Les trois jours suivants, la chaleur et l’humidité parvinrent à miner jusqu’aux forces des Teariens. Alors que la ville sombrait dans une semi-léthargie, la Pierre tomba dans un sommeil profond. Les domestiques eux-mêmes semblaient travailler en dormant. La majhere faillit s’en arracher les nattes de frustration, mais elle ne réussit pas à trouver assez d’énergie pour distribuer des chiquenaudes sur les oreilles ou des coups de badine sur les doigts. Comme des bougies à moitié fondues, les Défenseurs de la Pierre s’avachissaient à leur poste et leurs officiers se souciaient davantage de trouver du vin frais que d’inspecter les rangs.
Confinés dans leurs appartements, les Hauts Seigneurs passaient le plus clair de leur temps à dormir. Quelques-uns, quittant la Pierre, partirent même chercher la fraîcheur dans leur domaine situé sur les pentes de la Colonne Vertébrale du Monde. Bizarrement, seuls les étrangers, pourtant les plus sensibles à la chaleur, continuèrent à vivre comme si de rien n’était – voire à un rythme plus élevé. Pour eux, la canicule n’était rien comparée aux heures qui s’égrenaient impitoyablement, les prenant à la gorge.
Mat découvrit très vite qu’il ne s’était pas trompé au sujet des nobliaux témoins de son affrontement contre les cartes à jouer. Non contents d’éviter le jeune homme, ils prévinrent tous leurs amis. Du coup, Mat ne trouva plus personne pour s’asseoir avec lui à une table de jeu. Mais les ravages ne se limitèrent pas à ça. L’histoire se répandant comme une traînée de poudre, plusieurs servantes enclines à se laisser cajoler se mirent également à fuir le pauvre garçon de Champ d’Emond. Mal à l’aise mais sûres de leur fait, deux d’entre elles affirmèrent même qu’il était dangereux de rester seule avec lui, d’après ce qu’on disait.
Alors que Perrin semblait immergé dans ses propres ennuis, Thom se révéla fuyant comme une anguille. Sans avoir la moindre idée sur ce qui occupait le trouvère, Mat constata qu’il était pratiquement impossible de lui mettre la main dessus, et ce à toute heure du jour ou de la nuit. En revanche, la seule personne que Mat aurait voulu ne jamais croiser – nommément, Moiraine – apparaissait comme par miracle à peu près partout où il passait. Oh ! toujours par hasard, et en général à une distance respectable, par exemple à l’autre bout d’un couloir, mais chaque fois, elle croisait son regard et semblait deviner ses pensées et ses intentions. Plus grave encore, elle paraissait savoir comment le forcer à faire ce qu’elle désirait qu’il fasse.
Tout cela n’avait guère d’influence sur un point essentiel : Mat continuait à trouver chaque matin un prétexte pour différer son départ au lendemain.
Selon son éthique personnelle, il n’avait pas promis à Egwene de rester. Mais ça revenait au même, puisqu’il ne parvenait pas à partir.
Un soir, armé d’une lampe, il descendit dans les entrailles de la Pierre et s’aventura jusque dans les salles du Grand Trésor. Après quelques minutes passées à étudier dans la pénombre des formes indéfinissables couvertes de bâches ou des caisses et des tonneaux très approximativement entassés, leur partie plate servant de présentoir pour tout un fouillis de figurines, de sculptures et d’étranges objets en cristal, en verre ou en métal, il était ressorti en courant et en marmonnant :
— Je dois être le plus grand cinglé de ce fichu monde ! Oui, le plus grand !
Cela dit, rien ne l’empêchait d’aller en ville – encore heureux ! – et il ne risquait pas de rencontrer Moiraine dans les tavernes de l’Assommoir, un quartier du port de Tear, ou dans les auberges du Chalm, le secteur des entrepôts. Dans les deux cas, des établissements mal éclairés, exigus et souvent sales où coulaient à flots le mauvais vin et la bière tiède – quand les clients n’étaient pas en train de se taper dessus – et où les dés roulaient jour et nuit. Des parties aux enjeux réduits, comparés aux habitudes que Mat avait prises, mais ce n’était pas pour ça qu’il retournait immanquablement dans la Pierre après quelques heures. Soucieux de sa santé mentale, il s’efforçait de ne jamais réfléchir aux raisons qui le ramenaient sans cesse vers Rand…
Dans les tavernes du front de mer, Perrin vit quelquefois son ami d’enfance occupé à boire trop de vin bon marché et à jouer comme s’il se moquait de gagner ou de perdre, mais sans rechigner à dégainer son couteau dès qu’un marin taillé comme un colosse faisait remarquer qu’il gagnait bien trop souvent pour être honnête. Même s’il trouvait que tant d’irritabilité ne ressemblait pas à Mat, Perrin préférait l’éviter plutôt que de l’interroger sur ses problèmes.
L’apprenti forgeron n’était là ni pour le vin ni pour les dés. Quant aux hommes qui lui auraient éventuellement cherché des noises, ils changeaient d’avis après avoir jeté un second coup d’œil à la largeur de ses épaules – et à la couleur de ses yeux. En revanche, Perrin payait des chopes de bière aux marins en pantalon de cuir large, aux assistants de marchands qui arboraient de fines chaînes d’argent sur le devant de leur veste et à tous les hommes qui semblaient venir d’un lointain pays. D’après les rumeurs, il était en quête de toute nouvelle susceptible d’attirer Faile loin de Tear… et de lui.
S’il trouvait pour sa compagne une aventure lui donnant une chance d’inscrire son nom dans les récits et les légendes, Perrin était sûr qu’elle s’en irait. Même si elle affirmait comprendre pourquoi il devait rester, la jeune femme continuait à faire allusion à son envie de partir… et à son désir qu’il s’en aille avec elle. Mais le bon appât, il n’en doutait pas un instant, la persuaderait de lever le camp sans lui.
Hélas, la plupart des rumeurs ne l’abuseraient pas, car elle y verrait, comme Perrin, des distorsions de la réalité complètement éventées. La guerre qui faisait rage sur les rives de l’océan d’Aryth, par exemple, était attribuée à un peuple dont personne n’avait jamais entendu parler – les Sans-Chiens, ou quelque chose comme ça, chaque marin ou chaque marchand ayant sa propre variation –, qui était peut-être bien l’armée d’Artur Aile-de-Faucon revenue après un bon millier d’années. Un Tarabonais qui arborait une moustache en cornes de taureau sous son chapeau rond rouge informa gravement Perrin que le souverain lui-même guidait ses hordes en brandissant Justice, sa légendaire épée.
D’autres récits affirmaient que le Cor de Valère, l’instrument conçu pour ramener les héros morts de la tombe, juste avant l’Ultime Bataille, avait été retrouvé.
Au Ghealdan, murmurait-on, des émeutes éclataient un peu partout. En Illian, une folie collective faisait des ravages parmi la population. Au Cairhien, la famine ralentissait les tueries. Enfin, dans les Terres Frontalières, les raids de Trollocs se multipliaient. Bien entendu, Perrin ne pouvait envoyer Faile dans aucun de ces pays, même pour l’éloigner de Tear.
En revanche, les échos sur les troubles au Saldaea semblaient prometteurs. Pour commencer, la jeune femme se sentirait sûrement motivée par son propre pays. Cerise sur le gâteau, on affirmait que Mazrim Taim, le faux Dragon, était tombé entre les mains des Aes Sedai. Hélas, personne ne pouvait être précis sur les troubles en question. Inventer risquait de ne servir à rien. Avant de partir à l’aventure, Faile conduirait ses propres interrogatoires et elle verrait bien que ça ne collait pas. De plus, les problèmes que connaissait le Saldaea pouvaient être aussi mauvais pour la santé d’une jeune femme que les drames en cours dans les autres pays.
Histoire de se compliquer un peu la vie, Perrin ne pouvait pas dire où il passait son temps à sa compagne, parce qu’elle l’aurait aussitôt bombardé de questions. Contrairement à Mat, elle le savait, il n’avait rien d’un pilier de taverne. N’ayant jamais été doué pour mentir, le jeune homme improvisait avec un manque criant de conviction et il s’attirait de longs regards soupçonneux de l’élue de son cœur. Faute de mieux, il se creusait alors la cervelle pour inventer de plus convaincantes balivernes. Quoi qu’il en soit, il devait pousser Faile à quitter Tear avant qu’elle y laisse sa peau. Oui, il le devait !
Egwene et Nynaeve, quant à elles, passaient des heures et des heures avec Joiya et Amico – sans obtenir le moindre résultat. Leurs récits ne variaient jamais. Contre l’avis de Nynaeve, Egwene avait même tenté de répéter à l’une les propos de l’autre, afin de repérer d’éventuelles incohérences. Amico ouvrit de grands yeux et affirma qu’elle n’avait jamais entendu parler d’un plan pareil. Cela dit, précisa-t-elle, il pouvait s’agir de la vérité. Dégoulinante de servilité, elle cherchait surtout à plaire à ses geôlières. Telle qu’en elle-même, Joiya conseilla froidement aux deux jeunes femmes d’aller à Tanchico, si ça les démangeait. « C’est une ville plutôt inhospitalière, ces derniers temps, crut-elle bon d’ajouter. Le roi ne la contrôle plus entièrement, et j’ai cru comprendre que la Panarch ne se soucie plus de maintenir l’ordre. Les muscles et les lames font la loi dans les rues de Tanchico, mais ce n’est pas une raison pour vous priver d’un petit séjour d’agrément. »
Aucune nouvelle n’arriva de Tar Valon. Pas un mot pour dire si la Chaire d’Amyrlin prenait des mesures pour s’opposer à l’éventuelle tentative de libération de Mazrim Taim. Depuis que Moiraine avait expédié les pigeons voyageurs, un bateau rapide ou un cavalier changeant régulièrement de monture auraient eu le temps de faire parvenir un message à Tear.
Moiraine avait-elle vraiment envoyé des pigeons ? Sur ce point, Nynaeve et Egwene se disputaient ouvertement. Même si elle admettait que l’Aes Sedai ne pouvait pas mentir, l’ancienne Sage-Dame cherchait néanmoins une preuve de « distorsion de la vérité », comme elle disait. De fait, Moiraine ne semblait pas s’inquiéter de n’avoir jamais reçu de réponse. Mais avec sa sérénité de chaque instant, ça ne voulait pas dire grand-chose.
Egwene s’inquiétait pour deux, au bas mot, et elle s’interrogeait sur Tanchico. Une fausse piste ? La voie à suivre ? Un piège ? La bibliothèque de la tour offrait une documentation fournie sur le Tarabon et sa capitale, mais la jeune femme n’y trouva rien qui pût laisser penser à une menace contre Rand. La chaleur venant s’ajouter à l’angoisse, Egwene n’était pas à toucher avec des pincettes. À peu de chose près, elle se montrait aussi « explosive » que Nynaeve.
Pourtant, il n’y avait pas matière à se plaindre de tout. Comme s’il avait enfin grandi et pris la mesure de ses responsabilités, Mat était toujours là. Egwene regrettait de ne pas avoir pu l’aider, mais elle doutait qu’une autre femme présente dans la Pierre eût pu faire mieux. Elle comprenait la soif de savoir de Mat parce qu’elle la partageait, bien que dans un autre contexte, puisqu’il s’agissait de connaissances qu’elle pouvait uniquement acquérir à la tour. Des éléments qu’elle avait une chance de découvrir alors que personne d’autre n’y était parvenu, ou des notions oubliées qu’elle pouvait réapprendre.
Aviendha commença à rendre régulièrement visite à Egwene, et apparemment, elle n’était pas en service commandé. Au début, elle se montra méfiante, mais c’était une Aielle, après tout, et elle prenait Egwene pour une véritable Aes Sedai. Quoi qu’il en soit, sa compagnie se révéla très agréable, même si des questions informulées voilaient souvent son beau regard.
Bien qu’elle restât sur son quant-à-soi, il devint vite évident qu’Aviendha avait l’esprit vif et un sens de l’humour très proche de celui d’Egwene. Parfois, elles finissaient leurs conversations en éclatant de rire comme des gamines.
Absolument étrangère aux coutumes des Aiels, Egwene eut du mal à s’habituer à la gêne de sa nouvelle amie, dès qu’elle devait par exemple s’asseoir sur une chaise. Et que dire du trouble de l’Aielle, le jour où elle avait trouvé sa compagne dans une baignoire plaquée argent que la majhere lui avait obligeamment fait apporter par des domestiques ? Pas parce que la jeune femme était nue – au contraire, la voyant gênée, Aviendha s’était dévêtue avant de s’asseoir sur le sol pour bavarder –, mais parce qu’elle était immergée jusqu’au cou dans de l’eau. Qu’on puisse gaspiller tant de ce précieux liquide la bouleversait.
Dans un autre ordre d’idées, Aviendha s’étonnait qu’Egwene et Elayne n’aient pas réglé définitivement son compte à Berelain, puisqu’elles souhaitaient l’écarter de leur chemin. Une guerrière n’avait pas le droit de tuer une femme qui n’était pas unie à la lance. Certes, mais comme ni Elayne ni Berelain n’étaient des Promises, rien ne s’opposait à ce que la Fille-Héritière défie la Première Dame dans un duel au couteau ou à mains nues. Les lames, souligna l’Aielle, étaient plus appropriées, car Berelain paraissait du genre à pouvoir encaisser pas mal de coups sans renoncer. Un défi suivi d’une mise à mort bien propre semblait donc plus judicieux. Et il restait toujours la possibilité qu’Egwene, meilleure amie et quasi-sœur d’Elayne, se charge du sale travail à sa place.
Même avec ces « malentendus culturels », il était agréable d’avoir une amie avec laquelle rire et parler. Elayne n’avait pas une minute à elle – bien sûr – et Nynaeve, sensible à la pression du calendrier au moins autant qu’Egwene, consacrait son chiche temps libre à des promenades au clair de lune sur les remparts avec Lan, et à mitonner au Champion de bons petits plats. Dans le même temps, l’ancienne Sage-Dame élargissait son répertoire de jurons (à la grande joie des cuisinières), car elle n’était pas exactement ce qu’on pouvait appeler un cordon-bleu.
Sans Aviendha, Egwene se serait morfondue durant les heures qui séparaient les différents interrogatoires des Suppôts des Ténèbres. Moite de transpiration, c’était inévitable à Tear, elle aurait ressassé sans fin son angoisse de faire quelque chose dont le seul souvenir lui donnerait des cauchemars.
Par accord tacite, Elayne n’assistait jamais à ces interrogatoires. À quoi aurait servi une paire d’oreilles de plus ? Du coup, dès que Rand avait une minute de libre, la Fille-Héritière se retrouvait comme par hasard à ses côtés pour converser ou simplement pour marcher avec lui bras dessus bras dessous. Parfois, elle l’accompagnait d’une réunion avec des Hauts Seigneurs à une autre réunion, prévue à quelques salles de là. D’autres fois, elle le suivait lors d’une inspection éclair du cantonnement des Défenseurs. Dans presque tous les cas, elle parvenait à trouver un coin tranquille où les deux jeunes gens pouvaient s’offrir une courte pause loin des regards curieux. À part ceux des Aiels, bien entendu, qui suivaient le Dragon comme son ombre. Mais Elayne n’avait eu aucun mal à se ficher de ce qu’ils pensaient presque autant qu’elle se moquait du jugement de sa mère. Mieux que ça, elle avait ourdi avec les Promises de la Lance une conspiration très fructueuse. En plus de l’informer sur toutes les alcôves de la forteresse, qu’elles connaissaient comme leur poche, ces femmes l’avertissaient chaque fois que Rand était seul. Un jeu qui les amusait beaucoup, apparemment.
Surprise des surprises, lors de leurs tête-à-tête, Rand l’interrogeait souvent sur l’art de gouverner une nation… et il écoutait ses réponses. Si Morgase avait pu voir ça… Combien de fois sa mère avait-elle éclaté d’un rire doux-amer, lui répétant qu’elle devait apprendre à se concentrer sur les leçons ?
Pour un dirigeant, il importait de savoir quel corps de métier protéger et pourquoi, ou quelle corporation négliger et pour quelles raisons. Des décisions souvent difficiles, mais aussi importantes que les mesures prises pour s’occuper des malades. Manipuler un noble ou un marchand pour qu’ils accomplissent la volonté du souverain en pensant agir selon la leur pouvait être très divertissant et savoir qu’on donnait à manger aux miséreux réchauffait le cœur. Mais si on voulait vraiment les nourrir, il convenait de décider combien de fonctionnaires, de conducteurs et de chariots devaient être affectés à cette tâche. Bien sûr, on pouvait déléguer l’intendance à ses assistants, mais dans ce cas, s’ils faisaient une erreur, on ne l’apprenait jamais avant qu’il soit trop tard.
Rand écoutait et tenait très souvent compte des points de vue d’Elayne. Rien que pour ça, la jeune femme aurait pu l’aimer jusqu’à la fin de ses jours. Sur tous les fronts, les nouvelles étaient bonnes : Berelain n’avait plus mis un pied hors de chez elle depuis la fameuse nuit et Rand souriait dès qu’il apercevait la Fille-Héritière. Sans la pression du temps qui filait à toute allure, le bonheur aurait été parfait.
Mais d’ici à trois jours, Joiya et Amico seraient envoyées dans le Nord, et Elayne n’aurait plus aucune raison de rester à Tear. Idem pour Egwene et Nynaeve. L’heure venue, la Fille-Héritière n’avait aucune intention de se dérober. En fait, elle ne l’avait jamais envisagé. Une forme de rectitude qui la rendait fière de se conduire comme une femme et non comme une gamine. Mais qui lui donnait aussi envie de pleurer à chaudes larmes…
Et Rand, dans tout ça ? Il recevait des processions de Hauts Seigneurs et distribuait des ordres à tour de bras. Faisant irruption dans des réunions secrètes de trois ou quatre nobles – des naïfs appâtés par Thom –, il en profitait pour repréciser l’un ou l’autre point de ses dernières instructions. Souriant, les « conspirateurs » s’inclinaient, le dos trempé de sueur, et se demandaient ce que le seigneur Dragon savait vraiment à leur sujet. Il fallait bien trouver une utilité à leur énergie, avant que l’un d’eux, découvrant que Rand était impossible à manipuler, décide de le faire assassiner. Mais pour neutraliser ces Hauts Seigneurs, Rand refusait de déclencher une guerre. S’il devait affronter Sammael, il le ferait, mais pas question de se lancer dans un conflit à grande échelle.
Quand il ne jouait pas les chiens de berger avec son troupeau de Hauts Seigneurs, Rand passait le plus clair de son temps à réfléchir à ses plans. Une partie de son inspiration lui venait des livres que les bibliothécaires lui apportaient dans sa chambre par brassées. L’autre avait pour source ses conversations avec Elayne. Vis-à-vis des Hauts Seigneurs, elle était pour lui un avantage certain. Il suffisait de voir comment ils réévaluaient à la hausse leur opinion sur lui quand ils le découvraient finement informé dans des domaines qu’ils connaissaient à peine.
En femme avisée, elle lui avait déconseillé formellement de lui attribuer le mérite de cette formation accélérée.
— Un dirigeant malin puise dans les connaissances des uns et des autres, mais il ne doit jamais le montrer. Laisse-les toujours croire que tu en sais plus long qu’en réalité. Ça ne leur fera pas de mal, et ça t’aidera beaucoup.
Malgré cette tirade, la jeune femme se montra ravie que Rand ait pensé à mentionner son nom.
Rand, lui, n’était pas entièrement sûr qu’il ne différait pas la prise de certaines décisions à cause de la Fille-Héritière. Trois jours à réfléchir, à tenter de mettre le doigt sur l’élément manquant… Car il en manquait un. Rand ne devait pas réagir aux manœuvres des Rejetés mais les forcer à réagir aux siennes. Encore trois jours, puis Elayne s’en irait – pour Tar Valon, espérait Rand. Mais dès qu’il se serait décidé, leurs rares moments d’intimité ne seraient plus possibles. Voilà pourquoi il ne se pressait pas. Trois jours peuplés de baisers volés – l’occasion d’oublier qu’il était bien autre chose qu’un homme serrant une femme dans ses bras.
Une situation étrange et paradoxale. Soulagé qu’Elayne ne cherche pas à obtenir plus que sa seule compagnie, parce qu’il n’était pas en mesure de lui offrir davantage, Rand parvenait à oublier avec elle, et exclusivement avec elle, le poids de ses responsabilités et l’angoisse face au destin qui guettait le Dragon Réincarné. Plusieurs fois, il avait eu envie de lui demander de rester. Mais il aurait été injuste d’alimenter les espoirs d’Elayne alors qu’il ignorait ce qu’il attendait d’elle, sinon qu’elle lui fasse l’inestimable cadeau de sa présence. En supposant qu’elle ait des « espoirs », bien sûr. Pour l’heure, il était bien plus simple de voir leur relation comme celle de deux jeunes gens qui aimaient se promener dehors par une soirée de fête. Chaque fois, ça devenait plus facile, au point que Rand en oubliait qu’elle était la Fille-Héritière et lui un simple berger. Mais dans le secret de son cœur, il désirait qu’elle reste. Trois jours… Il devait se décider. Se mettre en mouvement dans une direction que personne n’attendait.
Le soir du troisième jour, alors que le soleil sombrait lentement à l’horizon, Rand se tenait face à Meilan et Sunamon dans ses appartements protégés du vif éclat rouge du couchant par l’épaisseur des rideaux tirés sur les fenêtres. Sur son présentoir, Callandor brillait comme une étoile de cristal.
Rand lança aux deux Hauts Seigneurs un épais rouleau de parchemin. Un traité soigneusement calligraphié qui n’attendait plus que des signatures et des sceaux. L’objet volant percuta la poitrine de Meilan, qui le rattrapa d’instinct. Comme s’il était honoré, le noble s’inclina, mais ses lèvres dessinèrent un sourire sur des dents obstinément serrées.
Se frottant nerveusement les mains, Sunamon sautait d’un pied sur l’autre.
— Tout est conforme à vos ordres, seigneur Dragon. Du grain en échange de navires…
— Et deux mille conscrits détachés par Tear, coupa Rand. Afin d’assurer la distribution du grain et de protéger les intérêts de leur royaume.
La voix de Rand ne tremblait pas, mais il bouillait intérieurement, consumé par l’envie de casser la figure à ces deux imbéciles.
— Deux mille hommes. Sous le commandement de Torean.
— Le Haut Seigneur Torean est le choix tout indiqué lorsqu’il s’agit de traiter avec Mayene.
— Il est surtout obsédé par une femme qui ne daigne pas lui accorder un regard ! J’ai parlé de grain en échange des navires, c’est vrai. Mais quand m’avez-vous entendu mentionner des conscrits ? Ou ce crétin de Torean ? Avez-vous au moins parlé à Berelain ?
Les deux hommes battirent des paupières comme s’ils ne comprenaient pas ces mots. Pour Rand, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. S’ouvrant au saidin, il mit le feu au rouleau de parchemin que Meilan serrait contre son torse. Avec un petit cri outré, le Haut Seigneur jeta son dangereux fardeau dans la cheminée éteinte et frotta vivement le devant roussi de sa veste de soie rouge. L’air hagard, Sunamon regarda le précieux traité finir de se consumer dans l’âtre.
— Allez voir Berelain, dit Rand avec un calme qui l’étonna lui-même, et arrangez-vous pour lui avoir proposé le traité que je veux avant demain midi. Sinon, je vous ferai pendre au crépuscule. Tous les deux… Et si je dois faire exécuter des Hauts Seigneurs tous les jours, je n’hésiterai pas. Tant pis si vous finissez tous à la potence. À présent, hors de ma vue !
Le ton neutre sembla secouer davantage les deux nobles qu’une explosion de colère. Meilan lui-même ne put pas dissimuler son trouble tandis que son compagnon et lui reculaient en multipliant les courbettes et en jurant qu’ils serviraient le seigneur Dragon jusqu’à leur dernier souffle.
Rand en eut envie de vomir.
— Dehors ! beugla-t-il.
Leur dignité oubliée, les deux hommes faillirent en venir aux mains pour déterminer lequel ouvrirait la porte. Alarmé par le bruit, un des Aiels passa la tête dans la pièce pour voir si tout allait bien. Après s’être écarté pour laisser passer les fuyards, il referma les lourds battants.
Rand constata que ses mains tremblaient. Ces nobles le dégoûtaient presque autant qu’il s’écœurait lui-même. Menacer des hommes de pendaison parce qu’ils ne lui obéissaient pas… Et être sincère, du moins sur le coup !
Non sans mélancolie, il se rappelait le temps où il ne cédait jamais à la colère. Enfin, très rarement, et sans jamais perdre pour de bon son contrôle.
Il alla se camper devant Callandor, colorée de pourpre par la lumière du couchant qui filtrait des rideaux. On aurait juré que la lame était en verre. Au toucher, elle se révélait dure comme de l’acier et tranchante comme un rasoir. Il avait failli s’en emparer pour faire face à Meilan et Sunamon. Pour l’utiliser comme une banale épée ou se servir de son pouvoir ? Il l’ignorait, mais les deux possibilités lui glaçaient les sangs.
Je ne suis pas encore fou ! Seulement furieux… Mais si furieux !
Les deux prisonnières embarqueraient le lendemain. Ensuite, Elayne s’en irait. Egwene et Nynaeve aussi, bien entendu. En route pour Tar Valon, espérait-il. Ajah Noir ou non, la Tour Blanche restait l’endroit le plus sûr pour les trois femmes.
Le lendemain… Plus de prétextes pour différer sa décision. Obligé d’agir…
Rand regarda ses paumes marquées chacune d’un héron. Il connaissait si bien les silhouettes qu’il aurait pu les dessiner de mémoire.
Les prophéties les mentionnaient.
« Deux fois deux fois, il devra être marqué,
Deux pour vivre et deux pour mourir.
Une fois le héron, pour tracer son chemin
Une deuxième fois le héron, pour dire son vrai nom
Une fois le Dragon, pour les souvenirs perdus,
Deux fois le Dragon, pour le prix qu’il doit payer. »
Mais si les hérons disaient son vrai nom, à quoi servaient les Dragons ? Et puisqu’on y était, c’était quoi, un Dragon ? Le seul qu’il connaissait était Lews Therin Telamon. Fléau de sa Lignée avait été le Dragon, et le Dragon était Fléau de sa Lignée. Mais à présent, il était lui-même le Dragon. Comment aurait-il pu être marqué par lui-même ? La créature représentée sur l’étendard était peut-être un Dragon. Mais les Aes Sedai elles-mêmes s’avouaient incapables de le dire.
— Tu as changé depuis la dernière fois que je t’ai vu. Plus fort. Plus dur.
Rand se retourna et sursauta en découvrant la jeune femme qui se tenait près de la porte. Le teint clair, les yeux et les cheveux noirs, elle était très grande et arborait une magnifique tenue blanc et argent. Son regard se posant sur la statue fondue, elle plissa le front.
Rand avait refusé qu’on retire du manteau de la cheminée les vestiges de l’œuvre d’art. Une façon de se rappeler ce qui arrivait quand il agissait sans réfléchir, perdant son contrôle. Une judicieuse initiative.
— Selene ! s’exclama-t-il en approchant de la jeune femme. D’où viens-tu ? Et comment es-tu entrée ? Je te croyais toujours au Cairhien, ou…
Ou déjà morte, ou errant sur les routes de l’exil, le ventre vide…
Sa robe tenue à la taille par une ceinture en tissu argentée, des peignes en argent incrustés d’étoiles et de croissants brillant dans sa longue chevelure, Selene restait la plus belle femme qu’il avait jamais vue. En comparaison, Elayne et Egwene étaient simplement jolies. Bizarrement, pourtant, elle ne lui faisait plus le même effet qu’avant. Peut-être à cause des longs mois qui les séparaient de leur dernière rencontre, au temps où le Cairhien n’était pas encore ravagé par la guerre civile.
— Je vais où ça me chante… (Selene dévisagea Rand et fronça les sourcils.) Tu as été marqué, mais ça n’a aucune importance. Tu m’appartenais et tu es toujours à moi. Toutes les autres t’ont accompagné un bout de chemin, et leur heure de gloire est révolue. Aujourd’hui, je viens réclamer ouvertement ce qui est à moi.
Rand soutint le regard de Selene. Marqué ? Parlait-elle de ses mains ? Et que voulait-elle dire par « tu es à moi » ?
— Selene, dit-il d’un ton conciliant, nous avons eu de bons moments ensemble… et de beaucoup moins bons. Je n’oublierai jamais ton courage, ni ce que tu as fait pour moi. Mais entre nous, il n’y a jamais eu que l’amitié de compagnons d’armes. Nous avons voyagé ensemble, et ça s’arrête là. Tu vas t’installer ici, dans les plus beaux appartements, et tu retourneras au Cairhien quand la paix y sera revenue. Si c’est dans mes cordes, je m’assurerai qu’on te restitue tes domaines.
— Tu as vraiment été marqué, fit Selene avec un sourire glacé. Des domaines au Cairhien ? J’en ai peut-être eu jadis, mais ce pays a tant changé que plus rien n’est comme avant. Selene est un nom d’emprunt bien commode, Lews Therin. Celui que j’ai adopté, c’est Lanfear.
Rand eut un rire étranglé.
— Une mauvaise plaisanterie, Selene. Je pourrais lancer de mauvaises blagues sur le Ténébreux en prétendant être un Rejeté. Et pour ta gouverne, je m’appelle Rand.
— Nous nous nommons les Élus, dit très calmement Selene. Élus pour gouverner le monde à tout jamais. Nous vivrons éternellement. Et toi aussi, en faisant le bon choix.
Inquiet, Rand plissa le front. Selene croyait dur comme fer à ce qu’elle disait. Le terrible voyage jusqu’à Tear devait l’avoir déstabilisée. Pourtant, elle n’avait pas l’apparence d’une folle. Calme, sereine, sûre d’elle…
D’instinct, Rand chercha à entrer en contact avec le saidin. Il essaya… et se heurta à un mur invisible qui le coupait de la Source.
— Tu n’es pas…, commença-t-il. (Selene sourit.) Par la Lumière ! tu dis la vérité…
Rand recula lentement. S’il s’emparait de Callandor, il aurait au moins une arme. Pas un angreal, dans la situation présente, mais une bonne lame quand même. Pourrait-il s’en servir contre une femme comme Selene ? Non, contre Lanfear, une des Rejetés !
Son dos heurtant quelque chose, Rand se retourna pour voir de quoi il s’agissait. Il n’y avait rien. Ou plutôt, une muraille invisible. De l’autre côté, Callandor brillait de tous ses feux. Frappant l’obstacle du poing pour défouler sa rage, il rencontra une surface aussi dure que la roche.
— Je ne peux pas te faire totalement confiance, Lews Therin. Pas encore…
Lanfear approcha. Rand envisagea de la ceinturer, tout simplement. Il était plus grand et plus fort, ça ne faisait pas de doute. Mais sans possibilité de canaliser, il risquait de finir prisonnier d’un tissage tel un chaton qui s’est pris les pattes dans une longueur de ficelle.
— Pas en présence de cet objet…, continua Lanfear en désignant Callandor. Il existe seulement deux artefacts plus puissants utilisables par un homme. Un des deux n’a pas été détruit, je le sais… Non, Lews Therin, je ne peux pas encore me fier à toi.
— Ne m’appelle plus ainsi ! Je me nomme Rand. Rand al’Thor.
— Tu es Lews Therin Telamon… Physiquement, il n’y a pas de points communs, à part la taille, mais je reconnaîtrais l’esprit qui se cache derrière ces yeux même si je te retrouvais dans un berceau. (Lanfear éclata de rire.) Si je t’avais découvert à l’époque où tu vagissais contre le sein de ta mère, tout aurait été tellement plus facile ! Si j’avais été libre de… (Elle se rembrunit.) Veux-tu voir ma véritable apparence ? Tu ne t’en souviens pas non plus, pas vrai ?
Rand essaya de décliner cette offre, mais sa langue refusa de lui obéir. Par le passé, il avait vu deux des Rejetés ensemble, Aginor et Balthamel, les deux premiers à se libérer après trois mille ans de captivité dans les sceaux de la prison du Ténébreux. Aginor était décomposé autant qu’on pouvait l’être sans avoir rendu l’âme – et encore, ça se discutait. Balthamel cachait son visage derrière un masque et ne dévoilait rien de sa chair, comme s’il avait eu peur de la voir ou que quelqu’un d’autre l’aperçoive.
L’air ondula autour de Lanfear quand elle se métamorphosa. Sous sa véritable apparence, elle était plus vieille que Rand, à l’évidence, mais la notion d’âge n’était pas vraiment pertinente. Il s’agissait plutôt d’une maturité supérieure. Qui ajoutait à sa beauté, si c’était possible. Une fleur épanouie comparée à un joli bouton… Même en sachant qui elle était vraiment, Rand en eut la bouche sèche et la gorge serrée.
Lanfear dévisagea Rand, ses yeux noirs pleins de confiance – mais légèrement intrigués, comme si elle se demandait ce que le jeune homme voyait. Le résultat de sa recherche dut la satisfaire, puisqu’elle sourit de nouveau.
— J’étais inhumée dans des profondeurs, dit-elle, piégée dans un sommeil sans rêves au sein duquel le temps ne s’écoulait pas. La Roue tournait sans m’accorder la moindre importance. À présent, tu me vois telle que je suis et je te tiens entre mes mains. (Elle tendit une main et passa sur la joue de Rand un index à l’ongle acéré.) Le temps des jeux et des subterfuges est révolu, Lews Therin. Depuis une éternité…
— Tu veux me tuer ? Que la Lumière te brûle ! je…
— Te tuer ? lâcha Lanfear, incrédule. Te tuer ! Je veux que tu sois à moi pour toujours. Car tu m’appartenais avant que cette mijaurée aux cheveux de paille ait jeté son dévolu sur toi. Avant même qu’elle te connaisse, tu m’aimais !
— Et toi, tu aimais le pouvoir !
Rand eut un instant de confusion. Ces mots semblaient justes – ils l’étaient, tout simplement – mais d’où étaient-ils donc montés, pour sortir ainsi de sa bouche ?
Selene-Lanfear parut aussi déconcertée que lui, mais elle se ressaisit vite.
— Tu as appris beaucoup de choses…, dit-elle. Et accompli des exploits dont je ne t’aurais pas cru capable, sans aide. Mais tu avances toujours à l’aveuglette dans un labyrinthe obscur, et ton ignorance risque de te tuer. Certains de mes compagnons te redoutent trop pour attendre. Sammael, Rahvin, Moghedien… Peut-être d’autres, mais pour ces trois-là, je suis certaine. Ils t’attaqueront, Lews Therin. Eux ne voudront pas te convertir. Ils approcheront par la ruse et te tueront dans ton sommeil. Parce qu’ils ont peur de toi, justement. Mais il y a aussi ceux qui peuvent te former, te réapprendre ce que tu savais jadis. Quand ce sera fait, nul n’osera s’opposer à toi.
— Me former ? Tu veux que je devienne le disciple d’un Rejeté ?
Un homme qui était un Aes Sedai durant l’Âge des Légendes… Un mâle capable de canaliser le Pouvoir et d’éviter tous les pièges ? Un maître qui…
Une proposition qu’on lui avait déjà faite, par le passé…
— Non ! Même si c’était vrai, je refuserais ! Mais pourquoi mes pires ennemis voudraient-ils m’aider ? Je les combats, et toi avec ! Je déteste chacun de tes actes, toutes les valeurs que tu défends.
Sombre crétin ! Tu es piégé et tu lances des défis stupides, comme un imbécile classique, dans un récit, qui énerve son ravisseur et finit par en payer les conséquences.
Mais Rand ne put se résigner à revenir en arrière. Au contraire, il en rajouta :
— Si j’en ai l’occasion, je te détruirai ! Toi, ton Ténébreux et tous tes Rejetés !
Un éclair haineux passa dans le regard de Lanfear.
— Sais-tu pourquoi certains d’entre nous te craignent ? En as-tu la moindre idée ? Parce qu’ils redoutent que le Grand Seigneur des Ténèbres te propose de devenir leur supérieur.
À sa grande surprise, Rand réussit à ricaner.
— Le Grand Seigneur des Ténèbres ? Tu ne peux pas dire son nom ? Pourtant, tu ne dois pas craindre d’attirer son attention, contrairement aux gens de bien. Ou est-ce que je me trompe ?
— Ce serait un blasphème, dit simplement Lanfear. Sammael et les autres ont raison d’avoir peur. Le Grand Seigneur veut te compter parmi ses fidèles. Et te placer au-dessus de tous les hommes. Il me l’a dit.
— C’est absurde ! Le Ténébreux est toujours prisonnier dans le mont Shayol Ghul, sinon, je serais déjà en train de livrer l’Ultime Bataille. Et s’il connaît mon existence, il doit désirer ma mort, puisque j’entends le combattre.
— Il sait tout ! Le Grand Seigneur en sait bien plus long que tu le penses. Il est possible de lui parler. Va au mont Shayol Ghul, dans la Fosse de la Perdition, et tu… l’entendras. Oui, tu pourras t’enivrer de sa présence.
Le visage de Lanfear s’illumina. L’extase, il n’y avait pas d’autre mot. Les lèvres entrouvertes, elle semblait fixer un merveilleux et lointain « ailleurs » qu’elle était seule à voir.
— Les mots ne peuvent pas commencer à décrire ce que c’est. Pour savoir, il faut vivre ces moments-là. Oui, les vivre !
Les yeux de nouveau focalisés sur Rand, Lanfear revint au présent.
— Agenouille-toi devant le Grand Seigneur, et il te placera au-dessus de tous les hommes. Tu seras libre de régner à ta guise, à condition de mettre une seule fois un genou en terre devant lui. Pour lui prêter allégeance. Rien de plus, il me l’a assuré. Asmodean t’apprendra à manier le Pouvoir sans y laisser la vie, et il te montrera ce qu’on peut faire avec. Laisse-moi t’aider ! Ensemble, nous pouvons éliminer les autres. Le Grand Seigneur s’en moquera. Quant à Asmodean, nous nous en débarrasserons, lorsqu’il aura rempli son office. Toi et moi, nous dominerons le monde sous la tutelle du Grand Seigneur. Pour toujours !
Lanfear baissa le ton, un mélange d’envie et d’angoisse faisant vibrer sa voix.
— Deux formidables sa’angreal furent fabriqués peu avant la fin de l’Âge des Légendes… Un que tu peux utiliser, et l’autre dont je saurai me servir. En comparaison, cette épée n’est rien. Une puissance qui dépasse l’imagination. Avec ces trésors, nous pourrons défier le Grand Seigneur lui-même. Et le Créateur !
— Tu es folle ! cracha Rand. Le Père des Mensonges prétend qu’il veut me laisser libre ? Je suis né pour le combattre. Afin que les prophéties s’accomplissent. Jusqu’à l’Ultime Bataille, je me dresserai contre lui et contre vous tous. Et si je dois perdre, je lutterai jusqu’à mon dernier souffle.
— Rien ne t’y oblige… Les prophéties ne sont que l’expression des espoirs de l’humanité. Si tu les accomplis, tu suivras un chemin qui te conduira jusqu’à Tarmon Gai’don et à ta mort. Moghedien ou Sammael ont le pouvoir de détruire ton corps. Le Grand Seigneur des Ténèbres, lui, anéantira ton âme. La fin pour l’éternité, sans espoir de retour. Jamais tu ne renaîtras, aussi longtemps que la Roue continuera à tourner.
— Non !
Un long moment, Lanfear dévisagea Rand, qui put presque voir osciller les plateaux de la balance où elle pesait les possibilités.
— Je pourrais te conquérir, dit-elle enfin. Te forcer à suivre le Grand Seigneur que tu le veuilles ou non, et en dépit de tes convictions. C’est possible.
Elle marqua une pause, sans doute pour voir si ses paroles avaient un impact. De la sueur ruisselant entre ses omoplates, Rand parvint quand même à rester impassible. Que la situation soit désespérée ou non, il allait devoir tenter quelque chose. Un deuxième essai d’atteindre le saidin se heurta lui aussi au mur invisible.
Rand regarda dans le vide, comme s’il réfléchissait. Callandor était juste derrière lui, mais aussi inaccessible que l’autre rive de l’océan d’Aryth. Son couteau reposait sur une petite table, près du lit, à côté d’une figurine de renard à moitié terminée.
Son regard balayant la pièce, Rand vit la statue fondue qui semblait se moquer de lui sur le manteau de la cheminée, les livres éparpillés sur le tapis… et l’homme tout de gris vêtu qui venait d’entrer dans la pièce un couteau au poing.
Tendu à craquer, Rand se tourna vers Lanfear.
— Tu as toujours été entêté, marmonna la Rejetée. Je ne te prendrai pas, cette fois. Je préfère que tu me rejoignes de ton propre gré. Et ça arrivera. Mais pourquoi plisses-tu ainsi le front ? Que se passe-t-il ?
Un homme qui venait d’entrer, un couteau au poing…
Les yeux de Rand avaient glissé sur l’intrus, presque sans le voir. Réagissant d’instinct, il écarta Lanfear de son chemin et entra en contact avec la Source Authentique. Aussitôt, l’obstacle invisible se désintégra et il vit apparaître dans sa main son épée de flammes.
L’homme chargea, le couteau tenu au niveau de sa cuisse, pointe vers le haut : la préparation typique d’un coup mortel. Même en l’affrontant, il restait difficile de garder les yeux rivés sur le tueur, mais Rand esquiva souplement et le Vent Souffle par-dessus le Mur trancha net la main armée de l’homme et finit par lui traverser proprement le cœur. Un instant, Rand plongea son regard dans des yeux déjà morts, même si le sang circulait encore dans le corps du tueur, puis il dégagea sa lame.
— Un Homme Gris…, dit-il en prenant ce qui lui sembla être sa première inspiration depuis des heures.
Le cadavre saignait abondamment sur le tapis et il n’était plus difficile du tout de le regarder, désormais. Avec les assassins dévoués aux Ténèbres, il en allait souvent ainsi : quand on les remarquait, il était déjà trop tard.
— C’est ridicule… Tu aurais pu me tuer sans peine. Pourquoi avoir joué toute cette comédie pour que je ne voie pas arriver un Homme Gris ?
Lanfear foudroya Rand du regard.
— Je n’ai pas recours aux Sans-Âme… Ne t’ai-je pas dit qu’il y a des… différends… entre les Élus ? Je me suis trompée d’une journée dans mes prédictions, mais il est encore temps que tu viennes avec moi. Pour apprendre. Et pour vivre. Cette épée… (Lanfear ricana.) Tu ne fais pas le dixième de ce qui est en ton pouvoir. Suis-moi et développe ton potentiel. Ou as-tu l’intention d’essayer de m’abattre ? Je t’ai libéré pour que tu puisses te défendre, ne perds pas ça de vue…
Son ton et sa posture indiquaient que Lanfear anticipait une attaque – ou au moins, qu’elle était préparée à la repousser. Mais ce ne fut pas ça qui arrêta Rand, ni la disparition opportune de l’obstacle invisible, un peu plus tôt. Lanfear était une Rejetée au service des Ténèbres depuis des millénaires. Comparée à elle, une sœur noire serait passée pour un bébé vagissant dans son berceau. Pourtant, il la voyait comme une femme. Même si ça lui donnait envie de se traiter de quintuple crétin (au minimum), Rand ne pouvait pas lever la main sur une femme. Si elle tentait de le tuer, peut-être… Mais elle ne bronchait pas, attendant la suite… S’il l’attaquait, elle était sans doute prête à lui infliger avec le Pouvoir des tortures qu’il n’imaginait même pas. Certes, il était parvenu à neutraliser Egwene et Elayne, mais ça faisait partie des choses qu’il réussissait sans réfléchir et qu’il ne pouvait pas reproduire à volonté. Il se souvenait de ce qu’il avait fait, pas de la méthode à employer.
Au moins, il tenait fermement le saidin. Cette fois, Lanfear ne l’aurait pas par surprise. La nausée provoquée par la souillure n’était rien. Le saidin, c’était la vie, et peut-être bien la… survie.
Une pensée traversa soudain l’esprit de Rand. Les Aiels ! Même un Homme Gris n’aurait pas pu franchir une porte gardée par six guerriers du désert.
— Que leur as-tu fait ? grogna Rand en reculant jusqu’à la porte sans quitter Lanfear des yeux.
Si elle utilisait le Pouvoir, il capterait peut-être un avertissement dans son regard.
— Qu’as-tu fait aux Aiels postés dans l’antichambre ?
— Rien du tout… Tu ne devrais pas sortir. Cette attaque vise peut-être à éprouver ta vulnérabilité, rien de plus, mais quand on fait l’idiot, on peut mourir même pendant une répétition générale.
Rand ouvrit la porte et découvrit une scène de cauchemar.