Alors que des nuages blancs poussés par une brise paresseuse dérivaient lentement devant le soleil de midi, Rand sortit de la Pierre à la tête d’une bien étrange procession. En accord avec ses ordres, il n’y avait eu aucune annonce officielle ni aucune proclamation. Mais la rumeur qu’il se passait quelque chose courut très vite dans toute la ville. Abandonnant leurs activités, les citadins prirent d’assaut tous les points d’observation disponibles.
Des Aiels défilaient dans les rues ! Des Aiels quittaient la cité !
Les gens qui ne les avaient pas vus s’infiltrer de nuit au cœur même de Tear – ceux qui croyaient seulement à moitié qu’ils avaient investi la Pierre – s’alignèrent le long des rues, se massèrent derrière les fenêtres et grimpèrent sur les toits de tuile, s’asseyant à califourchon sur les faîtes et les arêtes.
Alors que ces gens comptaient les Aiels, des murmures coururent partout dans la ville. Quelques centaines de guerriers n’avaient pas pu conquérir la Pierre, voyons ! Pourtant, l’étendard du Dragon flottait toujours sur son toit. Des milliers d’Aiels devaient donc s’y tapir encore, veillant sur le seigneur Dragon.
En manches de chemise, Rand chevauchait en toute décontraction, certain qu’aucun de ces curieux ne pouvait le prendre pour ce qu’il était. Un étranger assez riche pour monter un splendide étalon tacheté – la fine fleur des pur-sang de Tear – et voyager en une très bizarre compagnie, mais un homme comme les autres, à ces détails près. Et sûrement pas le chef de la colonne, même s’il ouvrait la marche. Ce titre était sûrement attribué à Lan ou à Moiraine, qui chevauchaient un peu derrière lui, certes, mais très légèrement devant les Aiels.
Si des murmures couraient sur le passage du jeune homme, c’était à cause des guerriers qui le suivaient, pas de sa modeste personne. Parmi les curieux, beaucoup devaient même le prendre pour un garçon d’écurie qui montait le cheval de son maître. Non, peut-être pas, tout de même, parce qu’il n’aurait pas été en tête de la colonne, dans ce cas…
Quoi qu’il en soit, Rand trouvait la journée magnifique. Pas étouffante, pour une fois, mais agréablement tiède. Alors que nul n’exigeait de lui qu’il rende la justice ou dirige une nation, il pouvait apprécier les joies d’une simple chevauchée et se laisser griser par les caresses de la brise. Pour une fois, il parvenait même à oublier les hérons imprimés dans ses mains refermées sur les rênes.
Pendant un court moment, en tout cas… Oui, un très court moment.
— Rand, dit Egwene, qui chevauchait à côté de lui, tu crois qu’il était judicieux de laisser les Aiels prendre tant de choses ?
Le jeune homme tourna la tête vers sa compagne fièrement perchée sur Brume, sa fidèle jument grise. Vêtue d’une jupe d’équitation verte qu’elle avait dénichée elle seule savait où, la jeune femme portait autour du cou un foulard également vert qui retenait sa chevelure.
Moiraine et Lan suivaient à une dizaine de pas de distance. Montée sur sa jument blanche, l’Aes Sedai portait une robe de soie bleue rayée de vert et un filet doré retenait ses cheveux. Chevauchant son étalon noir, le Champion était drapé dans sa cape aux couleurs fluctuantes – un accessoire de caméléon – qui lui attirait presque autant de cris étonnés et d’exclamations que la tenue exotique des Aiels. À certains moments, quand le vent ne l’agitait pas, le vêtement semblait se fondre avec ce qui l’entourait, Lan devenant en partie invisible, comme si on pouvait voir à travers certaines zones de son corps.
Un spectacle des plus perturbants, il fallait en convenir.
Mat était également du voyage. Avachi sur sa selle, l’air résigné, il tentait de demeurer à bonne distance de l’Aes Sedai et de son Champion. Montant un hongre marron qu’il avait baptisé Pépin, il se réjouissait de l’aspect plus que quelconque de l’animal. En réalité, pour un œil expérimenté, le poitrail puissant et le garrot musclé de l’équidé laissaient augurer des qualités d’endurance et de vitesse au moins égales à celles des montures de Rand ou de Lan.
En décidant de venir, Mat avait surpris tout son monde, et Rand le beau premier. Avait-il répondu à l’appel de l’amitié ? C’était possible, mais pas certain. En matière de motivations, Mat restait un mystère, même pour ses plus proches connaissances.
— Ton amie Aviendha ne t’a donc pas expliqué ce qu’est le « cinquième », pour les Aiels ? demanda Rand à Egwene.
— Elle a mentionné quelque chose, mais… Rand, tu penses qu’elle s’est également servie ?
Derrière Moiraine et Lan – puis Mat, un peu détaché – les Aiels, guidés par Rhuarc, marchaient en deux longues files de chaque côté d’une colonne de mules de bât qui avançaient en rangs par quatre. Lorsque les guerriers voilés s’emparaient de la forteresse d’un ennemi, dans leur désert, une coutume ou une loi, Rand n’avait pas très bien compris si c’était l’une ou l’autre, les autorisait à emporter un cinquième de tout ce qu’elle contenait, à la seule exception, notable toutefois, de la nourriture. Après avoir conquis la Pierre, pourquoi auraient-ils renoncé à leurs prérogatives ?
Cela dit, les mules transportaient infiniment moins que le cinquième des trésors de la Pierre. Comme l’avait souligné Rhuarc, la cupidité, au fil de l’histoire, avait tué plus d’hommes que l’acier. Lestés sur le dessus par des tentures ou des tapis enroulés, les paniers d’osier des mules n’étaient pas lourdement chargés. Une sage précaution quand on prévoyait de traverser la Colonne Vertébrale du Monde puis de voyager dans un désert aride et hostile.
Quand vais-je leur dire ? se demanda Rand. Très bientôt, je ne peux pas faire autrement…
Moiraine estimerait sûrement que c’était audacieux – un coup de flambeur. Qui sait ? elle approuverait peut-être… Elle pensait connaître tout son plan, pour l’heure, et ne semblait pas vouloir s’y opposer. Sans nul doute, elle avait hâte que tout soit terminé. Mais les Aiels…
Que faire s’ils refusent ? Eh bien, ils auront refusé, mais ça ne changera rien…
C’était comme l’histoire du « cinquième ». Même s’il en avait eu l’intention, Rand n’aurait pas pu empêcher ses alliés de prélever leur butin. Considérant qu’ils l’avaient mérité, Rand ne s’était pas cru obligé d’aider les seigneurs de Tear à conserver ce qu’ils volaient au peuple depuis des générations.
— J’ai vu Aviendha montrer une coupe d’argent à Rhuarc, dit Rand. À la façon dont son sac cliquetait quand elle a remis la coupe dedans, il devait contenir d’autres objets en métal précieux. Tu désapprouves ?
— Non, répondit Egwene avec une légère hésitation qui ne dura pas. Mais je n’aurais pas cru ça d’elle… Cela dit, les Teariens ne se seraient pas limités au cinquième, si les positions avaient été inversées. Ils auraient emporté tout ce qui n’était pas en pierre et volé tous les chariots disponibles. Ce n’est pas parce que les coutumes des gens sont différentes des nôtres qu’il faut les condamner, Rand. Tu devrais savoir ça.
Rand eut un petit rire. On se serait cru au bon vieux temps. Comme d’habitude, alors qu’il allait lui expliquer pourquoi elle avait tort, Egwene lui jetait à la face les mots qu’il n’avait pas encore prononcés.
Sentant son maître de bonne humeur, l’étalon trotta allégrement. Toujours ravi de cette journée, Rand lui flatta l’encolure.
— Un beau cheval, dit Egwene. Comment l’as-tu baptisé ?
— Jeade’en, répondit Rand, se rembrunissant soudain.
Il avait un peu honte de ce nom et des raisons qui l’avaient poussé à le choisir. Les Voyages de Jain l’Explorateur étaient depuis toujours un de ses livres préférés, et le grand aventurier avait nommé son étalon Jeade’en – Celui Qui Trouve, en ancienne langue – parce qu’il retrouvait à tout coup le chemin de son foyer. En secret, Rand se réjouissait à l’idée que Jeade’en le ramènerait un jour chez lui. Conscient que ça n’arriverait probablement jamais, il préférait que personne ne soupçonne la raison de son choix. Désormais, les fantaisies de l’adolescence n’avaient plus de place dans sa vie. À dire vrai, on n’y trouvait plus de place pour grand-chose, à part le devoir.
— Un joli nom…, fit distraitement Egwene.
Ayant elle aussi lu le livre, elle aurait pu reconnaître la référence, mais elle semblait préoccupée par tout autre chose.
Rand fut plutôt satisfait que la jeune femme ne soit pas d’humeur bavarde. Alors que la colonne, laissant derrière elle la ville, passait devant quelques fermes délabrées, il songea qu’à Deux-Rivières, même un Congar ou un Coplin – des paresseux notoires, entre autres tares congénitales – n’auraient pas laissé se détériorer ainsi un bâtiment. Les murs des habitations penchant comme s’ils allaient s’écrouler sur les malheureuses volailles qui picoraient dans la cour, les étables adossées à des broussailles menaçant elles aussi de s’écrouler… Bien entendu, tous les toits de tuile devaient fuir comme des passoires. Dans des enclos qui paraissaient avoir été bâtis à la hâte le matin même, des chèvres bêlaient de désespoir. Au milieu des champs dépourvus de clôture, des hommes et des femmes pieds nus, le dos voûté par l’accablement, retournaient la terre sans relever les yeux sur le passage de la colonne.
Dans les arbustes ratatinés, les trilles des merles et des grives ne parvenaient pas à égayer l’atmosphère.
Il faut que je fasse quelque chose à ce sujet… Non, pas maintenant… Procédons par ordre ! Ces dernières semaines, j’ai agi autant que ça m’était possible. Pour l’instant, je ne peux rien de plus.
Rand essaya de ne pas trop regarder les fermes délabrées. Les oliveraies, dans le Sud, étaient-elles dans un si piteux état ? Les gens qui exploitaient ces fermes ne possédaient même pas la terre, qui appartenait aux Hauts Seigneurs…
Non ! Pense à la caresse de la brise… Délicieusement rafraîchissante, pas vrai ? Allons, profite encore un peu de cette quiétude. Très bientôt, tu vas devoir leur dire…
— Rand, dit soudain Egwene, il faut que nous parlions.
Et pas de futilités, estima Rand en voyant l’expression sévère de son amie. Quand elle le regardait ainsi, elle avait un petit quelque chose de Nynaeve – sur le point de faire un sermon, bien sûr.
— D’Elayne, précisa la jeune femme.
— Pourquoi ça ? demanda Rand, méfiant.
Il tapota sa bourse où deux lettres pliées voisinaient avec un petit objet dur. N’était l’écriture élégante si reconnaissable, il n’aurait jamais cru que les deux missives venaient de la même personne. Surtout après tant d’échanges de baisers et de tendres étreintes. Décidément, les Hauts Seigneurs étaient bien plus faciles à comprendre que les femmes.
— Pourquoi l’as-tu laissée partir ainsi, Rand ?
Le jeune homme ne cacha pas sa surprise.
— Elle voulait s’en aller. Pour l’en empêcher, j’aurais dû la ligoter. De toute façon, elle sera plus en sécurité à Tanchico qu’auprès de moi – ou de Mat, si nous sommes condamnés à attirer des « miasmes maléfiques », comme l’affirme Moiraine. D’ailleurs, ça vaut aussi pour toi.
— Tu ne comprends rien, on dirait ! Bien sûr qu’elle voulait partir, et tu n’avais aucun droit de l’en empêcher. Mais pourquoi ne l’as-tu pas implorée de rester ?
— Parce qu’elle voulait partir, répéta Rand.
Sa confusion ne s’arrangea pas quand Egwene le foudroya du regard comme s’il lui servait du charabia. S’il n’avait aucun droit de retenir Elayne, laquelle avait envie de partir, à quoi aurait-il servi qu’il l’implore de rester ? D’autant plus quand on considérait que ce départ était plutôt bon pour sa sécurité.
La voix de Moiraine retentit dans le dos du jeune homme.
— Alors, es-tu prêt à me dire ton grand secret ? J’ai compris depuis le début que tu ne m’avais pas tout révélé. Et je devrais au moins pouvoir t’avertir si tu nous conduis tout droit vers un abîme…
Rand soupira d’agacement. Il n’avait pas entendu approcher l’Aes Sedai et son Champion. Sans parler de Mat, même s’il restait toujours prudemment derrière le redoutable duo. En particulier quand il regardait Moiraine – toujours du coin de l’œil, comme à la dérobée – Mat était la vivante incarnation du doute, de l’hésitation et d’une bien sombre détermination.
— Tu es sûr de vouloir venir, Mat ? demanda Rand à son ami.
Le jeune homme haussa les épaules et réussit à produire un sourire qui manquait cruellement d’assurance.
— Qui peut rater une fichue occasion de voir Rhuidean ? (Egwene fronça les sourcils.) Désolé pour mon langage un peu vert, Aes Sedai. Mais je t’ai entendue proférer de pires choses que ça, et avec de moins bonnes raisons.
Egwene foudroya l’impertinent du regard, mais à la façon dont elle rosit, Mat devina qu’il avait fait mouche.
— Réjouis-toi que Mat soit là, dit Moiraine à Rand d’un ton glacial qui trahissait son déplaisir. Tu as commis une grave erreur en laissant filer Perrin sans me prévenir. L’avenir du monde pèse sur tes épaules, c’est vrai, mais sans l’aide de tes amis, tu ne supporteras pas la charge, et le monde s’écroulera avec toi.
Mat tressaillit. Le connaissant bien, Rand devina qu’il était à un souffle de faire tourner bride à son hongre et de planter là l’expédition.
— Je connais mon devoir…
Et mon destin…
Rand garda cette remarque pour lui, car il n’avait aucune intention de quémander de la sympathie.
— L’un de nous devait rentrer au pays, Moiraine, et Perrin y tenait plus que nous. Pour sauver le monde, vous êtes prête à sacrifier tout le reste. Moi… eh bien, je fais ce que j’ai à faire.
Lan acquiesça mais ne fit pas de commentaires. En public, il ne claironnait jamais ses désaccords avec Moiraine.
— Et ton secret ? insista l’Aes Sedai.
Elle ne lâcherait pas avant d’avoir eu ce qu’elle voulait, comprit Rand. N’ayant plus aucune raison de garder le silence – même s’il n’entendait pas tout dire non plus –, il lâcha du lest :
— Des Pierres-Portails, dit-il simplement, si nous avons de la chance.
— Par la Lumière ! s’écria Mat. Par la fichue et maudite Lumière ! Egwene, inutile de me faire la grimace comme ça ! De la chance, Rand ? Une fois ne te suffit pas ? Tu as failli nous tuer tous, au cas où tu aurais oublié. Non, rectification : ç’aurait été pire que de mourir ! Je préfère encore galoper jusqu’à une de ces fermes et demander à nourrir les cochons jusqu’à la fin de mes jours.
— Mat, tu peux aller où tu veux, dit Rand.
Sous un calme de surface, Moiraine bouillait de rage. Rand ignora pourtant le regard assassin qui tentait de lui imposer le silence. Cette fois, Lan semblait être d’accord avec son Aes Sedai. Son expression n’en changea pas pour autant, mais tout le monde savait qu’il plaçait le devoir au-dessus de tout.
Rand accomplirait le sien, c’était acquis. Mais ses amis… Détestant forcer les gens à faire quelque chose, il n’allait pas changer de politique avec ses amis. Certaines choses lui seraient quand même épargnées, dans cette triste affaire…
— Tu n’as aucune raison de venir dans le désert des Aiels, Mat !
— Au contraire ! Au moins je… Que la Lumière me brûle ! au fond, je n’ai qu’une vie à sacrifier, non ? Alors, pourquoi pas de cette façon ? (Il eut un rire nerveux… et un rien dément.) Fichues Pierres-Portails ! Lumière, brûle-moi !
Rand en resta décontenancé. De l’avis général, c’était lui qui finirait fou. Mais pour l’instant, Mat semblait bien parti pour lui brûler la politesse.
Egwene eut un regard inquiet pour Mat, mais elle se tourna vers Rand :
— Verin Sedai m’a un peu parlé des Pierres-Portails… Elle m’a raconté au sujet du… voyage que tu as fait. Tu veux vraiment recommencer ?
— Je n’ai pas le choix, Egwene…
Rand devait se déplacer vite, et il n’existait rien de plus rapide que les Pierres-Portails. Vestiges d’un Âge antérieur à celui des Légendes, ces artefacts dépassaient jusqu’à la compréhension des Aes Sedai de cette époque fabuleuse. Mais une chose était sûre : il n’y avait aucun moyen de voyager plus vite. Si tout se passait comme l’espérait Rand, en tout cas…
Moiraine avait écouté la conversation avec une patience étonnante, surtout quand on songeait à ce qu’avait dit Mat. Pourquoi tant de tolérance ? Rand aurait été bien en peine de le dire.
— Rand, intervint enfin l’Aes Sedai, Verin m’a également parlé de ton voyage via les Pierres-Portails. Vous étiez un petit nombre de cavaliers et de montures. Là, nous sommes des centaines, à pied et à cheval. Tu n’as pas vraiment failli tuer tout le monde, malgré ce que dit Mat, mais c’est quand même une expérience qu’aucun être sensé ne voudrait répéter. Rappelle-toi que les événements t’ont franchement dépassé. De plus, selon Verin, tu as dû utiliser une énorme quantité de Pouvoir – suffisante pour te tuer, en tout cas. Même si tu laisses derrière toi la majorité des Aiels, es-tu prêt à courir un tel risque ?
— Il le faut, dit simplement Rand.
Il tapota sa bourse, à la recherche du petit objet glissé derrière les lettres. Comme si elle n’avait pas entendu sa dernière phrase, Moiraine enchaîna :
— Es-tu certain qu’il y a une Pierre-Portail dans le désert des Aiels ? Verin en sait plus long que moi sur ce sujet, certes, mais je n’ai quand même jamais entendu dire qu’il y en ait une là-bas. Et si je me trompe, en sortirons-nous plus près de Rhuidean que nous en sommes actuellement ?
— Il y a quelque chose comme six cents ans, répondit Rand, un colporteur a tenté d’aller voir Rhuidean…
À une autre occasion, Rand aurait été ravi de pouvoir accabler Moiraine d’un sermon, histoire de changer un peu. Mais ce n’était pas le moment, car il ignorait encore trop de choses.
— Ce type semble n’avoir rien vu de bien précis. Il a cependant affirmé avoir aperçu une cité dorée qui flottait au milieu des nuages, dérivant au-dessus des montagnes.
— Il n’y a pas de villes dans le désert des Aiels, dit Lan, pas plus dans les nuages que sur le sol. J’ai combattu les Aiels. Croyez-moi, ils n’ont pas de villes.
— C’est exact, renchérit Egwene. Aviendha m’a dit qu’elle n’avait jamais vu une cité avant de quitter le désert.
— C’est possible, concéda Rand. Mais ce colporteur a aussi vu quelque chose qui saillait du flanc d’une montagne. Une Pierre-Portail… Sa description est très précise. Rien ne ressemble à une Pierre-Portail, de toute façon. Quand j’en ai décrit une au conservateur de la bibliothèque de la Pierre… (sans dire quelle idée j’avais derrière la tête)… il l’a reconnue, même s’il ne savait pas exactement de quoi il s’agissait, et il m’en a montré quatre sur une vieille carte de Tear.
— Quatre ? s’étonna Moiraine. Et toutes en Tear ? Les Pierres-Portails ne sont pas si « communes » que ça.
— Quatre, oui, persista et signa Rand.
Le vieux conservateur décharné avait été catégorique. Comme preuve, il avait exhumé un rouleau de parchemin jauni qui racontait les efforts infructueux fournis pour « déplacer dans le Grand Trésor les artefacts mystérieux datant d’un Âge Antérieur ». À force d’échouer, les Teariens avaient fini par se lasser. Une confirmation pour Rand, car les Pierres-Portails étaient effectivement impossibles à déplacer.
— Il y en a une à une heure de cheval d’ici, reprit-il. Les Aiels permirent au colporteur de s’en aller, parce qu’il était un colporteur, justement. Ils lui laissèrent une de ses mules et toute l’eau qu’il pouvait transporter sur son dos. Par miracle, il réussit à atteindre un Sanctuaire, dans la Colonne Vertébrale du Monde, où il rencontra un homme appelé Soran Milo qui écrivait un livre intitulé Les Tueurs au Voile Noir. Quand j’ai demandé à me documenter sur les Aiels, le conservateur m’a fourni un exemplaire très usé de cet ouvrage.
» Milo a tiré toutes ses informations des Aiels qui venaient commercer au Sanctuaire, semble-t-il. Selon Rhuarc, c’est pour ça qu’il s’est trompé sur toute la ligne. Mais il est impossible de faire erreur au sujet d’une Pierre-Portail.
Rand avait étudié des dizaines d’autres cartes et manuscrits, officiellement pour en apprendre plus sur Tear et son histoire. Avant qu’il ne dise la vérité, quelques minutes plus tôt, personne n’aurait pu se douter de ce qu’il préparait.
La jument blanche de Moiraine, Aldieb, capta la nervosité de sa maîtresse et piaffa comme pour lui manifester sa solidarité.
— Une histoire peut-être racontée par un colporteur peut-être imaginaire qui prétendait avoir vu une cité dorée flotter dans les nuages ? Rand ? Rhuarc a-t-il vu cette Pierre-Portail ? Lui, il est allé pour de bon à Rhuidean. Ton colporteur a peut-être vraiment voyagé dans le désert des Aiels, et je veux bien qu’il y ait vu une Pierre-Portail. Mais elle peut se trouver n’importe où. Dans un récit, on tente en général d’embellir la réalité. Une cité qui flottait dans les nuages, vraiment ?
— Comment pouvez-vous savoir si c’est faux ? lança Rand.
Rhuarc s’était moqué d’abondance des âneries que Milo avait écrites sur les Aiels. Au sujet de Rhuidean, il ne s’était pas montré très explicite. Pas explicite du tout, même, allant jusqu’à refuser de commenter les passages du livre qui se référaient à Rhuidean.
Rhuidean, un lieu situé sur les terres des Aiels Jenn, la tribu qui n’existe pas – voilà tout ce que Rhuarc avait daigné dire. À l’évidence, ce n’était pas un endroit dont il convenait de parler.
L’Aes Sedai ne parut pas apprécier beaucoup la réplique de Rand, mais il ne s’en formalisa pas. Combien de secrets avait-elle gardés, le contraignant à se fier aveuglément à elle ? Eh bien, à son tour, maintenant ! Elle apprendrait qu’il n’était pas une marionnette.
Je tiendrai compte de son avis lorsque j’estimerai que ça s’impose, mais je ne serai plus le pantin de Tar Valon !
Egwene approcha de Rand, leurs montures chevauchant flanc contre flanc.
— Rand, tu veux vraiment risquer nos vies sur un coup de dés ? Rhuarc ne t’a rien dit de précis, pas vrai ? Quand j’ai interrogé Aviendha sur Rhuidean, elle s’est fermée comme une huître.
Du coin de l’œil, Rand vit que Mat était verdâtre. Soudain honteux, il parvint cependant à rester impassible. Jamais il n’avait voulu effrayer ses amis…
— Il y a une Pierre-Portail près de Rhuidean, insista-t-il.
Il tapota de nouveau le petit objet, dans sa bourse. Il fallait que ça fonctionne !
Les cartes du conservateur étaient anciennes, mais en un sens, c’était un avantage. La plaine que traversait la colonne était une forêt à l’époque où on avait dessiné ces cartes. À présent, il restait quelques bosquets isolés de chênes blancs, de pins et de ginkgos et de grands arbres solitaires au tronc tordu et noueux se dressaient de-ci de-là – une variété qu’il ne connaissait pas.
Les collines n’étant presque plus boisées, repérer la configuration des lieux se révélait plus facile. Sur les antiques cartes, deux hautes crêtes en forme de flèches, l’une se dressant derrière l’autre, étaient pointées sur la série de collines rondes où se trouvait la Pierre-Portail. Bien sûr, il fallait postuler que les cartes étaient bien faites, que le conservateur avait bien reconnu sa description et que le repère en forme de diamant vert signalait vraiment d’antiques ruines, comme l’érudit l’avait affirmé.
Pourquoi aurait-il menti ? Je deviens trop soupçonneux… Non, il faut que je le sois ! Aussi méfiant qu’une vipère et plus froid encore.
Cela dit, il n’était pas obligé d’aimer ça.
Au nord, Rand distinguait seulement des collines tout à fait chauves sur lesquelles se déplaçaient des silhouettes qui devaient être des chevaux. Les équidés sauvages des Hauts Seigneurs en pâturage sur le site de l’ancien bosquet ogier.
Par association d’idées, Rand pensa à Loial (et donc à Perrin), et espéra que tout allait bien pour eux.
Aide les nôtres, Perrin ! Occupe-toi d’eux, puisque je ne peux pas le faire !
Le bosquet ogier signifiait que les crêtes ne devaient plus être très loin. Bientôt, Rand les repéra. On eût vraiment dit deux flèches placées l’une derrière l’autre, quelques arbres, sur l’arête, composant une fine ligne sur le fond bleu du ciel. Au-delà, des collines basses moutonnaient à perte de vue, telles des bulles végétales qui auraient pétillé dans une coupe géante. Trop de bulles, à vrai dire. En tout cas, bien plus que sur la carte pour une zone qui devait s’étendre environ sur une lieue carrée. Si la réalité ne correspondait pas à sa représentation, sur quelle colline se dressait donc la Pierre-Portail ?
— Les Aiels ont des yeux perçants, souffla Lan. Et ils sont très nombreux.
Après avoir remercié le Champion d’un signe de tête, Rand revint sur ses pas pour aller exposer le problème à Rhuarc. Il décrivit la Pierre-Portail sans préciser de quoi il s’agissait. Les explications viendraient plus tard, une fois l’artefact découvert. En mûrissant, Rand était devenu un expert en matière de dissimulation. De toute façon, Rhuarc ignorait probablement ce qu’était une Pierre-Portail. À part les Aes Sedai, presque personne ne le savait. Rand lui-même avait dû attendre que quelqu’un lui en parle.
Marchant à côté de l’étalon tacheté, Rhuarc fronça les sourcils – l’équivalent d’une grimace inquiète chez quelqu’un d’autre – puis il hocha la tête.
— Nous trouverons cette pierre ! (Il haussa le ton.) Aethan Dor ! Far Aldazar Din ! Duadhe Mahdi’in ! Far Dareis Mai ! Seia Doon ! Sha’mad Conde !
Répondant au nom de leur ordre guerrier, des Aiels sortirent des rangs jusqu’à ce qu’un bon quart du contingent entoure Rand et Rhuarc.
Des Boucliers Rouges… Des Frères de l’Aigle. Des Chercheurs d’Eau. Des Promises de la Lance. Des Yeux Noirs. Des Marche-Tonnerre…
Rand identifia dans le lot Aviendha, l’amie d’Egwene. Une grande et jolie femme au regard grave. Des Promises de la Lance avaient gardé sa porte, mais il ne pensait pas avoir vu la jeune femme avant que les Aiels se soient rassemblés pour quitter la Pierre. Fière comme un faucon aux yeux verts, elle soutint le regard du jeune homme, puis détourna la tête et se concentra sur le chef des Taardad.
Eh bien, je voulais qu’on me traite de nouveau comme un type ordinaire, non ?
Avec les Aiels, il était comblé. Même face à un chef de tribu, ils affichaient un respect de bon aloi, mais sans les manifestations appuyées de référence qu’un seigneur aurait exigées. Quant à l’obéissance, elle semblait une marque d’estime consentie entre égaux. Exactement ce qu’il aurait aimé pour lui-même.
Rhuarc donna ses ordres avec sa concision coutumière, et les Aiels se déployèrent dans les collines, certains se voilant à tout hasard. Les autres attendirent près des mules, certains s’accroupissant pour se détendre un peu.
Ces Aiels représentaient à peu près toutes les tribus – à l’exception des Jenn, bien entendu, qui n’existaient peut-être pas (ou plus ?) – y compris des groupes qui avaient une querelle de sang ou qui passaient une bonne partie de leur temps à se faire la guerre. Depuis qu’il connaissait plus de détails sur les guerriers du désert, Rand se demandait souvent pourquoi ils avaient jeté aux orties leurs anciennes inimitiés. Était-ce simplement à cause des prophéties qui avaient annoncé la chute de la Pierre et l’avènement de Celui qui Vient avec l’Aube ?
— Il y a plus que cela, dit Rhuarc.
Confus, Rand s’avisa qu’il avait pensé tout haut.
— Les prophéties nous ont poussés à traverser le Mur du Dragon, continua l’Aiel, et le nom qui n’est pas dit nous a attirés vers la Pierre de Tear.
Le nom en question était « Peuple du Dragon », une manière secrète d’appeler les Aiels. Seuls les chefs de tribu et les Matriarches le connaissaient et l’utilisaient – rarement, et exclusivement entre eux.
— Pour le reste, tu veux savoir ? Nul ne peut verser le sang d’un membre d’un même ordre guerrier, bien sûr, mais mélanger des Shaarad, des Goshien, des Taardad, des Nakai et des Shaido… Moi-même, j’aurais dansé avec les lances contre les Shaido si les Matriarches ne nous avaient pas fait jurer de traiter tous les Aiels comme s’ils appartenaient au même ordre guerrier, une fois que nous serions de ce côté des montagnes. Même ces fourbes de Shaido. Tu vois, ça n’a rien de facile, y compris pour moi.
— Les Shaido sont tes ennemis ?
Rand s’emmêlaient un peu avec les noms. Dans la Pierre, les Aiels s’étaient regroupés par ordre guerrier et non par clan ou tribu.
— Nous n’avons pas de querelle de sang, répondit Rhuarc, mais les Taardad et les Shaido n’ont jamais été amis. Les Aiels s’affrontent assez souvent, se volant des troupeaux les uns aux autres. Mais le serment que nous ont fait prêter les Matriarches a tenu malgré les trois querelles de sang et la bonne dizaine d’anciennes détestations qui opposent les tribus et les clans réunis ici. Voyager en direction de Rhuidean nous facilitera encore les choses, même si certains de nos compagnons nous quitteront avant d’y arriver. Car nul ne doit verser le sang de quelqu’un qui se dirige vers Rhuidean.
Parfaitement impassible, l’Aiel dévisagea Rand.
— Bientôt, qui sait ? aucun d’entre nous ne versera plus le sang d’un autre.
Une perspective que Rhuarc trouvait plaisante ? Bien malin qui aurait pu le dire…
Un cri perçant attira l’attention de Rand. Perchée au sommet d’une colline, une des Promises agitait les bras pour signaler qu’elle avait trouvé quelque chose.
— On dirait qu’on a trouvé ta colonne de pierre, constata Rhuarc.
Alors qu’elle tirait sur ses rênes, Moiraine jeta un regard glacial à Rand, qui passa en trombe devant elle, Jeade’en lancé au galop.
Egwene vint placer sa monture à côté de celle de Mat. Se penchant sur sa selle, une main accrochée au pommeau, elle engagea une sorte de messe basse avec le jeune homme. Elle semblait vouloir le convaincre de lui confier ou de lui avouer quelque chose. À voir la véhémence de sa réaction – de grands gestes qui brassaient l’air – le jeune homme devait être innocent comme un agneau – à moins qu’il mente comme un arracheur de dents.
Sautant à terre au pied de la colline, Rand gravit au pas de course la pente pas trop raide afin d’examiner ce que la Promise – Aviendha, constata-t-il – venait de découvrir à demi enfoui sous la terre et caché derrière un rideau de hautes herbes.
Une antique colonne de pierre de neuf bons pieds de haut et de trois pieds de diamètre. Chaque pouce carré de pierre visible était couvert d’étranges symboles entourés individuellement de ce qui semblait être une inscription. Même si Rand avait su déchiffrer ce langage – en supposant que c’en soit un – les caractères avaient trop souffert du passage du temps et des intempéries pour être encore identifiables. En revanche, les symboles avaient mieux résisté. Certains d’entre eux, du moins, car beaucoup auraient pu tout aussi bien être des stigmates de la pluie et du vent.
Arrachant des touffes d’herbe afin de mieux voir, Rand jeta un coup d’œil en coin à Aviendha. Son shoufa reposant sur ses épaules, ses courts cheveux roux frémissant sous la caresse de la brise, elle braqua sur le jeune homme un regard dur comme l’acier.
— Tu ne m’aimes pas, dit simplement Rand. Pourquoi ?
Il cherchait désespérément un symbole – le seul qu’il connaissait.
— T’aimer ? répéta l’Aielle. Tu es peut-être Celui qui Vient avec l’Aube, l’homme du destin… Qui peut t’aimer ou ne pas t’aimer ? En outre, tu es un homme libre – originaire des terres mouillées, malgré ton visage – qui se rend à Rhuidean pour l’honneur, alors que je…
— Alors que tu quoi… ? demanda Rand, incitant la guerrière à continuer.
Il remonta la pente, cherchant toujours. Où était ce symbole ? Deux lignes parallèles ondulées coupées par un étrange gribouillis.
Si c’est sur la partie enterrée de la colonne, il va falloir des heures pour la dégager.
Rand éclata soudain de rire. Mais non, pas des heures ! En canalisant le Pouvoir, Moiraine, Egwene ou lui en auraient pour quelques instants. Les Pierres-Portails résistaient quand on tentait de les déplacer, mais les faire bouger très légèrement ne devait pas être impossible. Cela dit, le Pouvoir ne l’aiderait pas à trouver les lignes ondulées. Pour ça, il devrait se fier à son instinct tandis qu’il étudierait la colonne.
Sans daigner répondre à la question de Rand, l’Aielle s’agenouilla, son faisceau de courtes lances reposant sur ses genoux.
— Tu as maltraité Elayne. Moi, ça ne me touche pas, mais Elayne est presque la sœur d’Egwene, qui est mon amie. Malgré ce que tu as fait, Egwene ne te déteste pas. Pour elle, j’essaierai de t’apprécier un peu…
Alors qu’il inspectait toujours la grande colonne, Rand secoua la tête, accablé. Encore Elayne ! Parfois, c’était à se demander si les femmes n’appartenaient pas à une guilde, comme les artisans des villes. Un faux pas avec l’une d’elles, et les dix suivantes qu’on rencontrait étaient au courant et ne cachaient pas leur désapprobation.
La main de Rand s’immobilisa sur la pierre puis revint en arrière. Le motif était presque effacé, pourtant, il n’eut aucun doute. C’étaient bien les lignes ondulées. Elles représentaient une Pierre-Portail de la pointe de Toman, pas du désert des Aiels, mais elles indiquaient où était le bas de la colonne avant qu’elle s’écroule puis soit à moitié ensevelie. Les symboles présents en haut de l’artefact représentaient des mondes. Et ceux du bas des Pierres-Portails. Avec un symbole du haut et un du bas bien définis, on pouvait en principe atteindre une Pierre-Portail particulière dans un monde donné. Avec un seul symbole du bas, on avait également accès à une Pierre-Portail, mais dans ce monde-ci. Par exemple, celle qui se trouvait près de Rhuidean… À condition, bien entendu, de connaître le symbole correspondant. En d’autres termes, Rand allait avoir besoin de chance. La bonne fortune qui semblait favoriser les ta’veren allait devoir lui sourire.
Une main se tendit par-dessus son épaule, et il entendit Rhuarc souffler à contrecœur :
— Dans les anciennes écritures, ces deux symboles désignaient Rhuidean. Jadis, le nom n’était pas plus écrit que prononcé…
Du bout d’un index, Rhuarc désigna deux triangles où s’enchâssait ce qui semblait être deux éclairs fourchus, l’un orienté vers la gauche et l’autre vers la droite.
— Tu sais ce que c’est ? demanda Rand. (L’Aiel détourna la tête.) Rhuarc, je dois savoir ! Tu ne veux pas en parler, j’ai bien compris, mais avec moi, tu dois t’y forcer. As-tu déjà vu ces symboles ?
L’Aiel prit une profonde inspiration.
— J’en ai vu de semblables…, admit-il, parlant comme si chaque mot lui arrachait la gorge. Lorsqu’un homme se rend à Rhuidean, les Matriarches et les guerriers l’attendent sur les pentes du mont Chaendaer à côté d’une colonne de pierre comme celle-ci.
Aviendha se releva et s’éloigna d’un pas raide. Rhuarc la suivit du regard, le front plissé.
— Je ne sais rien de plus, Rand al’Thor… Puissé-je ne plus jamais connaître l’ombre si je mens.
Rand suivit du bout d’un doigt l’inscription illisible qui entourait chaque triangle. Comment choisir ? Un seul de ces symboles le conduirait là où il désirait aller. L’autre risquait de le propulser à l’extrémité opposée du monde… ou au fond de l’océan.
Les Aiels qui ne participaient pas aux recherches attendaient maintenant au pied de la colline avec les mules. Moiraine et les autres cavaliers mirent pied à terre et s’engagèrent sur la pente, leur monture tenue par la bride. Se chargeant de Jeade’en en même temps que de son hongre, Mat prenait soin de tenir l’étalon de Rand loin de Mandarb, celui de Lan. Dès qu’ils s’étaient retrouvés sans cavalier, les deux fiers destriers avaient commencé à se regarder de travers.
— Tu n’as aucune idée de ce que tu fais, pas vrai ? lança Egwene à Rand. Moiraine, empêchez-le de continuer. Nous pouvons très bien chevaucher jusqu’à Rhuidean. Pourquoi n’intervenez-vous pas ? Je ne comprends pas ce silence.
— Et que devrais-je faire, selon toi ? Le tirer par l’oreille ? Nous allons peut-être découvrir à quel point être une Rêveuse est utile.
— Quel rapport avec notre situation ? demanda Egwene.
— Vous pourriez vous taire ? fit Rand avec une courtoisie forcée. J’essaie de prendre une décision.
Egwene foudroya le jeune impudent du regard. Sans trahir d’émotions, Moiraine ouvrit grands les yeux pour ne rien perdre de ce qui arrivait.
— On est obligés d’en passer par là ? maugréa Mat. Qu’est-ce que tu as contre les chevaux ? (Rand le regarda, tout simplement, le mettant fort mal à l’aise.) Que la Lumière me brûle ! si tu essaies de prendre une décision…
Prenant les deux brides dans sa main gauche, Mat fouilla dans sa bourse de la droite et en sortit une couronne d’or de Tar Valon.
— Bien entendu, marmonna-t-il, ça ne pouvait pas être une autre pièce… (Il fit rouler la couronne sur le dos de ses doigts.) Rand, j’ai souvent de la chance. Si on se fiait à ma bonne fortune ? Côté face, on prend le triangle qui pointe ta droite. Côté flamme, on choisit l’autre. Qu’en dis-tu ?
— C’est la proposition la plus ridicule…, commença Egwene.
Mais Moiraine lui tapota le bras pour la faire taire.
— Pourquoi pas ? répondit Rand à son ami.
Egwene grommela des imprécations dont il ne saisit que deux mots, « hommes » et « gamins », soit bien assez pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un compliment.
D’un coup de pouce, Mat envoya la pièce tourbillonner dans les airs, où elle accrocha la lumière du soleil. Quand elle s’immobilisa, à son apogée, il la rattrapa et la plaqua sur le dos de son autre main.
Sa détermination sembla soudain vaciller.
— Rand, se fier à un pile ou face n’est pas si malin que ça…
Sans regarder, Rand posa une main sur un des symboles.
— Celui-là, dit-il. Tu as choisi celui-là.
Mat baissa les yeux sur la pièce et cilla.
— C’est exact. Comment as-tu deviné ?
— Tôt ou tard, il fallait que ça fonctionne pour moi.
Rand vit qu’aucun de ses compagnons n’avait compris sa remarque, mais ça ne le dérangea pas. Écartant sa main, il regarda le triangle que Mat et lui venaient de sélectionner. La pointe était orientée vers la gauche.
Dans le ciel, le soleil avait déjà entamé sa descente vers le couchant.
Rand n’avait pas le droit à l’erreur. S’il se trompait, l’expédition risquait de perdre du temps plutôt que d’en gagner. Mais il ne pourrait rien lui arriver de pire, n’est-ce pas ? Il fallait qu’il en soit ainsi.
Rand se redressa et sortit de sa bourse l’objet caché derrière les lettres. Une petite figurine représentant un homme au visage rond et au corps replet assis en tailleur avec une épée sur les genoux. Du plat d’un pouce, il caressa le crâne chauve du personnage.
— Que tout le monde se masse autour de nous. J’ai bien dit « tout le monde ». Rhuarc, ordonne à tes Aiels d’emmener les mules. Vous devez tous être aussi près de moi que possible.
— Pourquoi ? demanda l’Aiel.
— Parce que nous partons pour Rhuidean… (Rand fit sauter la figurine dans sa paume puis se pencha pour tapoter la Pierre-Portail.) Oui, départ sur-le-champ !
Rhuarc regarda un moment Rand, puis il se releva et appela ses Aiels.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Moiraine en faisant un pas de plus vers Rand.
— Un angreal, répondit le jeune homme. Qui fonctionne pour les hommes… Je l’ai découvert dans le Grand Trésor, quand je cherchais ce fichu portique. C’est l’épée qui m’a incité à le prendre, et quand ce fut fait, j’ai compris pourquoi. Vous vous demandez comment je compte canaliser assez de Pouvoir pour nous faire voyager tous ? Eh bien, voici la réponse.
— Rand, intervint Egwene, je sais que tu penses agir au mieux, mais es-tu certain de bien faire ? As-tu la certitude que cet angreal est assez puissant ? Moi, je ne suis même pas sûre que ça en soit un. Si tu le dis, je veux bien te croire, mais les angreal sont très divers. En tout cas, ceux que les femmes peuvent utiliser. Certains sont plus puissants que d’autres, sans rapport avec leur taille ou leur forme.
— Bien entendu que je suis sûr de moi, mentit Rand.
Il n’avait eu aucune possibilité de mettre sa théorie à l’épreuve – en tout cas, pas sans faire savoir à la moitié de Tear qu’il préparait quelque chose. Mais il était prêt à parier que l’angreal conviendrait. De justesse, cela dit. Mais grâce à sa taille réduite, nul ne saurait qu’il avait disparu de la Pierre tant qu’on ne déciderait pas de dresser l’inventaire du Grand Trésor. Une éventualité peu vraisemblable…
— Tu as laissé Callandor derrière toi, souffla Moiraine, mais en emportant cet objet. On dirait que tu en sais long sur l’utilisation des Pierres-Portails. Plus long que je l’aurais cru, pour tout dire.
— Verin m’a appris bien des choses.
C’était vrai, même si son premier professeur s’appelait Lanfear. À l’époque, il la connaissait sous le nom de Selene. Mais il n’avait pas l’intention de raconter ça à Moiraine – et encore moins de mentionner devant elle l’offre d’assistance de la femme. Même pour une Aes Sedai, elle avait encaissé avec bien trop de calme les nouvelles concernant Lanfear. De plus, elle regardait Rand comme si elle l’évaluait, le pesant sur le plateau d’une balance imaginaire.
— Sois prudent, Rand al’Thor, dit-elle de sa voix musicale et pourtant glaciale. Tout ta’veren infléchit la Trame d’une façon ou d’une autre, mais un ta’veren tel que toi risque de déchirer à tout jamais le Lacis d’un Âge.
Rand aurait donné cher pour savoir ce que pensait Moiraine. Et plus cher encore pour découvrir ce qu’elle mijotait.
Gravissant la pente, les Aiels approchaient avec les mules, comme le leur avait fait ordonner Rand. Ils formèrent un cercle serré, laissant seulement une sorte de distance de sécurité entre Moiraine, Egwene et eux.
Rhuarc hocha la tête pour signifier à Rand que c’était à lui de jouer.
Soupesant le petit angreal vert, le jeune homme envisagea de dire aux Aiels d’abandonner les mules. Mais lui obéiraient-ils ? De plus, il avait l’intention d’arriver à destination avec tous les guerriers et en ayant emporté leur adhésion en se comportant bien avec eux. Dans le désert, des réserves de bonne volonté ne risquaient pas de lui faire du mal…
Imperturbables, les Aiels le regardaient. Certains étaient voilés, nota cependant Rand. Très nerveux, Mat jouait avec sa couronne de Tar Valon et Egwene, le visage brillant de sueur, semblait au moins aussi anxieuse que lui.
Attendre ne rimait plus à rien. Et Rand devait agir plus vite qu’on l’en croyait capable, s’il voulait réussir.
Se réfugiant dans le vide, il se projeta vers la Source Authentique, visant la lumière qui vacillait en permanence juste derrière son épaule. Tel le souffle de la vie, le Pouvoir l’emplit entièrement – un vent assez puissant pour déraciner des chênes, une brise d’été chargée d’un parfum floral et une bourrasque charriant la puanteur d’une décharge d’ordures. Dérivant dans le vide, Rand regarda le triangle orienté vers la gauche, puis il se servit de l’angreal pour puiser de la puissance dans un flot déchaîné de saidin.
Il devait emmener avec lui tout le monde. Il fallait que ça marche !
S’emparant du symbole, il tira à lui un torrent de Pouvoir qui menaça de le balayer comme un fétu de paille. Sentant qu’il résistait à cet assaut, il puisa encore et encore.
Autour de lui, le monde se volatilisa.