commencer, qu’était-elle allée faire à Rhuidean, et pourquoi ne l’avaient-ils pas vue ? La deuxième partie de la question était idiote. Une centaine de personnes avaient pu être là sans qu’ils les voient. Beaucoup d’interrogations, et pas de réponses avant le retour de l’Aes Sedai. Peut-être…
— Nous avons des herbes et des onguents, dit Seana. Venez à l’abri du soleil, et nous vous soignerons.
— À l’abri du soleil…, marmonna Rand. Oui…
Le jeune homme savait qu’il se comportait comme un rustre, et il s’en fichait. Pourquoi Moiraine était-elle allée à Rhuidean ? Il n’escomptait pas qu’elle cesse de le pousser dans la direction qu’elle jugeait bonne, et le Ténébreux lui-même aurait pensé comme lui. Si elle était présente, avait-elle pu influer sur ce qu’il avait vu ? Modifier les choses ? Si elle soupçonnait ce qu’il préparait…
Conscient que Couladin et les siens ne lui offriraient pas l’hospitalité, il se dirigea vers le camp jindo, mais Amys l’orienta vers celui des Matriarches.
— Les guerriers ne seraient pas à l’aise avec toi, dit-elle.
Rhuarc acquiesça.
— Aan’allein, dit Melaine à Lan, tout ça ne te concerne pas. Avec Rhuarc et Matrim, tu…
— Non, coupa Rand. Je veux qu’ils restent avec moi.
Un peu parce qu’il espérait obtenir des réponses de Rhuarc, et beaucoup par goût de la désobéissance. S’il les laissait faire, les Matriarches voudraient le tenir en laisse, exactement comme Moiraine. Mais il n’était pas décidé à céder.
Les Aielles se consultèrent du regard puis hochèrent la tête. Si elles espéraient qu’il soit un petit garçon sage parce qu’elles lui donnaient une confiserie, elles se trompaient.
— Je m’étonne que tu ne sois pas avec Moiraine, Lan…
Le Champion trahit un bref instant son embarras.
— Les Matriarches ont caché son départ jusqu’au coucher du soleil. Ensuite, elles m’ont convaincu que suivre Moiraine ne servirait à rien. Je risquais de ne pas la trouver avant qu’elle soit sur le chemin du retour et n’ait plus besoin de moi. Je doute de plus en plus d’avoir eu raison de les écouter.
— Nous écouter ! grinça Melaine. (Alors qu’elle ajustait son châle nerveusement, ses bracelets d’or et d’ivoire cliquetèrent.) Les hommes se débrouillent toujours pour paraître sensés. Tu serais sûrement mort, après avoir provoqué la fin de Moiraine.
— Melaine et moi avons dû lui parler jusqu’au milieu de la nuit pour qu’il consente à nous « écouter »…
Amys eut un sourire à la fois amusé et très las.
Lan se rembrunit, une rareté chez lui, mais compréhensible si les Matriarches avaient utilisé le Pouvoir sur lui.
Mais que fichait donc Moiraine à Rhuidean ?
— Rhuarc, dit Rand, comment suis-je censé unifier les Aiels ? Ils ont tous détourné le regard de moi. (Il leva ses bras et les regarda un moment.) D’après ces signes, je suis Celui qui Vient avec l’Aube. Mais tous les Aiels ont fui quand je les leur ai montrés.
— Savoir que les prophéties se réaliseront est une chose, dit Rhuarc, et les voir se réaliser en est une autre. Tu referas de nous un peuple uni, est-il dit, mais nous nous battons entre nous depuis si longtemps – aussi loin que remonte nos combats contre le reste du monde. En outre, ce n’est pas tout pour certains d’entre nous…
« Il viendra de Rhuidean à l’aube, vous unissant les uns aux autres avec des liens que vous ne pourrez pas briser. Puis il vous ramènera en arrière et vous détruira. »
Rhuarc devait avoir également entendu cette prédiction. Comme les autres chefs et les Matriarches, s’ils étaient tous entrés dans la forêt de cristal. Sauf si Moiraine avait mitonné une vision à sa seule intention…
— Tout le monde voit-il la même chose à l’intérieur des colonnes ?
— Non ! cria Melaine. Ne parle pas de ça, ou demande à Aan’allein et à Matrim de partir. Et tu devras nous laisser aussi, Egwene.
Amys intervint sur un ton à peine moins agressif :
— Il est interdit de parler de Rhuidean, sauf avec les gens qui y sont également allés. Et même entre ces initiés, c’est un sujet de conversation pratiquement tabou.
— J’ai l’intention de changer les règles au sujet de ce qui est permis ou pas, annonça Rand, très calmement. Il va falloir vous y habituer.
Entendant Egwene marmonner qu’il aurait bien eu besoin qu’on lui tire les oreilles, il lui sourit.
— Et puisqu’elle l’a demandé si gentiment, Egwene peut rester aussi.
La jeune femme tira la langue à Rand… puis s’empourpra quand elle prit conscience de ce qu’elle venait de faire.
— Le changement…, dit Rhuarc. Amys, tu sais bien que c’est ce qu’il apporte. À force de nous demander lequel, et comment ça arrivera, nous sommes comme des enfants seuls dans le noir. Puisque c’est inévitable, que s’ouvre donc le temps du changement ! Rand, parmi tous les chefs aiels avec qui j’ai parlé, il n’y en a pas deux qui voyaient les choses exactement du même œil, et ce jusqu’au partage de l’eau et à la réunion où fut établi le Pacte de Rhuidean. J’ignore si c’est la même chose pour les Matriarches, mais je le parierais. C’est une affaire de lignée… Je vois à travers les yeux de mes ancêtres et toi, Rand, à travers les yeux des tiens.
Amys et les autres Matriarches se murèrent dans un silence morose. Dépassés, Mat et Egwene échangèrent des regards perplexes. Lan, lui, semblait ne rien avoir entendu, comme si son inquiétude pour Moiraine le coupait du monde.
Rand se sentit lui aussi déconcerté. Voir à travers les yeux de ses ancêtres ? Depuis quelque temps, il savait que Tam al’Thor n’était pas son vrai père. En fait, Tam l’avait trouvé, tout bébé, sur un versant du pic du Dragon, après la dernière bataille importante de la guerre des Aiels. Un bébé blotti dans les bras de sa mère morte – une Promise de la Lance. En exigeant un droit d’accès à Rhuidean, il avait fait référence à son sang aiel. Désormais, on lui renvoyait au visage cette prétention, et il était bien obligé d’acquiescer. Ses ancêtres… Des Aiels.
— Pour parler ainsi du partage de l’eau et du Pacte, dit-il à Rhuarc, tu as vu comme nous Rhuidean à l’époque de sa construction. Et tu as rencontré les deux Aes Sedai, entendant ce que l’une des deux disait. « Puis il vous détruira… »
— J’ai entendu, oui, confirma Rhuarc avec la résignation d’un homme qui vient d’apprendre qu’il faudra lui couper une jambe. Je sais tout.
Rand changea abruptement de sujet.
— Qu’était donc le « partage de l’eau » ?
Rhuarc en fronça les sourcils de surprise.
— Tu n’as pas reconnu cet événement ? Mais au fond, ça n’a rien d’étonnant, puisque tu n’as pas grandi en écoutant les récits des anciens. Si on en croit ces histoires, entre le début de la Dislocation du Monde et notre entrée dans la Tierce Terre, un seul peuple ne nous a pas attaqués. Et ce même peuple fut le seul à nous laisser libre accès à son eau quand nous en avions besoin. Il nous a fallu longtemps pour découvrir de quel peuple il s’agissait. Hélas, tout cela n’a plus cours. L’accord de paix n’existe plus, parce que les tueurs d’arbre nous ont craché au visage.
— Le Cairhien, dit Rand. Tu parles du Cairhien, d’Avendoraldera et du roi Laman qui a coupé l’Arbre.
— Il a payé ce crime de sa vie, rappela Rhuarc, et nous en avons fini avec les briseurs de serment. (Il jeta un regard en coin à Rand.) Certains d’entre nous, comme Couladin, pensent que nous ne pouvons pas nous fier à quiconque n’est pas un Aiel. C’est en partie pour ça qu’il te déteste. En partie… Il prendra pour des mensonges ce que clament ton visage et ton sang. Ou il fera semblant de penser ainsi.
Rand secoua la tête. Moiraine parlait parfois de la complexité du Lacis d’un Âge, sa Trame tissée par la Roue du Temps avec les vies humaines en guise de fil. Si les ancêtres des Cairhieniens, trois mille ans plus tôt, n’avaient pas partagé l’eau avec les Aiels, le royaume n’aurait jamais eu le droit d’emprunter la route de la Soie à travers le désert des Aiels, une bouture d’Avendesora scellant cet accord. Sans ce symbole du pacte, le roi Laman n’aurait eu aucun arbre à couper. La guerre des Aiels n’aurait en conséquence jamais eu lieu, empêchant que Rand naisse sur un versant du pic du Dragon, soit découvert par Tam puis amené à Deux-Rivières pour y grandir. Combien y avait-il de points d’inflexion semblables ? D’événements susceptibles d’influencer le tissage de la Trame pendant des millénaires ? De milliers d’intersections en générant des milliers d’autres, chacune modifiant la forme et l’orientation de la Trame ? En un sens, Rand était un point d’inflexion vivant, comme Mat et Perrin, pour ce qu’il en savait. Ce qu’ils faisaient ou ne faisaient pas avait des conséquences bien au-delà des années de leur vie – à travers les Âges, probablement.
Rand regarda Mat qui se traînait sur la pente, appuyé sur sa lance. La tête dans les épaules, il plissait toujours les yeux de douleur.
À quoi a donc pensé le Créateur quand il a fait reposer l’avenir sur les épaules de trois jeunes fermiers ? Mais je ne peux me débarrasser de ce fardeau. Il faudra le porter jusqu’au bout, quel que soit le prix à payer.
Arrivées devant leurs étranges tentes sans cloison, les Matriarches se baissèrent pour y entrer et entraînèrent Mat avec elles. Décidément en bien piteux état, le jeune homme ne résista pas et s’abstint même de ronchonner.
Rand fit mine de suivre le mouvement, mais Lan posa une main sur son épaule, le retenant.
— Tu as vu Moiraine à Rhuidean ? demanda-t-il.
— Non, Lan… Désolé… Mais si quelqu’un peut en sortir vivant, c’est bien elle.
Lan retira sa main de l’épaule du jeune homme.
— Rand, méfie-toi de Couladin… Je connais les hommes comme lui. L’ambition le dévore, et pour la satisfaire, il sacrifierait le monde entier.
— Aan’allein dit la vérité, intervint Rhuarc. Les Dragons de tes bras ne serviront à rien si tu meurs avant que tous les chefs aiels sachent qu’ils existent. Je ferai en sorte que les Jindo de Heirn ne te lâchent pas d’un pouce jusqu’à ce que nous arrivions aux Rocs Froids. Mais même là-bas, Couladin essaiera de semer le trouble et les Shaido – au minimum – le suivront. D’autres pourraient se joindre à lui. La Prophétie de Rhuidean a annoncé que tu ne serais pas élevé par des Aiels, c’est vrai, mais Couladin ne sera sûrement pas le seul à te voir comme un habitant des terres mouillées.
— Je tenterai d’avoir des yeux dans le dos, répondit Rand assez sèchement.
Dans les récits, quand quelqu’un réalisait une prophétie, tout le monde s’écriait : « Quel miracle ! » ou quelque chose comme ça, et ça s’arrêtait là, sauf quand il s’agissait de combattre les méchants. Dans la vraie vie, ça ne semblait pas fonctionner comme ça.
Quand Lan et Rand entrèrent sous la tente, ils découvrirent que Mat, torse nu, était assis sur un beau coussin rouge muni de pompons dorés. Après lui avoir nettoyé le visage, une femme en robe blanche à capuche s’attaquait à sa poitrine. Assise en tailleur, un mortier de pierre entre les genoux, Amys mélangeait des onguents avec un pilon. Penchées sur une marmite posée sur un feu, Bair et Seana suivaient le processus d’infusion de mystérieuses herbes.
Melaine fit une moue peu amène à Lan et à Rhuarc, puis elle riva sur Rand ses yeux verts d’une glaciale neutralité.
— Retire ta chemise, dit-elle. Les coupures sur ton visage et ton crâne ne sont pas bien graves, mais j’aimerais voir la plaie qui te force à te plier en deux.
La Matriarche frappa sur un petit gong. Une autre femme en robe blanche entra sous la tente, une cuvette d’eau chaude entre les mains et des serviettes pliées sur un bras.
Rand s’assit sur un coussin, le dos bien droit malgré la douleur.
— Cette blessure ne doit pas vous inquiéter, dit-il.
La deuxième femme en blanc s’agenouilla à côté de lui. Empêchant Rand de s’emparer de la serviette qu’elle venait d’essorer après l’avoir trempée dans l’eau, elle entreprit de lui laver le visage.
Le jeune homme se demanda qui était cette femme. Elle avait le physique d’une Aielle, mais pas le comportement, et une étrange soumission « déterminée » brillait dans son regard gris.
— C’est une vieille blessure, dit Egwene à Melaine. Moiraine elle-même n’a jamais pu la guérir totalement.
Le regard qu’elle lança à Rand fut sans équivoque : la courtoisie la plus élémentaire, selon elle, aurait voulu qu’il le dise lui-même. Voyant le regard qu’échangèrent les Matriarches, il estima au contraire que son amie en avait bien trop dit. Une blessure qu’une Aes Sedai ne pouvait pas guérir ? Un défi pour ces femmes.
Moiraine paraissait souvent en savoir plus long que lui-même sur son propre compte, et il n’avait jamais vraiment réussi à s’entendre avec elle. Si les Matriarches restaient dans l’ignorance à son sujet, les choses se passeraient peut-être mieux.
Quand Amys commença à appliquer de l’onguent sur les plaies de son torse, Mat ne put s’empêcher de faire la grimace. Si le contact de la mixture était aussi désagréable que son odeur, on pouvait comprendre cette réaction.
— Bois, jeune homme, dit Bair en tendant une coupe d’argent à Mat. Une infusion de racine de timsin et de feuille-argent calmera ton mal de tête, si c’est possible.
Mat n’hésita pas un instant à vider la coupe. Quand ce fut fait, il frissonna et grimaça de plus belle.
— Le jus de mes chaussettes doit avoir meilleur goût…, maugréa-t-il.
Il fit cependant à la Matriarche une révérence assise du plus bel effet – à Tear, ça faisait partie du protocole – n’était l’absence préjudiciable de chemise.
— Je te remercie, Matriarche… Et je ne te demanderai pas si tu as ajouté quelque chose pour que le goût soit si… inoubliable…
Bair et Seana eurent un rire de gorge. Parce que Mat avait vu juste, ou parce qu’il se trompait ? C’était impossible à dire, mais comme d’habitude, le jeune flambeur avait trouvé un moyen d’entrer dans les bonnes grâces de ces femmes. Y compris celles de Melaine, qui sourit aussi.
— Rhuarc, dit Rand, si Couladin mijote quelque chose, je dois avoir un coup d’avance sur lui. Comment dois-je m’adresser aux autres chefs ? Comment leur parler de moi et des signes ?
Il leva les bras pour ponctuer ses propos. La femme en blanc qui s’occupait à présent de sa coupure au cuir chevelu évita soigneusement de poser les yeux sur les deux Dragons.
— Aucun protocole n’est établi, répondit Rhuarc. Pourquoi y en aurait-il un pour un événement unique ? Lorsque les chefs aiels doivent se rencontrer, il existe des endroits où s’applique une neutralité un peu semblable à la Paix de Rhuidean. Le plus proche des Rocs Froids et de Rhuidean, c’est Alcair Dal. Tu pourras y montrer les signes aux chefs des tribus et des clans.
— Al’cair Dal ? répéta Mat, mais avec une intonation subtilement différente. La Coupe d’Or ?
Rhuarc acquiesça.
— Un canyon rond, oui, mais qui n’a aucun rapport avec l’or. À un bout, il y a une saillie rocheuse d’où un homme peut être entendu sur tout le site sans avoir besoin d’élever la voix.
Rand baissa les yeux sur les Dragons qui ornaient ses bras. À Rhuidean, il n’avait pas été le seul à recevoir une marque. Désormais, Mat ne baragouinait plus quelques mots de l’ancienne langue sans trop savoir ce qu’il disait. Même s’il ne semblait pas s’en apercevoir, depuis Rhuidean, il comprenait l’antique idiome.
Rand vit qu’Egwene dévisageait Mat. Trop pensivement pour que ce soit naturel. Décidément, elle avait passé trop de temps avec les Aes Sedai.
— Rhuarc, peux-tu envoyer des messagers à tous les chefs ? Combien de temps faudra-t-il pour leur demander de venir à Alcair Dal ? Et comment faire pour être sûrs qu’ils honorent ce rendez-vous ?
— Les messagers mettront des semaines à les joindre tous, et il faudra encore beaucoup de temps pour que tout le monde soit sur place. (Il désigna les quatre Matriarches.) Elles peuvent parler à tous les chefs en une seule nuit – en marchant dans leurs rêves. Et contacter toutes les Matriarches, afin qu’aucun chef ne croie qu’il s’agissait d’un songe banal.
— Ombre de mon cœur, dit Amys, je suis flattée que tu nous croies capables de déplacer les montagnes. (Elle vint se placer près de Rand, son mortier entre les mains.) Mais ce n’est pas si simple. Pour faire ce que tu suggères, il faudra plusieurs nuits, en sacrifiant presque tout notre sommeil.
Alors qu’elle allait appliquer de l’onguent sur sa joue, Rand prit au vol la main de la Matriarche.
— Le ferez-vous ?
— Es-tu si pressé de nous détruire ? demanda Amys.
Voyant la femme en blanc sursauter, elle se mordit la lèvre, vexée d’avoir gaffé ainsi.
Melaine tapa deux fois dans ses mains.
— Laissez-nous ! lança-t-elle.
Les deux femmes en blanc s’inclinèrent et sortirent avec leur cuvette et leurs serviettes.
— Tu es irritant comme le contact sur la peau de feuilles d’amarante ! grogna Amys à l’intention de Rand. Malgré les consignes que nous leur avons données, ces femmes vont parler de choses qu’elles devraient ignorer.
Libérant sa main, Amys commença l’application avec un peu plus d’énergie que nécessaire. Tout compte fait, le contact était encore pire que l’odeur.
— Je ne veux pas vous irriter, dit Rand, mais le temps presse. Amys, les Rejetés arpentent le monde, et s’ils découvrent où je suis et ce que je projette…
Les Aielles ne semblèrent pas surprises. Savaient-elles déjà ?
— Neuf Rejetés sont encore vivants. C’est beaucoup trop, et ceux qui ne veulent pas me tuer pensent qu’ils peuvent m’utiliser. Je suis pressé par le temps. Si je connaissais un moyen de faire venir ici tous les chefs, et de les convaincre de m’accepter, je n’hésiterais pas un instant à l’utiliser.
— Que projettes-tu ? demanda Amys d’un ton glacial.
— Direz-vous aux chefs de venir à Alcair Dal ?
Un long moment, Amys soutint le regard de Rand. Puis elle acquiesça, mais à contrecœur.
Malgré les réticences de la Matriarche, Rand se sentit soulagé d’un énorme poids. S’il n’avait aucun espoir de rattraper sept jours perdus, il pourrait peut-être ne pas en perdre davantage. Mais Moiraine était encore à Rhuidean avec Aviendha, l’empêchant de partir, car il ne pouvait pas l’abandonner.
— Vous connaissiez ma mère ? demanda Rand.
Egwene se pencha en avant, tout ouïe, et Mat secoua la tête, accablé.
Amys se pétrifia.
— Je l’ai connue, oui…
— Parlez-moi d’elle, je vous en prie.
Amys se concentra sur l’entaille que Rand arborait au-dessus d’une oreille. Si un froncement de sourcils avait pu guérir quelqu’un, il n’aurait pas eu besoin du fichu onguent.
— L’histoire de Shaiel, en tout cas ce que j’en sais, commence alors que j’étais encore une Far Dareis Mai, un peu plus d’un an avant que je renonce à la lance. Avec d’autres Promises, je m’étais aventurée très près du Mur du Dragon, et un jour, mes compagnes et moi vîmes une jeune femme blonde des terres mouillées montée sur une belle jument. Vêtue de soie, elle tenait des chevaux de bât par la bride. S’il s’était agi d’un homme, nous l’aurions tué, ça tombe sous le sens, mais elle n’avait pas d’armes à part le couteau glissé dans sa ceinture. Certaines d’entre nous proposèrent qu’on la renvoie nue comme un ver de l’autre côté du Mur du Dragon…
Egwene cilla. La dureté des Aiels ne cessait pas de la surprendre.
— Mais elle semblait chercher quelque chose, continua Amys, et ce comportement nous intrigua. Sans nous montrer, nous la suivîmes pendant des jours. Bien entendu, tous ses chevaux moururent, ses vivres puis ses réserves d’eau s’épuisèrent, mais elle ne fit pas demi-tour. Titubant de plus en plus, elle finit par s’écrouler pour ne plus se relever. Nous décidâmes alors de lui donner de l’eau et de lui demander de raconter son histoire. Ayant frôlé la mort, elle eut besoin d’une journée entière avant de pouvoir reparler.
— Elle s’appelait Shaiel ? demanda Rand. D’où venait-elle ? Et que faisait-elle chez vous ?
— Shaiel, intervint Bair, c’était le nom qu’elle choisit. Jamais je ne l’ai entendue en mentionner un autre. Dans l’ancienne langue, ça signifie quelque chose comme « la femme dévouée ».
Mat acquiesça machinalement – sans mesurer la portée de sa réaction. Par-dessus le rebord d’une coupe d’argent, Lan le dévisagea dubitativement.
— Au début, acheva Bair, il y avait de l’amertume en elle.
Toujours assise sur les talons près de Rand, Amys hocha gravement la tête.
— Elle parlait d’un enfant abandonné, un fils qu’elle adorait. Et d’un mari qu’elle n’aimait pas. Sans jamais dire d’où elle venait… Je crois qu’elle ne s’est jamais pardonné d’avoir laissé l’enfant derrière elle. Mais elle ne s’étendait pas sur ses sentiments… Ni sur le reste, d’ailleurs. Elle cherchait les Promises de la Lance, nous apprit-elle quand même. Une Aes Sedai nommée Gitara Moroso – une femme possédant le don de prédiction – l’avait prévenue qu’un désastre s’abattrait sur son pays et sur son peuple – voire sur le monde entier – si elle ne partait pas vivre parmi les Promises de la Lance, sans dire à quiconque où elle allait. Elle devait devenir une Promise et ne pas retourner chez elle tant que les Far Dareis Mai ne seraient pas allées à Tar Valon.
» Rand, essaie de comprendre quel effet fit ce discours, à l’époque. Les Promises, aller à Tar Valon ? Aucun Aiel n’avait plus traversé le Mur du Dragon depuis notre arrivée dans la Tierce Terre. Et quatre ans allaient encore s’écouler avant que le crime de Laman nous contraigne à le faire. Quant à une non-Aielle devenant une Promise, c’était… Eh bien, impensable ! Certaines d’entre nous crurent que le soleil l’avait rendue folle. Pourtant, impressionnées par sa détermination, nous l’avons laissée essayer.
Gitara Moroso… Une Aes Sedai possédant le don de prédiction… Rand avait déjà entendu ce nom, mais où ? En outre, il avait un frère. Enfin, un demi-frère. Toute son enfance, il s’était demandé quel effet ça lui ferait d’avoir un frère ou une sœur. Qui était son frère et où vivait-il ?
Mais Amys ne lui laissa pas le temps de poser la question.
— Presque toutes les filles rêvent de devenir des Promises, d’apprendre au moins les rudiments du tir à l’arc et du maniement de la lance, sans parler du combat à mains nues. Mais celles qui franchissent le pas et s’unissent à la lance découvrent qu’elles ne savent rien. Ce fut encore plus dur pour Shaiel. Pour l’arc, elle n’eut pas de problème, mais elle n’avait jamais couru sur plus d’un quart de lieue ni vécu sur ce qu’elle trouvait autour d’elle. Une fillette de dix ans aurait pu la battre et elle ne savait même pas quelles plantes indiquent la présence d’eau. Pourtant, elle persévéra. Un an plus tard, elle prononça ses vœux de Promise et fut adoptée par le clan Chumai des Aiels Taardad.
Au bout du compte, accompagnant les Promises à Tar Valon, elle était morte sur les pentes du pic du Dragon. Rand détenait désormais la moitié d’une réponse qui suscitait tant de nouvelles questions. Si seulement il avait pu voir le visage de sa mère.
— Tu lui ressembles un peu, dit Seana comme si elle avait lu dans son esprit. (Assise en tailleur, elle sirotait une coupe de vin.) Plus qu’à Janduin, en tout cas.
— Janduin ? Mon père ?
— Oui, répondit Seana. Il était alors le chef des Taardad, le plus jeune qu’on ait jamais connu. Malgré son âge, il avait un étrange pouvoir. Les gens l’écoutaient et le suivaient, même s’ils appartenaient à d’autres tribus. Par exemple, il mit fin à la querelle de sang entre les Taardad et les Nakai, alors qu’elle durait depuis deux cents ans. Il réussit également à s’allier aux Reyn, alors qu’ils n’étaient pas loin d’avoir une querelle de sang contre les Nakai. Enfin, il passa très près de rétablir la paix entre les Shaarad et les Goshien – un exploit qu’il aurait sans doute réussi si Laman n’avait pas coupé l’Arbre. Enfin, si jeune qu’il fût, c’est lui qui lança les Taardad, les Nakai, les Reyn et les Shaarad contre Laman, afin de lui faire payer le prix du sang.
Rand nota que la Matriarche parlait de Janduin au passé. Il était donc mort, comme sa mère. S’apercevant qu’Egwene le couvait d’un regard compatissant, il l’ignora. Il n’avait que faire de la sympathie des gens. Pour commencer, pourquoi aurait-il eu du chagrin pour des gens qu’il n’avait pas connus ?
Oui, pourquoi ? Et cela posé, pour quelle raison en avait-il ?
— Comment est-il mort ?
Les Matriarches échangèrent des regards hésitants. Puis Amys se décida à répondre :
— Au début de la troisième année de la Traque de Laman, Shaiel découvrit qu’elle était enceinte. Selon nos lois, elle aurait dû retourner dans la Tierce Terre. Quand elle porte un enfant, une Promise n’a pas le droit de brandir une lance. Mais Janduin ne pouvait rien lui interdire. Et si elle avait voulu porter la lune en pendentif, il serait allé la décrocher pour elle. Elle resta donc et tomba lors de la dernière bataille, devant Tar Valon. Ayant perdu sa femme et son fils, Janduin ne se pardonna jamais de ne pas avoir exigé que Shaiel se plie à nos lois.
— Il renonça à son titre de chef, enchaîna Bair, ce que personne n’avait jamais fait avant lui. On lui assura que c’était impossible, mais il s’en alla, tout simplement. Partant pour le Nord avec de jeunes guerriers, il pourchassa les Trollocs et les Myrddraals jusque dans la Flétrissure. Une folie qu’affectionnent les jeunes chiens fous et les Promises dotées d’un cerveau plus petit que celui d’une chèvre. Les survivants de cette expédition affirmèrent qu’il avait été tué par un homme. Selon eux, Janduin jugeait que cet homme ressemblait à Shaiel, et il refusa de se défendre quand il se retrouva face à lui.
Deux parents morts… Même s’il ne cesserait jamais de chérir Tam et de le considérer comme son père, Rand aurait aimé avoir rencontré Janduin et Shaiel au moins une fois.
À sa manière toute féminine, Egwene tenta de le consoler. Comment lui expliquer qu’il venait de perdre quelque chose qu’il n’avait jamais eu ? En matière de souvenirs, si on en venait à ses parents, il avait le rire de Tam et la réminiscence très vague des mains douces de Kari. Un homme pouvait-il vouloir plus que cela ? En avait-il besoin ?
Egwene parut déçue – et même un peu remuée – qu’il réagisse ainsi. Les Matriarches semblèrent partager à divers degrés cette façon de voir les choses. Bair afficha sa désapprobation, Melaine haussa les épaules et fit mine d’ajuster son châle, et les deux autres manifestèrent une sorte de réprobation distanciée.
Les femmes ne comprenaient décidément jamais rien. Rhuarc, Lan et Mat, eux, fichèrent la paix à leur ami, exactement comme il le désirait.
N’ayant aucune envie de manger quand Melaine fit apporter un repas, il alla s’étendre à l’entrée de la tente, un coussin sous les coudes, d’où il contempla la pente et la cité enveloppée de brouillard. Sous les assauts du soleil, l’air surchauffé qui pénétrait sous la tente paraissait sortir d’un four.
Vêtu d’une chemise propre, Mat vint s’asseoir à côté de son ami. L’étrange lance posée sur les genoux, il contempla lui aussi la vallée, laissant de temps en temps courir ses doigts sur les inscriptions qui couvraient la hampe noire.
— Comment va ta tête ? demanda Rand.
Mat sursauta.
— Eh bien… je n’ai plus mal… (Il lâcha la hampe et croisa les mains dans son giron.) Presque plus, en fait. La mixture a fait le boulot, on dirait…
Mat replongea dans son mutisme et Rand n’insista pas, car il n’avait pas davantage envie de parler. On eût dit qu’il sentait le passage du temps, des grains de sable tombant lentement dans un sablier… Mais cette lenteur semblait soumise à une étrange tension, comme si le sable allait jaillir comme un torrent.
Une idée idiote. L’effet de la chaleur qui l’abrutissait. Même si Moiraine était apparue devant lui, les chefs aiels n’auraient pas pu rallier Alcair Dal un jour plus tôt. De toute façon, ils n’étaient qu’une composante de son plan, et peut-être la moins importante.
Du coin de l’œil, Rand remarqua que Lan, insensible au soleil, s’était perché sur la saillie où Couladin avait paradé quelques heures plus tôt. Un autre homme qui n’avait aucune envie de bavarder.
Rand refusa aussi le repas de midi, résistant à tous les efforts d’Egwene et des Matriarches visant à lui faire avaler quelque chose. Ce comportement ascétique ne les énerva pas trop. En revanche, quand il proposa de retourner à Rhuidean pour chercher Moiraine et Aviendha, Melaine explosa :
— Pauvre idiot ! Aucun homme ne peut aller deux fois à Rhuidean. Même toi, tu n’en reviendrais pas vivant. Mais si tu as envie de crever de faim ou d’autre chose, ne te gêne pas !
La Matriarche jeta une demi-miche de pain à la tête de Rand. Mat l’intercepta au vol et entreprit aussitôt de la dévorer.
— Pourquoi voulez-vous que je vive ? demanda Rand. Vous savez ce qu’a dit cette Aes Sedai, devant Rhuidean. Je vous détruirai. Pourquoi ne complotez-vous pas avec Couladin, afin de m’assassiner ?
Mat s’étrangla avec son pain et Egwene plaqua les poings sur les hanches, prête à se lancer dans un sermon. Mais Rand continua à se concentrer sur Melaine, qui soutint un moment son regard avant de quitter la tente.
— Tous les gens pensent connaître la Prophétie de Rhuidean, dit Bair, mais ils savent uniquement ce que les Matriarches et les chefs veulent bien leur raconter depuis des générations. Pas des mensonges, mais pas l’entière vérité non plus. Car cette vérité briserait l’homme le plus fort.
— Et cette vérité, elle consiste en quoi ?
Bair regarda brièvement Mat, puis elle décida de répondre :
— Dans le cas qui nous occupe, l’entière vérité, uniquement connue par les Matriarches et les chefs, c’est que tu es notre perdition. Notre perdition et notre salut… Sans toi, pas un des nôtres ne survivra à l’Ultime Bataille. Et peut-être même jusqu’à l’Ultime Bataille. C’est une prophétie… et une vérité. Avec toi… Écoute bien : « Il répandra le sang de ceux qui se nomment les Aiels comme de l’eau dans le sable et les brisera comme des brindilles desséchées. Mais il sauvera les derniers des derniers, et ceux-là survivront. »
» Une prédiction impitoyable, mais cette terre n’a jamais été clémente pour nous.
Bair soutint sans frémir le regard de Rand. Une prophétie impitoyable… et une femme sans pitié.
Se détournant, Rand recommença à sonder la vallée. À l’exception de Mat, tous les autres s’éloignèrent.
Au milieu de l’après-midi, Rand repéra enfin une silhouette qui gravissait péniblement la pente. Aviendha ! Et Mat avait raison, elle était nue comme au jour de sa naissance. Aielle ou pas, elle avait souffert du soleil, et ça se voyait. Si son visage et ses mains arboraient un hâle de bon aloi, le reste de son corps était écarlate.
Rand fut content de la voir. Elle le détestait, certes, mais parce qu’elle croyait qu’il avait maltraité Elayne. Une motivation des plus banales. Rien à voir avec des prophéties dévastatrices, des Dragons incrustés sur ses bras ni même son statut de Dragon Réincarné. Une motivation tout bêtement humaine. Il avait presque hâte que la guerrière le foudroie de nouveau du regard.
Quand elle le vit, Aviendha se pétrifia et ses yeux semblèrent lancer des éclairs assez puissants pour le carboniser en un instant.
— Rand, lâcha Mat presque distraitement, si j’étais toi, je ne lui tournerais pas le dos…
Rand eut un soupir accablé. Revenant de Rhuidean, Aviendha savait à présent toute la vérité. Bair, Melaine et les autres avaient eu des années pour s’y habituer. Pour la guerrière, c’était une plaie récente et sans croûte.
Pas étonnant qu’elle me haïsse !
Les Matriarches coururent à la rencontre d’Aviendha et la conduisirent sous une autre tente. Lorsque Rand la revit, elle portait un chemisier et une jupe amples, un châle protégeant ses bras. La tenue ne semblait pas la ravir, constata le jeune homme.
Voyant qu’il la regardait, elle laissa transparaître sur son visage une rage bestiale qui l’incita à se détourner.
Les ombres commençaient à s’étendre sur les lointaines montagnes lorsque Moiraine apparut. Brûlée par le soleil, comme Aviendha – et tout aussi nue qu’elle, décidément, les femmes étaient folles –, l’Aes Sedai titubait tant qu’elle s’étala et eut toutes les peines du monde à se relever.
Lan sauta de son perchoir, rejoignit Moiraine, la souleva de terre et remonta la pente – peut-être plus vite encore qu’il l’avait descendue – en appelant les Matriarches au secours entre deux jurons.
Alors que la tête de Moiraine s’affaissait sur l’épaule de son Champion, les Matriarches s’emparèrent d’elle. Se campant devant lui, Melaine interdit à Lan de suivre ses trois compagnes sous une tente.
Impuissant, le Champion se tapa plusieurs fois du poing dans la paume.
Rand se mit sur le dos et admira la toile de sa tente. Trois jours d’économisés ! Il aurait dû se réjouir que Moiraine et Aviendha soient saines et sauves, mais seuls ces trois jours comptaient à ses yeux. Le temps était déterminant. Ensuite venait la possibilité de choisir son terrain. Et c’était peut-être encore possible.
— Que comptes-tu faire ? demanda Mat.
— Quelque chose qui te plaira beaucoup : violer les règles.
— Je parlais du repas. Tu vas te décider à manger ? Moi, je meurs de faim.
Rand ne put s’empêcher de rire aux éclats. Manger ? S’il devait ne plus jamais rien avaler, il s’en fichait comme d’une guigne. Mat le regarda comme s’il était cinglé, décuplant son hilarité. Cinglé ? Sûrement pas ! Pour la première fois, quelqu’un allait apprendre de quel bois se chauffait le Dragon Réincarné. Parce qu’il allait violer les règles d’une façon que personne n’aurait pu prévoir.