38 Visages cachés

Le Jardin des Brises d’Argent n’avait rien d’un jardin. En réalité, il s’agissait d’une grande cave à vin – bien trop énorme pour qu’on la qualifie de « magasin » – située sous le Grand Cercle, au sommet d’une colline de la péninsule Calpene, la plus à l’ouest des trois presqu’îles de Tanchico. La raison sociale de ce commerce s’expliquait partiellement par les colonnes en marbre strié de vert et les balustrades qui remplaçaient tout un mur du bâtiment, sauf au dernier étage. En cas de pluie, on pouvait abaisser des rideaux de soie enduits d’huile afin d’être imperméables. La pente de la colline étant abrupte, de ce côté-là, les tables disposées le long des balustrades offraient une vue magnifique sur les dômes et les minarets blancs de la cité, et au-delà, sur son immense port plus empli de bateaux que jamais. Tanchico avait besoin de tout – un besoin désespéré – et on pouvait s’y faire des fortunes. Jusqu’au moment, bien entendu, où tout s’arrêterait, l’or et le temps cessant de couler à flots.

Avec ses lampes dorées, son plafond incrusté de plaques de cuivre chantournées polies jusqu’à briller comme de petits soleils, ses serveurs et ses serveuses sélectionnés pour leur grâce, leur beauté et leur style, Le Jardin des Brises d’Argent était la plus luxueuse et la plus coûteuse cave à vin de la cité, même avant les troubles. Désormais, c’était un lieu outrageusement cher. Les gens vraiment riches y venaient toujours, bien entendu. Des hommes et des femmes spécialisés dans le trafic d’influence, ou des affidés du pouvoir – parfois influents pour de bon, et souvent persuadés à tort de l’être. Dans certains domaines, il n’y avait plus beaucoup d’affaires à réaliser. Dans d’autres, il y en avait davantage qu’avant…

La cloison entourant chaque table en faisait une sorte d’île se dressant sur le sol carrelé de vert et d’or. Ajourées afin que personne ne puisse écouter aux murs sans être vu, ces cloisons étaient juste assez hautes pour dissimuler au regard des curieux les gens qui se retrouvaient dans ces havres d’intimité. Malgré cette précaution, les clients venaient en général masqués, surtout le soir, et les plus prudents laissaient un garde du corps devant leur « île », lui aussi masqué pour éviter toute identification du client par recoupements. Les visiteurs les plus précautionneux allaient jusqu’à choisir un gorille privé de sa langue, histoire d’éviter les fuites.

Aucun de ces cerbères ne portait une arme visible. La propriétaire du Jardin, une femme mince d’âge indéterminé nommée Selindrin, interdisait qu’on entre chez elle avec une arme. Et nul n’osait violer cette règle, en tout cas ouvertement.

Assise à sa table habituelle, contre la balustrade, Egeanin regardait les bateaux, dans le port, avec un intérêt particulier pour ceux qui appareillaient. Cette seule vue lui donnait envie d’être de nouveau sur un pont en train de crier des ordres. Qui aurait cru que le devoir l’entraînerait un jour si loin de sa passion ?

D’instinct, elle ajusta le loup qui dissimulait la moitié supérieure de son visage. Avec cet accessoire, Egeanin se sentait ridicule, mais c’était indispensable pour accomplir sa mission. Le masque bleu, pour s’assortir à sa robe au col montant, la robe de soie elle-même et ses cheveux noirs – qui lui tombaient sur les épaules, désormais – étaient le maximum qu’elle consentait à faire. Passer pour une native du Tarabon n’était pas nécessaire, car Tanchico regorgeait de réfugiés, bon nombre d’entre eux étant des étrangers poussés à s’y rendre par les troubles récents. De toute façon, elle n’aurait pas pu aller jusque-là. Ces gens étaient des animaux qui ignoraient l’ordre et la discipline.

Non sans regret, Egeanin se détourna du port et regarda son compagnon de table, un type au visage étroit qui arborait sans cesse un sourire de fouine cupide. Le col effiloché de Floran Gelb passait très mal au Jardin, d’autant plus que l’infect personnage s’essuyait sans cesse les mains sur sa veste. Egeanin rencontrait pourtant toujours en ce lieu luxueux les petits hommes plus ou moins crasseux avec lesquels elle était obligée de traiter. Une récompense pour eux, et un moyen de les déstabiliser.

— Qu’avez-vous pour moi, maître Gelb ?

Après s’être une nouvelle fois essuyé les mains, Gelb sortit de sous la table un sac de toile et regarda anxieusement son interlocutrice. S’emparant du sac, Egeanin le tint à bout de bras sous la table avant de l’ouvrir. Il contenait un a’dam en métal argenté – un collier et un bracelet astucieusement reliés par une sorte de laisse dont on ne pouvait pas les détacher.

Satisfaite, Egeanin referma le sac et le posa sur le sol. C’était le troisième a’dam que Gelb retrouvait. Un record, par rapport à ses collègues.

— Du très bon travail, maître Gelb.

Egeanin lança à travers la table une petite bourse que Gelb récupéra au vol, la glissant sous sa veste comme s’il s’agissait de la couronne de l’Impératrice, non d’une poignée de pièces d’argent.

— Vous avez autre chose, maître Gelb ?

— Ces femmes… Celles que vous m’avez chargé de chercher…

Avec le temps, Egeanin s’était habituée au débit trop rapide de ces gens. Mais elle aurait donné cher pour que ce type ne se passe pas sans cesse la langue sur les lèvres. Ça ne le rendait pas plus difficile à comprendre, mais quelle offense à l’esthétique !

Egeanin faillit dire à Gelb que ce sujet ne l’intéressait plus. En réalité, c’était en partie pour ça qu’elle était à Tanchico. Et peut-être même entièrement pour ça, désormais.

— Oui, ces femmes ? demanda-t-elle.

Avoir eu la tentation de négliger son devoir ayant poussé Egeanin à parler d’un ton plus dur qu’elle l’aurait voulu, son misérable interlocuteur tressaillit.

— Je crois en avoir découvert une autre.

— Vous êtes sûr ? Dois-je vous rappeler vos… erreurs ?

« Erreurs » était un euphémisme. Une bonne dizaine de femmes correspondant vaguement aux descriptions qu’elle avait fournies à Gelb lui avaient fait perdre son temps, mais sans lui compliquer la vie. En revanche, la noble dame réfugiée d’un domaine dévasté par la guerre, quel sac de nœuds ! Pensant qu’il gagnerait plus ainsi, Gelb avait capturé la femme dans la rue au lieu d’informer simplement Egeanin de son existence. À la décharge du petit homme, dame Leilwin était le sosie d’une des proies d’Egeanin, mais elle l’avait prévenu qu’aucune de ces femmes ne parlerait avec un accent qu’il reconnaîtrait – et surtout pas celui du Tarabon.

Jugeant qu’exécuter Leilwin serait une erreur, Egeanin n’avait pas pu la libérer non plus, car elle aurait raconté son histoire dans tout Tanchico. Ligotée et bâillonnée, la noble dame avait embarqué en pleine nuit sur un bateau-courrier. Là où allait cette jeune beauté, quelqu’un trouverait sûrement mieux à faire d’elle que lui couper la gorge. Cela dit, Egeanin n’était pas à Tanchico pour recruter de jolies servantes et les envoyer au pays.

— Cette fois, je n’ai pas fait d’erreur, maîtresse Elidar, affirma Gelb avec un grand sourire qui dévoila ses dents. Et je n’en ferai pas. Mais il me faut un peu d’or. Pour être sûr – en m’approchant assez. Quatre ou cinq couronnes ?

— Je vous paie au résultat, répondit Egeanin. Après vos bévues, réjouissez-vous que je vous fasse encore cette grâce.

Gelb se passa la langue sur les lèvres – un signe de nervosité, à ce moment précis.

— Vous avez dit… Au début, vous m’avez confié avoir quelques pièces en réserve pour ceux qui seraient capables de faire un travail très… spécial.

Un muscle se contracta sur la joue du petit homme. Il regarda autour de lui comme si un espion avait pu sans se faire repérer coller son oreille aux trois murs ajourés de l’alcôve privée, puis il baissa le ton et croassa :

— Semer le trouble, c’était bien ça ? Un des valets du seigneur Brys répand une rumeur au sujet de l’Assemblée et du choix de la nouvelle Panarch. Moi, je pense que ce n’est pas une rumeur, mais la vérité. Le type était soûl. Quand il a pris conscience de ce qu’il venait de dire, il a failli se vomir dessus. Même s’il mentait, un bruit comme celui-là pourrait mettre Tanchico à feu et à sang.

— Croyez-vous vraiment qu’il soit nécessaire de payer pour que tout aille mal dans cette ville ?

En fait, Tanchico était comme une poire trop mûre prête à tomber de son arbre au premier coup de vent. Le pays tout entier pourrissait sur pied. Egeanin fut cependant tentée de payer pour entendre la « rumeur » de Gelb. Son travail consistait à acheter tous les biens et toutes les informations dignes d’intérêt – et à l’occasion, d’en vendre à son tour. Mais traiter avec ce minable la répugnait. Et ses propres doutes la terrorisaient.

— Ce sera tout, maître Gelb. Si vous trouvez une autre femme, vous savez comment prendre contact avec moi.

Egeanin tapota le sac de jute.

Au lieu de se lever, Gelb dévisagea son interlocutrice comme s’il tentait de voir ce qui se cachait sous son masque.

— D’où venez-vous, maîtresse Elidar ? Votre accent étrange, doux et traînant – ne vous vexez pas, ce n’est pas une critique – ne me permet pas de situer vos origines.

— Ce sera tout, Gelb !

Était-ce le ton employé par Egeanin – celui qu’elle prenait à l’époque où elle commandait des marins – ou la dureté de son regard que le masque ne parvenait pas à cacher ? Quoi qu’il en soit, Gelb se leva d’un bond, recula en s’inclinant bien bas, marmonna des excuses et sortit de l’alcôve à la vitesse du vent.

Egeanin resta où elle était, histoire de laisser au sale type le temps de quitter Le Jardin. Quelqu’un le suivrait discrètement afin de vérifier qu’il ne se cachait pas dans la rue pour attendre sa cliente et la filer. Tous ces faux-semblants et ces jeux d’ombre dégoûtaient la jeune femme. Elle aurait presque souhaité que quelque chose détruise son déguisement et lui fournisse l’occasion de livrer un combat loyal à visage découvert.

Un bateau était en train d’entrer dans le port, en contrebas. Un quatre-mâts du Peuple de la Mer, reconnaissable entre tous à cause de sa foisonnante voilure. Par le passé, Egeanin avait eu l’occasion de visiter un quatre-mâts arraisonné. Mais que n’aurait-elle pas donné pour en commander un en ayant sous ses ordres un équipage d’Atha’an Miere – probablement les seuls marins au monde capables de tirer le meilleur d’un tel navire. Ces gens refusant obstinément de prêter serment, elle aurait dû se résoudre à acheter un équipage. Acheter un équipage ! Les montagnes d’or que lui apportaient régulièrement les bateaux-courriers commençaient à lui monter sérieusement à la tête. Quand on pouvait jeter l’argent par les fenêtres, on perdait vite contact avec la réalité.

Saisissant le sac de toile, Egeanin fit mine de se lever, mais elle se rassit à la hâte lorsqu’elle aperçut l’homme qui sortait d’une autre alcôve. De longs cheveux noirs tombant jusqu’à ses larges épaules, une barbe mais pas de moustache… Bayle Domon était reconnaissable de loin. Bien entendu, il n’était pas masqué. Servant de capitaine à une bonne dizaine de caboteurs qui entraient et sortaient sans cesse du port, il se fichait qu’on sache ou non ce qu’il faisait.

En parlant de masque… Vraiment, Egeanin n’avait plus les idées en place. Avec son loup, il ne risquait pas de la reconnaître. Pourtant, elle attendit qu’il soit parti pour quitter l’alcôve. S’il devenait dangereux, il faudrait s’occuper de cet homme, un de ces jours.

Selindrin accepta avec un beau sourire l’argent que lui remit sa cliente et la remercia profusément de sa fidélité, dont elle espérait bénéficier encore longtemps. Ses cheveux sombres coiffés en une multitude de courtes tresses, la patronne du Jardin portait une robe de soie blanche éclatante et presque assez fine pour être celle d’une serveuse. Elle arborait aussi un de ces voiles transparents qui donnaient chaque fois envie à Egeanin de lui demander, comme à toutes ses compatriotes, quelles danses elle exécutait le mieux. Au pays, les danseuses de shea portaient des voiles similaires – et pratiquement rien d’autre.

Alors qu’elle se dirigeait vers la sortie, Egeanin songea cependant que Selindrin devait être une femme de tête malgré son apparence. Sinon, comment aurait-elle pu survivre dans la jungle de Tanchico, surtout en s’attirant les grâces de toutes les factions qui s’y affrontaient ?

Une horde de tueurs sans pitié, pour tout dire…

Une excellente définition, fort opportunément, de l’homme en cape blanche qui croisa la jeune femme sans la voir et rejoignit Selindrin. Les tempes grisonnantes mais le visage et le regard durs comme l’acier, Jaichim Carridin portait l’image d’un soleil sur la poitrine. En plus, il arborait quatre nœuds d’or sur un bâton de berger écarlate. Un Confesseur de la Main de la Lumière, et un officier très haut placé dans la hiérarchie des Capes Blanches.

L’existence même des Fils de la Lumière indignait Egeanin. Comment une organisation militaire pouvait-elle n’avoir aucun compte à rendre à quiconque ? À Tanchico, où l’autorité brillait cruellement par son absence, Carridin et ses quelques centaines de soldats jouissaient d’un pouvoir absolu. La garde municipale avait depuis longtemps renoncé à patrouiller dans les rues, et les militaires encore fidèles au roi étaient occupés à tenir les forteresses qui entouraient la ville.

Du coin de l’œil, Egeanin remarqua que Selindrin n’avait pas tiqué en voyant l’épée qui battait le flanc de Carridin. Une autre preuve de sa puissance…

Dès qu’elle fut dans la rue, les porteurs de la jeune femme accoururent avec sa chaise et ses gardes du corps l’entourèrent d’une véritable haie de lances. Une drôle d’équipe, ceux-là… Mal assortis et harnachés un peu n’importe comment, ils ressemblaient à une bande de déserteurs ou de mercenaires sans contrat. Mais ils avaient conscience que leurs revenus dépendaient de la sécurité de leur patronne, et c’était amplement suffisant.

Dans une cité où toute personne fortunée aurait été folle de sortir sans protection, même les porteurs étaient munis au minimum d’un couteau et d’un gourdin. Ne voulant pas attirer l’attention sur elle, Egeanin avait engagé une légion de protecteurs.

Les gardes n’eurent aucun mal à forcer la foule à s’écarter sur le chemin de la chaise à porteurs. Même dans les rues étroites, les gens se tenaient le plus loin possible des nobles et de leurs hommes de main.

Les chevaux étant devenus un luxe extravagant, on ne voyait presque plus de carrosses. Un indice de plus sur la décadence de la ville…

Les passants anormalement agités ressemblaient aux survivants d’un naufrage. Les traits tirés, les vêtements élimés, ces gens semblaient vouloir lutter contre le destin, alors qu’il avait déjà eu raison d’eux. Des imbéciles perdant leur temps à espérer alors qu’il n’y avait plus d’espoir…

Dans le lot, certains avaient cependant baissé les bras. Recroquevillés sous un porche avec femme et enfants, ceux-là ressemblaient à des cadavres ambulants. De temps en temps, parce que la vie s’accrochait encore obstinément à eux, ils trouvaient la force de se lever pour mendier une piécette ou au minimum un croûton de pain.

Contrainte de se fier à la vigilance de ses gardes en ce qui concernait d’éventuels dangers, Egeanin gardait les yeux braqués devant elle. Croiser le regard d’un mendigot suffisait à en attirer vingt autres, qui venaient tendre la main autour de la chaise à porteurs. Et si on commettait l’erreur d’envoyer ne serait-ce qu’une pièce, des centaines de traîne-misère accouraient en un clin d’œil.

Comme si elle appartenait au Sang, Egeanin utilisait déjà une partie de « son » argent pour alimenter une soupe populaire. Si on découvrait cette transgression, en termes de hiérarchie sociale, les conséquences seraient dévastatrices. Autant s’affubler d’une robe brodée et se raser le crâne !

Après la chute de Tanchico, tous ces problèmes pourraient être réglés. Correctement nourris, tous les gens seraient à leur place, comme il convenait. Alors, Egeanin pourrait jeter ses robes aux orties, oublier toutes les choses qu’elle n’aimait pas et qui la désorientaient, et retourner sur son bateau. Le Tarabon et peut-être même l’Arad Doman étaient prêts à tomber en poussière sous la moindre pression des doigts, comme de la soie calcinée.

Qu’attendait donc la haute dame Suroth ? Oui, qu’est-ce qui la retenait d’agir ?


Sa cape reposant sur les accoudoirs, Jaichim Carridin s’adossa à son fauteuil pour mieux étudier les nobles du Tarabon assis dans les autres fauteuils de l’alcôve privée. Très raides dans leur veste brodée de fil d’or, le haut du visage dissimulé par un masque imitant une gueule de lion ou de léopard – et parfois un bec de faucon –, ces seigneurs ne faisaient rien pour cacher leur inquiétude. Affichant un calme souverain, Jaichim avait pourtant bien plus de raisons qu’eux d’être torturé par l’angoisse. Deux mois plus tôt, ne lui avait-on pas appris qu’un de ses cousins avait été retrouvé mort dans sa chambre – écorché vif, pour être exact ? Un mois avant, sa plus jeune sœur, Dealda, avait été enlevée par un Myrddraal en plein milieu de la cérémonie de son mariage. Frappé d’incrédulité, l’intendant de la famille écrivait des lettres décrivant les nouveaux malheurs qui s’abattaient sur la maison Carridin.

Deux mois… Avec un peu de chance, Dealda était morte depuis longtemps. Quand elles tombaient entre les mains d’un Blafard, les femmes sombraient vite dans la folie, d’après ce qu’on disait.

Deux longs mois… À la place de Jaichim, n’importe qui aurait versé des larmes de sang.

Si tous les hommes tenaient un gobelet de vin, il n’y avait pas de serveur dans l’alcôve. Après avoir rempli les gobelets, Selindrin s’était retirée en garantissant à ses hôtes qu’ils ne seraient pas dérangés. De fait, il n’y avait personne d’autre qu’eux au dernier étage du Jardin des Brises d’Argent. Deux hommes venus avec les nobles – des membres de la garde du roi, aurait parié Jaichim – avaient pris position au pied de l’escalier pour dissuader les éventuels trublions.

Alors qu’aucun des nobles n’y avait touché, Carridin but une gorgée de son vin.

— Ainsi, dit-il d’un ton détaché, le roi Andric voudrait que les Fils de la Lumière l’aident à rétablir l’ordre en ville. Mais il est rare que nous nous impliquions dans les affaires internes d’une nation.

Ouvertement, en tout cas…

— Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu une telle requête… Et j’ignore ce qu’en dira le seigneur général.

En chef avisé, Pedron Niall ordonnerait de faire ce qui s’imposerait en s’assurant que le roi et ses seigneurs n’oublient pas qu’ils avaient une dette envers les Fils de la Lumière… et s’en acquittent jusqu’à l’avoir entièrement remboursée.

— Vous n’avez pas le temps de demander des instructions à Amador, dit un seigneur au masque de léopard.

Aucun des participants n’avait donné son nom, une information dont Carridin n’avait plus besoin depuis longtemps.

— Ce que nous demandons est vital ! s’écria un autre seigneur, son masque de faucon, au-dessus d’une épaisse moustache, lui donnant l’allure d’une bizarre chouette. Nous vous avons adressé cette requête, veuillez le comprendre, parce qu’il y a urgence. Le temps des divisions est révolu, et nous sommes en quête d’unité. Même au cœur de Tanchico, de nombreuses factions cherchent à semer la discorde. Les éliminer est indispensable si nous voulons que la paix règne de nouveau sur le pays.

— La mort de la Panarch a encore compliqué les choses, ajouta l’homme au masque de léopard.

— Avez-vous démasqué son meurtrier ? demanda Carridin, un sourcil froncé.

Selon lui, le coup venait d’Andric, car il pensait la Panarch compromise avec un des insurgés qui entendaient le renverser. Le souverain avait peut-être raison, mais après avoir convoqué l’Assemblée des Seigneurs – enfin, ce qu’il en restait, car beaucoup d’entre eux avaient rejoint l’une ou l’autre faction dissidente –, il avait découvert que faire ratifier son choix ne serait pas un jeu d’enfant. Même si dame Amathera n’avait pas partagé sa couche, l’élection du roi et de la Panarch était le seul véritable pouvoir de l’Assemblée, qui ne paraissait pas décidée à y renoncer. Les difficultés relatives à la nomination de dame Amathera étaient censées rester secrètes. Des nouvelles pareilles risquaient de déclencher une série d’émeutes, et l’Assemblée elle-même en avait conscience.

— Le meurtrier ? répéta l’homme-chouette. Un des fanatiques loyaux au Dragon, sans nul doute. Aucun sujet du Tarabon n’aurait fait du mal à la Panarch, n’est-ce pas ?

On aurait presque pu penser que le seigneur croyait ce qu’il disait…

— Cela va de soi, assura Carridin avant de reprendre une gorgée de vin. Lors de l’intronisation de dame Amathera, si je dois garantir la sécurité du palais de la Panarch, il faut que le roi en personne me le demande. Sinon, on croira que les Fils de la Lumière ont voulu prendre le pouvoir au Tarabon. Comme vous le savez, nous entendons simplement mettre un terme aux divisions et rétablir la paix au nom de la Lumière.

Un autre « léopard », plus vieux, comme en attestaient ses cheveux blond foncé grisonnants, intervint d’un ton glacial :

— J’ai entendu dire que Pedron Niall aspire à l’unité face aux fanatiques du Dragon. Une unité placée sous son commandement, si j’ai bien compris ?

— Le seigneur général n’est pas en quête de domination, répondit Carridin, tout aussi glacial. Les Fils servent la Lumière, comme doivent le faire tous les hommes de bonne volonté.

— Il n’est pas question que le Tarabon tombe sous la coupe d’Amador ! s’écria le premier léopard. Pas question !

Cette profession de foi fut approuvée par quasiment tous les nobles.

— Bien entendu, répliqua Carridin comme si une telle idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. Si vous voulez mon aide, je vous l’accorderai, sous les conditions que vous connaissez. Sinon, les Fils ne sont jamais désœuvrés. Servir la Lumière est une tâche sans fin, car les Ténèbres sont partout.

— Vous aurez des garanties signées par le roi et authentifiées par son sceau, dit un homme au masque de lion, parlant pour la première fois.

C’était Andric en personne, bien sûr, même si Carridin n’était pas supposé le savoir. S’il ne voulait pas que les rumeurs se déchaînent, le roi ne pouvait pas rencontrer officiellement un Confesseur de la Main de la Lumière. Dans le même ordre d’idées, se rendre dans une cave à vin, même Le Jardin, ne lui aurait pas attiré que des louanges.

— Une fois en possession de ces documents, dit Carridin, je sécuriserai le palais de la Panarch et mes Fils élimineront toutes les factions qui prétendent empêcher l’investiture. Au nom de la Lumière, je jure d’accomplir cette mission.

Tous les nobles se détendirent. Comme pour fêter ça, ils finirent leur vin, Andric ne faisant pas exception à la règle.

Aux yeux du peuple, les inévitables tueries seraient le fait des Capes Blanches, pas du roi et de son armée. Une fois Amathera investie, la Couronne et le Sceptre de l’Arbre entre ses mains, d’autres membres de l’Assemblée se joindraient sans doute aux rebelles, mais les autres, refusant de mettre le Tarabon à feu et à sang, ne pourraient jamais reconnaître qu’ils n’avaient pas élu la Panarch. Quant aux histoires que raconteraient les dissidents… Eh bien, les factieux étaient friands de calomnies, n’est-ce pas ?

Au bout du compte, le roi et la Panarch du Tarabon seraient attachés à des ficelles que Carridin confierait à Pedron Niall, afin qu’il en joue selon son bon vouloir.

Un trophée beaucoup moins précieux qu’il aurait pu l’être à l’époque où le roi ne contrôlait pas seulement quelques centaines de lieues carrées autour de Tanchico, mais les choses pouvaient changer. Avec l’aide d’une légion ou deux de Fils de la Lumière – les cinq cents hommes de Carridin ne suffiraient pas, c’était évident –, les partisans du Dragon seraient tôt ou tard écrasés. Il suffirait alors de vaincre les multiples rebelles et de mettre un terme victorieux au conflit avec l’Arad Doman. Si les deux nations se souvenaient encore qu’elles étaient en guerre. Car l’Arad Doman, selon ce qu’avait entendu dire Carridin, était en plus piteux état encore que son adversaire.

En réalité, Carridin se fichait que le Tarabon tombe ou ne tombe pas sous la coupe des Fils de la Lumière. Idem pour Tanchico. Il devait agir, bien entendu, exécutant le travail qu’il faisait depuis toujours, mais il était difficile de s’y intéresser quand on pensait sans cesse au moment où on se ferait égorger.

Finirait-il par implorer qu’on lui tranche la gorge ? Deux interminables mois depuis le dernier rapport…

Ne désirant pas boire avec les nobles, Carridin se retira après les avoir très sommairement salués. Même s’ils se vexaient, ils avaient bien trop besoin de lui pour le montrer.

Selindrin ayant vu qu’il partait, un garçon d’écurie attendait Carridin dans la rue avec son cheval. Lançant une pièce au gamin, le Confesseur enfourcha son hongre noir et le talonna. Les loqueteux qui battaient le pavé s’écartèrent à la hâte – une très bonne idée, car le cavalier n’aurait sûrement pas remarqué qu’il en piétinait un ou deux. De toute façon, ça n’aurait pas été une grande perte. Dans une ville grouillant de mendiants, Carridin avait en permanence dans les narines la puanteur de la sueur et de la crasse. Tôt ou tard, Tamrin devrait expulser de Tanchico cette vermine, laissant le soin aux rebelles qui tenaient le reste du pays d’en faire ce qu’ils voudraient.

Carridin s’inquiétait justement pour le reste du pays, mais pas particulièrement à cause des rebelles. S’en débarrasser n’était pas si difficile que ça, dès qu’on faisait circuler la rumeur qu’un tel ou un tel était un Suppôt des Ténèbres. Après un peu de temps passé avec les Confesseurs de la Main de la Lumière, les suspects seraient prêts à avouer qu’ils adoraient le Ténébreux et qu’ils mangeaient des enfants – tout ce qu’on leur demanderait de dire, en somme. Après ces aveux, le destin des rebelles serait scellé. Les derniers conspirateurs se retrouveraient seuls, et la débandade ne tarderait pas.

En revanche, les fidèles du Dragon – des hommes et des femmes qui avaient juré allégeance au Dragon Réincarné – ne se laisseraient pas démonter par la simple accusation d’être des Suppôts. Parce qu’ils étaient loyaux à un homme capable de canaliser le Pouvoir, la majorité des gens les tenait déjà pour des alliés du Ténébreux…

Le vrai problème, c’était l’homme qu’ils avaient choisi de servir alors qu’ils ignoraient jusqu’à son nom. Rand al’Thor ! Où était-il, celui-là ? Une centaine de bandes liées à sa cause écumaient le pays, deux d’entre elles au moins étant assez importantes pour mériter le nom d’armée, et elles menaient la vie dure aux vestiges des forces du roi Andric. Ces groupes combattaient les rebelles, au moins aussi occupés à s’entre-tuer qu’à repousser les assauts des soldats réguliers et des fanatiques du Dragon.

Une information manquait encore à Carridin. Laquelle de ces bandes comptait donc le Dragon dans ses rangs ? S’il était dans le coin… En Arad Doman ou dans la plaine d’Almoth, la situation était la même qu’au Tarabon, et al’Thor avait pu décider d’en tirer parti. S’il en allait ainsi, Jaichim Carridin pouvait se considérer comme un mort en sursis.

Arrivant devant le palais de la péninsule Verana, où il avait installé le quartier général des Capes Blanches, il sauta à terre, lança la bride de son cheval à un des gardes et s’éloigna sans même daigner rendre leur salut à ses hommes. Le propriétaire du superbe complexe de dômes clairs, de minarets brillants et de jardins ombragés avait eu l’indélicatesse de réclamer pour lui le Trône de la Lumière. Du coup, personne n’avait eu d’objection contre son expropriation. Sa tête continuant à décorer une pique, sur l’escalier des Traîtres de la péninsule Maseta, le conspirateur malhabile n’était plus en mesure de se plaindre.

Avançant dans le palais, Carridin, pour une fois, n’accorda aucune attention aux magnifiques tapis du Tarabon, aux meubles ornés d’or et d’ivoire et aux cours intérieures où le gazouillis des fontaines rafraîchissait les âmes et les cœurs les plus sombres. Pareillement, les larges couloirs et leurs lampes dorées ne l’intéressèrent pas plus que les plafonds aux moulures dorées à l’or fin. En beauté sinon en taille, ce complexe n’avait rien à envier aux plus somptueux palais d’Amadicia. Mais pour l’heure, Carridin pensait surtout à la bouteille d’eau-de-vie qui l’attendait dans la pièce qu’il avait annexée pour en faire son bureau.

Entrant dans son fief, les yeux rivés sur le cabinet à liqueurs où il trouverait sa précieuse gnôle, Carridin attendit d’avoir traversé la moitié de la salle – en foulant un extraordinaire tapis aux motifs bleus, écarlates et or – avant de s’aviser qu’il n’était pas seul. Devant une haute et étroite fenêtre, une femme aux cheveux blonds tressés contemplait un des bucoliques jardins ombragés. Sous son voile qui ne dissimulait rien, les grands yeux marron de l’inconnue et sa bouche charnue attiraient immédiatement l’attention. Jeune et jolie, elle n’était pas une servante, à en juger par sa tenue.

— Qui êtes-vous ? demanda Carridin, agacé. Et comment êtes-vous entrée ? Si vous ne partez pas sur-le-champ, je vous ferai jeter dehors.

— Des menaces, Bors ? Tu devrais te montrer plus courtois avec tes invitées.

Bors ? Ce seul nom fit à Carridin l’effet d’une gifle. Réagissant d’instinct, il dégaina son épée et visa la gorge de l’impudente.

Quelque chose l’englua dans ce qui semblait être de la guimauve puis le força à s’agenouiller et le pétrifia de la naissance du cou au bout des doigts de pied. Un étau se resserra autour de son poignet droit dont les os grincèrent sinistrement. Ouvrant les doigts, Carridin laissa tomber son arme. Le Pouvoir… Cette femme utilisait sur lui le Pouvoir de l’Unique. Une maudite sorcière de Tar Valon. Et qui connaissait ce nom ô combien secret…

— Te souviens-tu, dit la femme en approchant, d’une grande réunion où Ba’alzamon en personne nous a montré les visages de Matrim Cauthon, Perrin Aybara et Rand al’Thor ?

La femme avait plus craché que prononcé ces trois noms – et le dernier plus encore que les deux autres.

— Tu vois, je sais très bien qui tu es. Tu as juré de servir le Grand Seigneur des Ténèbres, Bors.

L’inconnue éclata de rire – un son qui évoquait un peu celui d’un glas.

Le front ruisselant de sueur, Carridin comprit qu’il n’avait pas affaire à une banale sorcière de Tar Valon. L’Ajah Noir ! Cette femme appartenait à l’Ajah Noir. Ainsi, la mort ne viendrait pas des mains d’un Myrddraal ? Et elle allait arriver si vite, alors qu’il ne s’était pas encore résigné à la défaite ?

— J’ai essayé de le tuer… Rand al’Thor, je veux dire. Oui, j’ai tout fait pour ça ! Mais je ne parviens pas à le trouver. Tant que je n’aurai pas réussi, les membres de ma famille mourront les uns après les autres, c’est ce qu’on m’a dit. En promettant que je serais le dernier ! J’ai encore des cousins, des neveux et des nièces ! Et une autre sœur. Il faut me donner plus de temps.

Ses yeux perçants rivés sur Carridin, la femme sourit en l’écoutant expliquer en détail où on pouvait trouver Vanora, où était située sa chambre et quelles étaient ses habitudes – en particulier son goût pour les cavalcades solitaires en forêt, non loin de Carmera.

S’il criait, songea Carridin, est-ce que ça ferait venir des gardes ? Et dans ce cas, pourraient-ils tuer la femme ?

Il voulut hurler, mais la guimauve invisible s’infiltra dans sa bouche, forçant ses mâchoires à s’écarter tellement qu’il les entendit craquer sinistrement. Les narines dilatées, Carridin parvenait encore à respirer, mais plus un son ne sortait de sa bouche à part des gémissements qui lui rappelaient ceux d’une femme tombée entre les mains de ses Confesseurs. Pourtant, il voulait crier…

— Tu es très amusant, dit l’inconnue blonde. Jaichim… Un joli nom pour un chien, non ? Voudrais-tu être mon chien, Jaichim ? Si tu es obéissant, je te permettrai peut-être d’assister à la mort de Rand al’Thor, un de ces jours…

Carridin eut besoin d’un moment pour comprendre ce que venait de dire la femme. S’il était censé voir mourir al’Thor, ça signifiait que… Eh bien, cette femme n’allait pas le tuer, ni l’écorcher vif ni lui faire subir les horreurs qu’il avait si souvent imaginées, finissant par trouver la mort pas si terrible que ça, en fin de compte. Des larmes coulant sur ses joues, Carridin sentit qu’il sanglotait – dans la mesure où son cocon de guimauve le lui permettait.

Le piège invisible s’ouvrant, il tomba à genoux, incapable d’arrêter de pleurer.

Se penchant vers lui, la femme lui prit les cheveux à pleine main et le força à relever la tête.

— Maintenant, tu vas m’écouter, d’accord ? La mort de Rand al’Thor n’est pas pour aujourd’hui, et pour y assister, tu devras être un bon toutou. Tu vas transférer tes Capes Blanches dans le palais de la Panarch, pas vrai ?

— Comment le savez-vous ?

La femme secoua la tête.

— Un bon toutou ne pose pas de questions à sa maîtresse. Je lance le bâton, et toi, tu le rapportes. Et si je t’ordonne de tuer, tu obéis. Compris ? Prendre le palais sera-t-il difficile ? Les mille hommes de la Légion occupent les lieux. Ils sont partout, dormant dans les couloirs, les salles d’exposition et les jardins intérieurs. Tu n’as pas tant de soldats que ça…

— Ces hommes… (Carridin dut s’interrompre pour déglutir.) Ces hommes ne s’opposeront pas à nous. Ils croiront qu’Amathera a été choisie par l’Assemblée. C’est ainsi en principe que…

— Ne m’ennuie pas avec des détails, Jaichim ! Je me fiche que tu massacres tous les membres de cette Assemblée, si tu tiens le palais. Quand passeras-tu à l’action ?

— Andric aura besoin de trois ou quatre jours pour finaliser ses garanties.

— Trois ou quatre jours… Pourquoi pas ? Un retard plus important que prévu ne sera pas préjudiciable.

Alors que Carridin se demandait de quel retard parlait la femme, elle lui porta en quelque sorte le coup de grâce – mais pas au sens littéral du terme, par bonheur.

— Quand tu contrôleras le palais, tu te débrouilleras pour en expulser la Légion.

— C’est impossible ! s’écria Carridin.

La femme lui tira la tête en arrière si fort qu’il se demanda qui céderait en premier : sa nuque ou son cuir chevelu. Puis un millier d’aiguilles invisibles se plantèrent sur son visage, sa poitrine, son dos et ses membres. Des pointes invisibles, peut-être, mais bel et bien réelles, il n’en doutait pas un instant.

— Impossible, Jaichim ? Voilà bien un mot qui ne fait pas partie de mon vocabulaire.

Les aiguilles s’enfoncèrent plus profondément. Malgré la douleur, Carridin ne revint pas sur sa position. Ce que voulait cette femme était impossible !

— Quand Amathera aura été investie, elle dirigera la Légion. Si je tente d’annexer le palais, elle lancera ses hommes contre moi et Andric la soutiendra. Face à la Légion et aux soldats que le roi pourra retirer de la défense des forteresses périphériques, je n’aurai pas une chance.

L’inconnue dévisagea Carridin si longuement qu’il recommença à suer comme un porc. Parfaitement immobile, il n’osait même pas cligner des yeux, car un millier de petits coups de poignard l’auraient immédiatement puni.

— Nous nous occuperons de la Panarch, dit la femme.

Les aiguilles se volatilisèrent et elle se redressa.

Carridin se releva aussi et tenta de conserver son équilibre. Avec un peu de chance, une négociation serait possible, parce que l’inconnue semblait revenue à de meilleurs sentiments. Même si ses genoux tremblaient, le Confesseur parvint à parler d’un ton assuré :

— Même si vous pouviez influencer Amathera…

— Jaichim, un bon chien obéit à sa maîtresse, il ne converse pas avec elle. Si tu ne te comportes pas bien, tu finiras par m’implorer de te livrer à un Myrddraal afin qu’il t’achève. Tu comprends ce que je te dis ?

— Je comprends…, souffla Carridin.

La femme continuant à le regarder, il devina ce qu’elle voulait.

— Je vous obéirai, maîtresse.

L’inconnue eut un petit sourire qui humilia encore un peu plus Carridin. Lui tournant le dos comme s’il était un chien – incapable de mordre, par-dessus le marché –, elle se dirigea vers la porte.

— Maîtresse, quel est votre nom ?

Cette fois, le sourire fut moqueur mais presque doux.

— Tu as raison, un chien doit connaître le nom de sa maîtresse. Je m’appelle Liandrin. Mais ce nom ne doit jamais sortir des lèvres d’un chien. Si ça arrivait, je serais très mécontente de toi.

Quand la porte se fut refermée sur Liandrin, Carridin tituba jusqu’à un fauteuil à haut dossier et incrustations d’ivoire et se laissa tomber dedans.

L’eau-de-vie ne l’intéressait plus. De toute façon, il l’aurait vomie instantanément, tant il avait l’estomac retourné. Pourquoi Liandrin s’intéressait-elle au palais de la Panarch ? Une question dangereuse, quand on était dans sa situation ? Probablement. Mais bien qu’ils aient servi le même maître, Carridin n’éprouvait que du mépris pour une sorcière de Tar Valon.

Cette femme en savait moins long qu’elle le croyait. Avec les garanties du roi en main, il pourrait empêcher Tamrin et l’armée de lui sauter à la gorge, et ce en les menaçant de révélations gênantes. Idem avec Amathera. Cela dit, ses ennemis auraient toujours la solution d’en appeler au peuple. S’il pensait Carridin en quête de pouvoir personnel, le seigneur général était bien capable de le sermonner puis de lui retirer son commandement.

Se prenant la tête à deux mains, Carridin imagina Niall en train de signer sa sentence de mort. Si ça arrivait, ses propres hommes l’arrêteraient et lui passeraient la tête dans le nœud coulant.

La mort de la sorcière, voilà qui serait des plus providentiels ! Et encore… N’avait-elle pas promis de défendre Carridin contre les Myrddraals ?

Le Confesseur crut qu’il allait recommencer à pleurer. Sans même être là, Liandrin l’avait piégé et il ne pouvait rien faire pour s’en sortir. Des fers aux pieds, une corde autour du cou, il avait tout perdu.

Il devait y avoir une solution. Hélas, toutes celles qu’il imaginait semblaient être des remèdes pires que le mal…


Évitant sans peine les serviteurs et les Capes Blanches, Liandrin remonta les couloirs tel un fantôme. Lorsqu’elle franchit une petite porte dérobée pour déboucher dans une allée étroite, derrière le palais, le garde de faction, un grand type à peine sorti de l’adolescence, la regarda avec un mélange de soulagement et de gêne. Avec Carridin, elle n’avait pas dû recourir à son petit truc – qui nécessitait une quantité minime de Pouvoir – consistant à imposer sa volonté à quelqu’un. Le garde, en revanche, avait vite cru dur comme fer qu’elle avait le droit d’entrer et de sortir par cette porte.

Souriante, Liandrin fit signe au jeune crétin de se pencher vers elle. Rayonnant comme s’il espérait qu’elle l’embrasse, il se pétrifia quand la dague de la jeune femme s’enfonça dans son œil.

Liandrin s’écarta afin qu’il ne s’écroule pas sur elle. Désormais, il ne risquait plus de la trahir, même accidentellement. Et elle n’avait même pas une goutte de sang sur la main… Parfois, elle enviait l’habileté de Chesmal à tuer avec le Pouvoir – ou même les dons moins impressionnants de Rianna. Bizarrement, la possibilité de forcer un cœur à s’arrêter ou de faire bouillir le sang dans les veines d’une victime était très intimement liée à l’art de la guérison. Et Liandrin n’y excellait pas, c’était le moins qu’on pouvait dire. Cela posé, pour ce que ça l’intéressait…

Sa chaise à porteurs rouge – une peinture laquée – ornée d’ivoire l’attendait au bout de l’allée avec ses gardes du corps, une dizaine de colosses aussi avenants que des loups affamés. Une fois dans la rue, ces professionnels se frayèrent sans peine un chemin dans la foule – un jeu d’enfant, quand on n’hésitait pas à utiliser sa hampe de lance pour écarter les importuns. Tous dévoués au Grand Seigneur des Ténèbres, ces hommes ne savaient pas exactement qui ils servaient. En revanche, ils avaient entendu parler d’autres gardes du corps mystérieusement disparus parce qu’ils n’avaient pas su satisfaire leur maîtresse.

La maison à un étage que Liandrin et ses complices avaient choisie se dressait sur une butte à la base de la péninsule Verana. Assez rudimentaire avec son toit plat et ses murs de plâtre blanc, cette demeure appartenait à un marchand qui avait lui aussi juré fidélité au Grand Seigneur. Liandrin aurait préféré un palais, par exemple celui du roi, sur la péninsule Maseta. Ayant grandi en regardant avec envie les résidences des seigneurs, elle ne voyait aucune raison de ne pas viser tout de suite au plus haut. Cela dit, en dépit de ses préférences, il semblait logique de privilégier pour l’instant la discrétion. Les crétines de Tar Valon ne pouvaient pas se douter que leurs ennemies étaient au Tarabon, mais la Tour Blanche abandonnait rarement une piste et les espionnes de Siuan Sanche fourraient leur sale nez partout.

Le portail donnait sur une courette où Liandrin laissa ses porteurs et ses gardes du corps. Puis elle entra dans la maison.

Les servantes du marchand – toutes dévoués au Grand Seigneur, avait-il affirmé – n’étaient pas assez nombreuses pour satisfaire les besoins de onze femmes qui mettaient rarement le nez dehors. L’une de ces domestiques, une beauté rustique brune nommée Gyldin, était occupée à balayer le sol carrelé de rouge et de blanc de l’entrée.

— Où sont les autres ? lui demanda Liandrin.

— Dans le premier salon, répondit Gyldin en désignant la porte à double arche, sur la droite – comme si Liandrin avait pu ignorer où était le premier salon.

La sœur noire fit la grimace. La servante ne s’était pas inclinée et elle n’utilisait aucun titre pour s’adresser à ses « patronnes ». Bien entendu, elle ignorait qui étaient Liandrin et ses compagnes, mais elle devait savoir que Liandrin, au moins, était assez haut placée et assez puissante pour forcer un marchand à lui céder sa demeure et à déménager avec sa famille dans quelque infect taudis.

— Tu es censée nettoyer, non ? Pas bayer aux corneilles. Alors, nettoie, ma fille ! Il y a de la poussière partout. Si j’en trouve encore un seul grain ce soir, je te ferai donner le bâton, c’est compris, grosse vache ?

Liandrin serra un peu trop tard les dents. Après tant d’années passées à imiter les manières des nobles et des notables, elle parvenait parfois à oublier que son père était un vulgaire marchand des quatre saisons. Mais quand la colère la submergeait, les tics de langage des misérables revenaient lui salir la langue. Trop de tension et d’attente, sans doute…

— Au travail ! cria-t-elle avant d’entrer dans le premier salon.

Après avoir refermé la porte dans son dos, Liandrin constata que certaines de ses compagnes n’étaient pas présentes, et cette découverte n’améliora pas son humeur.

Assise à une table marquetée de lapis-lazuli, sous la grande tapisserie qui rehaussait un des murs blancs, Eldrith Jhondar, reconnaissable de loin à son visage rond, étudiait un manuscrit jauni en prenant de temps en temps des notes. Absorbée par sa tâche, elle essuyait régulièrement sa plume sur la manche de sa robe de laine sombre.

Installée dans un fauteuil près d’une des étroites fenêtres, Marillin Gemalphin contemplait rêveusement la fontaine qui se dressait au milieu d’une autre petite cour. Distraitement, elle caressait la tête d’un chat roux famélique en se fichant apparemment qu’il sème ses poils sur le devant de sa robe de soie verte.

Marillin et Eldrith appartenaient toutes les deux à l’Ajah Marron. Si la première découvrait un jour que la seconde était la cause des disparitions en série de ses chats errants, leur belle harmonie en prendrait un rude coup.

Deux anciennes sœurs marron… Parfois, Liandrin avait du mal à se souvenir que ses compagnes n’étaient plus membres d’un Ajah. Pourtant, n’avait-elle pas elle-même tourné le dos au Rouge ? Certes, mais il leur restait à toutes tellement de caractéristiques de ce qu’elles étaient avant de jurer allégeance à l’Ajah Noir.

Les deux anciennes sœurs vertes en étaient des exemples frappants. En blanc aujourd’hui, Jeaine Caide, une beauté au teint cuivré et au cou de cygne, continuait à porter les robes de soie les plus fines et les plus affriolantes qu’elle dénichait. Des tenues dont il fallait bien qu’elle se satisfasse, aimait-elle à répéter, puisqu’on ne trouvait rien, au Tarabon, qui fût susceptible d’attirer vraiment le regard d’un homme. Originaire de l’Arad Doman, Jeaine était à la hauteur de la réputation des femmes du pays, universellement connues pour leur goût des tenues provocantes.

Avec ses yeux noirs inclinés, son nez un peu massif et sa robe des plus ordinaires, Asne Zeramene pouvait paraître bien plus retenue que sa « collègue », mais Liandrin l’avait plus d’une fois entendue regretter d’avoir dû laisser ses Champions en arrière.

Rianna Andomeran confirmait elle aussi la théorie de Liandrin. Sous sa chevelure noire striée d’une mèche blanche au-dessus de son oreille gauche, elle affichait toujours l’assurance glaciale et délibérément arrogante d’une sœur blanche.

— C’est fait, annonça Liandrin. Jaichim Carridin investira le palais de la Panarch avec ses hommes et il en gardera le contrôle pour nous. Bien entendu, il ne sait pas encore que nous aurons des invités.

Les sœurs firent la grimace. Avoir changé d’Ajah ne modifiait en rien leurs sentiments vis-à-vis des hommes qui haïssaient viscéralement toutes les femmes capables de canaliser le Pouvoir.

— J’ai un détail intéressant… Il a cru que je venais le tuer pour le punir de n’avoir pas éliminé Rand al’Thor.

— C’est absurde, dit Asne. Nous devons entraver al’Thor et le contrôler, pas lui ôter la vie… (Elle eut un rire de gorge.) S’il y a vraiment un moyen de le contrôler, je veux bien le lier à moi. D’après le peu que j’ai vu, c’est un très beau jeune homme.

Liandrin fit une moue dégoûtée. Elle n’avait aucun goût pour les hommes, quelle que soit leur apparence.

— C’est plutôt inquiétant…, souffla Rianna. Les ordres que nous avons reçus de la tour étaient clairs. Mais Carridin en a visiblement eu d’autres. Y aurait-il des dissensions entre les Rejetés ?

— Les Rejetés…, répéta Jeaine. (Elle croisa les bras, la soie de sa robe soulignant ainsi davantage la ligne de sa poitrine.) On nous a assuré que nous dirigerions le monde après le retour du Grand Seigneur. Mais que valent ces promesses si nous nous retrouvons au milieu d’un conflit entre Rejetés ? Quelqu’un pense que nous avons une chance contre eux ?

— Les torrents de Feu, répondit Asne en défiant ses compagnes du regard. Cette arme-là peut détruire un Rejeté. Et nous avons ce qu’il faut pour en disposer.

Un des ter’angreal que les fugitives avaient subtilisés à la Tour Blanche – un bâton noir cannelé de trois pieds de long – avait précisément cet usage. Aucune des sœurs, y compris Liandrin, ne savait pourquoi on leur avait ordonné de le voler. C’était le cas pour la plupart des ter’angreal, mais il était impensable de ne pas obéir à certains ordres. Liandrin regrettait qu’elles n’aient pas pu s’approprier au moins un angreal

— Si l’une d’entre nous parvient à contrôler cette force, rappela Jeaine. N’oubliez pas que notre seul et unique essai a failli me coûter la vie. Et qu’il a foré une voie d’eau dans les deux flancs du navire avant que je puisse m’arrêter… Si nous nous étions noyées avant d’atteindre Tanchico, nous n’aurions pas eu l’air très fines.

— Qu’importe les torrents de Feu ? lança Liandrin. Si nous contrôlons le Dragon Réincarné, ce sera aux Rejetés de trouver un moyen de nous vaincre.

Soudain, l’ancienne sœur rouge s’avisa d’une présence incongrue dans le salon. Dans un coin, Gyldin briquait énergiquement un fauteuil sculpté à dossier bas.

— Que fais-tu ici, ma fille ?

— Je nettoie…, répondit la femme aux cheveux bruns tressés. Comme vous me l’avez dit.

Liandrin faillit déchaîner le Pouvoir sur l’insolente domestique. Mais Gyldin ignorait sûrement qu’elle travaillait pour des Aes Sedai. Que pouvait-elle avoir entendu depuis son arrivée ? Rien de bien important, en fait.

— Va voir le cuisinier, et dis-lui de te donner le fouet. Sans ménager ses forces, surtout ! Et tu n’auras plus rien à bouffer tant qu’il restera de la poussière ici !

Voilà que ça recommençait. « À bouffer ». Cette femme la forçait à parler comme jadis, à croire qu’on ne se débarrassait jamais de la boue collée à ses semelles.

Marillin se leva, titilla le nez du chat du bout du sien puis tendit l’animal à Gyldin.

— Quand le cuisinier en aura fini avec toi, dis-lui de donner un bol de lait à ce petit chéri. Et un peu de son délicieux gigot de mouton. Coupé en petits morceaux, surtout, parce que cette pauvre bête n’a plus beaucoup de dents.

Voyant que Gyldin la regardait avec des yeux ronds, Marillin ajouta :

— Tu as besoin d’un dessin ?

— Non, merci…, marmonna l’insolente domestique.

Avait-elle fini par comprendre qu’elle n’était pas l’égale de Liandrin et des autres, mais leur humble servante ?

Lorsque Gyldin fut sortie, le chat dans les bras, Liandrin attendit un moment, puis elle ouvrit la porte sans crier gare. Le couloir était désert. Gyldin n’était apparemment pas une espionne. Pourtant, Liandrin continuait à ne pas lui faire confiance. Mais à qui se fiait-elle vraiment, si elle cherchait bien ?

— Eldrith, as-tu trouvé un nouvel indice dans ce texte ? Eldrith, je te parle !

La sœur rondelette sursauta puis regarda ses compagnes comme si elle s’avisait enfin de leur présence. En tout cas, levant pour la première fois les yeux du parchemin jauni, elle sembla sincèrement surprise de voir Liandrin.

— Pardon ? Un indice ? Non… Entrer dans la bibliothèque royale est déjà un exploit. Si j’en faisais sortir une seule page, les bibliothécaires s’en apercevraient dès la seconde suivante. Mais si je me débarrasse d’eux, je ne trouverai plus rien. Cet endroit est un vrai labyrinthe.

» J’ai trouvé ce parchemin chez un bouquiniste, près du palais royal. C’est un traité passionnant sur…

S’unissant au saidar, Liandrin envoya voler dans les airs les feuilles jaunies.

— Sauf si c’est un traité sur l’art de contrôler Rand al’Thor, qu’il brûle dans la fosse de la Damnation ! Qu’as-tu appris au sujet de ce que nous cherchons ?

Eldrith regarda les feuilles éparpillées sur le sol et cligna des yeux.

— Eh bien, ce que nous cherchons est dans le palais de la Panarch.

— Tu le sais depuis deux jours !

— Et il doit s’agir d’un ter’angreal. Pour contrôler quelqu’un qui peut canaliser, il faut recourir au Pouvoir, et puisqu’il s’agit d’une fonction bien spécifique, un ter’angreal est indispensable. Nous trouverons celui-là dans une salle d’exposition ou dans la collection privée de la Panarch.

— Je voudrais entendre quelque chose de nouveau, Eldrith… (Non sans effort, Liandrin prit un ton moins tranchant.) As-tu du neuf à me communiquer ?

— Hum… pour être franche, la réponse est « non ».

— Ce n’est pas grave, intervint Marillin. Dans quelques jours, dès qu’ils auront intronisé leur précieuse Panarch, nous pourrons commencer à chercher. Même s’il faut pour ça inspecter jusqu’à la dernière mèche de bougie, nous trouverons ! C’est pour bientôt, Liandrin. Nous tiendrons Rand al’Thor en laisse, et il devra apprendre à faire le beau et à rouler sur le dos !

— En laisse, oui…, fit Eldrith avec un grand sourire.

Liandrin espérait que c’était vraiment pour bientôt. Fatiguée d’attendre, elle en avait également assez de se cacher. Que le monde la connaisse ! Et que les gens s’agenouillent devant elle, comme on le lui avait promis le jour où elle avait renié ses anciens serments pour en prêter de nouveaux.


Dès qu’elle entra dans sa petite maison par la porte de la cuisine, Egeanin sentit qu’elle n’était pas seule. Elle retira pourtant son masque, le jetant sur la table avec le sac de toile, et approcha du seau d’eau posé non loin de la cheminée. Alors qu’elle se penchait pour s’emparer de la louche en cuivre, sa main droite se glissa dans la cavité aménagée dans le mur en le délestant de deux briques – juste derrière le seau, pour que ce soit invisible. Sortant de cette cachette une arbalète de poing, Egeanin se retourna. À peine longue d’un pied, l’arbalète miniature n’avait pas une très grande portée. Mais de près, la pointe empoisonnée du carreau abattrait un ennemi en une fraction de seconde.

L’homme adossé au mur dans un coin de la pièce ne broncha pas, comme s’il n’avait pas vu l’arme. Les yeux bleus et les cheveux blonds, cet inconnu d’âge moyen avait plutôt bonne allure, même s’il était un peu trop mince au goût de la jeune femme. À l’évidence, il avait vu Egeanin traverser la petite cour à travers les barreaux de fer de la fenêtre qui se trouvait non loin de lui.

— Tu as l’impression que je te menace ? demanda-t-il, moqueur.

Egeanin reconnut l’accent du pays, mais elle ne baissa pas l’arbalète.

— Qui es-tu ?

En guise de réponse, le type glissa deux doigts dans sa bourse et en sortit un petit objet plat. Egeanin lui fit signe de le poser sur la table puis de reculer.

Quand il fut de retour dans son coin, la jeune femme approcha de la table. Sans cesser de braquer l’arbalète sur sa cible – et en la surveillant du coin de l’œil – elle découvrit une petite plaque d’ivoire encadrée d’or sur laquelle étaient gravés un corbeau et une tour. Des saphirs noirs figuraient les yeux de l’oiseau.

Un corbeau, emblème de la famille impériale. La Tour des Corbeaux, elle, symbolisait la justice de cette même famille.

— En principe, ça devrait suffire, mais nous sommes loin du Seanchan, dans un pays où rien de bizarre n’est impossible. Quelle autre preuve peux-tu me donner ?

Avec un petit sourire, l’homme retira sa veste puis sa chemise. Sur chaque épaule, il s’était fait tatouer un corbeau et une tour.

La plupart des Chercheurs de Vérité arboraient ainsi la tour et le corbeau. En revanche, un voleur, même assez audacieux pour voler sa plaque à un Chercheur, n’aurait jamais osé porter de telles marques. Les corbeaux indiquaient qu’on était la propriété de la famille impériale. Une vieille histoire évoquait un seigneur et une dame, quelque trois siècles plus tôt, qui s’étaient tatoués alors qu’ils étaient ivres morts. Quand elle l’avait appris, l’Impératrice les avait fait venir à la Cour des Neuf Lunes, les condamnant à laver le sol.

Ce type était-il un de leurs descendants ? La marque du corbeau ne s’effaçait jamais…

— Toutes mes excuses, Chercheur…, dit Egeanin en posant l’arbalète sur la table. Que viens-tu faire ici ?

Inutile de demander son nom au visiteur, qui aurait sûrement pu lui en donner une dizaine…

Tandis qu’il se rhabillait sans hâte, l’homme laissa Egeanin tenir sa plaque d’ivoire. Une subtile façon de préciser les choses. Elle était une capitaine, certes, et lui une « possession » de l’Impératrice, mais son statut de Chercheur, selon la loi, aurait pu l’autoriser à la soumettre à la question sans en référer à personne. Toujours selon la loi, il aurait pu l’envoyer chercher la corde avec laquelle il entendait l’attacher pendant l’interrogatoire, et attendre légitimement qu’elle revienne avec. Fuir devant un Chercheur était un crime. Comme tout refus de coopérer avec lui.

De sa vie, Egeanin n’avait jamais envisagé de commettre un crime. Pareillement, il ne lui était jamais venu à l’esprit de trahir le Trône de Cristal. Mais si cet homme posait les mauvaises questions ou exigeait les mauvaises réponses… Eh bien, l’arbalète était toujours sur la table, et Cantorin se trouvait très loin de là…

— Je sers la haute dame Suroth et le Corenne, au nom de l’Impératrice, bien sûr. Ma mission est de vérifier le travail des agents implantés par la haute dame sur ce continent.

Vérifier ? Que fallait-il donc « vérifier », et pourquoi choisir un Chercheur ?

— Je n’ai jamais entendu parler de cette mission… Par les bateaux-courriers, je veux dire.

Le sourire de l’homme s’élargit et Egeanin s’empourpra. Bien entendu, il savait que les marins n’auraient pas évoqué un Chercheur, même à mots couverts.

— Mes voyages sont bien trop risqués pour les bateaux-courriers, dit le Chercheur en finissant de fermer sa chemise. J’utilise les navires d’un contrebandier local, un certain capitaine Bayle Domon. Ses bateaux s’arrêtent dans tous les ports du Tarabon, de l’Arad Doman et de tout ce qui s’étend entre eux.

— J’ai entendu parler de lui, dit Egeanin sans tressaillir. Tout va bien ?

— Maintenant, oui… Je me réjouis que tu aies si bien compris tes ordres. Ça fait de toi une exception, car parmi les autres agents, seuls les Chercheurs sont dans ce cas. Je regrette qu’il n’y en ait pas davantage avec les Hailene…

Posant sa veste sur ses épaules, l’homme reprit la plaque d’ivoire à Egeanin.

— Le retour des sul’dam renégates a provoqué un certain embarras… Ces désertions ne doivent pas être connues de tous. Il serait préférable que ces traîtresses disparaissent.

Si elle avait eu un peu plus de temps pour réfléchir aux propos du Chercheur, Egeanin ne serait sûrement pas restée impassible. Selon ce qu’on disait, des sul’dam avaient été laissées en arrière après la débâcle de Falme. Il était très possible que certaines aient déserté. Délivrés par la haute dame Suroth en personne, les ordres d’Egeanin étaient de renvoyer au pays toutes celles qu’elle retrouverait, qu’elles soient consentantes ou non. S’il était impossible de les faire partir, il fallait éliminer ces femmes. Une solution extrême à éviter autant que possible.

Mais la donne semblait avoir changé.

— Je regrette que le kaf soit inconnu ici, soupira le Chercheur en s’asseyant à la table. Même à Cantorin, seuls les membres du Sang en ont encore. Enfin, en avaient lorsque je suis parti. Qui sait ? des navires d’approvisionnement sont peut-être arrivés depuis… Une infusion fera l’affaire. Fais-m’en une !

Un ordre ? Furieuse, Egeanin faillit sortir l’insolent de sa chaise par la peau du cou. Enfin, il n’était qu’une possession !

Oui, et un Chercheur, aussi…

Egeanin prépara une infusion, servit son « invité » et resta debout près de sa chaise, casserole à la main, pour remplir régulièrement sa tasse. Finalement, elle s’étonna qu’il ne lui demande pas de mettre un voile et de danser sur la table.

Après être allée chercher une plume, de l’encre et des feuilles de parchemin, elle eut le droit de s’asseoir, mais seulement pour dessiner des cartes de Tanchico – avec toutes ses défenses – et des autres villes qu’elle connaissait plus ou moins bien. Elle fit aussi la liste des diverses forces en présence, de leurs allégeances supposées et de leurs localisations probables.

Lorsqu’elle eut fini, le Chercheur fourra les documents dans sa poche, lui dit d’envoyer le contenu du sac de toile par le prochain courrier, puis eut un dernier sourire et s’en alla en annonçant qu’il reviendrait « vérifier son travail » dans quelques semaines.

Une fois seule, Egeanin resta un long moment assise sans bouger. Toutes les cartes et toutes les listes étaient de simples copies de documents qu’elle avait envoyés au pays depuis bien longtemps. Si le Chercheur l’avait forcée à tout recommencer sous ses yeux, c’était peut-être pour la punir de l’avoir obligé à montrer ses tatouages. Les Gardes de la Mort exhibaient leurs corbeaux, pas les Chercheurs…

Oui, ce devait être l’explication… Au moins, l’homme n’était pas descendu à la cave en l’attendant. À moins que… Comment savoir s’il avait seulement attendu dans la cuisine ?

L’énorme cadenas de la porte, dans l’entrée, ne semblait pas avoir été forcé. Mais les Chercheurs étaient connus pour leur art de crocheter les serrures.

Egeanin sortit la clé de sa bourse, ouvrit le cadenas puis la porte et s’engagea dans l’étroit escalier.

Une seule lampe, posée sur une étagère, éclairait la cave au sol en terre battue. Un espace entièrement dégagé, quatre murs de brique où on n’avait rien laissé qui pût faciliter une évasion… Une odeur peu engageante montait de la tinette posée dans un coin. En face de l’étagère, une femme vêtue d’une robe crasseuse se recroquevillait misérablement sur des couvertures de laine à la propreté tout aussi douteuse.

Entendant les pas de sa geôlière, la prisonnière leva ses grands yeux noirs terrifiés et implorants.

C’était la première sul’dam qu’Egeanin avait trouvée. La seule, pour tout dire. Après avoir capturé Bethamin, elle avait abandonné la traque. Et depuis, alors que des courriers arrivaient et repartaient, la captive n’avait pas bougé de la cave.

— Quelqu’un d’autre est venu ici ? demanda Egeanin.

— Non. J’ai entendu des bruits de pas, en haut, mais… (Bethamin tendit les mains.) Je t’en prie, Egeanin… C’est une histoire absurde. Tu me connais depuis dix ans. Enlève-moi cette horreur !

Un collier d’argent enserrait le cou de la prisonnière. Une laisse du même métal le reliait à un bracelet, lui aussi en argent, pendu à un crochet, deux ou trois pieds au-dessus de la tête de Bethamin. Presque par hasard, Egeanin avait eu recours à ce moyen pour immobiliser quelques instants la prisonnière. Mais celle-ci l’avait assommée, tentant ensuite de s’évader…

— Si tu m’apportes le bracelet, je te libérerai, dit Egeanin, furieuse. (Pas contre Bethamin, en réalité, mais ça ne changeait rien.) Oui, apporte-moi l’a’dam et je t’en débarrasserai.

Bethamin laissa retomber ses mains.

— C’est absurde… Tu commets une terrible erreur…

Elle ne fit pas mine de décrocher le bracelet. Sa première tentative d’évasion lui avait valu de se tordre de douleur sur le sol, en haut de l’escalier. Egeanin, elle, en était restée sonnée un moment.

Par l’intermédiaire d’un a’dam, les sul’dam contrôlaient les damane – des femmes capables de canaliser le Pouvoir. Mais les sul’dam ne canalisaient pas et un collier pouvait exclusivement contrôler une femme qui avait ce don. Pas une femme normale, ni un homme – les garçons doués pour le Pouvoir étaient exécutés, bien entendu – mais uniquement une femme capable de canaliser. Quand elle portait un collier, une damane ne pouvait pas se déplacer de plus de quelques pas si une sul’dam ne complétait pas le lien en portant le bracelet à son poignet.

Terriblement fatiguée, Egeanin gravit les marches puis referma la porte. Elle aurait bien bu un peu d’infusion, mais le fond de casserole laissé par le Chercheur était froid. Quant à en refaire, c’était une idée trop épuisante.

Egeanin s’assit et sortit l’a’dam du sac de toile. Pour elle, ce n’était qu’un assemblage d’argent inutilisable. Et qui ne pouvait pas lui nuire, sauf si on la frappait avec.

Le simple fait de toucher un a’dam, et même de penser qu’il n’avait aucun pouvoir sur elle, suffit à faire frissonner Egeanin. Les femmes capables de canaliser étaient des bêtes fauves, pas des êtres humains. Coupables de la Dislocation du Monde, elles devaient être contrôlées, sinon, elles finiraient par dominer et posséder tous les gens normaux. Voilà ce qu’on lui avait enseigné et ce qu’on enseignait au Seanchan depuis plus de mille ans. Sur ce continent, bizarrement, les choses semblaient ne pas être arrivées de la même façon…

Non ! C’était une hérésie… Des pensées dangereuses…

Après avoir remis l’a’dam dans le sac, Egeanin lava la tasse et la casserole histoire de se calmer. Aimant l’ordre et la propreté, faire la vaisselle lui apportait une certaine forme de satisfaction.

Sans vraiment l’avoir décidé, elle se retrouva en train de préparer une infusion pour elle. Tout était mieux que de penser à Bethamin, parce que c’était en un sens une hérésie, comme le reste…

Se rasseyant, Egeanin ajouta du miel dans son infusion. Bien sûr, ça ne vaudrait pas du kaf, mais c’était mieux que rien.

Malgré ses dénégations geignardes, Bethamin savait canaliser le Pouvoir. Et les autres sul’dam ? Était-ce pour ça que la haute dame Suroth voulait qu’on élimine celles qui avaient été abandonnées à Falme ? C’était impensable !

Quant aux sul’dam en mesure de canaliser, ça semblait impossible. Un quadrillage annuel, sur tout le continent seanchanien, permettait de détecter toutes les filles possédant l’étincelle indispensable pour canaliser. Rayées du registre des citoyens et arrachées à leur famille, elles finissaient toutes par devenir des damane contrôlées par un collier.

Lors du même quadrillage, on repérait les filles susceptibles d’apprendre à porter le bracelet d’une sul’dam. Avant d’être assez vieille pour avoir commencé à canaliser d’elle-même, si elle détenait l’étincelle, pas une fille n’échappait, année après année, au protocole de détection. Comment avait-on pu faire une sul’dam d’une personne destinée à devenir une damane ? Impossible, non ? Pourtant, Bethamin était prisonnière dans la cave, et un a’dam l’empêchait de s’enfuir.

Une seule certitude s’imposait à Egeanin : cette affaire était mortellement dangereuse. Elle impliquait le Sang, les Chercheurs et peut-être même le Trône de Cristal. La haute dame Suroth aurait-elle osé cacher une chose pareille à l’Impératrice ? Sûrement pas…

Quand elle frayait avec du si beau monde, une capitaine de navire pouvait être condamnée à une mort atroce pour avoir froncé les sourcils au mauvais moment. Et un soupir de trop risquait de la transformer en « possession ». Si elle voulait éviter la Mort des Dix Mille Larmes, Egeanin devait en apprendre plus sur tout ça. Pour commencer, ça signifiait distribuer plus d’argent à Gelb et à ses semblables. Puis il faudrait trouver d’autres sul’dam et voir quel effet leur faisait un a’dam. Ensuite…

Ensuite, Egeanin devrait naviguer à l’aveuglette, sans un marin à la proue pour mesurer la profondeur de l’eau.

Alors qu’elle tapotait l’arbalète, toujours posée sur la table, son carreau mortel prêt à être tiré, Egeanin s’avisa qu’elle avait une certitude de plus. Elle ne se laisserait pas tuer par les Chercheurs. Surtout pas pour aider Suroth à garder un secret. Et peut-être pour aucune autre raison.

Une pensée dangereusement proche de l’insubordination, voire de la trahison. Peut-être, mais ça ne changeait rien.

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