6 La chasse commence

Perrin aurait parié qu’il ne s’endormirait pas. Mais après qu’il se fut gavé de ragoût froid – sa détermination à négliger la viande n’avait pas résisté à la bonne odeur des restes du dîner – la fatigue l’avait poussé à s’allonger et ses yeux s’étaient fermés tout seuls. Avait-il rêvé ? Peut-être, mais il n’en gardait aucun souvenir.

Quand il se réveilla, parce que Lan le secouait comme un prunier, la lumière de l’aube pénétrait déjà dans la cabane par la porte ouverte, composant une curieuse aura au Champion.

— Rand est parti, annonça simplement le protecteur de Moiraine.

Perrin s’étira, bâilla, se leva et s’habilla à la hâte en frissonnant de froid. Dehors, quelques soldats s’affairaient déjà à débarrasser le camp des cadavres de Trollocs. Tenant leur cheval par la bride, ils lui faisaient tirer vers la forêt une ou deux lourdes charognes. À les voir tituber, l’apprenti forgeron songea qu’ils auraient été davantage à leur place à l’infirmerie. Après l’intervention d’une Aes Sedai, le corps avait toujours besoin d’un peu de temps pour récupérer.

Son estomac grommelant, Perrin huma l’air avec l’espoir que quelqu’un s’était déjà mis aux chaudrons. Dans le cas contraire, il était prêt à dévorer crue une des maudites racines.

Il ne capta aucune odeur, à part celle de ses compagnons et la puanteur des cadavres des Trollocs et du Myrddraal. Et celle des loups morts, également…

La cabane de Moiraine, de l’autre côté de la cuvette, semblait être le cadre d’une intense activité. Min y entra, puis Masema et Uno en sortirent. Alors que le sergent borgne s’enfonçait entre les arbres, se dirigeant vers la falaise qui se dressait derrière la cabane, le soldat descendit la pente en boitillant.

Perrin se mit en route. Tandis qu’il traversait le cours d’eau, il croisa Masema. L’air hagard, sa balafre boursouflée, le pauvre avait les yeux encore plus enfoncés dans leurs orbites qu’à l’accoutumée. Alors qu’il passait à côté de Perrin, il leva soudain la tête et saisit le jeune homme par les manches de sa veste.

— Tu viens du même village que lui, donc, tu dois savoir ! Pourquoi le Seigneur Dragon nous a-t-il abandonnés ? Quel péché avons-nous commis ?

— Un péché ? De quoi parles-tu donc ? Le départ de Rand n’a rien à voir avec ce que nous avons fait ou non.

Peu convaincu, Masema lâcha Perrin mais continua à le dévisager comme s’il détenait la vérité révélée.

— Masema, dit le jeune homme alors que de l’eau glacée commençait à s’infiltrer dans sa botte gauche, quoi qu’ait fait le Seigneur Dragon, ça correspondait à son plan. Il n’est pas du genre à nous abandonner.

Vraiment ? Si j’étais à sa place, je ne me défilerais pas ?

— Oui, oui, je comprends… Il s’en est allé répandre partout la bonne nouvelle de son avènement. Nous devons aussi l’annoncer…

Masema reprit son chemin en marmonnant tout seul.

Ses bottes produisant un « flic-flac » sonore à chaque pas, Perrin monta jusqu’à la cabane de Moiraine et frappa à la porte. Personne ne répondant, il hésita un instant puis entra.

La première pièce, où dormait Lan, était aussi dépouillée que sa propre cabane. Un lit de camp, quelques crochets en guise de penderie et une unique étagère de rangement sur laquelle brûlaient encore des lampes de fortune – un morceau de bois enduit d’huile enfoncé dans la fente d’un éclat de rocher – dont la fumée s’accumulait au plafond malgré le trou de ventilation qu’on y avait ménagé.

Gêné par cette odeur, Perrin plissa le nez.

Le plafond étant très bas, Loial, même assis sur le lit du Champion, les genoux relevés pour se faire plus petit – risquait à tout moment de s’y cogner la tête. Alors que les oreilles de l’Ogier frémissaient comme jamais, Min, qui s’était installée en tailleur à même le sol, regardait l’Aes Sedai faire les cent pas devant la porte de sa chambre. En guise de « cent », elle devait se contenter de trois pas aller et trois pas retour, mais elle se rattrapait en y mettant toute sa vigueur – une façon de se défouler qui démentait la sérénité qu’elle affichait par ailleurs.

— Je crois que Masema devient fou, annonça Perrin.

— Avec un type pareil, comment savoir ? lança Min.

Moiraine se tourna vers le jeune homme, les lèvres pincées.

— Perrin Aybara, Masema est-il ton plus grand sujet d’inquiétude, ce matin ?

— Non. Quand Rand est-il parti ? Et pourquoi ce départ ? Quelqu’un l’a vu et sait où il a pu aller ?

Perrin mobilisa toute sa volonté pour soutenir sans faillir le regard de Moiraine. Même si elle était bien plus petite que lui, ce n’était pas facile, avec une Aes Sedai…

— Est-ce votre œuvre, Moiraine ? L’avez-vous tenu en laisse trop longtemps, l’incitant à faire n’importe quoi pour ne plus mourir d’ennui ici ?

Les oreilles de Loial s’immobilisèrent. D’une main, il fit discrètement signe à Perrin de ne pas dépasser les bornes.

L’Aes Sedai sonda le regard de l’apprenti forgeron, qui réussit par miracle à ne pas détourner les yeux.

— Je n’y suis pour rien… Il est parti pendant la nuit. Quand, comment et pourquoi, c’est exactement ce que je cherche à découvrir…

Face au pacifisme de l’Aes Sedai, Loial soupira de soulagement. Pour un Ogier, ce genre de « soupir » équivalait au bruit que produit une barre de fer chauffée au rouge puis plongée dans un bac de trempe.

— Ne jamais énerver une Aes Sedai…, souffla le bon géant – une réflexion de toute évidence réservée à sa seule intention, mais que tout le monde entendit. Mieux vaut tenter de saisir le soleil à deux mains que de taquiner l’humeur d’une Aes Sedai…

Sans se lever, Min tendit une feuille de parchemin à Perrin.

— Loial est passé voir Rand dans sa cabane, hier soir, après que nous l’eûmes ramené, et ton ami lui a demandé de quoi écrire…

Ses longs sourcils en berne, l’Ogier s’agita nerveusement sur le lit de camp.

— Je ne savais pas ce qu’il préméditait…

— Tout le monde en a conscience, Loial, dit Min. Et nous ne t’accusons de rien.

Moiraine jeta un regard noir à la feuille de parchemin, mais elle ne tenta pas d’empêcher Perrin de le lire. En un sens, c’était Rand qui menait le jeu.

« J’agis ainsi parce qu’il n’y a pas d’autres solutions… Il me traque de nouveau, et cette fois, l’un de nous doit mourir. Mais pourquoi ceux qui m’entourent devraient-ils périr aussi ? Trop de gens ont déjà perdu la vie pour moi. Je n’ai aucune envie de quitter ce monde, et si c’est possible, je m’en abstiendrai. Les rêves sont peuplés de mensonges et la mort y rôde, mais ils contiennent aussi une part de vérité. »

C’était tout, et il n’y avait aucune signature. Perrin ne se demanda pas une seconde qui était le « il » dont parlait son ami. Pour lui comme pour chacun d’eux, il ne pouvait s’agir que de Ba’alzamon.

— Il a glissé ce message sous la porte, ici, dit Min d’une voix étranglée. Il a pris sa flûte, de vieux vêtements que les soldats avaient mis à sécher, et il est parti à cheval. Aucune sentinelle ne l’a vu. Après l’attaque, nos hommes auraient pourtant repéré une souris à dix lieues à la ronde.

— Et s’ils l’avaient vu, qu’est-ce que ça aurait changé ? demanda Moiraine. Qui aurait osé intercepter le Seigneur Dragon, voire lui poser des questions ? La plupart de ces guerriers – et Masema le beau premier – se trancheraient la gorge s’il le leur demandait.

Ce fut au tour de Perrin de dévisager l’Aes Sedai.

— Et ça vous étonne ? Par la Lumière ! ils lui ont juré fidélité ! Moiraine, sans vous, Rand n’aurait jamais clamé qu’il était le Dragon. Et maintenant, vous critiquez ces hommes parce qu’ils le vénèrent ?

L’Aes Sedai ne répondant pas, Perrin baissa d’un ton.

— Vous croyez vraiment qu’il est le Dragon Réincarné ? Ou est-il à vos yeux un jouet qui sera bien utile jusqu’à ce que le Pouvoir de l’Unique l’ait tué ou rendu fou à lier ?

— Du calme, Perrin…, dit Loial. Ne sois pas si agressif.

— Je me calmerai quand elle m’aura répondu. Alors, Moiraine ?

— Il est ce qu’il est, voilà tout.

— Selon vous, la Trame l’obligera à suivre le bon chemin… C’est ce qui se passe, ou cherche-t-il simplement à vous fuir ?

Un instant, Perrin crut qu’il était allé trop loin. Voyant la colère voiler le regard de Moiraine, il ne céda pas pour autant.

— Je vous écoute.

— Il agit peut-être bien sous l’influence de la Trame, mais je n’avais pas prévu qu’il partirait seul. Malgré tout son pouvoir, il est aussi vulnérable qu’un bébé, sur certains points, et aussi ignorant des réalités du monde. Il canalise le Pouvoir, c’est vrai, mais il n’a aucun contrôle sur le processus. Et quand la Source s’ouvre à lui, il ne sait pas vraiment ce qu’il fait… S’il n’est pas formé, le Pouvoir de l’Unique le tuera bien longtemps avant de lui avoir fait perdre la raison. Il lui reste tant à apprendre. Mais il veut courir avant de savoir marcher…

— Moiraine, vous pinaillez et vous nous égarez sur des fausses pistes… S’il est ce que vous dites, n’est-il pas possible qu’il sache bien mieux que vous ce qu’il doit faire ? Cette idée ne vous a-t-elle jamais traversé l’esprit ?

— Il est ce qu’il est, insista l’Aes Sedai, mais pour qu’il accomplisse sa mission, je dois d’abord le maintenir en vie. Mort, il ne réalisera aucune prophétie. Et même s’il parvient à éviter les Suppôts et les Créatures des Ténèbres, des milliers d’autres gens rêveront de l’égorger. Pour ça, il leur suffira de découvrir le centième de la vérité à son sujet.

» Pourtant, si c’était tout ce qui le menace, je ne m’en ferais pas tant que ça. Mais il y a les Rejetés…

Perrin sursauta. Dans son coin, Loial gémit.

— Le Ténébreux et tous les Rejetés sont enfermés dans le mont Shayol Ghul où…, commença à réciter Perrin.

Mais l’Aes Sedai l’interrompit :

— Les sceaux faiblissent, mon garçon ! Certains ont même déjà cédé, bien que le monde ne le sache pas encore. Le Père des Mensonges ne s’est pas libéré pour le moment. Mais certains Rejetés ont pu s’enfuir… Qui peut dire lesquels ? Lanfear ? Sammael ? Asmodean ? Be’lal ? Ravhin ? Voire Ishamael en personne, le Renégat de l’Espoir ? Ils étaient treize en tout, enfermés dans les sceaux, pas dans la prison qui retient le Ténébreux. Treize Aes Sedai de l’Âge des Légendes, le plus faible valant au moins dix Aes Sedai actuelles. Et le plus ignorant ayant en tête tout le savoir de cet Âge fabuleux. Les Rejetés des deux sexes ont renoncé à la Lumière pour jurer fidélité aux Ténèbres. Que se passera-t-il s’ils sont libres et attendent Rand quelque part ? Je ne les laisserai pas faire…

Perrin frissonna, terrifié à la fois par la détermination de Moiraine et par l’évocation des Rejetés. Si un seul s’était libéré, c’était déjà beaucoup trop. Quand il était enfant, sa mère utilisait souvent les noms mille fois maudits des Rejetés pour lui faire peur.

« Ishamael vient prendre les enfants qui mentent à leur mère. Lanfear attend dans la nuit les petits garçons qui ne vont pas au lit quand l’heure est venue de dormir. »

Avoir vieilli, constata Perrin, n’aidait pas du tout, puisqu’il savait maintenant que les Rejetés existaient bel et bien. Et qu’ils rôdaient peut-être en liberté, selon Moiraine…

— Emprisonnés dans le mont Shayol Ghul…, murmura-t-il, désolé de ne plus croire vraiment à cette jolie fable.

Très mal à l’aise, Perrin relut le message de Rand.

— Les rêves… Il en parlait déjà hier.

Moiraine vint se camper devant le jeune homme et le regarda dans les yeux.

— Les rêves ?

Lan et Uno entrèrent, mais l’Aes Sedai leur fit signe de se taire. Avec cinq humains et un Ogier, la petite pièce était pleine comme un œuf.

— Les rêves, Perrin ? Quels rêves as-tu faits, ces derniers jours ? Non, ne hausse pas les épaules comme ça. C’est très important. Dis-moi quels songes inhabituels tu as eus ! Je t’écoute.

Le regard de l’Aes Sedai sembla transpercer le crâne de Perrin et prendre son cerveau comme dans un étau, histoire de le forcer à parler.

Il regarda les autres témoins de la scène. Tous le dévisageaient, même Min, attendant qu’il se jette à l’eau. Conscient qu’il ne pouvait plus reculer, il raconta son seul rêve qui sortait de l’ordinaire. Celui où figurait l’épée qu’il ne parvenait pas à saisir. Prudent, il omit de mentionner le loup qui y avait fait irruption la nuit précédente.

Callandor…, souffla Lan.

Visage de pierre ou pas, il était stupéfié.

— Oui, confirma Moiraine, mais nous devons être absolument sûrs de notre fait. Lan, va interroger les hommes. (Tandis que le Champion sortait, elle se tourna vers Uno.) Et toi, quels rêves fais-tu ? On y voit une épée ?

Le vétéran dansa d’un pied sur l’autre. Si son œil factice soutint bravement le regard de Moiraine, l’autre se voila et tenta de se dérober.

— Je rêve tout le temps de maudi… d’épées, Moiraine Sedai. En toute logique, il doit en aller de même pour ces dernières nuits… Mais je ne me souviens pas clairement de mes songes, contrairement au seigneur Perrin.

— Et toi, Loial ? demanda Moiraine.

— Mes rêves tournent toujours autour des mêmes thèmes, Moiraine Sedai. Les bosquets, les Grands Arbres et mon Sanctuaire. Dès qu’un Ogier est à l’Extérieur, son Sanctuaire hante ses nuits.

L’Aes Sedai se tourna de nouveau vers Perrin.

— Ce n’était qu’un rêve, se défendit le jeune homme. Rien qu’un rêve…

— J’en doute fort, mon garçon… Tu nous as décrit le Cœur de la Pierre, dans la forteresse appelée la Pierre de Tear. Une description précise, comme si tu en revenais pour de bon. L’épée étincelante, c’est Callandor… On la nomme aussi l’Épée Qui N’en Est pas Une, ou encore l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée.

Se redressant d’un coup, Loial se cogna la tête au plafond. Mais il ne sembla pas s’en apercevoir.

— Les Prophéties du Dragon disent que la Pierre de Tear ne tombera pas tant que Callandor ne sera pas maniée par le Dragon. La chute de la forteresse est un des signes les plus révélateurs de la réincarnation du Dragon. Si Rand brandit Callandor, le monde entier devra reconnaître qu’il est le Dragon Réincarné.

— C’est une possibilité…, lâcha Moiraine.

Ce mot flotta dans l’air comme une plaque de glace sur une onde paisible.

— Une possibilité ? s’indigna Perrin. J’avais cru comprendre que c’était l’ultime augure. La dernière preuve que ces prophéties de malheur sont en train de se réaliser.

— Ni la dernière preuve ni la première…, dit simplement Moiraine. Callandor fait partie des événements prédits dans Le Cycle de Karaethon, une chaîne de causes et d’effets dont la naissance du Dragon, sur les pentes du pic du Dragon, est à l’origine. Mais s’il est bien né, Rand doit encore dévaster les nations et disloquer le monde. Cela dit, des érudits qui ont étudié les prophéties toute leur vie durant sont toujours incapables de les interpréter dans leur globalité. Comment comprendre, par exemple, la prédiction suivante : « Il devra frapper les siens avec l’épée de la paix, puis les détruire avec la feuille » ? Et celle-ci : « Pour qu’elles le servent, il lui faudra emprisonner les neuf lunes » ?

» Ces prédictions énigmatiques ont la même importance, au sein du Cycle, que les allusions à Callandor. Et il y en a d’autres. Quelles « plaies de la folie et coupures de l’espoir » Rand est-il censé guérir ? Quelles chaînes brisera-t-il et qui entraveront-elles ? Certaines prophéties sont si obscures qu’il les a peut-être déjà réalisées sans que personne s’en aperçoive, y compris moi. Callandor, mon garçon, n’est qu’une étape le long d’un interminable chemin.

Perrin n’était pas en mesure de contredire l’Aes Sedai. Des prophéties, il ne connaissait que des bribes, et il n’avait guère envie d’en savoir plus, surtout depuis que Rand s’était laissé refiler le maudit étendard par Moiraine.

Non, ça remontait à plus longtemps. À l’époque, pour être précis, où un voyage à travers une Pierre-Portail l’avait convaincu que sa vie était liée à celle de Rand.

— Loial, fils d’Arent fils d’Halan, si tu crois que Rand peut se contenter de tendre la main, tu es un imbécile – et lui aussi, s’il imagine la même chose. Même s’il ne se fait pas tuer avant d’arriver à Tear, il risque de ne jamais entrer dans la forteresse. Là-bas, les gens n’aiment pas le Pouvoir de l’Unique et ils n’auront aucune sympathie pour un jeune homme convaincu d’être le Dragon. Chez eux, canaliser le Pouvoir est interdit et les Aes Sedai sont tolérées, dans le meilleur des cas, tant qu’elles ne cherchent pas à puiser dans la Source Authentique. Déclamer les Prophéties du Dragon, ou simplement posséder un exemplaire du Cycle, suffit pour finir au fond d’une cellule humide. Pour pénétrer dans la forteresse, il faut la permission des Hauts Seigneurs – les seuls habitants du royaume autorisés à entrer dans le Cœur de la Pierre. Rand n’est pas prêt à surmonter cette épreuve. Absolument pas prêt…

Perrin ne put s’empêcher de ricaner. La Pierre ne tomberait pas tant que le Dragon ne manierait pas Callandor.

Comment est-il censé s’emparer de l’épée avant la chute de cette maudite forteresse ? C’est de la folie furieuse !

— Que fichons-nous encore ici ? explosa Min. Si Rand est en route pour Tear, nous devons le suivre ! Il risque la mort, ou un sort encore pire… Oui, que fichons-nous encore ici ?

Moiraine posa une main sur la tête de Min.

— Avant d’agir, je dois être sûre, dit-elle, consolante. Être choisi par la Roue pour connaître la grandeur – ou au moins la côtoyer – n’est jamais facile. Les « élus » doivent prendre les choses comme elles viennent.

— Je suis fatiguée de me contenter de ça…, soupira Min. (Elle se passa une main sur les yeux, peut-être pour essuyer des larmes.) Pendant que nous parlons, Rand peut être à l’agonie…

Avec dans le regard quelque chose qui ressemblait à de la compassion, Moiraine caressa la tête de Min.

Perrin s’assit sur le lit, le plus loin possible de Loial pour équilibrer le poids. Dans une si petite pièce, l’odeur de l’angoisse des humains le prenait à la gorge. Loial s’inquiétait aussi, mais il se dégageait également de lui la senteur des forêts et des vieux livres. Dans cet espace exigu, avec la puanteur des lampes, on avait vite l’impression d’étouffer.

— Pourquoi mon rêve nous indiquerait-il où est allé Rand ? demanda Perrin. C’était mon songe, pas le sien…

— Ceux qui canalisent le Pouvoir, hommes comme femmes, ont parfois un esprit assez fort pour imposer leurs rêves aux autres. (En parlant, l’Aes Sedai continua à consoler Min.) Surtout à des sujets très… réceptifs. Je doute que Rand l’ait fait exprès, mais les songes des Aes Sedai peuvent être d’une puissance incroyable. Pour quelqu’un d’aussi « fort » que Rand, la contagion risque de s’étendre à un village entier, voire à une petite ville. Le pauvre sait à peine ce qu’il fait, et il est incapable de contrôler son don.

— Dans ce cas, demanda Perrin, pourquoi n’avez-vous pas partagé son rêve ? Et Lan ?

Uno regarda droit devant lui, regrettant visiblement de ne pas être ailleurs, et les oreilles de Loial s’agitèrent. Trop fatigué et trop affamé pour se soucier du respect dû à une Aes Sedai, Perrin se fichait des conséquences. D’autant plus qu’il était fou de rage, constata-t-il non sans surprise.

— Oui, pourquoi ?

Moiraine ne perdit pas son calme.

— Les Aes Sedai apprennent à protéger leurs rêves. Quand je m’endors, je le fais sans y penser. Le lien permet aux Champions de bénéficier d’une protection du même type. Si les Ténèbres pouvaient leur voler leurs rêves, comment pourraient-ils s’acquitter de leur mission ? Sans défenses spéciales, les dormeurs sont vulnérables. Car la nuit est l’éternelle complice du mal.

— Avec vous, il y a toujours du neuf, grogna Perrin. Pourriez-vous nous prévenir, une seule fois dans toute cette histoire, au lieu de fournir des explications après coup ?

Désormais, Uno semblait concentré sur une seule activité : trouver un bon prétexte pour ficher le camp.

Moiraine écrasa Perrin de tout son mépris.

— Tu voudrais que je partage une vie de savoir avec toi en un après-midi ? Même une année entière serait dérisoirement peu… Mais écoute-moi bien, Perrin Aybara : méfie-toi des rêves. Oui, méfie-toi des rêves.

— C’est ce que je fais…, marmonna l’apprenti forgeron tout en détournant les yeux.

Un lourd silence s’ensuivit, personne n’osant ou ne voulant le briser. Les yeux rivés sur ses chevilles croisées, Min paraissait cependant rassurée par la présence de Moiraine. Adossé à une cloison, Uno regardait dans le vide. Oubliant la gravité du moment, Loial sortit un livre de sa poche et plissa les yeux pour le déchiffrer dans la pénombre. L’attente se prolongea, mettant à rude épreuve les nerfs de Perrin.

Dans mes rêves, ce ne sont pas les Ténèbres qui me terrorisent, mais les loups. Je refuse de les laisser entrer dans ma tête !

Dès que Lan fut revenu, Moiraine cessa de s’occuper de Min et se redressa de toute sa hauteur.

— Ces quatre dernières nuits, annonça le Champion, la moitié des hommes ont rêvé à une épée. Certains se souviennent de la salle aux grandes colonnes, et cinq ont même précisé que l’épée était en cristal ou en verre. Masema affirme avoir vu Rand la tenir, dans son rêve de la dernière nuit.

— Voilà qui ne m’étonne pas de ce soldat… (Semblant soudain déborder de vitalité, l’Aes Sedai se frotta énergiquement les mains.) Maintenant, j’ai des certitudes ! Cela dit, j’aimerais savoir comment il a réussi à nous fausser compagnie sans être vu. S’il a redécouvert des aptitudes remontant à l’Âge des Légendes…

Lan regarda Uno, qui blêmit de confusion.

— J’ai oublié, avec ces fichues conversations sur ces maudits…

Il se racla la gorge, regarda Moiraine, vit qu’elle ne se formalisait pas, et continua :

— Eh bien… Hum… J’ai suivi les traces du Seigneur Dragon. La vallée encastrée a une sortie, désormais… Une conséquence du tremblement de terre. J’ai trouvé des empreintes de sabots. Un chemin pénible pour un cheval, mais négociable. À partir de cette issue, il est facile de contourner la montagne.

— Bonne nouvelle, dit Moiraine. Au moins, Rand n’est pas capable de voler, de se rendre invisible ou de faire je ne sais quel miracle oublié depuis l’Âge des Légendes. Nous devons le suivre, et vite ! Uno, je vais te donner assez d’or pour que les hommes et toi puissiez survivre jusqu’à Jehannah. Je t’indiquerai aussi le nom de quelqu’un qui vous en remettra plus, là-bas. Au Ghealdan, on se méfie des étrangers, mais si vous vous tenez tranquilles, on ne viendra pas vous ennuyer. Attendez en ville jusqu’à ce que je vous envoie un message.

— Nous voulons venir ! protesta le sergent. Enfin, nous avons juré de suivre le Dragon Réincarné ! Je ne vois pas comment nous pourrons prendre une forteresse qui n’est jamais tombée, mais avec l’aide du Seigneur Dragon, rien n’est impossible.

— Nous sommes donc le « Peuple du Dragon » ? ironisa Perrin. « La Pierre de Tear ne tombera pas tant que le Peuple du Dragon ne sera pas venu » ? Nous auriez-vous rebaptisés, Moiraine ?

— Un peu de respect, forgeron, marmonna Lan, plus « minéral » que jamais.

L’Aes Sedai foudroya les deux hommes du regard, les réduisant au silence.

— Désolée, Uno, dit-elle, mais pour rattraper Rand, nous devrons chevaucher ventre à terre. Tu es le seul lancier en état de le faire, et nous ne pouvons pas attendre que les autres soient rétablis. Dès que ce sera possible, j’enverrai quelqu’un te chercher.

Uno fit la moue, mais il se résigna. Dès que l’Aes Sedai lui eut fait signe qu’il pouvait disposer, il partit prévenir ses hommes.

— Moi, je viens quoi que vous disiez ! lança Min.

— Non, tu pars pour Tar Valon !

— Je ne fais pas partie de cette engeance !

L’Aes Sedai continua calmement, comme si elle n’avait pas entendu la remarque désobligeante.

— La Chaire d’Amyrlin doit être informée, et je doute de pouvoir trouver quelqu’un de confiance qui dispose de pigeons voyageurs. De toute façon, mon message risquerait de ne jamais arriver à destination. C’est un long et dur voyage, mon enfant, et je ne t’enverrais pas seule si quelqu’un pouvait t’accompagner. Je te donnerai de l’or et des lettres de recommandation pour les gens susceptibles de t’aider en chemin. Tu ne devras pas traîner, cependant. Quand ton cheval sera fatigué, achètes-en un autre. Vole-le, si tu ne peux pas faire autrement. Mais dépêche-toi !

— Uno pourrait jouer les messagers. Il est en pleine forme, vous l’avez dit vous-même. Moi, je veux suivre Rand.

— Uno a des responsabilités… De plus, tu crois qu’un homme peut se présenter à la Tour Blanche et demander à voir la Chaire d’Amyrlin ? Même un roi devrait poireauter des jours, s’il n’avait pas pris la précaution de se faire annoncer. Un de nos soldats en aurait pour des semaines, en supposant qu’il finisse par être reçu. En outre, un événement si inhabituel serait connu dans tout Tar Valon en moins d’une demi-journée. Très peu de femmes demandent une audience à notre dirigeante, mais ça arrive parfois, et ça ne devrait pas éveiller la curiosité des gens. Un homme, en revanche… Personne ne doit savoir que la Chaire d’Amyrlin a reçu un message de moi. Sa vie et la nôtre en dépendent. Tu es la seule à pouvoir y aller.

Min tenta de trouver de nouveaux arguments, mais elle dut s’avouer battue.

— Lan, dit Moiraine, j’ai peur que Rand laisse une piste un peu trop visible, mais de toute façon, tu es un éclaireur hors pair… Perrin ? Loial ? M’accompagnerez-vous ?

Toujours assise en tailleur, Min en couina d’indignation, mais Moiraine l’ignora superbement.

— Je viendrai, répondit l’Ogier. Rand est mon ami. Et j’avoue ne pas vouloir rater une miette de tout ça. Pour mon futur livre, vous comprenez…

Perrin mit plus de temps à se déclarer. Quoi qu’il soit devenu sur l’enclume du destin, Rand restait son ami. En outre, tout semblait prouver que leurs avenirs étaient liés – un point capital, même si l’apprenti forgeron aurait préféré qu’il n’en soit pas ainsi.

— Il faut le faire, pas vrai ? Donc, j’en suis…

— Très bien… (Moiraine se frotta de nouveau les mains, comme quelqu’un qui a du pain sur la planche.) Préparez-vous tous. Rand a des heures d’avance et j’entends être partie avant midi.

Si frêle que fût l’Aes Sedai, son autorité incita tout le monde à filer exécuter ses ordres – sauf Lan, qui resta avec elle. Tandis que Loial se baissait pour franchir la porte, Perrin pensa à une fermière qui dirigerait une bande d’oies à la baguette.

Une fois sortie, Min se retourna et sourit à Lan, qui n’avait pas encore refermé la porte.

— Vous n’avez pas un message à me faire transmettre ? Pour Nynaeve, par exemple ?

Le Champion cligna des yeux, pris par surprise, et se comporta avec la maladresse d’un cheval contraint à marcher sur trois jambes.

— Tout le monde est donc au courant ? (Lan se reprit très vite.) Si elle veut avoir de mes nouvelles, je lui en donnerai de vive voix…

Sur ces mots, il claqua la porte au nez de Min.

— Les hommes…, marmonna la jeune femme. Trop aveugles pour voir ce qu’une pierre verrait et trop têtus pour reconnaître leurs erreurs.

Perrin inspira à fond. L’odeur de la mort planait encore dans la cuvette, mais l’air y était beaucoup plus respirable qu’à l’intérieur de la cabane.

— De l’air frais…, soupira Loial. La fumée commençait à me gêner…

Les deux humains et l’Ogier descendirent au fond de la cuvette. Près du cours d’eau, les soldats capables de tenir debout faisaient cercle autour d’Uno. À le voir gesticuler, le sergent devait égrener un chapelet de jurons – histoire de rattraper le temps perdu, bien sûr.

— Comment avez-vous fait pour devenir des privilégiés ? demanda Min. Elle vous a demandé si vous veniez avec elle. Moi, je n’ai pas eu mon mot à dire.

— Min, dit Loial, elle a posé la question parce qu’elle connaissait d’avance notre réponse. Elle lit en moi comme dans un livre ouvert. Idem pour Perrin. Toi, en revanche, tu es une énigme pour elle.

Min n’en fut qu’à peine adoucie… Elle regarda Perrin, ce géant si discret, puis Loial, qui réussissait l’exploit d’être beaucoup plus grand que lui.

— Pour le bien que ça me fait… Je lui obéis quand même, comme vous, ses gentils petits agneaux. Pendant un moment, tu t’en es bien tiré, Perrin. Tu lui as résisté comme si elle essayait de te vendre une veste trop petite dont toutes les coutures auraient craqué sur toi.

— Je lui ai résisté, c’est vrai, fit l’apprenti forgeron, soudain conscient qu’il n’y était pas allé avec le dos de la cuillère. Et ça n’était pas si terrible que ça…

— Tu as eu de la chance, souffla Loial. Taper sur les nerfs d’une Aes Sedai, c’est plus dangereux que de mettre la tête dans un nid de frelons.

— Loial, dit Min, je voudrais parler en privé à Perrin. Ça te dérangerait de nous laisser seuls ?

— Bien sûr que non…

Accélérant le pas, l’Ogier s’éloigna rapidement. En marchant, il sortit de sa poche sa pipe et sa blague à tabac.

Perrin regarda avec méfiance la jeune femme qui semblait ne pas trop savoir par où commencer.

— Tu vois des choses à son sujet ? demanda-t-il pour détendre l’atmosphère.

Min secoua la tête.

— Non, je crois que ça fonctionne seulement avec les humains. Mais à ton sujet, j’ai vu des choses que tu dois savoir.

— Je t’ai dit que…

— Ne sois pas plus obtus que nature, Perrin ! Je parle de choses que j’ai vues il y a cinq minutes, juste après t’avoir entendu annoncer que tu accompagnerais Moiraine. C’est nouveau, donc ça doit avoir un lien avec ce voyage. Ou ta décision d’y participer.

Perrin attendit un moment avant de soupirer :

— Bon, je t’écoute. Qu’as-tu vu ?

— Un Aiel dans une cage… Un Zingaro armé d’une épée… Un faucon et un épervier perchés sur tes épaules. Deux femelles, je crois… Bien entendu, il y avait aussi tout ce que je vois d’habitude autour de toi. Les Ténèbres qui t’encerclent et…

— Je ne veux rien savoir ! s’écria Perrin.

Quand il fut sûr que Min n’irait pas plus loin, il se gratta pensivement la tête. Rien de tout ça n’avait de sens pour lui.

— Tu as idée de ce que ça veut dire ? Je parle uniquement des nouvelles choses…

— Je nage, mais c’est quand même important… Mes visions le sont toujours. Des tournants décisifs dans la vie des gens, ou une modification de leur destin. Mais il y a autre chose… (Min hésita un moment.) Si tu rencontres une femme – la plus belle que tu aies jamais vue – fuis à toutes jambes.

— Tu as vu une belle femme ? Et pourquoi donc devrais-je la fuir ?

— Tu ne peux pas tenir simplement compte d’un conseil ?

Agacée, Min flanqua un coup de pied dans un caillou et le regarda dévaler la pente.

Perrin détestait les conclusions hâtives. À cause de ça, beaucoup de gens le jugeaient lent d’esprit. Mais cette fois, en mettant bout à bout les récentes déclarations de Min, il arriva à une conclusion stupéfiante.

Il s’immobilisa, cherchant ses mots.

— Min… Hum… je… Eh bien… Comment dire ? Tu me fais penser à mes sœurs, et je t’aime beaucoup, mais…

Min s’arrêta aussi, se tourna vers Perrin, leva la tête pour le regarder dans les yeux et lui sourit.

— Allons, Perrin, tu sais bien que je t’aime.

La jeune femme se tut, regardant la mâchoire de l’apprenti forgeron lui tomber sur la poitrine.

— Comme un frère, espèce de grand bovin abruti ! La fatuité des hommes m’étonnera toujours. Sans cesse occupés à se prendre pour le centre du monde, et à croire que toutes les femmes rêvent d’eux…

Perrin sentit qu’il s’empourprait.

— Je n’ai pas… Jamais… Hum… Que disais-tu à propos d’une femme ?

— Écoute mon conseil, lâcha Min. (Elle repartit au pas de charge.) Même si tu oublies tous les autres, garde celui-là à l’esprit.

Perrin regarda la jeune femme, le front plissé. Pour une fois, ses idées se mirent en place très vite. En quelques enjambées, il rejoignit Min.

— C’est Rand, pas vrai ?

Sans ralentir, Min émit comme un ricanement, puis elle coula un regard de côté à son ami.

— Tu n’es peut-être pas si borné, tout compte fait…

Comme si elle se parlait à elle-même, elle ajouta :

— Je suis liée à lui comme une douelle à son tonneau, rien de moins… Mais je ne sais pas s’il m’aimera en retour un jour. Et je ne suis pas la seule en lice…

— Egwene est au courant ?

Depuis l’enfance, Rand et Egwene étaient promis l’un à l’autre. À part s’agenouiller devant le Cercle des Femmes pour prononcer leurs vœux, ils avaient rigoureusement tout fait pour suivre ce chemin. Perrin ignorait jusqu’à quel point ils s’en étaient écartés, ces derniers temps – en supposant que ce soit le cas.

— Elle sait, répondit Min. Pour le bien que ça nous fait à toutes les deux…

— Et Rand ? Il est informé ?

— Bien entendu, lâcha amèrement Min. Tu te doutes que je lui ai tout dit. « Rand, j’ai eu une vision à ton sujet, et il semble que je sois destinée à tomber amoureuse de toi. Je devrai te partager, ce qui ne m’enchante pas, mais c’est ainsi. » Perrin Aybara, tout bien pesé, tu es un abruti… (Elle passa une main sur ses yeux.) Si j’étais avec lui, je pourrais l’aider… Enfin, je crois. S’il meurt, je doute de jamais m’en remettre.

Perrin haussa les épaules, mal à l’aise.

— Min, je ferai mon possible pour l’aider. (Sans vraiment savoir ce qui est en mon pouvoir…) Je te le jure ! Toi, il vaut mieux que tu ailles à Tar Valon, où tu seras en sécurité.

— En sécurité ? (Min médita sur le mot, comme si elle se demandait ce qu’il signifiait.) Tu crois que Tar Valon est un endroit sûr ?

— Si ce n’est pas le cas, la sécurité n’existe plus en ce monde.

Min ricana. Puis les deux jeunes gens allèrent rejoindre les soldats qui se préparaient déjà au départ.

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