43 Se soucier des vivants

Verin prit la bride de Trotteur et le guida jusqu’à l’Auberge de la Cascade à Vin. S’écartant devant l’Aes Sedai, la foule se referma ensuite derrière elle et lui emboîta le pas. Dannil, Ban et les autres suivirent le mouvement tandis que des parents et des proches les rejoignaient.

Ébahis par la métamorphose de Champ d’Emond, les jeunes gens continuaient à afficher leur fierté en allongeant le pas, même s’ils boitaient, ou en se tenant le plus droit possible sur leur selle. Après avoir combattu les Trollocs, ils revenaient chez eux, et ce n’était pas rien.

Autour d’eux, des mères, des tantes et des grands-mères bouleversées de les voir en si piteux état ravalaient leurs sanglots sans parvenir à retenir leurs larmes. Les yeux plissés, des hommes tentaient de dissimuler leur inquiétude derrière de virils sourires. Plaisantant sur la barbe naissante de bien des héros, ils leur tapaient joyeusement sur l’épaule, manquant bien souvent de les faire trébucher ou s’étaler.

Des petites amies accouraient, envoyant des baisers à l’élu de leur cœur. Partagées entre bonheur et compassion, elles avançaient en compagnie de cadettes et de cadets à la fois angoissés et stupéfiés de voir célébrer pour son héroïsme le frère avec lequel ils jouaient encore hier comme s’il ne devait jamais sortir de l’enfance.

Dans la foule, plusieurs voix posaient des questions que Perrin aurait donné cher pour ne pas entendre.

— Où est Kenley ?

Sa natte encore brune discrètement striée de blanc, maîtresse Ahan était une très jolie femme. Mais en ce jour, l’angoisse déformait ses traits, et elle blêmissait un peu plus chaque fois qu’un des survivants détournait la tête pour ne pas croiser son regard.

— Où est mon Kenley ?

— Bili ! cria le vieux Hu al’Dai. Quelqu’un a vu Bili al’Dai ?

— Hu !

— Jared !

— Tim !

— Colly !

Arrivé devant l’auberge, Perrin se laissa glisser de sa selle. Sans même voir qui l’empêchait de s’écrouler, il gémit :

— À l’intérieur…

L’imploration d’un vaincu qui ne voulait plus entendre des noms qui lui déchiraient le cœur.

— Teven !

— Haral !

— Had !

La porte se referma, étouffant les gémissements des villageois endeuillés. Perrin entendit pourtant un dernier cri de la mère de Dael al’Taron, suppliant qu’on lui dise où était son fils.

Dans un chaudron trolloc, pensa Perrin alors qu’on l’aidait à s’asseoir sur une chaise, dans la salle commune.

Oui, dans le ventre d’un monstre ! Et c’est à cause de moi !

Faile prit à deux mains la tête du jeune homme et sonda son regard.

Il faut se soucier des vivants… Je pleurerai les morts plus tard. Oui, plus tard.

— Faile, je vais bien… Mettre pied à terre me fait tourner la tête, c’est tout. Je n’ai jamais été un très bon cavalier.

La jeune femme parut ne pas croire un mot de ce discours.

— Verin, vous pouvez faire quelque chose ? demanda-t-elle.

L’Aes Sedai secoua la tête.

— Il vaut mieux que je n’essaie pas, mon enfant… Je regrette qu’aucune de nous n’appartienne à l’Ajah Jaune, mais Alanna est bien plus douée que moi pour la thérapie. Guérir n’a jamais été mon fort… Ihvon est allé chercher Alanna. Un peu de patience, petite…

La salle commune de l’auberge était transformée en une armurerie. À part devant la cheminée, les murs disparaissaient derrière des faisceaux de lances de toutes les variétés, de hallebardes et même de serpes. Perrin remarqua aussi toute une série d’armes improvisées ou rares, avec des pointes, des lames ou des tranchants attaqués par la rouille – ou piquetés de taches claires là où on avait éliminé l’oxydation avec de la toile de verre. Au pied de l’escalier, un tonneau était rempli d’épées de toutes sortes, le plus souvent sans fourreau. Aucune de ces armes ne ressemblait aux autres, comme si on avait fouillé tous les greniers, à des lieues à la ronde, pour en exhumer des reliques couvertes de poussière.

Avant tous ces événements, Perrin aurait juré qu’il n’y avait pas plus de cinq épées sur tout le territoire. Et il se serait trompé…

Gaul se campa non loin de ce tonneau, surveillant les marches qui menaient aux chambres à louer et à celles qu’occupait la famille al’Vere. Le regard rivé sur Perrin, l’Aiel surveillait pourtant Verin du coin de l’œil, ne ratant pas le moindre de ses mouvements. De l’autre côté de la salle, veillant jalousement sur Faile mais ne ratant pourtant aucun détail, les deux Promises, lances calées dans le creux d’un coude, se tenaient en appui sur les avant-pieds, montrant ainsi qu’elles étaient prêtes à bondir au moindre signe de danger.

Les trois jeunes garçons qui avaient porté Perrin à l’intérieur attendaient près de la porte. Les yeux ronds, ils n’en revenaient pas de voir réunis des Aes Sedai, des Aiels… et un ancien apprenti forgeron de Champ d’Emond.

— Mes compagnons, dit Perrin. Ils ont besoin de…

— Ils ne seront pas abandonnés, coupa Verin tout en s’asseyant à une autre table. Mais ils vont choisir de rester avec leur famille. Quand on va mal, il n’y a pas mieux que d’être entouré des siens.

Pensant aux tombes alignées sous les pommiers, Perrin eut le sentiment qu’on lui arrachait le cœur, mais il le repoussa.

Il faut se soucier des vivants…, se tança-t-il.

Sortant de sa sacoche de ceinture une plume et un encrier, Verin commença à prendre des notes dans son carnet. Voyant que sa main ne tremblait pas, Perrin se demanda combien de garçons de Deux-Rivières devraient mourir avant qu’elle s’en émeuve. À part lui, bien sûr. Pas parce qu’elle l’aimait bien, hélas, mais parce qu’il avait un rôle à jouer dans les plans de la Tour Blanche. En particulier tous ceux qui concernaient Rand…

Faile serra tendrement la main du blessé, mais elle s’adressa à Verin.

— On ne devrait pas le mettre au lit ?

— Pas encore ! s’écria Perrin, agacé.

Verin levant les yeux, il répéta d’une voix qu’il espérait plus ferme :

— Pas encore ! (L’Aes Sedai haussa les épaules puis se concentra de nouveau sur sa tâche.) Quelqu’un sait où est Loial ?

— L’Ogier ? lança un des trois jeunes hommes plantés près de la porte.

Plus massif que Mat, Dav Ayellin avait la même lueur espiègle dans ses yeux noirs. Et comme Mat, il semblait toujours venir de sauter du lit sans avoir pris le temps de se peigner. Au bon vieux temps, il se chargeait de faire toutes les mauvaises blagues que Mat délaissait par manque de temps. Bref, c’était une sorte d’émule du farceur en chef de Champ d’Emond.

— L’Ogier ? répéta Dav. Il est avec les gars qui éclaircissent le bois de l’Ouest. Chaque fois qu’on coupe un arbre, il fait la tête comme si on venait de décapiter son frère. Pourtant, il en abat trois fois plus que les autres avec la hache géante qu’il a commandée à maître Luhhan. Si tu veux le voir, je peux envoyer Jaim Thane le chercher. Je parie que tous les bûcherons reviendront pour jeter un coup d’œil sur toi. (Voyant le moignon de flèche planté dans le flanc de Perrin, il fit la grimace.) C’est douloureux ?

— Encore assez, oui, éluda Perrin.

Jeter un coup d’œil sur moi ? Ils me prennent pour un trouvère ?

— Et Luc ? Lui, je ne veux pas le voir, mais est-il ici ?

— J’ai bien peur que non, répondit un des compagnons de Dav.

Elam Dowtry frotta machinalement son long nez. Vêtu d’une veste de laine typique de la campagne, les cheveux en bataille, il arborait une épée sur son flanc gauche. La poignée récemment enveloppée de cuir, l’arme reposait dans un fourreau râpé et fatigué. Le contraste entre la tenue du jeune homme et son équipement n’en restait pas moins frappant.

— Le seigneur Luc est parti en quête du Cor de Valère, je crois. Ou de Trollocs à pourfendre.

Dav et Elam étaient des amis de Perrin. Ou au moins, des anciens amis. Compagnons de pêche et de chasse, ils avaient son âge à peu de chose près, mais leur sourire apeuré les faisait paraître bien plus jeunes. Mat et Rand auraient eu l’air d’avoir cinq ans de plus que ces gamins.

Et moi aussi, je suppose…

— J’espère qu’il reviendra vite, continua Elam. Il m’a appris à manier une épée. Sais-tu qu’il est un Quêteur du Cor ? Et un roi, si on ne l’avait pas privé de ses droits. Le souverain du royaume d’Andor, je crois…

— Le royaume d’Andor est dirigé par des reines, répondit distraitement Perrin.

Il croisa le regard de Faile et le soutint.

— Ainsi, il n’est pas là…, soupira la jeune femme.

Gaul tressaillit comme s’il était prêt à partir en quête… du seigneur Luc. Perrin n’aurait pas été surpris de voir Bain et Chiad se voiler…

— Non, pas là…, marmonna Verin sans lever le nez de ses notes. Bon, il a été utile, à l’occasion, mais il a l’art de semer le trouble, quand il est ici… Hier, sans rien demander à personne, il est allé à la rencontre d’une patrouille de Capes Blanches avec une « délégation de villageois ». Il a dit aux Fils de rester à quatre lieues au moins de Champ d’Emond, dont l’entrée leur est désormais interdite. Je n’ai pas de sympathie pour les Fils, mais je doute qu’ils aient été ravis, et je ne vois pas ce que nous gagnerons en les montant contre nous.

Verin plissa les yeux pour relire ce qu’elle venait d’écrire. Se frottant le nez, elle y laissa sans s’en apercevoir une petite tache d’encre.

Pour sa part, Perrin se fichait de la susceptibilité des Capes Blanches.

— Hier…, murmura-t-il.

Si Luc était au village la veille, il n’avait sûrement aucun rapport avec l’embuscade. Pourtant, les Trollocs attendaient leurs adversaires, ça ne faisait pas le moindre doute. Et plus il y pensait, plus Perrin avait envie d’en accuser Luc.

— L’envie ne transforme pas une pierre en fromage, dit-il. Mais j’ai bien l’impression que ce caillou-là en est…

Dav et ses deux compagnons se regardèrent, interloqués. Perrin admit que sa remarque avait quelque chose d’énigmatique, pour des non-initiés.

— La « délégation » était principalement composée de Coplin, annonça le troisième jeune homme. Darl, Hari, Dag et Ewal. Accompagnés par Wit Congar. Daise lui a passé un sacré savon à ce sujet…

— Je croyais qu’ils adoraient les Capes Blanches, s’étonna Perrin.

La voix grave du troisième garçon lui disait quelque chose. Plus jeune que Dav et Elam, il les dépassait pourtant d’un ou deux pouces. Les joues creuses, il arborait cependant des épaules de bûcheron.

— Ils les vénéraient, oui ! s’exclama le garçon. Mais tu les connais : rien ne les fascine plus que les embrouilles, quand ça ne retombe pas directement sur leur tête. Depuis que le seigneur Luc a pris cette position, ils militent pour que nous allions à Colline de la Garde dire aux Fils de ficher le camp du territoire. Je dis bien « nous », parce que tu te doutes qu’ils ne sont pas prêts à y aller eux-mêmes. En tout cas, pas en marchant devant…

Si ce visage avait été plus joufflu, et s’il avait culminé un peu moins haut au-dessus des pieds…

— Ewin Finngar ! s’écria Perrin.

Allons, c’était impossible. Ewin était une petite pollution ambulante qui fourrait sans cesse son nez de fouine dans les affaires des garçons plus âgés. Devenu adulte, ce gars-là serait au moins aussi grand que Perrin, sinon plus.

— C’est moi, oui ! On en a entendu des choses à ton sujet, Perrin ! Tes combats contre les Trollocs et toutes ces aventures dans le grand monde, d’après ce qu’on dit… Au fait, je peux toujours t’appeler par ton prénom ?

— Bien entendu ! s’écria Perrin, horripilé par cette affaire de Yeux Jaunes.

— Je regrette de ne pas vous avoir accompagnés, l’année dernière, intervint Dav en se frottant nerveusement les mains. Revenir avec des Aes Sedai, des Champions et un Ogier…

À l’entendre, il s’agissait de trophées de chasse.

— Moi, j’entends jour après jour parler de vaches à lait et de vaches de boucherie. Parfois, pour changer un peu, on me parle de vaches de boucherie et de vaches à lait… Sarcler, couper du bois, ce que c’est ennuyeux ! Tu es un sacré veinard !

— C’était comment, tes aventures ? demanda Elam. Alanna Sedai dit que tu es allé jusqu’à la Flétrissure, et on raconte que tu as vu Caemlyn et Tear. À quoi ressemble une ville ? C’est vraiment dix fois plus grand que Champ d’Emond ? Tu as vu des palais ? Et des Suppôts des Ténèbres, c’est vrai qu’il y en a partout dans les cités ? Dans la Flétrissure, y a-t-il vraiment des hordes de Trollocs, de Blafards et de Champions ?

— Ta cicatrice, c’est un Trolloc qui te l’a faite ? (Malgré sa voix grave, Ewin réussissait toujours à couiner d’excitation.) Bon sang ! qu’est-ce que j’aimerais en avoir une ! As-tu vu une reine ou un roi ? Tant qu’à faire, j’aimerais mieux rencontrer une reine, mais un roi serait déjà pas mal. Et la Tour Blanche, elle est vraiment si grande que ça ?

Faile sourit comme si tout ça l’amusait, mais Perrin ne prit pas les choses à la rigolade. Ces idiots avaient-ils oublié l’attaque des Trollocs, pendant la Nuit de l’Hiver ? Ne se souvenaient-ils pas que les monstres étaient de retour ? Elam serrait la poignée de son épée comme s’il avait envie de partir sur-le-champ pour la Flétrissure, Dav piaffait d’impatience, les yeux brillants, et Ewin semblait prêt à prendre Perrin par le col pour le secouer et lui arracher des réponses. Les aventures ? Quels imbéciles !

Mais l’avenir était bien sombre, et Deux-Rivières ne serait pas épargné. Si ces gamins profitaient d’un court répit avant de découvrir ce qu’était vraiment la vie, était-ce si mal que ça ?

Malgré la douleur, Perrin essaya de répondre à leurs questions. Ils parurent déçus qu’il n’ait jamais vu la Tour Blanche ni rencontré une tête couronnée. En fait, il y avait bien Berelain, mais avec Faile dans les environs, il préférait ne pas la mentionner. Il omit d’autres choses, comme Falme, l’Œil du Monde et les Rejetés, ou encore Callandor. Des sujets dangereux qui conduisaient inévitablement au Dragon Réincarné.

En revanche, il parla un peu de Caemlyn, de Tear, des Terres Frontalières et de la Flétrissure. Perrin fut surpris par ce que les trois jeunes gens acceptaient sans difficulté et par ce qui leur semblait incroyable. La Flétrissure, cette terre qui pourrissait devant les yeux des voyageurs, ne leur parut pas du tout étrange. Pareillement, ils ne s’ébahirent pas que les soldats du Shienar portent un toupet, ou que les Sanctuaires des Ogiers, où les Blafards hésitaient à entrer, soient des lieux qui interdisaient aux Aes Sedai de canaliser le Pouvoir de l’Unique. En revanche la taille de la Pierre de Tear et des mégalopoles…

En ce qui concernait ses prétendues aventures, l’ancien apprenti forgeron opta pour la sobriété.

— Pour l’essentiel, j’ai évité de me faire fendre le crâne en deux. C’est ça, l’essence de l’aventure, en ajoutant l’obligation de trouver de quoi se nourrir et un endroit où dormir. En général, les aventuriers ont le ventre vide et couchent dans le froid ou l’humidité. Quand ce n’est pas dans les deux…

L’auditoire de Perrin n’apprécia pas cette description et n’y crut pas davantage qu’à l’immensité de la Pierre de Tear, aussi imposante qu’une montagne. Avant de quitter Champ d’Emond, se souvint le « général », il ne connaissait rien au monde, comme ces trois gamins. Cependant, il n’avait jamais été ignorant à ce point. Vraiment ? Au fond, comment pouvait-il en juger ?

La salle commune lui semblant soudain surchauffée, il eut envie d’enlever sa veste, mais la seule idée de bouger l’épuisait.

— Et que deviennent Rand et Mat ? voulu savoir Ewin. Si tout ça se résume à crier famine et à se faire pleuvoir dessus, pourquoi ne sont-ils pas revenus avec toi ?

Tam et Abell entrèrent sur ces entrefaites. Tous deux portaient un arc et Tam arborait une épée à la ceinture. Même dans sa tenue de fermier, il n’était pas ridicule, loin de là, avec une lame à la hanche.

En présence des pères de ses amis, Perrin se tint à la version qu’il leur avait déjà racontée. Égal à lui-même, Mat flambait, festoyait dans les tavernes et courait les jupons. En belle veste brodée, Rand paradait avec une jolie blonde à son bras. Une dame, précisa-t-il, certain que personne ne le croirait s’il parlait de la Fille-Héritière d’Andor. Déjà, le mot « dame » laissa bouche bée les trois garçons. Ils se ressaisirent vite, car c’était exactement le genre de chose qu’ils avaient envie d’entendre. Assez judicieusement, Elam fit remarquer que Faile aussi était une « dame » et qu’elle s’occupait de Perrin avec un zèle qui ne se démentait jamais.

Le jeune homme sourit. Qu’auraient donc dit ces trois grands dadais s’ils avaient su que sa compagne était la cousine d’une reine ?

Plus amusée du tout – pour une raison inconnue –, Faile foudroya du regard les jeunes gens avec une hauteur et un dédain que n’aurait pas reniés Elayne dans ses pires crises de mauvaise humeur.

— Bon, vous l’avez assez ennuyé. Enfin, il est blessé ! Dehors, et plus vite que ça !

À la grande surprise de Perrin, les trois jeunes gens s’inclinèrent maladroitement – Dav faillit se faire un croche-patte, se ridiculisant d’abondance –, murmurèrent des excuses (à Faile, pas au blessé qu’ils avaient harcelé !) et tournèrent les talons pour sortir. Leur départ fut retardé par l’arrivée de Loial, qui passa la porte en se penchant, le haut de son crâne frôlant quand même l’encadrement de bois.

Dav, Elam et Ewin regardèrent l’Ogier comme s’ils le voyaient pour la première fois, puis ils jetèrent un dernier coup d’œil à Faile et filèrent sans demander leur reste. Décidément, le regard glacé de la jeune femme était une parfaite arme de dissuasion.

Quand Loial se redressa, sa tête passa très près du plafond. Alors que toutes ses poches – incroyablement grandes – étaient remplies de livres, comme d’habitude, il portait une énorme hache, et ça, ce n’était en rien coutumier. Le manche était aussi grand que lui et la cognée, de forme classique, aussi impressionnante que le tranchant de la hache de guerre qui ne quittait jamais Perrin.

— Tu es blessé, dit l’Ogier dès qu’il posa les yeux sur son ami. On m’a dit que tu étais de retour, mais pas en piteux état, sinon, je serais venu plus vite.

La hache troubla beaucoup Perrin. Chez les Ogiers, l’expression « mettre un long manche à sa hache » signifiait qu’on était pressé ou en colère. Et pour eux, l’un et l’autre semblait aussi peu recommandable. Ses oreilles poilues en berne, Loial semblait effectivement furieux. Le front plissé, ses longs sourcils pendant sur ses joues, il enrageait sûrement de devoir couper des arbres.

Perrin voulait lui parler en privé, histoire de savoir s’il en avait appris plus long sur les agissements d’Alanna. Ou de Verin.

Se massant une joue, il s’étonna de la sécheresse de sa peau alors qu’il avait l’impression de transpirer à grosses gouttes.

— Il est toujours aussi têtu, dit Faile avant de se tourner vers Perrin pour lui faire le coup du regard assassin qui avait si bien marché sur les trois garçons. Tu devrais être au lit. Verin, où est Alanna ? Si elle doit le guérir, pourquoi tarde-t-elle tant ?

— Elle viendra…, murmura l’Aes Sedai sans lever les yeux de ses notes.

— Perrin devrait déjà être au lit !

— J’aurai bien le temps de me reposer plus tard, fit le jeune homme.

Il sourit pour amadouer sa compagne, mais elle sembla plus inquiète et murmura un « tête de pioche » qu’il capta parfaitement. Mais comment aurait-il pu interroger Loial sur Alanna en présence de Verin ? De plus, il y avait un autre point, presque aussi important.

— Loial, le Portail est rouvert et des Trollocs l’empruntent. Comment est-ce possible ?

Les oreilles de l’Ogier frémirent.

— C’est ma faute…, souffla-t-il. (L’équivalent d’une bourrasque, pour quelqu’un d’autre !) J’ai placé les deux feuilles à l’extérieur. Ça verrouillait le Portail de l’intérieur, mais de notre côté, n’importe qui pouvait l’ouvrir. L’obscurité règne sur les Chemins depuis des générations, pourtant, c’est nous qui les avons fait pousser. Je n’ai pas pu me résoudre à détruire le Portail. Désolé, Perrin, c’est moi le coupable.

— Je n’aurais pas cru qu’on pouvait détruire un Portail, dit Faile.

— Le verbe « détruire » n’est pas tout à fait exact…, expliqua Loial en s’appuyant sur sa longue hache. Si on en croit Damelle fille d’Ala fille de Soferra, un Portail a bel et bien été détruit moins de cinq cents ans après la Dislocation du Monde. Il se trouvait dans un Sanctuaire envahi par la Flétrissure. Deux ou trois autres Portails y sont également perdus. Mais cette destruction, écrit Damelle, exige que treize Aes Sedai travaillent ensemble avec un sa’angreal. Une autre tentative, selon la même source, fut menée par neuf sœurs seulement, durant la guerre des Trollocs. Le Portail fut endommagé, attirant les Aes Sedai dans les Chemins…

Loial se tut, ses oreilles frémissant d’embarras, et plissa son énorme nez.

Tout le monde le regardait, même Verin et les Aiels.

— C’est vrai, je me laisse parfois emporter… Les digressions, c’est mon péché mignon… Le Portail ? C’est exact, je ne peux pas le détruire, mais si je retire les deux feuilles d’Avendesora, elles mourront. (À cette idée, l’Ogier eut une moue affligée.) Pour rouvrir le Portail, il faudrait alors que les Anciens viennent avec le Talisman de la Croissance. Cela dit, je pense qu’une Aes Sedai pourrait forer un trou dans le Portail.

Loial se rembrunit encore. Cette idée devait lui paraître aussi blasphématoire que de déchirer ou brûler un livre.

— Bien, je vais aller m’en occuper…

— Non ! s’écria Perrin.

La tête de flèche semblait pulser dans sa chair, mais il ne souffrait plus. En revanche, il avait trop parlé, car sa gorge était sèche comme du vieux parchemin.

— Loial, il y a des Trollocs là-haut. Un Ogier cuirait aussi bien qu’un humain dans leurs chaudrons !

— C’est mon devoir, Perrin.

— Non. Si tu te fais tuer, comment écriras-tu ton livre ?

— Oui, mais…

— C’est mon devoir, ami ogier. Tu m’as dit ce que tu faisais avec les feuilles, et je n’ai pas proposé une autre méthode. T’ayant vu sursauter chaque fois qu’on mentionne ta mère, je n’ai aucune envie qu’elle vienne me demander des comptes si tu te fais occire. J’irai dès qu’Alanna m’aura guéri.

Perrin s’essuya le front et s’étonna de le trouver sec comme du sable dans le désert.

— Puis-je avoir un verre d’eau ?

Faile accourut et posa sa main fraîche sur le front du jeune homme.

— Il est brûlant de fièvre ! Verin, nous ne pouvons pas attendre Alanna. Il faut…

— Je suis là, dit l’Aes Sedai brune en franchissant la porte de la salle commune.

Marin al’Vere et Alsbet Luhhan marchaient sur ses talons et Ihvon les suivait à un ou deux pas.

Perrin sentit le picotement du Pouvoir avant même que la main d’Alanna ait remplacé celle de Faile.

— Qu’on le porte dans la cuisine, ordonna Alanna. La table est assez grande pour l’y étendre. Vite ! Il ne nous reste pas beaucoup de temps…

Sentant sa tête tourner, Perrin s’avisa soudain que Loial, après avoir laissé sa hache appuyée contre un mur, venait de le prendre dans ses bras comme un enfant.

— Loial, le Portail est mon devoir !

Par la lumière ! je meurs de soif !

La flèche ne lui faisait plus mal. En revanche, tout le corps de Perrin était à la torture. Loial le portait quelque part, et maîtresse Luhhan le suivait, les yeux plissés comme pour retenir des larmes. Pourquoi donc ? Cette femme de tête ne pleurait jamais. Et pourquoi maîtresse al’Vere semblait-elle si inquiète ?

— Maîtresse Luhhan, souffla Perrin, ma mère m’autorise à devenir l’apprenti de maître Luhhan.

Non ! Cela, ça remontait à très longtemps, quand il… Quand il quoi ? Impossible de se rappeler !

Soudain allongé sur une surface dure, Perrin tenta de comprendre ce que disait Alanna.

— Une flèche barbelée s’accroche à l’os comme à la chair, et là, la tête a tourné dans la blessure. Pour la sortir, je dois la remettre dans sa position initiale. Après l’extraction, si le choc ne le tue pas, je guérirai les dégâts que j’aurai faits… et tous les autres. Il n’y a pas d’autre solution. Sa vie ne tient qu’à un fil.

Se penchant sur lui, le visage à l’envers, Faile lui fit un sourire qui sembla lui fendre en deux le bas du visage. Jusque-là, il n’avait jamais remarqué ce phénomène… Il voulut lui caresser la joue, mais maîtresse al’Vere et maîtresse Luhhan lui tenaient les poignets. Pourquoi donc ? Et pourquoi pesaient-elles de tout leur poids sur ses bras ?

Quelqu’un lui immobilisait les jambes et Loial lui avait plaqué ses battoirs sur les épaules, les collant à la table.

La table, oui ! La table de la cuisine…

— Mords très fort, mon cœur, souffla Faile, sa voix très lointaine. Ça va faire mal.

Perrin voulut demander de quoi elle parlait – qu’est-ce qui allait faire mal ? – mais elle lui glissa entre les dents un petit morceau de bois enveloppé de cuir. Il capta l’odeur du bois, du cuir… et de sa bien-aimée.

Viendrait-elle chasser avec lui, courant dans les plaines infinies derrière de fabuleuses hardes de cerfs ?

Quand il eut l’impression que son sang se glaçait dans ses veines, il reconnut vaguement le contact du Pouvoir de l’Unique. Puis la douleur déferla comme un raz-de-marée.

Il entendit le morceau de bois se briser sous ses dents et sombra dans un puits d’obscurité.

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