Soulagée, Elayne prit une profonde inspiration à l’instant où Egwene bougea enfin, puis ouvrit les yeux. Debout au pied du lit, Aviendha se détendit et s’autorisa un petit sourire que la Rêveuse lui rendit. La marque de la bougie était dépassée depuis moins d’une minute, mais les amies d’Egwene auraient juré que cela faisait une heure.
— Tu ne voulais pas te réveiller, dit Elayne. Je te secouai encore et encore, mais rien à faire ! (Elle eut un rire de gorge.) Egwene, tu as même réussi à flanquer la frousse à Aviendha !
Egwene posa une main sur le bras de son amie, le serrant gentiment.
— Me revoilà, à présent…
Elle semblait épuisée, nota Elayne, et sa chemise de nuit était imbibée de sueur.
— Je suppose que j’avais des raisons de rester plus longtemps que prévu… La prochaine fois, je serai plus prudente, c’est juré.
Nynaeve alla reposer un broc d’eau à côté de la cuvette. Un broc, devina Egwene, que l’ancienne Sage-Dame devait être sur le point de lui vider sur la figure. Si Nynaeve semblait parfaitement impassible, ses gestes trop brusques trahissaient une très grande nervosité. En temps normal, par exemple, elle n’aurait pas renversé une goutte d’eau en posant le broc près de la cuvette.
— Tu as trouvé quelque chose ? Ou était-ce… ? Egwene, si le Monde des Rêves a le pouvoir de te retenir, il est peut-être trop dangereux que tu y retournes avant d’être mieux formée. Qui sait ? à chaque séjour, il devient peut-être plus difficile de repartir. À moins que… Au fond, je n’en sais rien ! Mais nous ne pouvons pas risquer de te perdre, tu le sais très bien.
Nynaeve croisa les bras, prête pour une joute verbale.
— Je sais, admit Egwene d’un ton presque… docile.
Elayne fronça les sourcils. Avec Nynaeve, Egwene ne se montrait jamais docile. Jamais !
Egwene sortit du lit, en refusant bien entendu l’aide d’Elayne, et approcha de la cuvette pour se rafraîchir le visage et les bras. Tandis que son amie retirait sa chemise de nuit trempée, Elayne lui en dénicha une propre dans l’armoire.
— J’ai rencontré une Matriarche nommée Amys, annonça Egwene, sa voix étouffée tandis qu’elle enfilait le vêtement. Elle dit que je dois venir chez elle pour en apprendre plus long sur Tel’aran’rhiod. Elle vit dans le désert – un endroit appelé la forteresse des Rocs Froids.
À la mention du nom de la Matriarche, Aviendha avait cillé et ce détail n’avait pas échappé à Elayne.
— Tu la connais ? demanda-t-elle à la guerrière.
La Promise de la Lance acquiesça à contrecœur.
— C’est bien une Matriarche… Capable de marcher dans les rêves, qui plus est. Amys était une Far Dareis Mai avant de renoncer à la Lance pour aller à Rhuidean.
— Une Promise ! s’exclama Egwene. C’est pour ça que… Aucune importance ! Elle m’a dit qu’elle est à Rhuidean, en ce moment. Sais-tu où se trouve la forteresse des Rocs Froids, Aviendha ?
— Bien sûr… C’est le domaine de Rhuarc, le mari d’Amys. J’y suis allée quelques fois en visite, parce que ma sœur-mère, Lian, est la sœur-épouse d’Amys.
Elayne échangea avec Egwene et Nynaeve des regards plus que perplexes. À une époque, la Fille-Héritière pensait en savoir long sur les Aiels grâce à ses précepteurs de Caemlyn. Depuis qu’elle connaissait Aviendha, elle était surtout frappée par l’étendue de son ignorance sur le peuple du désert. Les coutumes et les relations entre les gens étaient un vrai casse-tête. « Premières-sœurs » signifiait qu’on avait la même mère, n’était que deux amies avaient la possibilité de devenir premières-sœurs en prêtant serment devant les Matriarches. « Secondes-sœurs » indiquait qu’on avait pour mères… des sœurs. « Pères-sœurs » signalait qu’on avait des frères pour géniteurs, mais ce lien était beaucoup moins intime que le précédent. Après ces « parentés de base », les différentes connexions donnaient le tournis.
— Qu’est-ce qu’une « sœur-épouse » ? demanda Elayne, redoutant quelque peu la réponse.
— Ça veut dire qu’on a le même mari qu’une autre femme, répondit Aviendha.
Elle fronça les sourcils devant la stupéfaction d’Egwene et de Nynaeve, qui ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes. Ayant deviné que la réponse serait un rien déstabilisante, Elayne parvint à réagir plus dignement, mais elle se retrouva pourtant en train de tirer sur les plis de sa robe… parfaitement droite.
— Vous ne pratiquez pas cette coutume ? s’étonna l’Aielle.
— Non, souffla Egwene. Non…
— Pourtant, Elayne et toi êtes aussi proches que des premières-sœurs. Qu’auriez-vous fait si aucune de vous n’avait voulu renoncer à Rand al’Thor ? Vous seriez-vous battues pour lui ? Un homme aurait ainsi brisé le lien qui vous unit ? L’épouser toutes les deux n’aurait pas été une meilleure solution ?
Elayne regarda Egwene. L’idée de… Aurait-elle pu faire une chose pareille ? Même avec une amie comme Egwene ? Il y avait vraiment de quoi s’empourprer.
— Mais je voulais renoncer à Rand, dit Egwene, qui s’était ressaisie.
Elayne comprit que cette remarque lui était au moins autant destinée qu’à Aviendha. L’idée troublante ne l’en quitta pas pour autant. Min avait-elle eu une vision ? Et si c’était le cas, que ferait-elle ?
Si je dois partager Rand avec Berelain, je l’étranglerai de mes mains, et lui avec ! Mais si c’est le destin, pourquoi n’est-ce pas Egwene, qui est au moins… ? Par la Lumière ! quelles idées folles !
Consciente qu’elle devait être écarlate, la Fille-Héritière tenta de détourner l’attention par une remarque piquante :
— À t’entendre, Aviendha, l’homme n’a pas son mot à dire sur la question.
— Il peut refuser, répondit l’Aielle comme si ça tombait sous le sens. Mais s’il en veut une, il doit prendre l’autre, dans le cas où les deux femmes le demandent. Surtout, ne vous vexez pas, mais j’ai été choquée d’apprendre qu’un homme, dans vos pays, peut demander une femme en mariage. Chez nous, il peut témoigner de l’intérêt à une femme, puis attendre qu’elle se déclare. Bien entendu, certaines femmes influencent subtilement un homme pour qu’il s’intéresse à elles, mais dans tous les cas, le choix est leur privilège.
» Je ne suis pas très calée sur ces questions, cela dit. Depuis mon enfance, je veux devenir une Far Dareis Mai. Dans la vie, tout ce que je désire, c’est la Lance et la compagnie de mes sœurs.
— Personne ne veut te trouver un mari, assura Egwene, sentant la vibrante conviction de la guerrière.
Aviendha sursauta.
Nynaeve se racla la gorge. Pensait-elle à Lan ? se demanda Elayne. C’était possible, à la façon dont ses joues avaient rosi.
— Egwene, dit-elle d’un ton un peu trop énergique, je suppose que tu n’as rien découvert. Sinon, tu nous aurais dit quelque chose.
— J’ai fait chou blanc, avoua Egwene. Mais Amys a dit… Aviendha, quel genre de femme est-elle ?
La guerrière baissa les yeux sur le tapis.
— Elle est dure comme la montagne et impitoyable comme le soleil. Mais elle sait marcher dans les rêves ; donc, elle est à même de te former. Cela dit, une fois qu’elle t’aura mis la main dessus, elle te tirera par les cheveux dans la direction qu’elle estimera juste. Face à elle, Rhuarc seul est capable de résister. Les autres Matriarches ne la contredisent pas, c’est tout dire. Mais elle sera un très bon professeur pour toi.
— Ce n’était pas le sens de ma question… Se retrouver dans un lieu inconnu peut-il la perturber ? Par exemple, être dans une ville ? Verrait-elle des choses qui ne sont pas là ?
Aviendha éclata de rire.
— La perturber ? Trouver un lion dans son lit à son réveil ne la perturberait pas ! Elle était à l’origine une Promise, ne l’oublie pas, et en vieillissant, elle ne s’est pas adoucie, tu peux me croire.
— Qu’a donc vu cette femme ? demanda Nynaeve.
— « Voir » n’est pas le verbe exact… Enfin, je crois. Elle a dit que le mal se tapit à Tanchico. Un mal pire que celui que peuvent faire les hommes. Il peut s’agir de l’Ajah Noir. S’il te plaît, Nynaeve, ne me bombarde pas d’objections. Les rêves doivent être interprétés, et mon hypothèse est plausible.
Nynaeve s’était rembrunie en entendant parler du mal qui se tapissait à Tanchico, et son humeur ne s’améliora pas quand Egwene l’implora de ne pas la harceler. Parfois, Elayne aurait bien secoué comme des pruniers ces deux tigresses. Voulant éviter une éruption volcanique, elle intervint :
— C’est très plausible, oui, Egwene ! Tu as trouvé quelque chose, dirait-on. Ce résultat dépasse mes espérances et celles de Nynaeve. N’est-ce pas, Sage-Dame ?
— C’est possible…, marmonna Nynaeve.
— Possible, oui…, répéta Egwene, pas vraiment ravie. Nynaeve a raison : je dois progresser. Si j’étais formée, je n’aurais pas eu besoin qu’on me parle de ce « mal ». Et j’aurais trouvé l’endroit où se cache Liandrin. Amys peut me donner des cours, et c’est pour ça que je dois aller la voir.
— Dans le désert des Aiels ? s’écria Nynaeve.
— Aviendha peut me conduire à cette forteresse des Rocs Froids, affirma Egwene, regardant ses deux compagnes avec un mélange de défi et d’angoisse. Si j’étais sûre que les sœurs noires sont à Tanchico, je ne vous laisserais pas y aller seules. Mais avec l’aide d’Amys, je peux découvrir où elles sont. Et aussi… Eh bien, je ne sais pas trop, mais j’ai la certitude que je serai bien plus utile qu’actuellement. Ce n’est pas un abandon, vous comprenez ? Et je vous confierai l’anneau de pierre. Vous connaissez assez bien la Pierre pour y revenir sans coup férir dans le Monde des Rêves. Je vous rejoindrai à Tanchico et je vous ferai profiter des leçons d’Amys. S’il vous plaît, soyez d’accord avec moi ! Je peux apprendre tant de choses, puis les mettre à votre service. Nous aurons toutes les trois la même formation, au bout du compte. Amys marche dans les rêves – elle sait ce qu’il faut savoir sur Tel’aran’rhiod. Comparées à nous, Liandrin et ses compagnes seront des ignorantes. Vous n’êtes pas en train de vous dire que j’essaie de me défiler, pas vrai ? Si c’est le cas, je n’irai pas.
— Tu es libre, rappela Elayne. Bien sûr, tu me manqueras, mais on ne nous a pas promis que nous resterions ensemble jusqu’à la fin de cette histoire.
— Mais vous laisser partir seules… Non, il faut que je vous accompagne. Si les sœurs noires sont vraiment à Tanchico, vous aurez besoin de moi.
— Absurde, lâcha froidement Nynaeve. Il te faut une formation. À long terme, ça nous fera plus de bien que de t’avoir avec nous à Tanchico. De plus, nous ne savons même pas si nos ennemies y sont. Et si c’est le cas, Elayne et moi nous en sortirons très bien. Cela dit, nous pouvons découvrir que ce « mal », c’est tout simplement la guerre. La Lumière m’en soit témoin, il n’est guère de démon plus cruel… Avec un peu de chance, nous serons revenues à la tour avant toi. Mais sois prudente dans le désert des Aiels. C’est un endroit dangereux. Aviendha, tu veilleras sur elle ?
Avant que la guerrière ait pu répondre, quelqu’un frappa à la porte puis entra sans attendre qu’on l’y invite. C’était Moiraine. Après un examen minutieux des trois jeunes femmes – et sans rien trahir des conclusions qu’elle avait atteintes à leur sujet –, elle déclara froidement :
— Joiya et Amico sont mortes.
— C’était le but de cette attaque ? demanda Nynaeve. Tout ça pour les éliminer ? Ou pour les abattre s’il se révélait impossible de les libérer ? J’étais certaine que Joiya, pour afficher une telle sérénité, devait attendre des secours. Elle mentait, faut-il conclure. Je n’ai jamais cru en son repentir.
— Ce n’était sans doute pas l’objectif principal de l’assaut, dit Moiraine. Pendant la bataille, le capitaine, très sagement, a gardé ses hommes en poste dans le donjon. Ils n’ont pas vu l’ombre d’un Myrddraal ni d’un Trolloc. Mais après l’attaque, ils ont trouvé les prisonnières mortes, la gorge tranchée. Après qu’on eut cloué leur langue à la porte de leur cellule.
À sa manière de parler, Moiraine aurait très bien pu être en train d’évoquer une robe à repriser.
Elayne eut l’estomac retourné par cette description.
— Je ne leur aurais pas souhaité un sort pareil… La mort, peut-être, mais pas comme ça. Que la Lumière illumine leur âme !
— Il y a longtemps qu’elles avaient vendu leur âme aux Ténèbres, dit Egwene, presque aussi pâle que son amie. Qui a fait ça ? Des Hommes Gris ?
— Je doute que ce soit dans leurs cordes, répondit Moiraine. Mais les Ténèbres ont des ressources qui dépassent notre imagination, semble-t-il.
— Semble-t-il, oui…, dit Egwene en tirant sur sa chemise de nuit. S’il n’y a pas eu tentative de les libérer, il faut en conclure qu’elles disaient la vérité. On les a tuées parce qu’elles parlaient trop.
— Ou pour les empêcher de continuer, ajouta Nynaeve, sinistre. Avec un peu de chance, nos ennemis ignorent ce qu’elles nous ont dit. Joiya s’était peut-être vraiment repentie, mais je n’y crois pas.
Elayne imagina ce que c’était d’être dans une cellule, le visage pressé contre la porte afin qu’on puisse vous tirer la langue hors de la bouche et…
Elle frissonna mais parvint à se reprendre.
— On les a peut-être exécutées pour les punir de s’être laissé capturer.
Elayne préféra ne pas mentionner une hypothèse encore plus dérangeante. Cette exécution avait peut-être pour but de les inciter à croire ce que les prisonnières avaient raconté. Mais quand on doutait déjà beaucoup, mieux valait ne pas en rajouter…
— Pour les punir ? répéta Nynaeve, aussi troublée qu’Egwene.
Sur bien des points, et Elayne les admirait pour ça, les deux villageoises étaient plus endurcies que la Fille-Héritière. Mais elles n’avaient pas grandi au sein de la cour de Caemlyn, où les complots fleurissaient, passant comme elle leur enfance à entendre de terribles histoires sur la façon dont on jouait au Grand Jeu dans les maisons du Cairhien et de Tear.
— Quand on échoue, je doute que l’Ajah Noir connaisse le sens du mot « clémence », insista-t-elle. Liandrin a pu ordonner l’exécution de ses complices. Et à sa place, Joiya en aurait été capable.
Moiraine regarda la Fille-Héritière comme si elle révisait à la hausse son opinion sur elle.
— Liandrin…, lâcha Egwene. Ou Joiya… Oui, elles sont bien femmes à donner ce genre d’ordre.
— De toute façon, intervint Moiraine, il ne vous restait plus beaucoup de temps pour les interroger. Elles auraient embarqué demain à midi…
Elayne devina que l’Aes Sedai, intérieurement furieuse, estimait que la fin des sœurs noires leur permettait d’échapper à la justice.
— J’espère que vous vous déciderez vite. Tanchico ou la Tour Blanche ?
Elayne croisa le regard de Nynaeve et hocha légèrement la tête.
L’ancienne Sage-Dame acquiesça plus franchement, puis elle se tourna vers Moiraine :
— Elayne et moi partirons pour Tanchico sur le premier bateau disponible. Un bateau rapide, j’espère. Egwene et Aviendha iront dans le désert des Aiels, jusqu’à la forteresse des Rocs Froids.
En l’absence d’explications, l’Aes Sedai ne cacha pas sa perplexité.
— Jolien peut l’accompagner, dit l’Aielle en évitant de regarder Egwene. Ou Sefela, ou Bain, ou Chiad… Moi, je vais plutôt aller avec Elayne et Nynaeve. S’il y a vraiment une guerre à Tanchico, elles auront besoin d’une sœur pour surveiller leurs arrières.
— Si c’est ta volonté, Aviendha, souffla Egwene.
Elle semblait blessée et surprise, mais pas plus surprise qu’Elayne, persuadée que la villageoise et la guerrière avaient tissé des liens très forts.
— Aviendha, je suis flattée que tu veuilles nous aider, mais c’est toi qui dois accompagner Egwene.
— Elle n’ira ni à Tanchico ni à la forteresse des Rocs Froids, annonça Moiraine en sortant de sa sacoche une lettre dont elle déplia les pages. Ce document m’a été remis il y a une heure par un jeune Aiel qui m’a dit l’avoir reçu il y a un mois, avant que nous ayons atteint Tear. Pourtant, il est à mon nom et mentionne la Pierre de Tear comme adresse. (Elle baissa les yeux sur la dernière feuille.) Aviendha, connais-tu Amys, du clan des Neuf Vallées des Aiels Taardad, Bair du clan Haido des Aiels Shaarad, Melaine du clan Jhirad des Aiels Goshien et Seana du clan de la Falaise Noire des Aiels Nakai ? Ce sont les signataires du document.
— Ce sont des Matriarches, Aes Sedai. Toutes capables de marcher dans les rêves.
Même si elle n’en était pas consciente, Aviendha était désormais sur ses gardes, prête à se battre ou à s’enfuir.
— Marcher dans les rêves…, répéta Moiraine. Voilà peut-être l’explication… J’ai entendu parler de ces femmes. (Elle revint à la deuxième page de la lettre.) Voici le passage qui te concerne, peut-être rédigé avant que tu aies décidé de venir à Tear. « Parmi les Promises de la Lance présentes dans la Pierre de Tear se trouve une fille obstinée nommée Aviendha, membre du clan des Neuf Vallées des Aiels Taardad. Elle doit sans tarder venir nous rejoindre. Aucun retard ne sera toléré, et nulle excuse ne sera entendue. Nous l’attendrons sur les pentes du mont Chaendaer qui domine Rhuidean. » Ce n’est pas tout, mais la suite consiste surtout à me prier de faire le nécessaire pour que tu partes sans délai. Les ordres de tes Matriarches ressemblent beaucoup à ceux de la Chaire d’Amyrlin, dirait-on.
Moiraine s’autorisa un petit soupir de vexation. Fine mouche, Elayne se demanda si les Matriarches, dans un autre passage, avaient tenté de donner des ordres à l’Aes Sedai. C’était peu vraisemblable – et de toute façon, ça n’aurait pas réussi. Cela dit, quelque chose au sujet de cette lettre continuait à irriter Moiraine.
— Je suis une Far Dareis Mai, dit Aviendha, furieuse. Quand on m’appelle, je n’accours pas comme une enfant. Si c’est ma volonté, j’irai à Tanchico.
Elayne eut une moue pensive. Elle découvrait une nouvelle dimension chez l’Aielle. Pas la colère – elle l’avait déjà vue énervée, même si ce n’était pas à ce point –, mais plutôt le trait de caractère qui soutenait sa réaction. Une certaine tendance à la bouderie, pour tout dire. C’était aussi étonnant que si elle avait découvert cette coquetterie chez Lan, mais ça ne faisait aucun doute.
Egwene avait saisi aussi.
— Pas de problème, dit-elle en tapotant le bras de la guerrière. Si tu optes pour Tanchico, je me réjouirai que tu protèges Elayne et Nynaeve.
Aviendha coula à son amie un regard accablé.
Moiraine secoua très légèrement la tête.
— J’ai montré le document à Rhuarc…
Aviendha voulut intervenir – chaudement à voir son visage écarlate – mais l’Aes Sedai éleva la voix :
— Ainsi que les signataires me le demandaient. Pour le passage qui te concerne, bien entendu. Et Rhuarc semble résolu à ce que tu obéisses. À mon avis, il vaudrait mieux que tu te plies à la volonté de Rhuarc et des Matriarches. Tu ne crois pas ?
Aviendha regarda autour d’elle comme si elle était prise au piège.
— Je suis une Far Dareis Mai, grogna-t-elle avant de filer vers la porte.
Egwene esquissa un geste pour l’arrêter, mais renonça, car le battant se refermait déjà sur le dos de la guerrière.
— Que lui veulent ces femmes ? Moiraine, vous en savez toujours plus que ce que vous en dites. Que nous cachez-vous cette fois ?
— Quelles que soient les motivations des Matriarches, répondit calmement l’Aes Sedai, c’est une affaire entre Aviendha et elles. Si ton amie avait voulu que tu saches, elle te l’aurait dit.
— Tu ne peux pas t’empêcher de manipuler les gens, pas vrai ? explosa Nynaeve. Et là, tu embarques Aviendha dans un sale coup, bien sûr !
— Pas moi, les Matriarches… Et Rhuarc… (Avec un rien d’agacement, Moiraine replia la lettre et la rangea dans sa bourse.) Aviendha peut toujours refuser. Un chef de tribu n’est pas l’équivalent d’un roi, si j’ai bien compris les coutumes aielles.
— Peut-elle vraiment dire « non » ? demanda Elayne.
Rhuarc la faisait penser à Gareth Bryne, le capitaine général de la Garde de la Reine. Cet homme se montrait rarement obstiné, mais quand ça arrivait, même Morgase ne pouvait pas lui faire rendre gorge, sauf en invoquant son autorité royale. Dans le cas présent, il n’y aurait pas d’ordre de la couronne. (En y réfléchissant, chaque fois que Gareth Bryne s’était déclaré convaincu qu’il avait raison, Morgase avait renoncé à le faire changer d’avis.) Et sans une intervention de ce type, Aviendha serait bien obligée d’honorer le rendez-vous en temps et en heure.
— Au moins, elle voyagera avec toi, Egwene. Si Amys l’attend à Rhuidean, elle peut difficilement guetter ton arrivée à la forteresse des Rocs Froids. Vous irez ensemble retrouver Amys.
— Mais si elle ne le désire pas, je ne veux pas qu’on l’y force.
— Quels que soient les désirs des uns et des autres, dit Nynaeve, nous avons du pain sur la planche. Egwene, pour voyager dans le désert des Aiels, il te faudra emporter pas mal de choses. Lan me fournira une liste. Elayne et moi devons aussi nous préparer à embarquer pour Tanchico. Avec de la chance nous trouverons un bateau demain. Donc, il faut faire nos bagages ce soir.
— Un bateau des Atha’an Miere est à quai dans l’Assommoir, annonça Moiraine. C’est un quatre-mâts. Il n’existe pas de navire plus rapide. C’est vraiment ce que tu veux ?
Nynaeve acquiesça de mauvaise grâce.
— Moiraine, dit Elayne, que va faire Rand, après cette attaque ? Déclenchera-t-il la guerre que vous voulez ?
— Je ne veux aucune guerre… Mais je désire qu’il vive assez longtemps pour livrer l’Ultime Bataille. Demain, il nous dira ce qu’il a l’intention de faire. (Une ride presque invisible apparut pendant une fraction de seconde sur le front de l’Aes Sedai.) Demain, nous en saurons tous bien plus long qu’aujourd’hui.
Sur ces mots, l’Aes Sedai sortit de la pièce.
Demain, pensa Elayne. Comment réagira-t-il quand je lui dirai où je vais ? Il faut qu’il comprenne, mais…
Oubliant ses interrogations, la Fille-Héritière se joignit à la conversation de ses deux amies. Il y avait tant de choses à préparer…