Alors que le sol s’inclinait sous ses pieds, Egwene jeta les bras autour de l’encolure de Brume. Autour d’elle, les Aiels tentaient de calmer les mules affolées qui glissaient sur le sol rocheux en pente. Une chaleur semblable à celle qui régnait dans le Monde des Rêves s’abattit sur la jeune femme. Alors que l’air ondulait devant elle, la roche parvint à lui brûler la plante des pieds à travers la semelle de ses chaussures. Sa peau picota douloureusement, puis de la sueur jaillit de chacun de ses pores. Trempant sa robe, cette transpiration semblait pourtant s’évaporer en un clin d’œil.
Même si les mules et les Aiels lui cachaient en grande partie son environnement, elle l’apercevait de temps en temps à travers des « trouées » sporadiques. À moins de trois pas d’elle, une grande colonne de pierre grise jaillissait du sol au milieu d’une telle tempête de sable qu’il était impossible de voir si cette Pierre-Portail était la sœur jumelle de celle de Tear.
Sous un ciel sans nuages, des murailles rocheuses qui paraissaient avoir été taillées par la hache d’un géant frappé de démence cuisaient sous les assauts d’un soleil embrasé. Pourtant, au centre d’une longue vallée stérile, une nappe de brouillard épais dérivait comme un amas de nuages tourbillonnants. Sous un tel soleil, cette brume aurait dû s’être dissipée depuis longtemps. Mais elle continuait à moutonner, imperturbable. Des formes architecturales en émergeaient, évoquant des sommets de tours, des minarets ou des édifices tronqués comme s’ils étaient toujours en construction.
— Ce colporteur avait raison, murmura Egwene. Une ville dans les nuages…
Accroché à la bride de son hongre, Mat semblait ne pas en croire ses yeux.
— Nous avons réussi ! s’écria-t-il. Egwene, nous y sommes arrivés, et sans le moindre… Que la Lumière me brûle ! c’est fait ! (Il délaça le col de sa chemise.) C’est brûlant ! La lumière est brûlante, je ne rêve pas !
Egwene s’aperçut soudain que Rand était à genoux. La tête baissée, il s’appuyait d’une main sur le sol pour ne pas tomber. Tirant sa jument avec elle, la jeune femme se fraya un chemin parmi les Aiels et atteignit son ami au moment où Lan l’aidait à se relever.
Moiraine regardait le jeune homme avec un calme forcé qui n’augurait rien de bon. L’esquisse d’une moue, sur ses lèvres sinon pincées, signalait qu’elle lui aurait volontiers frictionné les oreilles.
— J’ai réussi…, haleta Rand.
Sans le Champion, il n’aurait pas tenu debout. Le visage exsangue, il évoquait un vieillard sur son lit de mort.
— De justesse…, lâcha Moiraine. L’angreal n’était pas assez puissant pour cette tâche. Ne recommence jamais ! Quand tu prends des risques, ils doivent être calculés et viser un enjeu qui les justifie. Il le faut !
— Je ne prends pas de risques, Moiraine. C’est Mat le flambeur, pas moi.
Rand ouvrit la main droite. L’épée de la figurine s’était enfoncée dans sa chair, à l’endroit où un héron y était imprimé.
— Mais ce n’est peut-être pas faux… Un angreal un rien plus puissant aurait pu être préférable… Peut-être… Mais ça a marché, et c’est tout ce qui compte ! J’ai pris tout le monde de vitesse. C’est gagné !
— C’est le plus important, approuva Lan.
Egwene eut un soupir agacé. Les hommes ! L’un d’eux manquait se tuer, puis il faisait comme si c’était un jeu, et un autre venait lui dire qu’il avait eu raison de faire l’idiot. Ne grandissaient-ils donc jamais ?
— La fatigue due au Pouvoir ne ressemble à aucune autre, dit Moiraine. Je ne peux pas t’en débarrasser, après un tel effort, mais je ferai de mon mieux pour te soulager. Qui sait ? les séquelles te rappelleront peut-être de te montrer plus prudent, à l’avenir.
L’Aes Sedai était furieuse. Sinon, il n’y aurait pas eu cette sombre satisfaction dans sa voix.
L’aura du saidar l’enveloppa tandis qu’elle tendait les bras pour prendre entre ses mains la tête de Rand.
Il cria, trembla de tous ses membres puis se dégagea de l’emprise de Moiraine et de celle du Champion.
— Il faut me prévenir, Moiraine ! lâcha-t-il en rangeant l’angreal dans sa bourse. Oui, me prévenir avant d’agir ! Je ne suis pas un animal domestique dont on fait ce qu’on veut quand on veut.
Il se frotta les mains pour essuyer le filet de sang qui ruisselait dans sa paume.
Egwene eut un autre soupir agacé. Enfantin et ingrat jusqu’au bout ! Même s’il avait encore les yeux voilés, il tenait debout, grâce à Moiraine, et la petite plaie, dans sa paume, ne devait plus être qu’un souvenir. Un parangon d’ingratitude !
Bizarrement, Lan ne le rappela pas à l’ordre après qu’il eut parlé ainsi à son Aes Sedai.
Egwene s’avisa que les Aiels, après avoir calmé les mules, s’étaient plongés dans un mutisme têtu. Sondant les alentours du regard, ils ne s’intéressaient pas à la vallée ni à la ville cernée de brume, mais à deux camps qui se dressaient face à face à environ un quart de lieue de distance.
Les deux ensembles de tentes pagodes ouvertes et très basses, l’un étant deux fois plus grand que l’autre, s’accrochaient au flanc de la montagne, se fondant presque avec la roche grise. Mais dans chacun d’eux les guerriers en tenue ocre restaient très visibles. Brandissant des lances et, très souvent, un arc bandé avec une flèche encochée, ils étaient presque tous voilés ou sur le point de l’être. En équilibre sur la pointe des pieds, ils semblaient prêts à attaquer.
— La paix de Rhuidean ! lança une voix de femme, plus haut sur la pente.
Egwene sentit toute tension déserter les Aiels qui l’entouraient. Dans les deux camps, les guerriers abaissèrent leur voile, mais ils ne relâchèrent pas leur vigilance.
Il y avait un troisième camp plus haut sur le flanc de la montagne, constata Egwene. Un petit campement d’où quatre femmes s’éloignaient, se dirigeant vers la Pierre-Portail. Très calmes et très dignes dans leur ample chemisier blanc et leur large jupe sombre, un châle marron ou gris sur les épaules malgré la chaleur qui faisait tourner la tête d’Egwene, elles arboraient une impressionnante série de colliers et de bracelets d’or ou d’ivoire. Deux de ces femmes avaient les cheveux blancs, une étant blonde comme le soleil. Leur crinière cascadant jusqu’à la taille, toutes portaient autour du front un bandeau noué qui l’empêchait de leur tomber dans les yeux.
Egwene reconnut une des quatre femmes : Amys, la Matriarche qu’elle avait rencontrée dans le Monde des Rêves. Comme à cette occasion, elle fut frappée par le contraste entre la peau bronzée d’Amys et sa chevelure de neige. Cette Matriarche ne paraissait pas assez vieille ! L’autre femme aux cheveux blancs avait le visage ridé d’une grand-mère et la quatrième, une brune aux tempes déjà argentées, paraissait presque aussi âgée.
Quatre Matriarches, sans nul doute. Et probablement les signataires de la lettre reçue par Moiraine.
Les Aielles s’immobilisèrent dix pas au-dessus des voyageurs massés autour de la Pierre-Portail. La plus âgée écarta les mains et prit la parole d’une voix un rien chevrotante mais encore pleine de vigueur :
— Que la paix de Rhuidean soit sur vous. Ceux qui viennent au mont Chaendaer doivent pouvoir retourner en paix dans leur forteresse. Aujourd’hui, le sang ne coulera pas.
Sur ces mots, les Aiels venus de Tear commencèrent à se répartir les mules et le contenu des paniers en vue d’une imminente séparation. Ils n’étaient plus divisés par ordre guerrier, désormais. Egwene vit des Promises se joindre à plusieurs groupes, dont certains entreprirent aussitôt de contourner la montagne en s’évitant et en passant le plus loin possible des camps – paix de Rhuidean ou non, il ne fallait pas trop en demander. D’autres se dirigèrent au contraire vers l’un ou l’autre camp, posant enfin leurs armes quand ils y furent entrés.
Egwene s’aperçut que la paix de Rhuidean n’avait pas convaincu tout le monde. Du coin de l’œil, elle vit Lan retirer la main de la poignée de son épée – très discrètement, comme il l’y avait mise. Toujours aussi agile, Mat glissa de nouveau dans ses manches deux couteaux à la lame brillante et Rand, les pouces accrochés à sa ceinture, ne tenta pas de dissimuler son soulagement.
Egwene chercha Aviendha du regard. Avec l’intention de l’interroger avant d’aller voir Amys – et dans l’espoir que son amie, ici, soit un peu plus volubile au sujet des Matriarches.
Un gros sac de toile sur une épaule – d’où montaient des cliquetis révélateurs – et deux tapisseries enroulées sur l’autre, la Promise s’était déjà mise en chemin vers un des camps.
— Reste ici, Aviendha ! lança la Matriarche aux tempes argentées.
La Promise s’immobilisa et ne tourna pas la tête.
Egwene fit mine de la rejoindre, mais Moiraine murmura :
— Ne t’en mêle pas… Je doute qu’elle accepte ta sympathie, et si tu lui offres autre chose, elle ne s’en apercevra pas.
Egwene fut bien contrainte d’acquiescer. De fait, Aviendha ne semblait pas avoir envie de soutien ou de compagnie. Que lui voulaient les Matriarches ? Avait-elle violé une règle ou une loi ?
Contrairement à son amie, Egwene n’aurait pas refusé du soutien ou un peu plus de compagnie. Seule en terrain découvert, elle se sentait très vulnérable, surtout sous le regard des Aiels massés dans les camps. Ceux qui venaient de la Pierre s’étaient toujours montrés pour le moins courtois, sinon amicaux. Ceux-là n’avaient pas l’air dans de si bonnes dispositions. Très tentée de s’unir au saidar, Egwene se retint de justesse en voyant la sérénité de Moiraine – même suant à grosses gouttes, elle conservait une impassibilité de statue – et la tranquillité « minérale » de Lan, aussi imperturbable que les rochers qui les entouraient. En cas de danger, l’Aes Sedai et le Champion n’auraient pas été si détendus. Et tant qu’ils le resteraient, Egwene ne voyait pas de raisons d’adopter une autre attitude. Cela dit, elle aurait bien aimé que les Aiels cessent de la regarder ainsi.
Rhuarc gravit la pente en direction des Matriarches.
— Me voici de retour, Amys, dit-il avec un sourire, même si ce n’est pas par le chemin que tu aurais cru…
— Je savais que tu serais là aujourd’hui, ombre de mon cœur… (Son châle marron glissant sur ses bras, Amys tendit une main pour caresser la joue de l’homme.) Ma sœur-épouse t’envoie toutes ses pensées.
— C’est ça le rapport avec le Don du Rêve ? souffla Egwene à Moiraine. (Lan étant la seule personne assez proche pour entendre.) C’est pour ça que vous avez permis à Rand de nous faire passer par une Pierre-Portail ? Ces femmes le savaient et vous l’ont dit dans leur lettre ? Non, ça n’a pas de sens. Si elles avaient parlé d’une Pierre-Portail, vous n’auriez pas tenté de le dissuader. Pourtant, elles nous attendaient aujourd’hui…
Sans quitter les Matriarches des yeux, Moiraine hocha la tête.
— Elles m’ont écrit qu’elles nous attendraient aujourd’hui sur un versant du mont Chaendaer. J’estimais que c’était… hum… hautement improbable, jusqu’à ce que Rand parle des Pierres-Portails. Lorsqu’il s’est déclaré certain, malgré mes objections, qu’il y en avait une ici, j’ai conclu que ce rendez-vous devenait somme toute possible.
Egwene s’emplit les poumons d’air chaud.
Ainsi, c’était un des miracles que pouvaient accomplir les Rêveuses ? Il fallait qu’elle apprenne sans tarder. Tentée d’aller rejoindre Rhuarc et Amys pour se présenter – ou plutôt, se re-présenter – à la Matriarche, elle s’en abstint, car les deux Aiels se regardaient dans les yeux d’une façon qui ne laissait aucune place aux intrus.
Un homme sortit de chaque camp. Le premier, un roux grand et large d’épaules, semblait dans la force de l’âge. Le second, aussi grand mais plus fin, paraissait plus âgé et sa chevelure avait des reflets plus sombres. Tous deux s’arrêtèrent à quelques pas de Rhuarc et des Matriarches. À part le coutelas glissé à sa ceinture, le plus vieux ne portait pas d’armes. L’autre guerrier, en revanche, brandissait des lances et une rondache recouverte de peau de bête. La tête bien droite, il défiait Rhuarc du regard.
L’ignorant, le chef des Taardad se tourna vers le plus âgé.
— Je te vois, Heirn, dit-il. Un des chefs de clan aurait-il décidé que je suis déjà mort ? Qui veut prendre ma place ?
— Je te vois aussi, Rhuarc… Aucun Aiel Taardad n’est entré à Rhuidean ni n’a essayé. Amys a dit qu’elle te rencontrerait ici aujourd’hui, et les autres Matriarches ont voyagé avec elle. J’ai amené ces guerriers Jindo avec moi afin d’assurer leur sécurité.
Rhuarc hocha gravement la tête.
Egwene eut le sentiment que quelque chose de très important venait d’être dit – peut-être allusivement. Les Matriarches prenaient garde à ne pas regarder l’Aiel aux cheveux de feu, Rhuarc et Heirn les imitant, mais en le voyant s’empourprer, Egwene devina qu’il aurait très bien pu être l’objet de l’attention générale. Interrogeant Moiraine du regard, la jeune femme obtint en guise de réponse un léger signe de tête négatif. Elle non plus ne comprenait pas ce qui se passait.
Lan se pencha entre les deux femmes et souffla :
— Une Matriarche peut aller partout en toute sécurité. Dans toutes les forteresses, sans aucune distinction. Même les querelles de sang ne les concernent pas. Heirn est ici pour défendre Rhuarc contre les Aiels de l’autre campement, mais le dire ne serait pas honorable.
Moiraine arquant un sourcil, le Champion crut bon de s’expliquer :
— Je ne sais pas grand-chose des Aiels, mais je les ai souvent combattus avant de te rencontrer. Si tu m’avais posé des questions…
— Je n’y manquerais pas, maintenant que je suis informée de ton expertise.
Le simple fait de se tourner vers les Matriarches et les trois hommes inonda de sueur le front d’Egwene. Quand Lan lui glissa entre les mains une gourde débouchée, elle s’en empara et but avec gratitude. Bien trop chaude, l’eau avait pris un goût de cuir. Egwene la trouva pourtant rafraîchissante comme celle d’une source. Elle fit passer la gourde à Moiraine, qui l’accepta, but du bout des lèvres et la lui rendit. Les yeux fermés, la jeune femme vida ce qui restait d’eau – et sursauta quand sa tête en fut aspergée. Relevant les paupières, elle vit que Lan lui avait vidé sur le crâne une autre gourde – après avoir trempé aussi les cheveux de Moiraine, semblait-il.
— Quand on n’y est pas habitué, expliqua le Champion, cette chaleur peut tuer…
Il versa de l’eau sur deux foulards qu’il venait de sortir d’une poche. Suivant ses instructions, Egwene et Moiraine s’en nouèrent un autour du front. Non loin de là, Rand et Mat se livraient à la même opération.
Lan ne se protégea pas du soleil. Cet homme était décidément un roc.
Après un très long silence, Rhuarc se détourna des Matriarches et daigna enfin s’adresser au jeune Aiel roux.
— Les Shaido ont besoin d’un chef, Couladin ?
— Suladric est mort, répondit l’homme. Muradin est entré à Rhuidean. S’il échoue, ce sera mon tour.
— Tu n’as pas demandé, Couladin, dit la Matriarche au visage parcheminé. Si Muradin échoue, demande. Nous sommes quatre, cela suffit pour te dire « oui » ou « non ».
— C’est mon droit, Bair ! répliqua Couladin.
De toute évidence, il n’avait pas l’habitude qu’on le contredise.
— C’est ton droit de demander, dit la Matriarche aux tempes argentées. Le nôtre est de te répondre. Et je doute que tu sois autorisé à entrer, quoi qu’il arrive à Muradin. Il y a des failles en toi, Couladin…
La Matriarche ajusta son châle gris sur ses épaules maigrichonnes – un geste hautain, comme si elle estimait en avoir dit davantage qu’il aurait été nécessaire.
Couladin s’empourpra.
— Mon premier-frère reviendra avec la marque d’un chef de tribu, et nous conduirons les Shaido sur les sentiers de l’honneur. Nous sommes destinés à…
Tremblant de colère, il s’interrompit rageusement.
Egwene décida de garder un œil sur cet individu, s’il demeurait dans son espace vital. Il lui rappelait un Congar ou un Coplin – toujours prêt à se vanter et à semer le trouble. Jusque-là, elle n’avait jamais vu un Aiel céder ainsi à ses émotions.
Amys semblait déjà avoir oublié le trublion.
— Une personne est venue ici avec toi, dit-elle à Rhuarc.
Egwene crut que la Matriarche allait lui parler, mais elle tourna la tête vers Rand. Voyant que Moiraine n’en paraissait pas surprise, la jeune femme se demanda ce que l’Aes Sedai leur avait caché au sujet de la fameuse lettre des quatre Aielles.
Rand hésita un court instant, puis il gravit la pente pour venir se camper à côté de Rhuarc, ses yeux au niveau de ceux des femmes. La sueur collait sa chemise à son torse et dessinait de grandes taches sur le devant de son pantalon. Avec un foulard blanc noué autour du front, il avait l’air beaucoup moins majestueux que dans le Cœur de la Pierre. Il se fendit d’une étrange révérence – le pied gauche en avant et la main gauche sur le genou opposé, la main droite étant tendue paume vers le haut.
— Par le droit du sang, dit-il, je demande l’autorisation d’entrer à Rhuidean pour l’honneur de nos ancêtres et le souvenir de ce qui fut.
Amys ne cacha pas sa surprise.
— Une ancienne formule, murmura Bair, mais la question n’en reste pas moins posée. Et ma réponse est « oui ».
— La mienne aussi, dit Amys. Seana ?
— Cet homme n’est pas un Aiel ! rugit Couladin.
Egwene se demanda s’il lui arrivait de ne pas être en colère.
— Sa présence ici devrait lui valoir la mort. Pourquoi Rhuarc l’a-t-il amené ? Pourquoi… ?
— Tu aspires à devenir une Matriarche, Couladin ? demanda Bair, sourcils froncés – une mimique qui creusait encore plus les rides de son visage. Dans ce cas, mets une robe, viens me voir et je déciderai si tu peux suivre la formation… En attendant, tais-toi quand les Matriarches parlent !
— Ma mère était une Aielle, annonça Rand d’une voix tendue.
Egwene le regarda, les yeux ronds. Kari al’Thor était morte alors qu’elle était encore en bas âge, mais si Tam avait eu une Aielle pour épouse, aucun doute qu’elle en aurait entendu parler.
Egwene glissa un regard à Moiraine, qui ne manifestait aucune émotion. Avec ses cheveux roux et ses yeux gris-bleu, Rand ressemblait en effet à un Aiel. Ce qu’il affirmait n’en était pas moins ridicule.
— Non, pas ta mère, dit Amys. Ton père…
Egwene se demanda si elle avait bien entendu. Cette fois, on sombrait dans la folie. Rand voulut répliquer, mais la Matriarche ne lui en laissa pas le loisir.
— Alors, Seana, ta réponse ?
— Elle est positive, dit la femme aux tempes argentées. Et toi, Melaine ?
La quatrième Matriarche, une jolie femme aux cheveux dorés comme les blés – et très jeune, car elle devait avoir dix ou quinze ans de plus qu’Egwene –, hésita un moment.
— Cela doit être fait, finit-elle par dire sans enthousiasme. Ma réponse est également positive.
— Eh bien, tu sais ce qu’il en est, dit Amys à Rand. Tu peux entrer à Rhuidean et…
Elle s’interrompit, assez surprise de voir Mat imiter maladroitement la révérence de son ami.
— Je demande aussi le droit d’entrer à Rhuidean.
Les quatre Matriarches dévisagèrent le jeune homme. Étonné, Rand tourna vivement la tête vers Mat.
Egwene aurait parié qu’elle était la plus bouleversée de tous. Elle aurait perdu – à cause de Couladin, bien sûr. Levant une de ses lances, il eut comme un ricanement haineux et frappa Mat à la poitrine.
Voulut le frapper, plutôt… L’aura du saidar enveloppa Amys et Melaine et des flux d’Air soulevèrent l’Aiel vengeur et le transportèrent dix pas en arrière.
Egwene n’en crut pas ses yeux. Ces femmes étaient capables de canaliser le Pouvoir. En tout cas, deux d’entre elles en avaient l’aptitude. Soudain, le visage étrangement lisse et jeune d’Amys, sous sa chevelure blanche, lui apparut pour ce qu’il était vraiment. À savoir, un phénomène très proche de celui qui se retrouvait sur les Aes Sedai. Cette absence d’âge qui caractérisait les sœurs…
Si Moiraine n’avait pas bougé un cil, Egwene aurait juré entendre grincer les rouages de son esprit. De toute évidence, ce qui venait de se passer était aussi une surprise pour elle.
Couladin se releva péniblement, restant accroupi.
— Vous avez accepté cet étranger parmi nous, rugit-il en désignant Rand avec la lance qui aurait dû transpercer la poitrine de Mat. Si c’est ce que vous voulez, qu’il en soit ainsi. De toute façon, c’est encore un doux agneau des terres mouillées, et Rhuidean le tuera.
La lance se pointa sur Mat, qui essayait de remettre un couteau dans sa manche sans trop se faire remarquer.
— Mais lui ! il devrait déjà être mort pour avoir osé venir ici, et sa demande est un sacrilège ! Seuls les membres du Sang peuvent entrer à Rhuidean. C’est la loi !
— Retourne dans ton camp, Couladin, lâcha Melaine, glaciale. Et toi aussi, Heirn. Toi également, Rhuarc. Cette affaire concerne exclusivement les Matriarches et les hommes qui leur ont demandé l’autorisation. Partez, tous les autres !
Rhuarc et Heirn obéirent sans hésiter, se dirigeant vers le plus petit campement. Après avoir foudroyé du regard Rand, Mat et les Matriarches, Couladin leur tourna le dos et partit à pas rageurs vers le plus grand des deux camps.
Les Matriarches échangèrent des regards inquiets. Même si elles étaient au moins aussi bonnes que les Aes Sedai, en matière de sérénité, Egwene avait appris à ne plus être dupe des impassibilités de façade.
— C’est interdit, répondit enfin Amys. Jeune homme, tu n’as aucune idée de ce que tu viens de faire. Retourne auprès de tes compagnons.
La Matriarche balaya du regard le petit groupe de voyageurs. Quand ses yeux passèrent brièvement sur Egwene, elle ne parut pas la reconnaître.
— Je ne peux pas me dérober, gémit Mat. Je suis venu jusqu’ici, mais ça ne compte pas, exact ? Je dois entrer à Rhuidean.
— C’est interdit, dit à son tour Melaine en secouant la tête. (Sa longue chevelure blonde oscilla en rythme avec ses mouvements.) Tu n’as pas de sang aiel dans les veines.
— Il m’accompagnera, dit Rand, les yeux rivés sur son ami comme s’il le voyait pour la première fois. J’ai votre permission et je peux l’emmener avec moi sans tenir compte de votre avis.
Rand regarda de nouveau les Matriarches. Pas pour les défier, mais simplement pour qu’elles voient clairement sa détermination.
Le connaissant bien, Egwene paria qu’il ne reviendrait pas sur sa position, quoi que décrètent les Aielles.
— C’est interdit, répéta Melaine, s’adressant à ses sœurs. (Elle s’enveloppa la tête dans son châle.) La loi est claire. Une femme ne peut pas aller plus de deux fois à Rhuidean et un homme n’a droit qu’à une seule visite – à condition qu’ils aient l’un et l’autre du sang aiel.
— Melaine, les choses changent, dit Seana. Les anciennes traditions…
— S’il est celui que nous attendons, intervint Bair, c’est que le Temps du Changement est arrivé. Une Aes Sedai se tient sur un versant du mont Chaendaer, un Aan’allein drapé dans sa cape fluctuante à ses côtés. Devons-nous nous accrocher aux anciennes traditions ? Alors que tant de choses vont se transformer ?
— Ce serait absurde, renchérit Amys. Désormais, tout est soumis aux caprices du changement. Ton avis, Melaine ?
La jeune Matriarche blonde regarda les montagnes, puis elle baissa les yeux sur la cité enveloppée de brouillard et soupira. Enfin, elle hocha la tête.
— C’est décidé, déclara Amys en se tournant vers les deux jeunes hommes. Comment vous appelez-vous, tous les deux ?
— Rand al’Thor.
— Mat… Mat Cauthon.
Amys acquiesça pensivement.
— Toi, Rand al’Thor, tu devras aller au cœur de Rhuidean – en son centre exact. Si tu veux l’accompagner, Mat Cauthon, libre à toi, mais sache que la plupart des hommes qui s’aventurent dans le cœur de Rhuidean n’en reviennent jamais, ou en ressortent en ayant perdu la raison.
» Vous ne devrez emporter ni nourriture ni eau, en souvenir de notre errance, après la Dislocation. Et pour rendre honneur aux Jenn, vous n’aurez pas d’armes, à part vos mains et votre cœur. Si vous portez des armes, déposez-les à nos pieds, sur le sol. Elles y attendront votre retour. Si vous revenez…
Rand défit sa ceinture d’armes et la laissa tomber aux pieds d’Amys. Après un moment d’hésitation, il ajouta la figurine verte représentant un petit bonhomme rondouillard.
— C’est le mieux que je peux faire, dit-il.
Mat se défit de son ceinturon, puis il tira une série de couteaux de ses manches, de sous sa veste et même de sous son col. La pile d’armes qui en résulta sembla impressionner jusqu’aux Matriarches. Jouant avec son public, Mat fit mine d’en avoir terminé, puis il se ravisa et tira deux lames supplémentaires de ses bottes.
— J’ai failli les oublier, fit-il avec un sourire désarmant d’innocence.
Le regard glacial des Aielles lui fit passer l’envie de plaisanter.
— Ces hommes sont liés à Rhuidean, déclara Amys, les yeux rivés sur un point mystérieux, au-dessus de la tête des jeunes gens.
— Rhuidean appartient aux morts, dirent ensemble les trois autres Matriarches.
— Et jusqu’à leur retour, ils ne devront pas parler aux vivants, ajouta Amys.
— Car les morts ne s’adressent pas aux vivants, déclamèrent ses compagnes.
— Nous ne les verrons plus tant qu’ils ne seront pas revenus parmi les vivants.
Amys se couvrit les yeux avec son châle et les trois autres Matriarches l’imitèrent. Une fois voilées, elles récitèrent ensemble :
— Quittez les rangs des vivants et ne revenez pas nous hanter avec le souvenir de ce qui est perdu. Et ne parlez pas de ce que voient les morts.
Se taisant, les Matriarches attendirent, leur châle tenu devant les yeux.
Rand et Mat se regardèrent. Egwene fut tentée d’aller vers eux et de leur parler, mais cela aurait risqué de saboter la cérémonie.
Un moment, les deux jeunes hommes restèrent impassibles – presque trop, comme s’ils faisaient un trop grand effort pour cacher qu’ils étaient mal à l’aise… et pas si rassurés que ça.
Puis Mat éclata de rire.
— Je suppose que les morts peuvent parler aux morts, non ? Je me demande si tout ça compte pour… Oublions ça ! Rand, tu crois qu’on peut y aller à cheval ?
— Voilà qui m’étonnerait… Il va falloir marcher, mon vieux…
— Et moi qui ai les pieds en feu ! On devrait se mettre en route, mon gars. Pour arriver, il nous faudra tout l’après-midi, si nous avons de la chance.
Alors que les deux amis commençaient à descendre la pente, Rand eut un sourire rassurant pour Egwene, comme s’il voulait la convaincre qu’il partait en promenade. Mat sourit aussi, mais c’était l’expression qu’il affichait quand il faisait quelque chose d’un peu fou, comme essayer de danser sur le faîte d’un toit.
— Tu n’as pas l’intention de prendre des risques insensés, pas vrai ? demanda-t-il à Rand. J’ai bien envie de revenir entier.
— Moi aussi, mon vieux… Moi aussi.
Les deux amis s’éloignèrent, leurs voix moururent et leurs silhouettes devinrent de plus en plus petites. Lorsqu’il fut presque impossible de reconnaître des êtres humains, les Matriarches abaissèrent leur châle.
Après avoir défroissé le devant de sa robe – et déploré que le tissu soit imbibé de sueur – Egwene tira Brume par la bride et avança bravement vers les Aielles.
— Amys ? Je suis Egwene al’Vere. Vous avez dit que je devais…
Levant une main, Amys intima le silence à la jeune femme. Puis elle riva les yeux sur Lan, qui tenait par la bride Mandarb, Pépin et Jeade’en et avançait derrière Moiraine et Aldieb.
— C’est une affaire de femmes, à présent, Aan’allein, dit-elle. Tu ne dois pas t’en mêler. Rejoins Rhuarc dans son camp, où il t’offrira de l’ombre et de l’eau.
Lan attendit un signal de Moiraine, qui hocha très légèrement la tête, puis il s’éloigna dans la direction qu’avait prise Rhuarc. Sa cape fluctuante donna par moments l’impression qu’il était une tête et une paire de bras privés de corps qui flottaient dans l’air devant un trio de chevaux.
— Pourquoi l’appelez-vous ainsi ? demanda Moiraine quand son Champion fut hors de portée d’oreilles. Une Seul Homme ? Le connaissez-vous ?
— Oui, nous avons entendu parler de lui, Aes Sedai.
À la façon dont elle prononçait son titre, Amys avait à l’évidence l’intention de traiter Moiraine comme une égale.
— Le dernier Malkieri…, continua la Matriarche. L’homme qui refuse de renoncer à son combat contre les Ténèbres alors que son pays a depuis longtemps été détruit par le mal. Un Seul Homme pour tout un peuple… Un homme d’honneur… Depuis le rêve, j’étais presque sûre qu’il serait avec vous, si vous veniez, mais j’ignorais qu’il vous obéissait.
— C’est mon Champion, répondit simplement Moiraine.
Malgré son assurance, Egwene aurait juré que l’Aes Sedai était troublée. Et elle savait pourquoi. Presque sûre ? Lan suivait Moiraine comme son ombre. Sans hésiter, il l’aurait accompagnée jusque dans la Fosse de la Perdition.
Le « si vous veniez » était aussi très intéressant. Les Matriarches avaient-elles su ou non que Rand viendrait ? Interpréter un rêve était peut-être moins évident qu’Egwene l’aurait espéré. Alors qu’elle allait poser la question, Bair prit la parole :
— Aviendha, appela-t-elle, approche !
Accroupie un peu à l’écart, l’air morose, l’Aielle regardait le sol, les bras enroulés autour des genoux. La voyant se lever lentement, Egwene crut un instant qu’elle était effrayée. Mais elle la connaissait trop bien pour que ça lui semble possible.
En traînant les pieds, Aviendha vint se camper devant les Matriarches, puis elle posa à leurs pieds son gros sac et ses tentures enroulées.
— L’heure est venue, dit Bair d’un ton paisible. (Mais une inflexible détermination se lisait dans son regard.) Tu as porté les lances aussi longtemps que c’était possible. Et peut-être plus que tu l’aurais dû.
Aviendha releva fièrement la tête.
— Je suis une Promise de la Lance. Je refuse de devenir une Matriarche, et je ne le deviendrai pas !
Les Matriarches se rembrunirent. Egwene ne put s’empêcher de penser aux visages fermés des membres du Cercles des Femmes, au village, quand il s’agissait de sermonner une fille coupable de quelque manquement aux coutumes.
— Tu as déjà été bien mieux traitée que moi, à mon époque…, répondit Amys, dure comme la pierre. Moi aussi, j’ai refusé, lorsqu’on m’ordonna d’accomplir mon destin. Sais-tu ce qui arriva ? Mes sœurs de la Lance brisèrent mes armes devant moi, puis elles me déshabillèrent, me lièrent les poignets et les chevilles et me conduisirent devant Bair et Coedelin.
— Avec une jolie petite poupée coincée sous un bras, précisa Bair, pour te rappeler à quel point tu étais enfantine. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, tu t’es enfuie neuf fois, le premier mois.
Amys acquiesça sombrement.
— Et pour chaque fugue, on m’a fait pleurer comme une enfant… Le deuxième mois, je n’ai filé que cinq fois. Je pensais être aussi forte et aussi dure qu’une femme pouvait l’être. Eh bien, j’étais surtout obtuse. Il m’a fallu six mois pour comprendre que tu étais plus dure et plus forte que je le serai jamais, Bair. Au bout du compte, j’ai saisi que j’avais un devoir à remplir et un engagement à respecter vis-à-vis de notre peuple. Tu comprendras aussi, Aviendha. Les femmes comme nous ont toutes cet engagement. Tu n’es plus une enfant. Oublie tes poupées – et tes lances ! – pour devenir l’adulte que nous accueillerons parmi nous.
Egwene comprit soudain pourquoi elle avait éprouvé une sympathie spontanée pour Aviendha. Et pourquoi Amys et les autres voulaient en faire une Matriarche. Comme Elayne, Nynaeve et elle-même – sans oublier Moiraine, tant qu’on y était – Aviendha était capable de canaliser le Pouvoir. Appartenant aux « Naturelles », elle pouvait apprendre à maîtriser son don, mais elle avait dès le départ l’aptitude d’entrer en contact avec la Source Authentique sans vraiment savoir ce qu’elle faisait.
Moiraine restait impassible, mais Egwene lut dans son regard la confirmation de sa théorie. Dès qu’elle avait croisé Aviendha, l’Aes Sedai avait dû savoir ce qu’il en était.
À présent, Egwene éprouvait des « affinités » pour Amys et Melaine. Pas pour Bair ou Seana, car elles n’étaient pas en mesure de canaliser le Pouvoir, la jeune femme en aurait mis sa main au feu. Plus étonnant encore, Moiraine ressentait la même sympathie élective. Egwene le sentait et ça la stupéfiait, car l’Aes Sedai n’avait rien d’une personne ouverte.
Une des Matriarches parut lire les sentiments de Moiraine d’une manière un peu moins idéaliste.
— Vous pensez l’emmener à la tour, dit Bair, pour qu’elle devienne une des vôtres. Mais c’est une Aielle, Aes Sedai.
— Bien entraînée, elle deviendra très puissante. Aussi puissante qu’Egwene, je dirais. À la Tour Blanche, elle pourra développer tout son potentiel.
— Nous nous chargerons de la former, Aes Sedai, dit Melaine avec une douceur que démentaient ses yeux verts pleins de mépris. Et nous ferons mieux que vous ! J’ai parlé avec des sœurs. À la Tour Blanche, vous dorlotez les femmes. La Tierce Terre n’est pas une nourricerie ! Ici, Aviendha découvrira de quoi elle est capable, au lieu de jouer à vos jeux idiots.
Egwene regarda son amie aielle à la dérobée. Abattue, Aviendha avait de nouveau baissé la tête.
Une nourricerie, la Tour Blanche ? Durant son noviciat, Egwene avait travaillé plus dur que jamais… et souffert sous le joug d’une discipline de fer. Si les Matriarches se montraient plus dures que ça, Aviendha n’avait pas fini d’en baver.
Amys tendit les mains. Non sans hésiter, Aviendha lui remit ses lances et sa rondache… et fit la grimace quand la Matriarche les envoya au loin comme si c’étaient des déchets.
La Promise se défit de son arc, puis du ceinturon où pendaient son carquois et son couteau.
Amys jeta le tout par terre avec le même dégoût non dissimulé. Le cœur brisé, Aviendha ne put empêcher une larme de perler au coin d’un de ses yeux.
— Vous êtes obligée de la traiter ainsi ? s’insurgea Egwene.
Amys et ses compagnes la foudroyèrent du regard, mais elle ne se laissa pas intimider.
— Vous jetez ses possessions comme s’il s’agissait de détritus.
— C’est ainsi qu’elle doit les considérer, répondit Seana. Quand elle reviendra – si elle revient – elle les brûlera et éparpillera les cendres. Quant au métal, elle l’offrira à un forgeron pour qu’il en fasse des objets de première nécessité. Pas des armes, ni même un couteau de cuisine. Des boucles, des casseroles ou des jouets pour les enfants. Et ces objets, elle les offrira d’elle-même à notre peuple.
— La Tierce Terre n’est pas un havre de douceur, Aes Sedai, dit Bair. Ici, rien de ce qui est doux ne survit.
— Ton cadin’sor, Aviendha…, dit Amys en désignant les armes gisant sur le sol. Tes nouveaux vêtements attendront ton retour.
Comme un automate, Aviendha retira sa veste, son pantalon, ses bottes souples et les ajouta à la pile. Une fois nue, elle resta parfaitement immobile – sans même bouger un orteil alors que la chaleur brûlait la plante des pieds d’Egwene à travers la semelle de ses chaussures. Les habits qu’elle portait avant d’arriver à la Tour Blanche avaient également été brûlés, afin de couper ses liens avec le passé, mais la cérémonie n’avait pas été aussi dure, et de très loin.
Aviendha faisant mine d’ajouter son sac et ses tentures à la pile, Seana l’en empêcha, les lui prenant des mains.
— Tout ça, tu le récupéreras, si tu reviens. Dans le cas contraire, ta famille en héritera, en souvenir de toi.
Aviendha hocha simplement la tête. Elle ne semblait pas avoir peur. Furieuse, rebelle, voire révoltée, mais pas effrayée…
— À Rhuidean, dit Amys, tu trouveras trois anneaux disposés ainsi… (Elle traça trois cercles dans les airs, les joignant au milieu.) Traverse l’un d’eux, et tu verras ton avenir exposé devant toi à l’infini – en une multitude de variations. Ces révélations ne te guideront pas totalement, hélas, car elles se dissiperont dans ta mémoire comme des récits entendus il y a très longtemps. Mais tu en garderas un souvenir assez net pour distinguer les choses qui, pour toi, doivent être des objets de mépris et celles que tu devras chérir parce qu’elles incarnent l’espoir. C’est le début de la sagesse – le premier pas sur le chemin qui te donnera un jour droit au titre de Matriarche. Certaines femmes ne franchissent jamais les anneaux dans l’autre sens, peut-être parce qu’elles sont incapables de faire face à l’avenir. Parmi celles qui surmontent cette épreuve, quelques-unes ne survivent pas à leur second voyage à Rhuidean, avec son cœur pour destination. Tu n’abandonnes pas une vie dure et dangereuse pour une sinécure, mais pour une existence plus rude et plus périlleuse encore.
Un ter’angreal… La description d’Amys correspondait à un ter’angreal ! Quel genre d’endroit était donc Rhuidean ? Egwene s’avisa qu’elle brûlait d’envie d’aller voir par elle-même. Une folie, bien entendu ! Elle n’était pas là pour prendre des risques inutiles avec des ter’angreal dont elle ignorait tout.
Melaine prit le menton d’Aviendha et la força à la regarder.
— Tu as la force requise, dit-elle avec une sereine conviction. Un esprit fort et un cœur puissant, voilà ce que sont tes armes, désormais. Mais tu les manies aussi sûrement que tes lances. Ne les oublie pas, utilise-les, et ils te permettront de tout traverser.
Egwene n’en crut pas ses oreilles. Des quatre Matriarches, elle aurait juré que la jeune blonde était la moins susceptible d’éprouver de la compassion.
Aviendha hocha la tête et réussit même à sourire.
— J’arriverai à Rhuidean avant ces hommes. Ils ne savent pas ce que courir veut dire.
Les quatre Matriarches embrassèrent Aviendha sur les deux joues en murmurant :
— Reviens parmi nous…
Prenant la main de son amie, Egwene la serra et obtint en retour une chaleureuse pression. Puis l’Aielle se détourna et commença à dévaler le versant de la montagne. À première vue, elle paraissait bien capable de rattraper Rand et Mat.
Egwene suivit des yeux la progression de son amie. Ce qui se passait semblait équivaloir à l’accession au statut d’Acceptée, mais sans formation avant ni un minimum de réconfort après. Comment aurait-elle réagi si on l’avait bombardée Acceptée le jour de son arrivée à la Tour Blanche ? Eh bien, elle aurait pu perdre la raison… Nynaeve avait été si abruptement promue à cause de sa puissance dans le Pouvoir. Si elle appréciait très moyennement les Aes Sedai – un euphémisme – ce n’était pas sans rapport avec cet événement.
Reviens parmi nous, pensa Egwene. Et sois forte.
Quand Aviendha fut hors de vue, la jeune femme soupira et se retourna vers les Matriarches. Elle était là pour une raison, et tourner autour du pot n’aiderait personne.
— Amys, dans Tel’aran’rhiod, vous m’avez dit que je devais venir ici pour apprendre. Me voici.
— Trop vite, dit la femme aux cheveux blancs. Nous nous sommes précipitées parce que Aviendha a lutté si longtemps contre son toh, parce que nous redoutions que les Shaido se voilent, même ici, si nous n’avions pas envoyé Rand al’Thor à Rhuidean avant qu’ils aient eu le temps de réfléchir.
— Ils auraient tenté de le tuer ? demanda Egwene. Pourtant, il est l’homme que vous avez envoyé chercher. Celui qui Vient avec l’Aube… Des Aiels ont traversé le Mur du Dragon pour le trouver.
Bair ajusta son châle sur ses épaules.
— Il est peut-être cet homme, dit-elle. Nous verrons bien, s’il survit.
— Il a les yeux de sa mère, souffla Amys, et il lui ressemble beaucoup, même s’il a aussi quelque chose de son père. Mais Couladin a vu uniquement ses vêtements – et son cheval. Les autres Shaido auraient réagi de même, et les Taardad aussi, qui peut le dire ? Les étrangers sont proscrits sur ces terres, et voilà qu’il y en a cinq d’un coup. Non, quatre : Rand al’Thor n’en est pas un, où qu’il ait été élevé. Mais nous venons d’autoriser l’un de vous à entrer à Rhuidean, ce qui est aussi interdit. Que nous aimions ça ou non, les changements nous fondent dessus comme une tempête de sable.
— Il doit en être ainsi, dit Bair, sinistre. La Trame dispose de nous comme elle l’entend.
— Vous connaissez les parents de Rand ? demanda Egwene, dubitative.
Quoi qu’en disent ces femmes, pour elle, Tam et Kari al’Thor restaient le père et la mère du jeune homme.
— C’est son histoire, répondit Amys, s’il veut l’entendre…
Egwene comprit que la Matriarche ne dirait pas un mot de plus à ce sujet.
— Venez, dit Bair. Il n’y a plus de raison de se presser, désormais. Nous allons vous offrir de l’eau et de l’ombre.
À la mention de l’ombre, les genoux d’Egwene faillirent se dérober. Le foulard qu’elle portait autour du front était presque sec. Le sommet de son crâne semblait cuit à point, et le reste de son corps ne tarderait plus à l’être.
Moiraine parut aussi soulagée que sa compagne de suivre les Matriarches jusqu’à une des petites tentes pagodes ouvertes.
Un grand Aiel en tunique blanche à capuche, des sandales aux pieds, se chargea des chevaux. Dans les ombres de la capuche, le visage typique de l’homme aux yeux humblement baissés paraissait bizarrement déplacé…
— Fais boire les animaux, ordonna Bair avant de se pencher pour entrer sous la tente pagode dépourvue de cloisons.
Dans son dos, l’homme encapuchonné s’inclina en se touchant le front.
Egwene hésita à le laisser emmener Brume. Il semblait savoir s’y prendre, mais que pouvait connaître aux chevaux un homme du désert ? Cela dit, il ne leur ferait sûrement pas de mal, et l’ombre semblait si merveilleusement fraîche, sous la tente. Une fois entrée, la jeune femme crut revivre.
Le toit pointu troué pour laisser circuler l’air fournissait un peu plus d’espace, mais même ainsi, il s’avérait difficile de rester debout. Comme pour s’harmoniser aux tenues des Aiels, des coussins ocre brodés de fil d’or étaient disposés en rond sur des tapis aux motifs colorés assez épais pour qu’on ne sente pas la roche brute dessous.
Imitant les Matriarches, Egwene et Moiraine s’assirent sur un tapis et posèrent gracieusement le coude sur un coussin.
Bair fit sonner un petit gong. Aussitôt, deux jeunes femmes entrèrent, un plateau d’argent sur les bras. Vêtues d’une tunique blanche à capuche, comme le « palefrenier », elles baissaient elles aussi humblement les yeux. S’agenouillant au milieu de la tente, l’une remplit de vin des petites coupes d’argent. L’autre leur servit de grands gobelets d’eau. Lorsqu’elles eurent distribué les boissons, elles sortirent en s’inclinant et sans remporter les plateaux et les carafes embuées par la condensation.
— De l’eau et de l’ombre…, dit Bair en levant son gobelet. Offertes de bon cœur… Qu’il n’y ait plus aucune gêne entre nous. Vous êtes les bienvenues, comme des premières-sœurs le seraient.
— Qu’il n’y ait plus de gêne, murmurèrent Amys et les deux autres Matriarches.
Après avoir siroté un peu d’eau, les Aielles se présentèrent selon le protocole. Bair, du clan Haido des Aiels Shaarad, Amys, du clan des Neuf Vallées des Aiels Taardad, Melaine, du clan Jhirad des Aiels Goshien et Seana, du clan de la Falaise Noire des Aiels Nakai.
Egwene et Moiraine se soumirent de bonne grâce au rituel, même si l’Aes Sedai eut l’ombre d’une grimace quand la jeune femme se présenta comme une sœur de l’Ajah Vert.
Comme si les libations et les présentations avaient brisé la glace – si on osait dire – l’atmosphère se détendit considérablement. Les Aielles sourirent, une certaine confiance s’installa et le ton de la conversation devint plus familier.
Egwene apprécia bien davantage l’eau que le vin. Même s’il faisait plus frais sous la tente, respirer suffisait à lui dessécher la gorge. Répondant à une invitation d’Amys, elle se servit avec plaisir un deuxième gobelet.
Les hommes et les femmes en blanc l’avaient vraiment surprise. Assez absurdement, elle devait l’admettre, Egwene s’était imaginé que tous les Aiels, à part les Matriarches, étaient des guerriers ou des guerrières. Ils avaient pourtant bien des forgerons, des tisserands et d’autres artisans, sinon, comment auraient-ils pu s’armer et se vêtir ? Alors, pourquoi pas des serviteurs ? Cela dit, dans la forteresse, Aviendha s’était montrée fort dédaigneuse avec les domestiques, ne leur laissant pratiquement rien faire dès qu’elle en avait la possibilité. Les deux femmes et l’homme en blanc, avec leur humilité constante, ne se comportaient pas du tout comme des Aiels. Dans les deux grands campements, Egwene n’avait aperçu personne qui fût vêtu de blanc…
— Les Matriarches sont les seules à avoir des serviteurs ? demanda-t-elle.
Melaine faillit s’étrangler avec son vin.
— Des serviteurs ? Ce sont des gai’shain, pas des domestiques !
Au ton de la Matriarche, son explication aurait dû suffire à satisfaire les invitées.
Moiraine fronça les sourcils au-dessus de sa coupe de vin.
— Gai’shain, répéta-t-elle. Comment traduire ce nom ? « Ceux qui ont juré de se vouer à la paix durant la bataille » ?
— Ce sont des gai’shain, tout simplement, dit Amys. (Elle s’avisa que ses interlocutrices ne comprenaient pas.) Vous ne connaissez pas le ji’e’toh ?
— Honneur et obligation, traduisit aussitôt Moiraine. Ou honneur et devoir.
— Ce sont les mots, mais que savez-vous du sens ? Aes Sedai, le ji’e’toh est notre code de vie.
— N’essaie pas de le leur expliquer, Amys, intervint Bair. Jadis, j’ai passé un mois à tenter de faire comprendre le ji’e’toh à une habitante des terres mouillées. À la fin, elle se posait plus de questions qu’au début.
— Je resterai dans les grandes lignes, promit Amys. Si vous voulez vraiment une explication, Aes Sedai.
Egwene aurait préféré parler de rêve et de formation, mais Moiraine ne lui laissa pas l’occasion de le dire.
— J’aimerais bien, oui…
— Je vais simplifier les choses et m’en tenir à ce qu’est un gai’shain. Dans la danse des lances, le plus grand honneur – le ji du nom composé – est de toucher un ennemi armé sans le tuer ni le blesser d’aucune façon.
— C’est un grand honneur parce que ce n’est pas facile, précisa Seana, ses yeux gris-bleu malicieusement plissés, et donc rarement réalisé.
— Le plus petit honneur est de tuer, continua Amys. Un enfant ou un imbécile peuvent prendre une vie. Entre les deux, on trouve la capture de prisonniers. Bien entendu, c’est plus complexe que ça, mais je vais à l’essentiel. Les gai’shain sont des prisonniers. Parfois, un guerrier qui a été touché peut demander à être capturé pour réduire l’honneur de son adversaire et diminuer son humiliation.
— Les Promises de la Lance et les Chiens de Pierre sont très connus pour ça, précisa Seana.
Amys la foudroya du regard.
— C’est moi qui raconte, ou c’est toi ? Bon, je continue… Certaines personnes ne peuvent pas être capturées. Par exemple les Matriarches, les forgerons, les enfants, les femmes enceintes ou celles qui élèvent un enfant de moins de dix ans. Un gai’shain à un toh vis-à-vis de celui ou de celle qui l’a capturé. Cette obligation consiste à obéir pendant un an et un jour sans toucher une arme ni esquisser un geste violent.
Malgré son impatience, Egwene sentit son intérêt s’éveiller.
— Les gai’shain ne tentent-ils pas de s’enfuir ? Moi, je n’hésiterais pas.
Plus personne ne me fera prisonnière, c’est juré !
Les Matriarches parurent outragées.
— C’est arrivé, lâcha Seana, mais il n’y a aucun honneur dans ce comportement. Un gai’shain en fuite serait renvoyé par les siens chez son « maître » afin de le servir de nouveau pendant un an et un jour. Le déshonneur serait si grand qu’un premier-frère ou une première-sœur pourrait devenir le gai’shain du maître offensé afin de décharger son clan de toute obligation. En cas de déshonneur particulièrement lourd, plusieurs premiers-frères ou premières-sœurs pourraient se sacrifier ainsi.
Occupée à boire de l’eau cette fois, Moiraine ne broncha pas. Egwene but aussi, mais pour s’empêcher de secouer la tête. Les Aiels étaient fous, c’était tout ce qu’on pouvait en dire.
Et encore, elle n’avait pas tout entendu.
— De nos jours, dit Melaine avec une moue désapprobatrice, certains gai’shain tirent de leur humilité une forme… d’arrogance. Ils pensent ainsi se gagner de l’honneur – en tournant en dérision l’obéissance et la docilité. C’est un comportement nouveau et absurde qui n’a pas sa place dans le ji’e’toh.
Bair éclata de rire – un son étonnamment grave et riche, comparé à sa voix aiguë.
— Il y a toujours eu des imbéciles… Quand j’étais enfant, les Shaarad et les Tomanelle passaient leur temps à se voler du bétail. Au cours d’un raid, la Maîtresse du Toit de la forteresse du col de Mainde fut bousculée par un jeune Sourcier Haido. Elle se rendit dans la vallée Courbée et exigea que le garçon fasse d’elle sa gai’shain. Elle refusait de lui concéder l’honneur de l’avoir touchée parce qu’elle avait un couteau de cuisine dans la main au moment des faits ! Un couteau de cuisine ! Une arme, selon elle, comme si elle était une Promise de la Lance. Le jeune homme fut bien obligé d’accéder à sa demande, malgré les moqueries, parce qu’on ne renvoie pas une Maîtresse du Toit sans chaussures vers sa forteresse. Avant la fin de l’année et du jour de service, les clans Haido et Jenda échangèrent les lances et le garçon se retrouva marié à la fille aînée de Chenda. Avec sa seconde-mère en guise de gai’shain ! Rusé, il essaya de l’offrir à sa femme – une partie du cadeau de mariage – mais la mère et la fille l’accusèrent de vouloir les spolier de leur honneur. Du coup, il passa près de devoir prendre son épouse pour gai’shain. Avant que l’obligation soit levée, les Haido et les Jenda manquèrent recommencer à se dépouiller chaque nuit.
Les Aielles s’en plièrent quasiment en deux de rire. Amys et Melaine en eurent même les larmes aux yeux.
Dépassée par l’histoire – et surtout incapable de dire pourquoi elle était drôle –, Egwene se fendit quand même d’un gloussement poli.
Moiraine posa son gobelet d’eau près de sa coupe de vin et déclara :
— J’ai entendu des hommes parler de leurs combats contre les Aiels, mais sans qu’ils mentionnent jamais ça. Un Aiel se rendant parce qu’il a été touché ? Vraiment ?
— Il ne s’agit pas de se rendre, corrigea Amys. C’est le ji’e’toh.
— Aucun d’entre nous ne voudrait être le gai’shain d’un habitant des terres mouillées, dit Melaine. Les étrangers ignorent tout du ji’e’toh.
Les Matriarches se regardèrent, mal à l’aise. Pourquoi cette gêne ? se demanda Egwene.
Oh ! je comprends…
Pour les Aiels, méconnaître le ji’e’toh devait revenir à être un rustre dépourvu du sens de l’honneur…
— Il y a des hommes et des femmes honorables parmi nous, dit Egwene. En fait, c’est la majorité… Nous savons distinguer le bien du mal.
— Personne n’en a jamais douté…, marmonna Bair.
À l’évidence, elle pensait que les deux choses n’avaient aucun rapport.
— Vous m’avez envoyé une lettre, quand j’étais à Tear, dit soudain Moiraine. Vous me disiez beaucoup de choses, et une grande partie étaient exactes. Entre autres, vous parliez de notre rencontre d’aujourd’hui en m’ordonnant quasiment d’être à l’heure au rendez-vous. Pourtant, plus tôt, l’une de vous a fait allusion à l’éventualité que je vienne. Dans ce que vous avez écrit, de quoi étiez-vous absolument sûres ?
Amys soupira et posa son gobelet de vin, mais Bair se chargea de répondre :
— Même pour une femme qui sait marcher dans les rêves, il y a beaucoup d’incertitudes. Amys et Melaine sont les meilleures d’entre nous. Pourtant, elles ne voient pas tout ce qui est ni tout ce qui sera.
— Dans Tel’aran’rhiod, le présent est beaucoup plus clair que l’avenir, comme dans le monde réel, dit Melaine. Ce qui se produit ou commence à se produire est plus facile à voir que ce qui se produira – ou ce qui arrivera peut-être. Nous n’avions pas « vu » Egwene et Mat Cauthon. Quant au jeune Rand al’Thor, il y avait une chance sur deux pour qu’il vienne. Et s’il ne venait pas, sa mort était une certitude, et celle des Aiels aussi. Mais il est venu, et s’il sort vivant de Rhuidean, une partie des Aiels au moins survivront. Ça, nous le savons. Si vous n’étiez pas venue, Aes Sedai, Rand serait mort. Et si Aan’allein n’était pas venu, c’est vous qui seriez morte. Et si vous ne traversez pas les anneaux…
La Matriarche se tut abruptement, comme si elle s’était mordu la langue.
Egwene se pencha en avant, fascinée. Moiraine devait entrer à Rhuidean ?
L’Aes Sedai ne réagit pas et Seana enchaîna très vite, comme pour couvrir la bévue de Melaine :
— L’avenir n’est jamais vraiment déterminé. La Trame peut faire passer la plus fine dentelle pour de la toile à sac grossière ou pour des fils emmêlés. Dans Tel’aran’rhiod, il est possible de voir comment le futur peut éventuellement être tissé. Rien de plus.
Moiraine reprit sa coupe et but une gorgée de vin.
— L’ancienne langue est souvent difficile à traduire…, dit-elle.
Egwene regarda l’Aes Sedai sans cacher sa stupéfaction. L’ancienne langue ? Pourquoi ne parlait-elle pas plutôt des anneaux – le ter’angreal ?
Mais Moiraine continua sur sa lancée :
— Tel’aran’rhiod se traduit par Monde des Rêves, voire Monde Invisible. Mais les deux sont des approximations, car la réalité est bien plus complexe que ça. Aan’allein est un autre exemple. « Un Seul Homme » convient bien, mais on pourrait aussi traduire par « Un Homme Qui Est Tout Un Peuple »… Et il existe deux ou trois autres possibilités…
» Que dire des mots que nous avons adoptés sans vraiment penser à leur sens dans l’ancienne langue ? Gaidin veut dire « frère de bataille », et Aes Sedai « servante de tous »… Quant à Aiel, ça signifie « dévoué ». Mais le mot n’est pas assez fort, car il s’agit en fait d’un serment gravé dans les os de celui qui le fait. Je me suis souvent demandé à quoi les Aiels étaient ainsi dévoués…
Les Matriarches s’étaient rembrunies, mais ça ne perturba pas Moiraine.
— Et les Aiels Jenn ? Les « vrais dévoués » ? Ou les « seuls véritables Aiels » ?
Comme si elle ne s’était pas aperçue que les Matriarches étaient comme pétrifiées, l’Aes Sedai les interrogea du regard. Bien entendu, elle n’obtint aucune réponse.
Que faisait donc Moiraine ? se demanda Egwene. Pas question, en tout cas, de la laisser ruiner ses chances d’apprendre quelque chose auprès des Matriarches.
— Amys, si nous parlions du don du Rêve, à présent ?
— Ce soir, mon enfant.
— Mais…
— J’ai dit ce soir, Egwene ! Tu es une Aes Sedai, certes, mais tu dois redevenir une humble adepte. Pour le moment, tu es incapable de t’endormir à volonté, ou d’avoir un sommeil assez léger pour dire ce que tu vois avant de te réveiller. Quand le soleil disparaîtra à l’horizon, je commencerai ton apprentissage.
Inclinant la tête, Egwene jeta un coup d’œil à l’extérieur. Vue d’un endroit ombragé, la lumière du jour semblait aveuglante comme celle d’une fournaise. Quant au soleil, il était encore à mi-chemin du sommet des montagnes.
Moiraine se releva soudain sur les genoux, puis elle commença à se déshabiller.
— Je suppose que je dois y aller dans la même… tenue… qu’Aviendha, dit-elle.
Ce n’était pas une question.
Bair foudroya du regard Melaine, qui résista un moment puis finit par baisser les yeux.
— Nous n’aurions pas dû te le dire… Mais ce qui est fait est fait. Le changement, encore et toujours… Un garçon qui n’est pas du Sang est en chemin pour Rhuidean, et maintenant, une femme va le suivre…
— Qu’on me l’ait dit…, commença Moiraine. Est-ce que… ? Eh bien, ça fait une différence ?
— Peut-être une énorme différence, répondit Bair à contrecœur, et peut-être aucune. Nous guidons souvent les autres, mais sans rien dire clairement. Quand nous vous avons vue traverser les anneaux, chaque fois, c’était vous qui demandiez ce droit alors que le Sang ne coule pas dans vos veines. Et voilà que l’une d’entre nous en a parlé avant vous. Des choses ont déjà changé par rapport à ce que nous avons vu. Qui peut dire en quoi consisteront tous ces bouleversements ?
— Et si je ne vais pas à Rhuidean, qu’avez-vous vu ?
Bair resta impassible, mais quelque chose qui ressemblait à de la sympathie passa dans son regard.
— Nous en avons déjà trop dit, Moiraine… Ce qu’une Rêveuse voit est un avenir possible, pas du tout certain. Connaître trop bien l’avenir est un très bon moyen d’aboutir à une catastrophe, souvent parce qu’on se montre trop passive par rapport à ce qui est censé arriver – et parfois parce qu’on s’efforce beaucoup trop de modifier le cours des choses.
— Les souvenirs s’estompent, enchaîna Amys, et il faut en remercier les anneaux. Ainsi, une femme peut savoir ce qui l’attend dans une mesure très limitée, et elle n’aura pas conscience du reste tant qu’elle ne se trouvera pas face aux événements, avec une décision à prendre. La vie est faite de lutte, d’incertitude, de choix… et de changement. Une femme qui saurait comment son existence s’inscrit dans la Trame – à la façon dont on connaît la place d’un fil dans un tapis – aurait le destin d’un animal. Ou elle deviendrait folle. L’esprit humain est conçu pour lutter, douter, choisir… et changer.
Moiraine avait écouté ce discours sans trahir une once d’impatience. La connaissant, Egwene aurait juré qu’elle bouillait intérieurement. Habituées à sermonner les autres, les Aes Sedai détestaient se trouver dans la position inverse.
Sans desserrer les lèvres, Moiraine permit à Egwene de l’aider à retirer sa robe. Puis elle s’accroupit à la lisière des tapis et observa le versant de la montagne et, plus loin, la cité enveloppée de brume qui se nichait dans la vallée.
— Faites en sorte que Lan ne me suive pas, murmura-t-elle. S’il me voit, il essaiera.
— Il en ira comme il en ira, répondit Bair.
Une fin de non-recevoir glaciale…
Moiraine hocha la tête sans grande conviction, puis elle se redressa et sortit de la tente. Sous un soleil ardent, elle commença aussitôt à dévaler la pente, les pieds nus sur la roche brûlante.
Egwene eut une moue inquiète. Rand et Mat, Aviendha et Moiraine… Tous en route pour Rhuidean.
— Survivra-t-elle ? Si vous avez rêvé tout cela, vous devez le savoir.
— Dans Tel’aran’rhiod, certains lieux sont inaccessibles, répondit Seana. Rhuidean… Les Sanctuaires des Ogiers… Et quelques autres… Ce qui s’y déroule ne peut être vu par une Rêveuse.
Une réponse qui n’en était pas une, car les Matriarches avaient très bien pu voir si Moiraine était ressortie de Rhuidean. Comprenant qu’elle n’obtiendrait rien de plus, Egwene n’insista pas.
— Très bien… Puis-je y aller aussi ?
La jeune femme n’avait aucune envie de traverser les anneaux, ce qui serait revenu à revivre son passage au statut d’Acceptée. Mais puisque tout le monde était en chemin pour Rhuidean…
— Ne sois pas stupide ! s’écria Amys.
— Nous n’avons rien vu te concernant, précisa Bair, un peu plus conciliante. En fait, nous ne t’avons pas vue du tout.
— Et si tu le demandes, enchaîna Amys, je répondrai « non ». Pour accorder une autorisation, l’unanimité est requise, et tu n’auras pas ma voix, car tu es ici pour apprendre à marcher dans les rêves.
— Dans ce cas, apprenez-moi ! Les leçons doivent bien pouvoir commencer avant ce soir !
Melaine parut agacée, mais Bair eut un petit rire indulgent.
— Elle est aussi avide et impatiente d’apprendre que tu l’étais, Amys. Du moins quand tu t’es décidée à ne plus renâcler.
— Pour son bien, dit Amys, j’espère qu’elle restera avide et perdra son impatience. Egwene, écoute-moi bien ! Si difficile que ce soit, pour apprendre, tu devras oublier que tu es une Aes Sedai. Il te faudra écouter, mémoriser et obéir. Avant tout, tu ne devras pas retourner dans Tel’aran’rhiod avant que l’une d’entre nous t’en ait donné la permission. Peux-tu accepter tout ça ?
Oublier qu’elle était une Aes Sedai ? Un jeu d’enfant pour Egwene, puisqu’elle n’en était pas une. Le reste consistait à redevenir une novice, ni plus ni moins.
— Oui, je le peux, répondit la jeune femme, espérant que ses doutes ne s’entendaient pas.
— Très bien, approuva Bair. Je vais maintenant te parler de Tel’aran’rhiod et du don de marcher dans les rêves. Un exposé très général. Quand j’en aurai terminé, tu devras tout me répéter. Si ton compte-rendu n’est pas complet, tu feras la vaisselle à la place des gai’shain, ce soir. Et si ta mémoire te fait encore défaut après une seconde audition… Eh bien, tu verras ce que ça implique si ça arrive. À présent, ouvre bien les oreilles.
» N’importe qui, ou presque, peut entrer en contact avec Tel’aran’rhiod, mais y pénétrer est une autre affaire. Parmi les Matriarches, nous sommes les seules capables de marcher dans les rêves, et ta Tour Blanche n’a pas produit de Rêveuse depuis près de cinq cents ans. Ce talent n’a rien à voir avec le Pouvoir de l’Unique, malgré ce que pensent les Aes Sedai. Comme Seana, je ne sais pas canaliser le Pouvoir, pourtant, nous sommes d’aussi puissantes Rêveuses qu’Amys et Melaine. Dans leur sommeil, bien des gens frôlent le Monde des Rêves. Parce que le contact est léger, ils se réveillent avec des courbatures ou de vagues douleurs alors qu’ils devraient avoir récolté des fractures ou des lésions mortelles. Une Rêveuse, au contraire, entre pleinement dans les songes, et à son réveil, les blessures sont bien réelles. Quand on est entrée pour de bon dans le Monde des Rêves – qu’on soit ou non capable d’y marcher – y mourir revient à mourir dans le monde réel. Et si on s’enfonce trop profondément dans les songes, on perd contact avec la chair. C’est un voyage sans retour, et la chair finit par mourir. On raconte qu’il y a eu jadis des femmes capables d’entrer dans un rêve avec leur chair et de disparaître à tout jamais de ce monde. Mais c’était une chose maléfique qui les transforma en des êtres destructeurs. Même si tu penses que c’est possible pour toi, n’essaie jamais, car à chaque occasion, tu perdras une partie de ce qui te rend humaine. Tu dois apprendre à entrer dans Tel’aran’rhiod quand tu le veux et au degré où tu le veux. Ensuite, tu découvriras comment trouver ce que tu cherches et interpréter ce que tu vois. Puis tu sauras entrer dans le rêve de quelqu’un pour aider à une guérison, identifier dans un songe les gens qui y sont assez immergés pour te nuire et…
Egwene écouta intensément, de plus en plus fascinée par l’évocation de virtualités qu’elle n’avait jamais envisagées. En outre, elle n’avait aucune intention de récurer des chaudrons et de laver des assiettes. Au fond, ce n’était pas juste. Quoi que Rand, Mat et les autres doivent affronter à Rhuidean, ils ne risquaient pas d’être condamnés à faire la plonge.
Et j’ai accepté ce marché !
Décidément, ce n’était pas juste. Cela dit, Egwene doutait que ses amis et Moiraine tirent de Rhuidean autant d’informations et de connaissances qu’elle allait en obtenir de ces femmes.