Le soleil était encore entièrement visible à l’horizon occidental, au-dessus des pics déchiquetés, lorsque Rhuarc, qui avançait à côté de Rand, annonça que le Guet d’Imre, où il voulait camper, n’était plus qu’à un quart de lieue de distance.
— Pourquoi nous arrêter si tôt ? s’étonna Rand. Il reste encore des heures de jour…
Marchant sur l’autre flanc de Jeade’en, Aviendha répondit à la place de son chef – et sans surprise, en utilisant le ton méprisant auquel Rand avait fini par s’habituer.
— Au Guet d’Imre, il y a de l’eau. Quand on peut camper à côté d’un point d’eau, il faudrait être fou pour ne pas le faire.
— De toute façon, ajouta Rhuarc, les chariots ne pourront plus avancer très longtemps. Quand les ombres s’allongent, les conducteurs ne voient plus le chemin, et c’est une recette parfaite pour briser une roue ou la patte d’une mule. Pas question non plus de laisser nos invités en arrière. Je n’ai pas assez d’hommes pour leur affecter une « escorte ». Contrairement à Couladin…
Rand se tourna sur sa selle. Escortés par des Duadhe Mahdi’in – les Sourciers des Jindo –, les chariots avançaient péniblement à quelques centaines de pas de la colonne. Soulevant des tourbillons de poussière, ils étaient souvent contraints à faire de grands détours à cause de crevasses ou de ravines qu’ils ne pouvaient pas négocier. Du coup, la caravane avançait comme un ivrogne qui rentre chez lui après une soirée bien arrosée à l’auberge. Blâmant leurs innocentes mules, les conducteurs lâchaient des jurons sonores qui devaient s’entendre à des lieues à la ronde.
Keille et Kadere n’étaient pas ressortis de leurs roulottes blanches.
— Bien sûr, répondit enfin Rand à Rhuarc, tu ne voudrais pas les confier à Couladin.
Contre sa volonté, il eut un petit rire nerveux.
Bien à l’aise sous les larges bords de son nouveau chapeau, Mat regarda son ami d’un air bizarre. Rand sourit pour le rassurer, mais ça n’eut pas l’effet prévu.
Il va falloir qu’il compte exclusivement sur lui-même, pensa Rand. Les enjeux sont bien trop importants…
Puisqu’il était question de compter exclusivement sur soi-même, Rand tourna la tête vers sa bizarre « protectrice », si on pouvait l’appeler ainsi. Son châle enroulé autour du crâne comme un shoufa, Aviendha ne le quittait pas un instant des yeux, comme d’habitude. Agacé, il se redressa sur sa selle. Même si Moiraine lui avait dit de veiller sur lui, l’Aielle semblait attendre de le voir tomber de cheval. L’humour aiel étant un peu spécial, elle aurait sûrement trouvé ce spectacle très drôle. Était-elle simplement furieuse qu’on l’ait forcée à mettre une robe et à veiller sur un jeune résident des terres mouillées ? Rand aurait aimé que l’explication soit si simple, mais l’animosité que lui manifestait Aviendha avait à l’évidence quelque chose de très personnel.
En revanche, Moiraine et les Matriarches, pour une fois, ne regardaient pas le Dragon Réincarné. À mi-chemin entre les Jindo et les Shaido, l’Aes Sedai et Egwene marchaient avec Amys et les autres, toutes ayant les yeux baissés sur l’objet que tenait Moiraine. Captant la lumière du couchant, le mystérieux artefact brillait de mille feux et suscitait un émerveillement de petite fille chez les six femmes.
Comme si elles l’avaient envoyé promener, Lan chevauchait avec les gai’shain et les bêtes de bât.
Ce spectacle mit Rand mal à l’aise. D’habitude, il était le centre de l’attention de Moiraine et de toutes les autres. Qu’avaient-elles donc trouvé de plus intéressant ? À coup sûr, rien qui lui aurait fait plaisir, quand on connaissait Moiraine – Amys et les autres ne valant guère mieux. L’Aes Sedai et les Matriarches avaient des projets pour lui. En conséquence, seule Egwene était digne de sa confiance.
Enfin, j’espère qu’il en va toujours ainsi…
En réalité, comme Mat, il ne pouvait compter que sur lui-même.
Quand un sanglier charge, ta lance est ton unique alliée…
Rand rit de nouveau, avec un rien d’amertume, cette fois.
— Tu trouves la Tierce Terre amusante, Rand al’Thor ? demanda Aviendha avec un sourire carnassier qui dévoila ses dents blanches. Ris tant que c’est encore possible, homme des terres mouillées ! Quand cette terre te brisera, ce sera une juste punition pour ce que tu as fait à Elayne.
Elle n’abandonnera donc jamais ?
— Si tu ne respectes pas le Dragon Réincarné, lâcha Rand, ne pourrais-tu pas au moins traiter correctement le Car’a’carn ?
— Un chef aiel n’est pas l’équivalent d’un de tes rois, Rand, intervint Rhuarc, et le Car’a’carn non plus. Il mérite le respect, même si ce mot semble souvent absent du vocabulaire de nos compagnes, mais n’importe qui peut s’adresser à lui. (Malgré cette belle tirade, il foudroya Aviendha du regard.) Certaines personnes vont toutefois un peu loin dans le sens de la familiarité.
Consciente que la remarque la visait, Aviendha se rembrunit, le visage plus fermé que jamais. Elle continua cependant à suivre Rand, les poings plaqués sur les hanches et les lèvres closes.
Deux éclaireuses apparurent, courant vers les colonnes. Même si elles revenaient de conserve, elles n’étaient à l’évidence pas ensemble, l’une fonçant vers les Shaido tandis que l’autre se dirigeait vers les Jindo.
Rand reconnut cette Promise-là. Adelin, une blonde plutôt bien faite mais au visage dur barré par une cicatrice qui ressortait très légèrement sur sa peau halée. Elle faisait partie du contingent de Promises affecté à la Pierre de Tear. Plus âgée que la plupart de ses collègues, elle devait bien avoir dix ans de plus que Rand. Avant de se camper à côté de Rhuarc, elle jeta à Aviendha un regard à la fois intrigué et plein de sympathie.
Le jeune homme en fut indigné. Si Aviendha avait accepté d’espionner pour le compte des Matriarches, elle ne méritait aucune compassion. Et puis sa compagnie n’était pas si désagréable que ça ! Cela dit, Adelin l’ignora superbement…
— Quelque chose ne va pas au Guet d’Imre… On ne voit personne. Nous sommes restées cachées, sans trop approcher…
— Bien joué, répondit Rhuarc. Va faire ton rapport aux Matriarches.
Jouant avec sa lance sans s’en apercevoir, l’Aiel se laissa glisser jusqu’au cœur de la colonne de Jindo. Marmonnant entre ses dents, Aviendha tira sur sa robe – parce qu’elle brûlait d’envie de suivre son chef, bien entendu.
— Je crois que les Matriarches savent déjà tout, dit Mat en regardant Adelin s’éloigner.
Quand il vit la nervosité des compagnes de Moiraine et d’Egwene, Rand fut enclin à partager cette opinion. Les Matriarches parlaient toutes en même temps. Une main en visière, l’autre ayant volé sur sa bouche, Egwene regardait Adelin – ou peut-être bien Rand.
Tôt ou tard, il faudrait bien demander à ces femmes comment elles avaient su…
— Qu’est-ce qui peut ne pas aller là-bas ? lança Rand à Aviendha. (L’Aielle ne daigna pas répondre.) Aviendha, je t’ai posé une question ! (Toujours rien.) Que la Lumière te brûle ! tu ne peux donc pas faire cet effort ? Qu’est-ce qui peut ne pas aller ?
L’Aielle rougit de colère, mais elle parvint à parler d’une voix qui ne tremblait pas.
— Il s’agit probablement d’un raid… Pour voler des chèvres ou des moutons. Les deux peuvent être conduits au Guet d’Imre pour brouter, mais je pencherai pour des chèvres, à cause de l’eau. C’est probablement un coup des Chareen, le clan de la Montagne Blanche – ou des Jarra. Les Aiels les plus proches… Les Goshien ? Oui, c’est possible. En revanche, les Tomanelle sont bien trop loin d’ici.
— Il va falloir se battre ?
Rand s’unit au saidin et le flot délicieux du Pouvoir déferla en lui. La souillure vint aussi, transpirant ensuite à travers les pores de sa peau.
— Non. Si les pillards étaient encore sur place, Adelin l’aurait dit. Les troupeaux et les gai’shain doivent être déjà loin. À cause de toi, nous ne pourrons pas récupérer les bêtes.
Rand se demanda pourquoi l’Aielle n’avait pas mentionné la récupération des prisonniers – les gai’shain. Concentré sur le contrôle du Pouvoir, un effort pénible avec en permanence le risque de se laisser emporter par le flot, il ne s’appesantit pas sur cette question somme toute secondaire.
Se voilant à tout hasard le visage, Rhuarc et ses Jindo partirent à la vitesse de l’éclair. Rand les suivit à un rythme plus modéré. Malgré les regards impatients d’Aviendha, il ne lança pas Jeade’en au galop. Se jeter tête la première dans les pièges n’était pas son genre.
Mat ne se pressa pas plus que son ami. Hésitant, il regarda même les chariots des colporteurs avant de talonner Pépin.
Rand, lui, n’accorda pas un regard à la caravane.
Les Shaido se mirent à traîner les pieds, attendant que les Matriarches recommencent à avancer. C’était de bonne guerre. Sur les terres des Taardad, Couladin se fichait qu’il y ait des raids ou non.
Rand se surprit à implorer la Lumière que la réunion d’Alcair Dal ait lieu le plus rapidement possible. Comment allait-il s’y prendre pour unifier un peuple dont les différentes tribus passaient leur temps à se quereller ? Pour l’instant, c’était le cadet de ses soucis, mais…
Quand le Guet d’Imre fut enfin en vue, Rand ne cacha pas sa surprise. De prime abord, il distingua seulement plusieurs petits groupes de chèvres à long poil occupées à brouter tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un végétal. Ensuite, il vit le bâtiment de pierre rudimentaire qui se dressait au pied d’une haute butte. De loin, la construction se fondait à la roche, et ce d’autant plus facilement que des buissons d’épineux étaient parvenus à pousser sur son toit. D’assez petite taille, le « guet » avait des meurtrières en guise de fenêtres et une seule porte visible.
En approchant, Rand identifia un autre bâtiment, pas plus grand, érigé sur une corniche soixante pieds plus haut. Une profonde crevasse courait de la corniche jusqu’à l’arrière du premier bâtiment. Apparemment, c’était le seul chemin qui permettait d’accéder au second.
Debout à quelque quatre cents pas de la butte, son voile baissé, Rhuarc était le seul Jindo en vue. Bien entendu, ça ne voulait pas dire que les autres n’étaient pas là… Tirant sur les rênes de son étalon, Rand mit pied à terre à côté de l’Aiel, qui continua à étudier les bâtiments de pierre.
— Les chèvres, dit Aviendha, troublée. Les pillards n’en auraient pas laissé derrière eux. Il manque beaucoup de bêtes, mais on dirait qu’on les a autorisées à errer librement dans la nature…
— Oui, et depuis des jours, confirma Rhuarc. Sinon, il en resterait plus. Pourquoi ne voit-on sortir personne ? Ces gens devraient m’avoir reconnu…
L’Aiel avança et n’émit aucune objection lorsque Rand le suivit, tenant Jeade’en par la bride. Aviendha posa la main sur le manche de son couteau et marcha sur les talons du jeune homme. Tenant sa lance noire comme s’il s’attendait à devoir s’en servir, Mat talonna Pépin.
La porte était un assemblage très rudimentaire de planches. Plusieurs entretoises avaient été brisées à coups de hache. Après une brève hésitation, Rhuarc poussa ce qui restait du battant. Jetant à peine un coup d’œil à l’intérieur du bâtiment, il se retourna et balaya du regard les environs.
Rand passa la tête à l’intérieur de la bâtisse. Il n’y avait personne. À la lumière des rayons de soleil pénétrant par les meurtrières, le jeune homme constata qu’il n’y avait qu’une seule pièce. Pas équipée pour qu’on y vive, mais un simple refuge pour les bergers, quand ils avaient besoin de se défendre. Aucun meuble, même pas une table et des chaises. Sous un trou ménagé dans le toit, une cheminée surélevée constituait le seul luxe de l’endroit. La crevasse, dans le mur du fond, était munie de marches qu’on avait sculptées dans la roche grise.
Le refuge avait été mis à sac. Des paillasses, des couvertures et des ustensiles de cuisine jonchaient le sol à côté de coussins et d’oreillers éventrés. Le liquide répandu partout, y compris sur les murs et le plafond, était devenu noir en séchant.
Quand Rand comprit de quel fluide il s’agissait, il recula et l’épée de flammes apparut entre ses mains sans même qu’il l’ait invoquée. Du sang ! Une incroyable quantité de sang. Dans cette pièce, on s’était livré à un massacre. Une impensable boucherie.
Dehors, rien ne bougeait, n’étaient les chèvres.
Aviendha franchit le seuil… et recula aussitôt.
— Qui ? demanda-t-elle, ses grands yeux bleu-vert brillant d’indignation. Qui a fait ça ? Et où sont les morts ?
— Des Trollocs…, souffla Mat. On dirait bien que c’est leur œuvre…
L’Aielle eut un ricanement méprisant.
— Les Trollocs ne s’aventurent jamais dans la Tierce Terre, homme des terres mouillées. Parfois, ils s’en approchent un peu, rôdant à la lisière de la Flétrissure, mais c’est très rare. Ils ont peur de notre désert. C’est nous qui chassons ces monstres, pas le contraire !
Rien ne bougeant, Rand laissa disparaître l’épée et se sépara du saidin. La douceur du Pouvoir suffisait presque à occulter l’ignoble contact de la souillure. Quasiment extatique, il en arrivait à oublier ce stigmate laissé par le Ténébreux.
Quoi que puisse raconter Aviendha, Mat avait raison. Mais la venue des Trollocs remontait à pas mal de temps, et ils étaient partis. Des monstres dans le désert des Aiels, à un endroit où il était aussi… Seul un idiot aurait pris ça pour une coïncidence.
Mais s’ils me prennent pour un imbécile, ils deviendront peut-être imprudents.
Rhuarc fit signe d’approcher à ses Jindo, qui semblèrent jaillir du sol. Un peu plus tard, les Shaido, la caravane et le groupe des Matriarches arrivèrent. La découverte des traces du massacre se répandit à la vitesse du vent, et la tension des Aiels devint palpable, comme s’ils s’attendaient à une attaque imminente – voire à un affrontement fratricide.
Des éclaireuses partirent dans toutes les directions. Sans prendre la peine de déharnacher leurs mules, les conducteurs de chariot regardèrent autour d’eux comme s’ils étaient prêts à se jeter sous leur véhicule au premier cri ou au premier mouvement suspect.
Au début, le camp improvisé ressembla à une fourmilière. Rhuarc ayant fait en sorte que les colporteurs rangent leurs chariots à la lisière du camp jindo, Couladin marcha de long en large en marmonnant dans sa barbe, car ça obligerait ses hommes désireux de commercer à approcher de leurs détestables rivaux. Assez curieusement, il n’émit aucune protestation. Pour ne pas provoquer une bataille ? Peut-être, même si c’était étonnant de sa part… Les Shaido établirent comme d’habitude leur camp à cinq cents pas de celui des Jindo et les Matriarches s’installèrent au milieu.
Amys et ses compagnes allèrent inspecter le bâtiment. Moiraine et Lan aussi. Mais ni les unes ni les autres n’émirent de commentaire.
Au Guet d’Imre, le point d’eau était un bassin rond assez profond alimenté par la source qui jaillissait – bien modestement – du creux de la crevasse. Largement suffisante pour les bergers, cette réserve d’eau permit aux Jindo de remplir une bonne partie de leurs gourdes et de leurs outres. En revanche, aucun Shaido n’en approcha. Sur les terres des Taardad, l’eau appartenait en priorité aux Jindo.
Par bonheur, les chèvres semblaient se contenter de l’humidité qu’elles trouvaient dans les feuilles des buissons d’épineux.
Devant l’inquiétude de Rand, Rhuarc lui assura qu’il y aurait davantage d’eau sur le site où ils camperaient le lendemain.
Alors que les conducteurs se décidaient enfin à libérer leurs mules, certains allant tirer des seaux d’eau à l’une ou l’autre citerne, Kadere fit une réapparition spectaculaire. Quand il sortit de sa roulotte, une jeune femme aux cheveux noirs descendit les marches avec lui. Vêtue d’une robe de soie rouge, des escarpins de velours aux pieds, elle aurait sûrement paru plus à sa place dans un palais qu’au milieu d’un désert. Le fin foulard rouge qui enveloppait ses cheveux ne la protégeant pas plus du soleil que son voile, elle s’accrocha au bras du colporteur et avança d’une démarche ondulante vers le bâtiment qu’il entendait lui faire « visiter ».
Lorsque le couple ressortit, la jeune femme au visage délicat et à la peau laiteuse – le voile ne dissimulait rien – frémit avec une sorte de délicatesse affligée.
Rand vit du premier coup d’œil que c’était de la comédie. La jeune femme, il en aurait mis sa main au feu, avait dû insister pour voir la pièce ensanglantée. Après sa feinte démonstration d’affliction, elle entreprit d’étudier les Aiels avec un vif intérêt.
Il s’avéra que Rand faisait partie des « curiosités » qu’elle tenait à voir. Alors que Kadere tentait de la ramener dans la roulotte, elle le força à approcher du jeune homme.
— Hadnan m’a parlé de vous, dit-elle, ses lèvres sensuelles dessinant un sourire étincelant.
Au bras du colporteur ou non, elle regardait Rand comme si elle envisageait de le dévorer tout cru.
— Vous êtes… Tu es l’homme que les Aiels appellent « Celui qui Vient avec l’Aube ».
Sortant de l’autre roulotte, Keille et le trouvère jugèrent plus judicieux de suivre la scène de loin.
— Il semble bien, oui…
— C’est étrange…, fit l’inconnue, son sourire désormais malicieux. Je t’imaginais plus beau.
Elle tapota la joue de Kadere et soupira :
— Cette chaleur me tue. Ne tarde pas trop à revenir.
Kadere regarda sa compagne s’éloigner puis entrer dans la roulotte. Délesté de son chapeau par Mat, il l’avait remplacé par un foulard blanc noué autour de son crâne et dont le pan lui protégeait la nuque.
— Vous devez pardonner à Isendre, mon bon sire. Il lui arrive parfois d’être trop… directe.
La voix d’un être veule, certes, mais les yeux impitoyables d’un oiseau de proie…
— J’ai entendu dire… eh bien, que vous avez sorti Callandor du Cœur de la Pierre.
Les yeux de cet homme ne changeaient jamais… S’il savait pour l’épée, il était conscient d’avoir en face de lui le Dragon Réincarné, soit un homme capable de canaliser le Pouvoir de l’Unique. Un type dangereux. Surtout avec ces yeux qui ne changeaient jamais…
— Moi, répondit Rand, j’ai entendu dire qu’il ne faut jamais croire ce qu’on entend dire – et la moitié seulement de ce qu’on voit.
— Une sage devise, reconnut Kadere après un moment de réflexion. Mais pour atteindre la grandeur, un homme doit croire en quelque chose. Le chemin de la gloire est pavé de connaissance et de foi. La connaissance, c’est vrai, est peut-être le bien le plus précieux. C’est sans doute pour ça que nous sommes tous à sa recherche… Encore toutes mes excuses, mon bon sire. Je dois y aller, car Isendre n’est pas réputée pour sa patience. Peut-être aurons-nous une autre occasion de parler.
Avant que le colporteur ait fait trois pas, Aviendha cracha son venin :
— Rand al’Thor, tu appartiens à Elayne ! Reluques-tu ainsi toutes les femmes qui se présentent devant toi, ou seulement celles qui sont à demi nues ? Si je me déshabillais, profiterais-tu du spectacle ? Tu appartiens à Elayne !
Un instant, Rand avait oublié l’accablante présence de l’Aielle.
— Aviendha, je n’appartiens à personne ! Quant à Elayne, elle semble avoir du mal à savoir ce qu’elle veut.
— Elle t’a ouvert son cœur, Rand al’Thor ! Si elle ne te l’a pas assez montré dans la Pierre de Tear, ses deux lettres n’ont-elles pas été explicites ? Tu es à elle et à personne d’autre.
Rand leva les bras au ciel et planta l’Aielle là où elle était. Enfin, il essaya, car elle le suivit, ombre accusatrice projetée par le soleil couchant.
Des épées ! Si les Aiels avaient oublié pourquoi ils n’en portaient pas, ils continuaient à mépriser ces armes. C’était peut-être un moyen de faire fuir la guerrière…
Gagnant le camp des Matriarches, Rand dénicha Lan et lui demanda de l’aider à travailler ses figures d’escrime.
La seule Matriarche présente, Bair, fronça les sourcils mais ne dit rien. Egwene étant absente, Rand dut se contenter de l’impassible indifférence de Moiraine. Mais qu’elle approuve ou non, tant qu’elle ne s’opposait pas…
N’ayant aucune intention d’offenser les Aiels, Rand s’entraîna avec Lan entre les tentes des Matriarches et celles des Jindo. En guise d’arme, il utilisa une des épées d’exercice que Lan transportait dans ses bagages. Des lattes de bois nouées ensemble tenaient lieu de lame, mais le poids et l’équilibre correspondaient à une véritable épée. En règle générale, emporté par l’ivresse de l’escrime, Rand s’oubliait lui-même et l’arme factice devenait le prolongement de son bras. Mais sous un soleil de plomb – et sous le regard d’Aviendha, assise un peu à l’écart, les genoux serrés contre le torse – le miracle ne se produisit pas.
À bout de souffle, Rand finit par baisser les bras.
— Tu as perdu ta concentration, constata Lan. Même quand tu as l’impression que tes muscles fondent, il faut t’accrocher à ta concentration ! Perds-la le jour d’une bataille, et ce sera celui de ta mort. De la main d’un paysan qui maniera une épée pour la première fois de sa vie !
Bizarrement, un sourire illumina le visage de pierre du Champion.
— Oui. Mais je ne suis plus un paysan, pas vrai ?
Regardant autour de lui, Rand s’aperçut que le spectacle avait fait recette. À la lisière des deux grands camps, des Aiels se bousculaient pour accéder au premier rang. Son trouvère à côté d’elle, Keille paraissait encore plus énorme au milieu des sveltes Jindo.
Lequel des deux choisir ? La femme ou l’homme ? Quoi qu’il en soit, il ne devait pas leur montrer qu’il les observait…
— Lan, comment se battent les Aiels ?
— Jusqu’à la mort, répondit le Champion. Eux, ils ne perdent jamais leur concentration… Regarde plutôt !
Avec son épée, Lan dessina dans la poussière un cercle et des flèches.
— Les Aiels changent de tactique selon les circonstances, mais voici une de leurs préférées. Ils se déplacent en colonnes, divisant leurs forces en quatre unités. Quand ils entrent au contact avec un ennemi, le premier quart charge droit devant pour « fixer » l’adversaire. Le deuxième et le troisième se déploient afin d’attaquer les deux flancs et l’arrière de la position adverse. Le dernier constitue la réserve. Souvent, ces guerriers-là ne regardent même pas la bataille – à l’exception de leur chef, bien sûr. Quand une brèche s’ouvre, ces renforts attaquent là où ça fera mal. Et c’est la fin.
Lan enfonça son épée au milieu du cercle déjà transpercé de flèches.
— Et comment déjoue-t-on cette tactique ?
— C’est très difficile… Au moment du contact – car on ne repère presque jamais les Aiels avant – il faut immédiatement envoyer la cavalerie enrayer ou au moins ralentir les assauts latéraux. Si on peut repousser l’attaque frontale, parce qu’on a gardé ses forces groupées et compactes, il devient possible de contre-attaquer les deuxième et troisième quarts et de les vaincre.
— Pourquoi veux-tu apprendre à combattre les Aiels ? explosa Aviendha. N’es-tu pas Celui qui Vient avec l’Aube afin de nous unifier et de nous rendre notre gloire passée ? De toute façon, si tu veux savoir comment vaincre les Aiels, demande à un Aiel. Sa méthode n’a aucune chance de marcher.
— À l’occasion, dit une voix familière, elle a été couronnée de succès avec ses soldats des Terres Frontalières…
C’était Rhuarc, la semelle de ses bottes souples ne faisant presque aucun bruit sur le sol rocheux. Une outre sous le bras, il se campa devant Aviendha.
— La tolérance est toujours de mise lorsqu’une personne a été cruellement déçue, mais il y a des limites à la bouderie. Tu as dû abandonner la lance à cause de ton devoir vis-à-vis de notre peuple et du sang… Un jour, c’est certain, tous nos chefs seront contraints de t’obéir au lieu de pouvoir te donner des ordres. Mais quand on est la Matriarche de la plus petite forteresse du plus petit clan de Taardad, on est liée par ses obligations et piquer une crise de colère ne change rien à la réalité.
Une Matriarche ? Rand se sentit complètement stupide. Bien entendu ! Ça expliquait pourquoi Aviendha était allée à Rhuidean. Mais il ne l’aurait jamais crue capable de renoncer à la lance. Cela dit, maintenant, il comprenait pourquoi on l’avait chargée de l’espionner. Pouvait-elle canaliser le Pouvoir ? Probablement… Depuis cette terrible Nuit de l’Hiver, il n’avait plus rencontré une femme – à part Min – qui n’ait pas ce talent douteux.
Rhuarc lança son outre à Rand. L’eau tiède coula dans sa gorge comme un vin bien frappé. Il s’efforça de ne pas en renverser sur son visage, pour ne pas gaspiller, mais la tentation fut très forte.
— J’ai pensé que tu aimerais apprendre à manier la lance, dit Rhuarc lorsque Rand cessa enfin de boire.
Le jeune homme s’avisa que l’Aiel portait seulement deux lances. En revanche, il avait deux rondaches…
À l’évidence, il n’existait pas de lance d’entraînement chez les Aiels. Celles de Rhuarc étaient munies d’un bon pied d’acier au bout, comme toutes les autres.
Épée ou lance, les muscles de Rand imploraient qu’on les laisse se reposer. Ses jambes auraient voulu qu’il s’asseye et sa tête aspirait à un bon oreiller. Si Keille et son trouvère étaient partis, les Aiels des deux camps le regardaient toujours. Ils venaient de le voir s’exercer avec une épée, fût-elle en bois. Une arme qu’ils méprisaient. Ces guerriers étaient son peuple. Même s’il ne les connaissait pas, ils étaient les « siens », à tous les sens possibles de l’expression.
Aviendha le fixait aussi. Maintenant que Rhuarc l’avait sermonnée, elle semblait avoir une raison de plus de lui en vouloir. Bien entendu, ce qu’elle pouvait penser de lui ne l’influençait pas. L’important, c’était l’opinion des Jindo et des Shaido.
— Lan, cette fameuse montagne – le devoir – pèse souvent très lourd. (Rand prit la lance et la rondache que lui tendait Rhuarc.) Quand a-t-on l’occasion de poser un peu son fardeau ?
— Le jour de sa mort, répondit le Champion.
Forçant ses jambes à bouger – et tentant d’oublier la présence d’Aviendha –, Rand se prépara à « affronter » Rhuarc.
Pour l’heure, il n’avait pas l’intention de mourir. Et il entendait que ça n’arrive pas avant longtemps.
Appuyé à la grande roue d’un chariot, bien à l’ombre du véhicule, Mat observait les Jindo massés devant lui afin d’observer Rand. Bien entendu, il ne voyait que leur dos.
Dragon Réincarné ou non, il fallait être dingue pour s’agiter ainsi sous ce cagnard. Un type à peu près sensé aurait au moins prévu un couvre-chef pour se protéger du soleil et une boisson bien fraîche pour se désaltérer. Avec une grimace, Mat baissa les yeux sur la chope de bière qu’il venait d’acheter à un des conducteurs. Chaude comme de la soupe, la bière n’avait vraiment pas bon goût. Au moins, c’était un liquide, et dans ce coin, ça ne courait pas les rochers… En plus de se payer un coup à boire – et si on oubliait le chapeau – il n’avait fait qu’une emplette : un brûle-gueule au fourneau décoré d’argent qui reposait maintenant dans sa poche en compagnie de sa blague à tabac. Pour l’instant, il n’était pas d’humeur à marchander. Sauf pour une place dans la caravane, histoire de quitter au plus vite le désert. Mais cet achat-là, jusqu’à nouvel ordre, ne semblait pas disponible.
À part avec la bière, qui ne faisait pas recette – les Aiels se fichaient qu’elle soit tiède, mais ils semblaient la trouver trop peu alcoolisée –, les colporteurs paraissaient battre des records de ventes. La plupart des clients étaient des Jindo, mais des Shaido venaient quand même régulièrement de l’autre camp. Après une longue conversation privée, Kadere et Couladin n’avaient pas réussi à conclure un accord. Du coup, le guerrier était reparti les mains vides. Détestant la défaite, Kadere avait regardé l’Aiel s’éloigner, ses yeux d’oiseau de proie rivés entre ses omoplates. Un Jindo qui avait besoin de lui parler avait dû répéter trois fois sa question avant de l’arracher à sa rumination.
En matière de pièces d’or ou d’argent, les Aiels n’étaient guère riches, mais les colporteurs n’avaient pas hésité longtemps à accepter les coupes d’argent, les figurines d’or ou les superbes tentures provenant du butin prélevé à Tear. D’autre part, les guerriers sortaient aisément de leur bourse des pépites d’or ou d’argent qui avaient éveillé la convoitise de Mat. Mais après une défaite aux dés, un Aiel risquait d’avoir envie de laver son honneur dans le sang avec ses lances. Cela dit, où pouvaient être les mines ? Là où un homme pouvait trouver de l’or, un autre en était capable aussi. Mais extraire du minerai devait être un travail épuisant. Buvant une bonne gorgée de bière tiède, Mat s’adossa plus confortablement à sa roue de chariot.
Savoir quelle marchandise avait du succès et laquelle n’en avait pas était un exercice fort intéressant. Les prix aussi en disaient long sur les gens. Loin d’être idiots, les Aiels n’échangeaient pas une salière en or, par exemple, contre un banal rouleau de tissu. Connaissant la valeur des choses, ils marchandaient sans jamais mollir, sauf quand il s’agissait de certains produits. Les livres, par exemple, partaient comme des petits pains. Tous les Aiels n’en voulaient pas, mais ceux que ça intéressait avaient pratiquement déjà dévalisé tout le stock de la caravane. La dentelle et le velours avaient à peine le temps d’être mis en vente, et les Aiels se les arrachaient contre d’incroyables quantités de pépites d’or et d’argent. Les rubans avaient le même genre de succès. En revanche, les soieries n’intéressaient personne. Selon un Shaido qui parlait avec Kadere, la soie était beaucoup moins chère à l’est.
Un conducteur de chariot bâti en force, le nez cassé comme il se devait, avait tenté de convaincre une Promise Jindo de lui acheter un bracelet sculpté en ivoire. Tirant de sa sacoche un bijou semblable mais plus large et plus épais, elle avait proposé au type un combat dont l’enjeu serait les deux bracelets. Après une longue hésitation, l’homme avait refusé, prouvant ainsi à Mat qu’il était encore plus bête qu’il en avait l’air.
Les épingles et les aiguilles faisaient fureur. En revanche, les casseroles et la majorité des couteaux faisaient ricaner les clients, convaincus que les forgerons de chez eux faisaient du bien meilleur travail.
Les flacons de parfum, les sels de bain et les flasques d’eau-de-vie avaient un succès fou. Les alcools, en particulier, atteignaient des prix qui donnaient le tournis. Stupéfait, Mat avait entendu Heirn demander du tabac de Deux-Rivières. Mais les colporteurs n’en avaient pas.
Un autre conducteur vanta aux Aiels les mérites d’une grande arbalète incrustée d’or. Alors que les guerriers restaient de marbre, l’arme attira l’attention de Mat. En particulier, les nombreux lions en or qui la décoraient, avec des rubis en guise d’yeux, semblait-il. Petits, les rubis, mais ça n’en restait pas moins des pierres précieuses. Bien sûr, un arc long de Deux-Rivières pouvait décocher six flèches avant qu’un arbalétrier ait fini de retendre la corde de son arme. Pour être juste, la portée d’une arbalète pareille était bien supérieure à celle d’un arc – une centaine de pas environ. Si on affectait à chaque arbalétrier deux hommes chargés de retendre la corde de son arme de rechange, et en prévoyant des piquiers costauds pour repousser les assauts de la cavalerie…
Mat fit la grimace, puis il inclina la tête en arrière, la laissant reposer sur un rayon de sa roue. Voilà que ça le reprenait ! Il devait sortir du désert, fuyant Moiraine et tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une Aes Sedai. Un petit séjour au pays lui ferait peut-être du bien. Avec un peu de chance, il arriverait à temps pour contribuer à la lutte contre les Capes Blanches.
C’est très improbable, sauf si j’emprunte ces maudits Chemins ou si j’utilise une de ces fichues Pierres-Portails.
Une solution à un problème qui resterait un problème… Pour commencer, à Champ d’Emond, il n’aurait aucune chance de découvrir ce que les serpents sur pattes avaient voulu dire avec leur histoire de Fille des Neuf Lunes – un mariage, lui ! – ou de mort et de renaissance. Sans parler de Rhuidean.
Sous sa chemise, il palpa le médaillon d’argent en forme de tête de renard qu’il portait de nouveau autour du cou. La pupille des yeux du renard était un petit cercle divisé par une ligne sinueuse, avec un côté brillant et l’autre mat. L’antique symbole des Aes Sedai, avant la Dislocation du Monde. S’emparant de la lance à la hampe noire dont le fer semblable à la lame d’une épée était décoré par deux corbeaux, Mat la posa sur ses genoux. Encore l’œuvre des Aes Sedai. À Rhuidean, il n’avait trouvé aucune réponse, en revenant avec encore plus de questions.
Avant Rhuidean, sa mémoire était pleine de trous. Par exemple, il pouvait se souvenir de s’être levé un matin, se dirigeant vers une porte, et d’être sorti dans la soirée. Entre les deux, rien de rien ! Désormais, quelque chose comblait ces fameux « trous ». Des rêves éveillés, en somme. On eût dit qu’il se remémorait des danses, des batailles, des rues et des villes qu’il n’avait jamais vues, et dont il n’aurait d’ailleurs pas certifié qu’elles existaient. Une centaine de fragments de mémoire venus d’une centaine d’hommes différents… Le mieux était de les tenir pour des rêves, même s’il aurait juré qu’il s’agissait de souvenirs tout aussi authentiques que les siens. Les batailles dominaient de loin. Parfois, elles s’insinuaient en lui, comme ça venait d’arriver tandis qu’il regardait l’arbalète. Devant un paysage, il se surprenait à réfléchir au meilleur moyen de tendre une embuscade, de se défendre en cas d’attaque ou de disposer une armée en vue d’une bataille rangée. De la folie !
Sans baisser les yeux sur la lance, il suivit du bout de l’index les inscriptions gravées sur la hampe noire. Il les lisait aussi aisément qu’un livre de son enfance, désormais. Pour s’en apercevoir, il lui avait fallu tout le voyage de retour, jusqu’à aujourd’hui.
Même si Rand n’avait rien dit, Mat pensait s’être trahi à Rhuidean. Sans raison apparente, il connaissait parfaitement l’ancienne langue, comme s’il avait puisé un mystérieux savoir dans ces rêves qui n’étaient pas les siens.
Par la Lumière ! que m’arrive-t-il ?
— Sa souvraya niende misain ye, dit-il à voix haute. Je suis perdu dans mes pensées…
— Par les temps qui courent, et pour cet Âge, me voilà devant un érudit.
Mat leva les yeux et découvrit le trouvère aux yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites. De très haute taille, encore jeune et sûrement très prisé des femmes, ce type avait une façon désagréable de tenir la tête inclinée, comme s’il essayait de regarder les gens de travers.
— C’est seulement un truc que j’ai entendu un jour…
Mat se rappela qu’il devait être plus prudent. Si Moiraine décidait de le renvoyer à la Tour Blanche, comme sujet d’études, on ne l’en laisserait sûrement plus sortir.
— On entend des bribes d’expression et on les mémorise. Je connais quelques phrases…
Un excellent moyen de couvrir les bévues qu’il risquait de commettre.
— Je suis Jasin Natael, trouvère de mon état.
Natael ne fit aucun effet de cape, contrairement à Thom. Un charpentier ou un charron se seraient présentés de la même façon.
— Je ne te dérange pas, mon jeune ami ?
En guise de réponse, Mat regarda le sol, à côté de lui. Le trouvère s’assit en prenant garde à ne pas froisser sa cape. Il semblait fasciné par les Jindo et les Shaido qui allaient et venaient parmi les chariots, la plupart armés de leurs lances et de leur rondache.
— Les Aiels… Ce n’est pas ce que j’attendais… Je n’en crois toujours pas vraiment mes yeux.
— Je suis avec eux depuis des semaines, confia Mat, et je ne sais toujours pas trop que croire… Un peuple étrange. Si une Promise te propose de jouer au Baiser des Promises, je te conseille de refuser. Poliment…
Natael plissa le front.
— Tu mènes une vie hors du commun, semble-t-il.
— Que veux-tu dire ?
— Tu ne crois quand même pas que c’est un secret ? Très peu d’hommes voyagent en compagnie de… d’une Aes Sedai. Nommément, Moiraine Damodred. Et il y a aussi Rand al’Thor. Le Dragon Réincarné. Celui qui Vient avec l’Aube. Qui peut dire combien de prophéties il est censé accomplir ? Un compagnon de voyage peu coutumier, non ?
Les Aiels avaient bavardé… Rien de choquant, car n’importe qui aurait fait la même chose à leur place. Pourtant, entendre un inconnu parler ainsi de Rand était déconcertant.
— Pour l’instant, il est à la hauteur de la tâche. S’il t’intéresse, va donc lui parler. Moi, je sombrerai très bientôt dans l’oubli.
— Lui parler ? Pourquoi pas ? Mais plus tard. Pour l’instant, occupons-nous de toi. J’ai cru comprendre que tu es allé à Rhuidean – le premier non-Aiel à accomplir cet exploit depuis trois mille ans. Tu y as trouvé cette arme ?
Le trouvère tendit la main vers la lance, mais quand Mat la tira légèrement vers lui, il n’alla pas jusqu’au bout de son geste.
— Dis-moi ce que tu as vu à Rhuidean !
— Pourquoi ?
— Parce que je suis un trouvère.
Natael inclina la tête, mais sa voix trahit qu’il était agacé de devoir s’expliquer. Comme pour prouver ses dires, il souleva un coin de sa cape multicolore.
— Tu as vu ce que nul n’a jamais contemplé, à part une poignée d’Aiels. Tu imagines les récits que je pourrais en tirer ? Si ça te chante, rien n’empêche que tu en sois le héros.
— Surtout pas ! s’écria Mat. Je refuse d’être un fichu héros.
Cela dit, pourquoi garder le silence ? Amys et ses collègues répétaient sans cesse qu’il ne fallait pas parler de Rhuidean, mais depuis quand était-il un Aiel ? De plus, si quelqu’un qui accompagnait les colporteurs l’avait à la bonne, ça ne lui ferait pas de mal, quand viendrait le moment de filer.
Mat raconta toute l’histoire, du mur de brouillard jusqu’au retour à l’air libre, en l’expurgeant toutefois de certains détails. Pas question, par exemple, de parler du portique, ce ter’angreal distordu, et il préférait oublier les guerriers de poussière qui avaient tenté de les tuer, Rand et lui. La description de la ville devrait suffire. Sans oublier Avendesora.
Natael ne s’intéressa pas à l’Arbre de Vie. En revanche, il bombarda Mat de questions sur tout le reste. Que ressentait-on en traversant le brouillard ? Combien de temps mettait-on à arriver sous l’étrange dôme de brume ? À quoi ressemblaient les rues, les fontaines et les bâtiments ?
Mat fut très prudent sur les descriptions. S’il ne se surveillait pas, il risquait de finir par parler du portique.
Quand il eut vidé sa chope de bière, il continua à parler jusqu’à en avoir la gorge sèche. Racontée comme ça, son histoire semblait plutôt ennuyeuse, comme s’il avait simplement attendu le retour de Rand pour repartir avec lui. Malgré tout, Natael semblait fasciné. Un point commun qu’il avait avec Thom : cette façon d’écouter comme s’il voulait tout absorber des pensées de son interlocuteur.
— C’est ça que tu es censé faire ? lança soudain une voix féminine.
Mat ne put s’empêcher de sursauter en entendant Keille apostropher ainsi le trouvère. Cette femme le mettait mal à l’aise. Et là, elle semblait prête à lui arracher le cœur, tout comme à Natael.
Le trouvère se releva à la hâte.
— Ce jeune homme me confiait des choses fascinantes sur Rhuidean. Tu n’en croiras pas tes oreilles.
— Nous ne sommes pas là pour Rhuidean, siffla (harmonieusement) Keille.
Au moins, elle se contentait de foudroyer le trouvère du regard, désormais.
— Je t’ai dit que…
— Rien du tout !
— Tu ne me feras pas taire !
Oubliant Mat, la femme et le trouvère s’éloignèrent en se disputant. À force de gesticulation, il sembla que Natael avait réussi à imposer le silence à sa compagne.
Mat frissonna de la tête aux pieds. Comment pouvait-on vivre avec une femme pareille ? Selon lui, cohabiter avec un ours affligé d’une rage de dents eût été moins périlleux.
Avec Isendre, en revanche… Ce visage, ces yeux, cette démarche ondulante… S’il pouvait l’éloigner de Kadere, ne trouverait-elle pas un jeune héros – pour elle, les guerriers de poussière mesureraient dix pieds de haut ! –, rectification, un jeune et beau héros, plus à son goût qu’un vieux colporteur ? Un sujet de réflexion à ne pas abandonner…
Alors que le soleil sombrait à l’horizon, des feux alimentés par des branches d’épineux crépitèrent entre les tentes de tous les camps. Une bonne odeur de nourriture flotta dans l’air. De la chèvre rôtie avec des poivrons séchés…
Avec la nuit, le froid arriva, comme toujours dans le désert. À croire que le soleil emportait toute la chaleur avec lui. En partant de la Pierre, Mat n’aurait jamais imaginé qu’il allait regretter de n’avoir pas ajouté une cape d’hiver dans ses bagages. Les colporteurs en avaient peut-être une à vendre. À moins que Natael consente à jouer la sienne aux dés…
Mat dîna autour du feu de camp de Rhuarc, avec Heirn et Rand. Sans oublier l’inévitable Aviendha, bien sûr. Et les colporteurs, Natael ne quittant pas Keille tandis qu’Isendre se collait à Kadere. L’isoler du vieux type allait être plus difficile que Mat l’avait prévu. Encore que… Même si elle ne lâchait pas Kadere, la splendide jeune femme n’avait d’yeux que pour Rand. À croire qu’elle portait déjà des anneaux aux oreilles, comme un mouton marqué ainsi afin qu’on sache à qui il appartenait.
Rand et Kadere semblaient ne s’apercevoir de rien. Pour le colporteur, c’était logique, puisqu’il ne quittait pas des yeux le Dragon Réincarné.
Ayant repéré le manège d’Isendre, Aviendha foudroyait Rand du regard.
Bref, une ambiance glaciale. Par bonheur, le feu fournissait un peu de chaleur.
Quand le rôti de chèvre accompagné de champignons jaunes tachetés plus épicés que prévu fut terminé, Rhuarc et Heirn sortirent leur brûle-gueule. Puis le chef des Taardad demanda une chanson à Natael.
Le trouvère sursauta.
— Hein ? Oui, bien sûr, bien sûr… Laissez-moi le temps d’aller chercher une harpe.
La brise désormais glaciale gonfla la cape du trouvère tandis qu’il se dirigeait vers le chariot de Keille.
Natael était bien différent de Thom Merrilin, qui se munissait de sa harpe et de sa flûte pratiquement dès qu’il sortait du lit. Finissant de bourrer son brûle-gueule, Mat eut le temps de l’allumer avant que l’artiste revienne et s’installe devant son public comme s’il était un roi. Ça, c’était un point commun avec Thom.
Quand sa harpe eut émis une note cristalline, Natael commença :
La tendresse des vents, tels les doigts du printemps
La tendresse des pluies, larmes du paradis,
La tendresse des ans, de tant de joie remplis,
De l’orage qui point cache l’avènement.
Pluies d’acier, tourbillons et batailles sanglantes
Voilà ce qui attend nos cœurs dans la tourmente.
La chanson s’intitulait Le Gué de Midean. Troublante coïncidence, elle était originaire de Manetheren et parlait d’une guerre antérieure à celle des Trollocs. L’interprétation de Natael se révéla plus qu’honorable. Bien sûr, il n’avait pas l’amplitude vocale de Thom, mais des Aiels se massèrent pourtant autour du feu, à la lisière de son cercle de lumière, pour entendre l’histoire du lâche Aedomon et de ses Saferis. Après que le pleutre eut lancé une attaque surprise contre Manetheren, pillant, saccageant et incendiant les villages, le roi Buiryn, indigné que tant de malheureux aient été contraints à l’exode, avait levé une armée, la conduisant à affronter les Saferis au gué de Midean. Les soldats de Manetheren, même s’ils combattaient à dix contre un, avaient résisté trois jours durant. Alors que les flots de sang rougissaient la rivière, tandis que des corbeaux se massaient dans le ciel, les troupes de Buiryn, le roi à leur tête, avaient traversé le gué de Midean avec l’intention de tuer Aedomon et de contraindre ainsi ses hommes à la retraite. Mais des hordes d’ennemis les avaient pris en tenaille, les enfermant dans un piège mortel. Sous l’étendard à l’Aigle Rouge, les héros de Manetheren avaient refusé de se rendre, y compris quand leur défaite s’était révélée inévitable.
Leur courage avait fini par toucher le cœur pourtant de pierre d’Aedomon. Au soir du troisième jour, il avait permis aux survivants de rentrer chez eux. En hommage à leur bravoure, il avait lui-même pris avec ses soldats le chemin du retour vers le Safer.
Dans l’eau rouge de sang, ô retraite héroïque !
Sans avoir renoncé ni déposé leurs armes
Le cœur demeuré fier sous un torrent de larmes,
Ces vaincus repartaient avec pour viatique
Une moisson d’honneur que célèbrent les Âges.
Natael pinça une dernière corde sous les sifflets enthousiastes des Aiels, certains tapant rythmiquement de l’embout de leur lance sur leur rondache recouverte de cuir.
Les choses ne s’étaient pas passées ainsi, bien entendu, et Mat s’en souvenait très bien.
Par la Lumière ! je ne veux pas de ces souvenirs-là !
Mais il n’était pas en son pouvoir de les refuser.
Il se rappelait avoir conseillé à Buiryn de ne pas accepter l’offre d’Aedomon. Mais une petite chance, avait rétorqué le roi, valait mieux que pas de chances du tout.
Sa barbe noire brillante dépassant de la grille de son casque, Aedomon avait bel et bien retiré ses lanciers. Attendant que les survivants aient atteint le gué, ses archers étaient sortis de leur cachette et sa cavalerie avait chargé. Une drôle de façon de s’en retourner au Safer !
Dans son dernier souvenir du gué, Mat, de l’eau jusqu’à la taille, trois flèches plantées dans la poitrine, tentait de ne pas se laisser emporter par le courant.
Il gardait une image bien plus tardive… Un fragment, pour être plus précis. Aedomon, sa barbe désormais grise, basculant de son cheval qui se cabrait, lors d’une dure bataille dans une forêt. La lance plantée dans son dos venait de la main d’un jeune garçon encore imberbe et sans armure…
Depuis que la mémoire lui revenait, Mat regrettait l’époque où elle était pleine de trous !
— La chanson te déplaît ? demanda Natael.
Mat eut besoin de quelques secondes pour s’apercevoir que le trouvère ne s’adressait pas à lui mais à Rand. Avant de répondre, celui-ci regarda un moment le feu en se frottant les mains.
— Je ne suis pas sûr qu’il soit sage de se fier à la générosité d’un adversaire. Qu’en penses-tu, Kadere ?
Hésitant, le colporteur regarda la jeune femme accrochée à son bras.
— Je ne pense rien de ces choses-là, finit-il par dire. Je m’intéresse au commerce, pas à la guerre.
Keille éclata d’un rire gras. Jusqu’à ce qu’elle voie le sourire d’Isendre, franchement condescendant face à une femme qui aurait pu fournir la matière à fabriquer trois donzelles comme elle ! Vexée, la colporteuse se rembrunit et foudroya Isendre de son regard cerné de replis de peau graisseux.
Des cris d’alarme retentirent soudain dans le noir, à l’extérieur du périmètre du camp. Alors que tous les Aiels se voilaient, des Trollocs jaillirent des ombres. Zébrant l’air avec leur cimeterre, leur lance ou leur trident, ils fondirent sur les humains, des Myrddraals sur leurs talons, tels des serpents venimeux dépourvus d’yeux.
Une attaque si soudaine ! Pourtant, les Aiels se battaient comme s’ils avaient été avertis une heure plus tôt, leurs lances faisant des ravages dans les rangs ennemis.
Du coin de l’œil, Mat vit que Rand avait invoqué son épée de flammes. Puis il fut lui-même entraîné dans la mêlée, maniant son arme à la hampe noire à la fois comme une lance et comme un bâton de combat.
Alors qu’il frappait de taille et d’estoc, il pensa avec reconnaissance (c’était bien la première fois) à ses souvenirs oniriques. Grâce à eux, sans doute, sa curieuse arme lui semblait familière et il l’utilisait avec des compétences susceptibles de lui sauver la vie.
Dans ce tourbillon de folie meurtrière, ce n’était pas du luxe.
Des Trollocs se dressaient devant lui puis tombaient comme des quilles, abattus par sa lance ou celles d’un Aiel – ou disparaissaient, happés dans un vortex de cris, de hurlements et de cliquetis d’acier.
Un Myrddraal défia le jeune homme, sa lame noire percutant celle de la lance dans une gerbe d’étincelles bleues. Une seconde plus tard, le Blafard disparut, entraîné par la cohue vers un autre adversaire. En deux occasions, une lance aielle siffla à ses oreilles et alla se planter dans le torse d’un monstre qui tentait de l’attaquer par-derrière. Un peu plus tard, après avoir transpercé la poitrine d’un Myrddraal, Mat sut qu’il avait porté un coup mortel. Toujours debout, le Blafard eut un étrange sourire, son « regard » faisant frissonner Mat jusqu’à la moelle des os. Puis il arma son bras pour frapper un dernier coup, mais des flèches aielles vinrent soudain hérisser sa poitrine et son dos. Se retournant, le Sans-Yeux agonisant laissa le temps à Mat de sauter hors de la portée de son épée de ténèbres.
Dix fois au moins, la hampe noire de la lance, aussi dure que de l’acier, dévia au tout dernier moment la lame ou la hache d’un Trolloc. Également pour la première fois, Mat se réjouit que l’arme ait été fabriquée par des Aes Sedai. Sur sa poitrine, la tête de renard en argent lui envoyait des ondes glacées, comme pour lui rappeler qu’elle était elle aussi l’œuvre des Aes Sedai. Pour l’heure, le jeune homme ne s’en offusquait pas. S’il le fallait pour sauver sa peau, il était prêt à suivre Moiraine comme un mignon petit chiot.
Après quelques minutes de combat – ou quelques heures, Mat n’aurait su le dire – il n’y eut plus l’ombre d’un Myrddraal ou d’un Trolloc en vue. Dans les ombres, des cris laissaient penser que les Aiels poursuivaient les survivants. Le sol était jonché de cadavres. Des guerriers, hélas, et des Créatures des Ténèbres, les Blafards agonisants fendant encore l’air avec leur épée noire.
Mat s’aperçut soudain qu’il était à bout de souffle, tous les muscles comme de la guimauve. Les poumons en feu, il se laissa tomber à genoux et s’appuya à sa lance. La bâche de trois chariots était en feu, constata-t-il, et l’un des conducteurs était comme épinglé au flanc de son véhicule par la lance d’un Trolloc. Plusieurs tentes brûlaient aussi, certaines dans le camp des Shaido. La preuve qu’ils avaient eux aussi dû repousser une attaque.
Sa lame de feu toujours entre les mains, Rand approcha de Mat.
— Tu vas bien ? demanda-t-il.
Aviendha suivait bien entendu comme son ombre le Dragon Réincarné. Ayant déniché une lance et une rondache, elle avait relevé un coin de son châle pour s’improviser un voile. Même en robe, cette femme ressemblait à une incarnation de la mort.
— Je suis en pleine forme, maugréa Mat en se redressant péniblement. Avant de s’endormir, quoi de plus sain qu’un peu d’exercice avec des Trollocs ? Pas vrai, Aviendha ?
La jeune femme découvrit son visage et gratifia le jeune flambeur d’un petit sourire. À coup sûr, elle avait aimé pour de bon cette « joyeuse » diversion.
Ruisselant d’une sueur glacée par le vent, Mat se demanda s’il n’allait pas geler sur pied.
En compagnie d’Amys et de Bair, Moiraine et Egwene passaient de blessé en blessé. Le plus souvent, l’Aes Sedai laissait derrière elle un veinard pétrifié par le contrecoup de la guérison. De temps en temps, elle passait son chemin après avoir secoué la tête…
Rhuarc approcha, l’air sinistre.
— Des mauvaises nouvelles ? demanda Rand.
— À part la présence de Trollocs à deux cents lieues, au minimum, de la zone qu’ils ne devraient pas dépasser ? Peut-être bien… Une cinquantaine de monstres ont attaqué le camp des Matriarches. Sans Moiraine Sedai, et un coup de pouce de la chance, ils l’auraient rasé. Sur le camp des Shaido, l’attaque a été menée par moins de Trollocs. En principe, vu qu’il s’agit du plus grand camp, ç’aurait dû être le contraire. Je pense que c’était une diversion, pour qu’ils ne viennent pas à notre secours. Avec les Shaido, on ne peut pas être sûr qu’ils l’auraient fait, mais les Trollocs et les Myrddraals ne le savaient peut-être pas…
— S’ils étaient informés de la présence d’une Aes Sedai parmi les Matriarches, dit Rand, l’autre attaque était peut-être aussi une diversion, pour que Moiraine Sedai ne nous aide pas. Mes ennemis me suivent, Rhuarc. Ne perds jamais ça de vue. Où que j’aille, ils ne sont jamais loin.
Isendre sortit soudain la tête de la première roulotte. Quand Kadere eut sauté du véhicule, la jeune femme recula et ferma la porte peinte en blanc. Le colporteur regarda le carnage à la lueur des flammes qui consumaient trois de ses chariots. Très vite, il s’intéressa au petit groupe rassemblé autour de Mat, comme si le sort des véhicules l’indifférait.
En parlant à Keille, restée à l’intérieur, Natael sortit de la seconde roulotte. Lui aussi riva les yeux sur Mat et ses compagnons.
— Imbéciles…, marmonna Mat. Se cacher à l’intérieur des roulottes… Comme si ç’avait jamais arrêté les Trollocs. Ces crétins auraient pu rôtir là-dedans !
— Mais ils sont encore vivants, dit Rand. Mat, il est toujours très important de voir qui survit ou non. C’est comme aux dés. Pour gagner, il faut jouer, et comment jouer si on est mort ? Qui peut dire quel jeu pratique le colporteur ?
Rand ricana et l’épée de flammes se volatilisa.
— Moi, je vais dormir un peu, annonça Mat en se détournant. Réveille-moi si les Trollocs reviennent. Non, laisse-les plutôt me tuer dans mon sommeil. Je suis trop fatigué pour me lever en sursaut.
Rand avait sombré dans la folie, c’était évident. Si les événements de la soirée convainquaient Keille et Kadere de ne pas traîner dans le coin, Mat avait bien l’intention de jouer la fille de l’air avec eux.
Bien qu’il ne soit pas blessé, Rand se laissa examiner par Moiraine. Avec tant de malheureux à guérir, marmonna l’Aes Sedai, il n’était pas question qu’elle gaspille ses forces en le débarrassant de sa fatigue avec le Pouvoir de l’Unique.
— Cette attaque te visait…, dit-elle alors que les gémissements des blessés montaient de toutes parts.
Tirés par les chevaux de bât et les mules, les carcasses des Trollocs ne souilleraient bientôt plus le camp. Concernant les Myrddraals, les Aiels semblaient décidés à les laisser où ils étaient jusqu’à ce qu’ils ne bougent plus, prouvant ainsi qu’ils étaient morts. Un vent glacé et sec comme du parchemin balayait le Guet d’Imre.
— Vraiment ? ironisa Rand à l’intention de Moiraine.
Le foudroyant du regard, l’Aes Sedai renonça à répondre et préféra aller s’occuper des blessés.
Egwene approcha de Rand, et, sans s’arrêter, lâcha entre ses dents :
— Quoi que tu fasses pour la perturber, je te demande d’arrêter !
La voyant regarder Aviendha, Rand n’eut aucun doute sur ce qu’elle voulait dire. Avant qu’il ait pu protester de son innocence, son amie accéléra le pas pour aller rejoindre Bair et Amys. Avec ses tresses et ses rubans, la pauvre avait l’air ridicule. Et les Aiels qui souriaient dans son dos semblaient partager cette opinion.
Frissonnant et mal assuré sur ses jambes, Rand gagna péniblement sa tente. De sa vie, il n’avait jamais été si fatigué. Au début du combat, l’épée avait failli ne pas répondre à son appel. L’épuisement, espérait-il… Parfois, quand il tentait d’entrer en contact avec la Source, il ne la trouvait pas. Il arrivait aussi que le Pouvoir refuse de faire ce qu’il lui demandait. Mais l’épée ne lui avait jamais fait défaut. Oui, ce devait être la fatigue.
Bien entendu, Aviendha suivit Rand jusqu’à l’entrée de sa tente.
Le lendemain matin, il l’y retrouva assise en tailleur, mais sans lance ni rondache. Une espionne ? Certes, mais il était quand même content de la voir. Au moins, il savait qui elle était, quelle était sa fonction et ce qu’elle éprouvait pour lui.