Mat gardait de vagues souvenirs de Caemlyn. Mais lorsqu’ils en approchèrent, aux petites heures de l’aube, il eut le sentiment de n’être jamais venu… Depuis le lever du soleil, les deux hommes n’avaient jamais été seuls un instant sur la route. À présent, noyés dans un flot de cavaliers, de chariots et de piétons, ils déferlaient sur la cité comme une marée humaine.
Construite sur des collines, la ville était au moins aussi grande que Tar Valon. Haut de cinquante pieds, le mur d’enceinte muni d’une kyrielle de tours de garde défendait le cœur de Caemlyn. Mais c’était à l’extérieur de cette muraille, sur laquelle l’étendard du Lion battait au vent tous les dix pas, qu’avait poussé une autre grande ville qui faisait comme une couronne à la première. Des bâtiments de brique rouge ou de pierre grise, des auberges à la façade plâtrée, des résidences de deux ou trois étages, si somptueuses qu’elles devaient appartenir à de riches marchands… Ici, les boutiques s’alignaient à perte de vue, proposant sous des auvents de magnifiques étalages. Mais c’était aussi le royaume des entrepôts et des marchés semi-ouverts, leurs toits de tuiles rouges ou écarlates bordant les rues des deux côtés.
Dans ces enclaves, les marchands des deux sexes vantaient leurs produits à grand renfort de boniment. Dans les enclos, des veaux, des chèvres et des cochons attendaient preneur tandis que toute une collection d’oies, de volailles et de canards en cage ajoutaient leurs divers cris au vacarme ambiant.
Mat se souvint d’avoir trouvé Caemlyn un peu trop bruyante, lors de sa première visite. À présent, il aurait juré entendre les battements d’un cœur géant qui ne pompait pas du sang mais du bel et bon argent.
La route conduisait aux portes de la cité, des arches hautes de vingt pieds qui restaient ouvertes en permanence sous l’œil vigilant des Gardes de la Reine en uniforme rouge et en plastron étincelant. Malgré le bâton attaché à la selle du jeune homme, ces soldats ne lui accordèrent pas plus d’attention qu’aux autres voyageurs, et la cape à carreaux de Thom les laissa également de marbre. Leur principale préoccupation semblait être la fluidité du trafic. De ce point de vue-là, ils se montraient efficaces, et les deux compagnons furent en ville avant d’avoir eu le temps de s’impatienter.
Ici, les tours élancées culminaient encore plus haut que celles du mur d’enceinte. Dominant les rues bondées de monde, des dômes blancs ou jaunes brillaient comme de petits soleils. Une fois les portes passées, la route se divisait en deux voies parallèles séparées par une large bande de pelouse semée d’arbres. Les collines qui composaient la ville s’élevaient comme des marches vers une ultime butte, presque un pic, qu’entourait un mur d’enceinte intérieur. Aussi blanche que les célèbres Murs Scintillants de Tar Valon, cette ultime muraille défendait le cœur même de la ville – où se nichait le palais royal.
La Cité Intérieure, se souvint Mat. En fait, le palais était perché tout au sommet, à la manière d’un nid d’aigle.
— Inutile d’attendre, dit le jeune homme à son compagnon. Je file livrer ma missive.
Il jeta un coup d’œil aux chaises à porteurs et aux carrosses qui sillonnaient la rue, se frayant un passage dans la foule fascinée par les étalages des boutiques.
— Thom, je suis sûr qu’un honnête homme peut se remplir les poches dans cette ville, s’il trouve la bonne partie de dés ou de cartes.
Mat était moins chanceux aux cartes, mais de toute façon, c’étaient plutôt les nobles et les riches marchands qui pratiquaient ces jeux…
À moi de déterminer le genre de pigeon que je devrais chercher à plumer.
Thom bâilla à s’en décrocher la mâchoire puis tira sur sa cape comme si c’était une couverture qu’il voulait se remonter jusqu’au menton.
— Nous avons chevauché toute la nuit, mon garçon… Si nous nous trouvions au moins de quoi manger, avant ? La Bénédiction de la Reine est connue pour sa cuisine. (Le trouvère bâilla de nouveau.) Et ses excellents lits…
— Je m’en souviens, acquiesça Mat.
Et c’était vrai, en un sens… L’aubergiste, maître Gill, était un type bedonnant aux cheveux gris. Moiraine les avait rattrapés à La Bénédiction, Rand et lui, alors qu’ils se croyaient débarrassés d’elle.
Elle est occupée avec Rand, à présent… Plus aucun rapport avec moi. C’est terminé !
— Je te retrouverai à l’auberge, Thom. J’ai dit que je me débarrasserais de cette lettre une heure après mon arrivée, et j’ai l’intention de tenir parole. À plus tard…
Thom ne protesta pas. Faisant obliquer son cheval, il s’engagea dans une ruelle et lança par-dessus son épaule :
— Ne va surtout pas te perdre, gamin ! Caemlyn est une grande ville !
Et foisonnante…, pensa Mat en remontant la rue principale grouillante de badauds. Me perdre, moi ! Bon sang ! je suis quand même capable de m’orienter…
Cela dit, la maladie avait effacé des pans entiers de sa mémoire. Il pouvait par exemple voir une auberge à l’architecture très particulière, se souvenir qu’il était déjà passé devant, mais ne plus rien se rappeler de ce qu’il y avait ensuite dans la rue. Une section entière d’une avenue lui revenait parfois en mémoire avec un grand luxe de détails sans qu’il revoie rien de la section qui précédait et de celle qui suivait.
Même si sa mémoire était constellée de trous, il était certain de n’avoir jamais exploré la Cité Intérieure et le palais royal.
Je n’aurais pas pu oublier ça, pour sûr !
Certes, mais il se souvenait pourtant très bien du chemin. Les rues de la Nouvelle Cité – ce nom qui lui était revenu à l’esprit désignait la partie de Caemlyn vieille de moins de deux mille ans – partaient dans tous les sens, mais les avenues principales conduisaient toutes à la Cité Intérieure.
Aux portes de cette dernière, les Gardes se révélèrent aussi coulants que leurs collègues de l’entrée principale.
À l’abri des murs blancs se dressaient des bâtiments qui n’auraient pas déparé à Tar Valon. En remontant les rues circulaires, Mat découvrit des tours presque aussi fines que des minarets dont les parois en mosaïque brillaient d’une myriade de couleurs sous les assauts du soleil et il eut une vue plongeante sur des jardins et des parcs conçus pour être contemplés d’en haut. Plus d’une fois, il s’arrêta pour admirer la vue panoramique sur la cité, puis sur les plaines et les forêts qui l’entouraient. Arrivé à ce point, peu importait la rue qu’empruntait Mat, puisque toutes montaient jusqu’à sa destination, à savoir le palais royal d’Andor.
Il déboula bientôt sur la grand-place ovale qui s’étendait devant la somptueuse demeure de Morgase, et avança au trot jusqu’à ses grandes portes dorées. Avec ses tours élancées et ses dômes d’or étincelants, le palais blanc d’Andor, lui aussi, aurait eu une place de choix parmi les merveilles de Tar Valon. Admirant des balcons délicats puis un dôme imposant, Mat songea que l’or de la moindre dorure de ce chef-d’œuvre d’architecture aurait suffi à le faire vivre une année entière – et dans le luxe le plus éhonté.
La place était quasiment déserte, comme si on la réservait pour les grandes occasions. Une dizaine de Gardes de la Reine protégeaient les portes. Le visage dissimulé par la grille de protection de leur casque, ces soldats d’élite, comme à la parade, portaient leur arc en travers de la poitrine, tous dans la même position, au quart de degré près. Sa cape rouge rejetée en arrière pour exposer le nœud d’or symbolisant son grade, un officier inspectait la garde, étudiant chaque homme en quête du moindre grain de poussière ou de la plus petite tache de rouille.
Mat tira sur les rênes de sa monture et sourit :
— Bien le bonjour, capitaine.
Le militaire se retourna, ses petits yeux brillant derrière la grille de son casque comme ceux d’un rat en cage. Plus vieux que Mat l’aurait cru – et trop vieux, en tout cas, pour n’arborer qu’un seul nœud d’or, normalement – le capitaine, vu de près, se révélait plus ventripotent que massif.
— Que veux-tu, paysan ? demanda-t-il, bourru.
Mat prit une grande inspiration.
Allons, mettons-y le paquet ! Si j’impressionne cet idiot, il ne me fera pas attendre toute la journée. Et je ne veux pas avoir à exhiber le sauf-conduit de la Chaire d’Amyrlin pour éviter de faire le pied de grue.
— Je viens de Tar Valon, de la Tour Blanche, pour être précis, et je suis porteur d’une lettre de…
— Toi, tu viens de Tar Valon ? s’esclaffa l’officier. (Son estomac ballotta peu esthétiquement, mais il reprit très vite son sérieux.) Nous ne voulons pas de messages de Tar Valon, péquenot ! En supposant que tu en aies un, bien sûr… Notre bonne reine, puisse la Lumière briller sur elle, ne voudra rien entendre de Tar Valon avant que la Fille-Héritière lui soit revenue. De toute façon, je n’ai jamais entendu parler d’un messager de la Tour Blanche vêtu comme un épouvantail ! À l’évidence, tu as une sale idée derrière la tête, paysan. Tu crois te faire un peu d’argent avec une lettre imaginaire, mais tu auras de la chance si tu ne finis pas en prison. Et si par hasard tu viens vraiment de Tar Valon, retourne chez toi et dis à la Tour Blanche de nous rendre la Fille-Héritière avant que nous décidions de venir la chercher.
» Si tu es juste un escroc minable, dégage avant que je te fasse rosser par mes hommes ! Allez, du balai, imbécile !
Mat tentait d’en placer une depuis un bon moment. La première occasion fut la bonne :
— La lettre est justement d’elle, soldat. De la…
— Serais-tu sourd, épouvantail à moineaux ? (Le capitaine s’empourpra derrière son casque.) Hors de ma vue, vermine ! Si tu es encore là quand j’aurai compté jusqu’à dix, je te ferai arrêter parce que ta présence souille cette place. Un ! Deux !
— Tu sais compter jusque-là, gros crétin ? lança Mat. Je te dis que c’est Elayne qui…
— Gardes, s’écria l’officier, emparez-vous de ce Suppôt des Ténèbres !
Mat hésita un moment, certain que personne ne pouvait prendre au sérieux une accusation si stupide, mais les Gardes se précipitaient déjà vers lui, et ils n’avaient pas l’air commodes. Faisant faire demi-tour à son cheval, le jeune homme détala sans demander son reste, les cris du capitaine retentissant à ses oreilles. Même s’il n’avait rien d’un étalon, le hongre distança très facilement des hommes à pied. Dans les rues circulaires, des passants s’écartèrent à la hâte, montrant ensuite le poing au cavalier indélicat.
Abruti congénital ! pensa Mat à l’intention du capitaine.
Puis il s’avisa qu’il n’avait pas été très brillant non plus.
J’aurais dû commencer par le fichu nom de ma commanditaire. « Elayne, Fille-Héritière d’Andor, m’a chargé d’apporter une lettre à sa mère, la reine Morgase. » Mais comment aurais-je deviné que Tar Valon était si mal vue à Caemlyn, désormais ?
D’après ses souvenirs, les Gardes éprouvaient pour les Aes Sedai et la Tour Blanche une loyauté presque égale à celle qu’ils manifestaient à la reine.
Elayne aurait pu me prévenir, nom de nom !
Certes, mais…
Oui, oui, j’aurais pu lui poser la question…
Juste avant d’atteindre les portes qui donnaient sur la Nouvelle Cité, Mat passa au pas. Les gardes du palais ne le poursuivaient sûrement plus, et il aurait été maladroit d’attirer l’attention des sentinelles en galopant comme un fou. Cela dit, ces militaires nonchalants ne lui accordèrent pas plus d’attention que la première fois.
Une fois l’arche franchie, le jeune homme sourit et faillit se retourner. Se rappelant brusquement un détail, il venait d’avoir une idée qui lui plaisait beaucoup plus que de passer à pied les portes du palais. Même si elles n’avaient pas été sous la surveillance d’un crétin, la solution de substitution le séduisait bien davantage.
En cherchant La Bénédiction de la Reine, Mat se perdit deux fois, mais il finit par repérer l’enseigne montrant un homme agenouillé devant une souveraine munie de tous les symboles de son rang. Passant devant l’imposant bâtiment de deux étages aux très hautes fenêtres, même en soupente, Mat gagna les écuries où un palefrenier aux dents chevalines – une déformation professionnelle – accepta de se charger de son cheval.
Mat se souvint soudain du type à la peau tannée comme du vieux cuir.
— Ça fait une paye, Ramey, dit-il en lançant une pièce d’argent à l’employé. Tu ne m’as pas oublié, pas vrai ?
— Eh bien, à vrai dire…
Le palefrenier baissa la main sur sa paume et vit briller de l’argent là où il s’attendait à contempler du cuivre. Du coup, son signe de tête à peine poli se transforma en ce qui pouvait passer pour une courbette pleine de révérence.
— Bien sûr, jeune maître ! Pardonne-moi, j’ai du mal avec les gens… Les chevaux, eux, je les reconnais toujours. Le tien est d’excellente qualité, jeune maître. Je m’en occuperai bien, n’aie aucune crainte.
Après avoir débité ce discours, sans laisser à Mat l’occasion de parler, Ramey s’en fut avec le hongre – sans doute soulagé de ne pas avoir eu à dire le nom de son client, dont il ne se souvenait bien entendu plus.
Avec une grimace, Mat glissa le présentoir à fusées sous son bras et hissa sur son épaule le reste de ses bagages.
Ce gars ne ferait pas la différence entre moi et un ongle d’orteil du roi Aile-de-Faucon…
Près de la porte des cuisines, un colosse trônait sur un tonneau renversé, un chat noir et blanc sur les genoux. Sans cesser de caresser le matou, il étudia attentivement Mat, notant le bâton qu’il portait dans le dos, mais ne fit pas un geste pour l’intercepter. Mat était certain d’avoir déjà vu l’ange gardien de La Bénédiction, mais il était incapable de mettre un nom sur son visage.
Il entra sans un mot, et le colosse non plus ne dit rien.
Pourquoi ces gens se souviendraient-ils de moi ? Des Aes Sedai descendent sans doute ici tous les jours…
Dans les cuisines, deux aides-cuisinières et trois marmitons couraient entre des fours et des broches géantes sous la direction d’une obèse au chignon impeccable. Brandissant une longue cuillère en bois, la cuisinière s’en servait comme d’un bâton de maréchal.
Et s’appelle Coline, un nom approprié pour une telle montagne de femme. Mais tout le monde la surnomme Cordon Bleu…
— Bonjour Cordon Bleu, dit-il. Me voilà de retour, et moins d’un an après être parti.
La cuisinière dévisagea le jeune homme, puis elle hocha la tête.
— Je me souviens de toi… Tu étais avec le jeune prince, c’est ça ? Celui qui ressemblait tant à Tigraine, que la Lumière puisse illuminer son souvenir. Tu es son domestique, pas vrai ? Il est donc de retour ?
— Non, répondit sèchement Mat.
Un prince, rien que ça !
— Il n’est pas de retour, il n’est pas près de se remontrer, et s’il le faisait, tu n’aimerais pas ça…
La cuisinière s’écria qu’elle ne se plaindrait sûrement pas d’accueillir un si charmant jeune homme.
Que la Lumière me brûle ! y a-t-il en ce monde une femme qui ne se pâme pas quand on parle devant elle de ce fichu garçon ? Celle-là hurlerait de terreur si elle savait ce qu’il fait en ce moment.
Mat préféra changer de sujet.
— Maître Gill est là ? Et Thom Merrilin ?
— Dans la bibliothèque…, soupira Coline. Quand tu verras Basel Gill, dis-lui que l’évacuation des égouts a vraiment besoin d’un bon nettoyage. (Voyant une de ses aides s’affairer sur un rôti de bœuf, Cordon Bleu trottina jusqu’à elle.) Moins que ça, mon enfant ! La viande sera trop sucrée si tu l’asperges d’arrath !
La cuisinière semblait déjà avoir oublié Mat, qui s’en fut à la recherche de la bibliothèque, dont il avait oublié l’emplacement. Dans son souvenir, Coline n’était pas l’épouse de maître Gill, mais à la façon dont elle lui faisait transmettre ses ordres, ça ne pouvait guère être que ça…
Une jolie servante aux grands yeux lui indiqua en souriant le chemin de la bibliothèque : au fond de ce couloir, là, qui longeait la salle commune.
Lorsqu’il entra dans la pièce, Mat s’immobilisa et regarda autour de lui. Il devait y avoir près de trois cents livres sur les rayonnages, et davantage encore sur les diverses tables. Plus qu’il n’en avait jamais vu dans sa vie. Sur un guéridon, près de la porte, il remarqua un exemplaire des Voyages de Jain l’Explorateur. Depuis toujours, il prévoyait de lire cet ouvrage dont Rand et Perrin lui vantaient les mérites. Mais comme si le sort s’acharnait sur lui, il ne réussissait jamais à mettre à exécution les projets de ce type.
Thom et maître Gill, un gros bonhomme au teint rubicond, étaient assis face à face devant un jeu de pierres posé sur un guéridon. Tous deux fumaient la pipe et un chat tacheté trônait sur une table à côté d’un godet à dés en bois. Fasciné, l’animal regardait les deux hommes jouer. La cape de Thom n’étant nulle part en vue, Mat supposa que le trouvère avait déjà loué une chambre.
— Je ne t’attendais pas si vite, mon garçon, dit Thom. (Mâchonnant le tuyau de sa pipe, il réfléchit à son prochain coup.) Basel, tu te souviens de Mat Cauthon…
— Je me souviens, oui… Tu étais plutôt mal en point, la dernière fois, mon garçon. J’espère que tu vas mieux.
— Beaucoup mieux, oui… C’est tout ce que vous vous rappelez de moi ? Ma maladie ?
Thom ayant joué, maître Gill eut une grimace qui n’augurait rien de bon pour la suite de la partie – de son point de vue.
— Sachant avec qui tu es parti, gamin, et considérant comment les choses ont évolué, il vaut peut-être mieux que j’aie oublié le reste.
— Les Aes Sedai ne sont plus en odeur de sainteté, c’est ça ?
Mat posa ses affaires sur un fauteuil, appuya le bâton contre le dossier et s’assit sur un autre siège, une jambe suspendue au-dessus d’un des bras.
— Les Gardes du palais semblent penser que la Tour Blanche séquestre Elayne…
Thom jeta un coup d’œil au présentoir à fusées, considéra un moment sa pipe, puis marmonna quelque chose avant de se concentrer de nouveau sur le plateau de jeu.
— Ce n’est pas vraiment ça, dit Gill, mais la ville entière sait que la Fille-Héritière a disparu de la tour. Thom dit qu’elle y est revenue, mais ça, nous ne l’avons jamais su. Morgase est peut-être au courant, mais en ce moment, le royaume entier marche sur des œufs pour ne pas attirer son attention. Le seigneur Gaebril l’a jusque-là empêchée de faire décapiter des fâcheux en série, mais rien ne dit qu’elle n’en viendra pas là. Et de toute façon, Gaebril n’a pas calmé le courroux de notre reine contre Tar Valon. À mon avis, il a même cherché et obtenu le résultat inverse.
— Morgase a un nouveau conseiller, annonça Thom. Comme Gareth Bryne ne l’aime pas, on l’a prié de retourner sur ses terres voir la laine pousser sur le dos de ses moutons. Basel, vas-tu jouer, oui ou non ?
— Un peu de patience, Thom… La situation est délicate…
Gill tira sur sa pipe et s’absorba dans la contemplation du damier.
— Donc, le nouveau conseiller de la reine n’aime pas Tar Valon, résuma Mat. Ça explique la réaction des gardes, tout à l’heure…
— Si tu t’es recommandé de Tar Valon, souffla Gill, tu peux t’estimer heureux d’être encore entier. Surtout si c’étaient des nouveaux soldats… Gaebril a remplacé la moitié de la garnison par des hommes de son choix, et c’est un sacré exploit en si peu de temps. On murmure même que Morgase finira par l’épouser… (Il fit mine de déplacer une pierre, mais se ravisa au dernier moment.) Les temps changent, et les gens aussi. C’est trop pour moi, sans doute parce que je me fais vieux.
— Nous serons centenaires avant que tu aies joué, maugréa Thom. (Le chat avança au bord de la table afin qu’il le caresse.) Bavarder ne t’aidera pas à trouver un bon coup… Pourquoi ne reconnais-tu pas ta défaite, Basel ?
— Parce que je ne m’avoue jamais vaincu… Je vais te battre, Thom. (Gill posa une pierre blanche entre deux cases.) Tu vas voir…
Le trouvère ricana.
D’après ce qu’il voyait du damier, Mat n’aurait pas misé un sou sur l’aubergiste.
— Je vais devoir éviter les gardes et remettre la lettre en main propre à Morgase…
C’est préférable pour mon avenir, si tous les soldats sont comme ce gros imbécile. Je suis sûr qu’il a clamé partout que je suis un Suppôt des Ténèbres.
— Tu ne la lui as pas donnée ? s’étonna Thom. Je croyais que tu voulais t’en débarrasser au plus vite.
— Tu as une lettre de la Fille-Héritière ? s’écria Gill. Thom, pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ?
— Désolé, Basel… (Le trouvère foudroya Mat du regard.) Le garçon pense qu’on veut le tuer à cause de cette missive, du coup, je le laisse dire ce qui lui chante… Il semble décidé à parler, maintenant…
— Que dit cette lettre ? demanda Gill. Elayne envisage de revenir ? Et le seigneur Gawyn ? J’espère que oui, parce qu’on parle de plus en plus d’une guerre contre Tar Valon – si on peut être assez fou pour défier les Aes Sedai. D’après moi, c’est une rumeur mensongère, comme celle au sujet du faux Dragon que les Aes Sedai soutiendraient, à l’ouest, en utilisant comme une arme le Pouvoir de l’Unique. Pour ma part, je ne vois pas en quoi c’est une raison de leur faire la guerre. Bien au contraire, même…
— Vous êtes marié à Coline ? demanda soudain Mat.
Gill sursauta.
— La Lumière m’en préserve ! On dirait déjà que l’auberge est à elle… Si elle était maîtresse Gill… Mais quel rapport avec la lettre de la Fille-Héritière ?
— Aucun, répondit Mat, mais à vous entendre parler, j’ai cru que vous aviez oublié votre propre question…
Gill s’étrangla et Thom éclata de rire.
Mat profita de cette occasion sans doute unique d’en placer une :
— La lettre est cachetée, et Elayne ne m’a pas dit ce qu’elle contenait.
Thom jeta un regard en coin à son jeune ami.
Il croit que je vais avouer l’avoir ouverte ?
— Mais je doute qu’elle songe à revenir… Selon moi, elle tient à devenir une Aes Sedai.
Omettant quelques détails qu’ils n’avaient pas besoin de connaître, Mat raconta aux deux hommes sa récente tentative ratée de délivrer le message.
— Les nouveaux soldats…, dit Gill. L’officier, en tout cas. Ces types ne valent pas mieux que des brigands, sauf ceux qui ont le regard rusé… Attends cet après-midi, mon garçon, qu’on ait relevé la garde. Dis haut et fort le nom de la Fille-Héritière, et si le nouveau capitaine te semble être un des sbires de Gaebril, incline légèrement la tête. Un peu de servilité, et tu n’auras aucun problème.
— Pas question ! Mat Cauthon ne fait des courbettes devant personne, y compris Morgase elle-même. Cette fois, je n’approcherai pas des gardes.
Comme ça, je ne saurai pas quelles horreurs le gros crétin a racontées à mon sujet.
Thom et Gill regardèrent le jeune homme comme s’il avait perdu l’esprit.
— Comment comptes-tu entrer au palais sans passer devant les gardes ? demanda l’aubergiste. (Il écarquilla les yeux, comme s’il venait de se souvenir de quelque chose.) Par la Lumière ! tu n’as pas l’intention de… ? Mon garçon, il te faudrait la chance du Ténébreux pour t’en sortir vivant !
— De quoi parles-tu, Basel ? demanda Thom. Mat, quelle idiotie as-tu encore en tête ?
— Je suis un veinard, maître Gill ! lança Mat. Faites en sorte qu’un bon repas m’attende à mon retour.
Mat se leva, s’empara du godet et lança les dés sur le damier histoire de se porter chance. Le chat sursauta et feula, tous les poils hérissés.
Les cinq dés s’immobilisèrent tous sur le « un ».
L’œil du Ténébreux…
— C’est la meilleure combinaison, ou la pire, dit Gill, selon le jeu qu’on pratique. Mon garçon, je crois que tu veux t’adonner à un jeu dangereux. Si tu prenais ce godet pour aller perdre quelques pièces dans ma salle commune ? Tu m’as l’air du genre à aimer flamber. Je m’arrangerai pour que la lettre arrive entre les mains de la reine.
— Coline veut que vous nettoyiez les évacuations, lâcha Mat, nonchalant. (L’aubergiste en resta bouche bée.) Que je récolte une flèche en essayant d’apporter cette lettre, ou que je reçoive un coup de couteau entre les omoplates en attendant ici, le résultat sera le même. Alors pourquoi me compliquer la vie ? Thom, arrange-toi pour qu’un bon repas m’attende… (Mat jeta une pièce d’or sur le guéridon, devant Gill.) Aubergiste, qu’on dépose mes affaires dans une chambre. S’il faut plus d’argent, ça n’est pas un problème. Attention au gros paquet cylindrique : Thom en a une peur bleue.
En sortant, Mat entendit Gill lancer à Thom :
— J’ai toujours pensé que ce garçon était un bon à rien. Où as-tu eu tout cet or ?
En gagnant, mon brave, pensa Mat, morose. Encore une victoire, et j’en aurai fini avec Elayne. Ensuite, la Tour Blanche peut bien s’effondrer ! Allez, une dernière victoire, et on n’en parlera plus !