Tandis que le si mal nommé Projectile ballottait lamentablement en direction des quais de Tear, sur la berge occidentale de l’Erinin, Egwene avait choisi de ne pas regarder la ville. Penchée au-dessus du bastingage, elle contemplait l’eau qui venait écumer contre la coque du bateau. De temps en temps, une rame passait dans son champ de vision, lui rappelant que les marins s’efforçaient quand même de faire avancer cette baignoire (à peine) flottante. La jeune femme avait la nausée, mais relever la tête, elle le savait, aggraverait son mal. Et regarder la rive aurait simplement souligné l’intolérable lenteur du Projectile.
L’ignoble bateau tanguait ainsi depuis le départ de Jurene. Avait-il mieux navigué avant ? Egwene l’ignorait, et elle s’en fichait, regrettant seulement que le rafiot n’ait pas coulé avant d’arriver à Jurene, où elle et ses amies avaient eu la mauvaise idée d’embarquer.
Dans le même ordre d’idées, elle déplorait de n’avoir pas forcé le capitaine à accoster à Aringill, afin que ses compagnes et elle choisissent un autre bateau.
Plus secrètement, Egwene s’en voulait d’avoir un jour approché d’un bateau. Bref, malade comme un chien, elle pensait à beaucoup de choses, essentiellement pour oublier où elle était.
Avec les rames, le roulis était moins fort qu’avec les voiles, mais après des jours et des jours de torture, son estomac ne faisait plus la différence. Dans son abdomen, le pauvre clapotait comme du lait dans une cruche.
Une image très malheureuse que la jeune femme s’efforça d’oublier au plus vite.
Pendant la croisière de désagrément, Elayne, Nynaeve et Egwene n’avaient guère eu le temps de peaufiner leurs plans. Très sensible au mal de mer, Nynaeve ne restait jamais plus de dix minutes sans vomir, et son exemple avait un effet catastrophique sur Egwene, qui ne gardait presque rien de ce qu’elle mangeait. Bien entendu, la chaleur de plus en plus accablante, à mesure qu’on descendait vers le sud, n’arrangeait pas les choses. En ce moment même, Nynaeve devait être dans sa cabine, Elayne lui tenant obligeamment une cuvette…
Ne pense pas à ça, surtout ! Imagine des plaines verdoyantes, des champs de blé… Non, les épis de blé n’oscillent pas toujours au vent comme ça ! Pense à un oiseau-mouche et à ses voltiges aériennes… Non, pas ça non plus ! Imagine une alouette en train de chanter.
— Maîtresse Joslyn ? Maîtresse Joslyn ?
Egwene eut besoin d’un moment pour reconnaître le faux nom qu’elle avait donné au capitaine Canin. Pareillement, elle n’identifia pas tout de suite la voix du seul maître à bord après le Créateur. Levant lentement la tête, elle se tourna vers le marin à la longue figure.
— Nous allons accoster, maîtresse Joslyn. Vous n’avez pas cessé de clamer votre impatience d’arriver, eh bien, c’est fait !
Canin ne faisait aucun effort pour dissimuler sa joie de voir partir les trois passagères. Des enquiquineuses qui ne cessaient d’être malades et gémissaient toute la nuit…
Des marins pieds nus et sans débardeur étaient en train de lancer les amarres à des dockers vêtus de jaquettes de cuir plutôt que de chemises à rayures. Les rames étaient déjà remontées, à l’exception de la paire qui servirait à amortir le choc entre la coque du bateau et le ponton.
Egwene remarqua que le sol des quais brillait d’humidité. Il y avait de l’orage dans l’air depuis un moment, et ici, il avait déjà dû éclater.
Le Projectile ne tanguait plus, mais l’estomac d’Egwene n’avait pas encore recouvré son bel équilibre. Alors que le soleil sombrait à l’horizon, la jeune femme essaya de ne pas penser au dîner.
— Très bien, capitaine Canin, dit-elle avec toute la dignité qu’il lui restait.
Tu n’aurais pas ce ton ironique si je portais ma bague, et même si je t’avais vomi sur les pieds…
L’anneau au serpent et le ter’angreal de pierre pendaient à son cou au bout d’une lanière de cuir, désormais. Le contact très frais de l’artefact contre sa peau la faisait parfois frissonner – surtout dans cette touffeur permanente – mais à part ça, plus elle utilisait le ter’angreal, avait-elle constaté, et plus elle avait envie de le toucher directement, sans l’intermédiaire d’un morceau de tissu.
Tel’aran’rhiod continuait à ne rien lui faire découvrir de très utile. Elle y apercevait parfois Rand, Mat ou Perrin, mais plutôt moins que dans ses propres rêves, et ça ne lui apprenait jamais rien d’utile.
Dans le Monde des Rêves, elle voyait les Seanchaniens, auxquels elle refusait de penser. Dans des cauchemars récurrents, un Cape Blanche coinçait maître Luhhan dans un piège à loups géant, afin qu’il serve d’appât.
Pourquoi Perrin avait-il un faucon sur l’épaule ? Et pourquoi était-il si important qu’il se décide entre la hache qu’il portait jusque-là et un marteau de forgeron ?
Pourquoi voyait-elle Mat jouer aux dés avec le Ténébreux et crier sans cesse : « Je viens ! Je viens ! » ? Et pourquoi pensait-elle, dans le rêve, que son cri s’adressait à elle ?
Et il y avait Rand… Elle l’avait vu avancer furtivement dans l’obscurité, en quête de Callandor. Six hommes et cinq femmes évoluaient autour de lui, certains le traquant, d’autres l’ignorant, d’autres encore tentant de le guider vers le cristal scintillant tandis que certains tentaient de lui en interdire l’accès. Rand, qui ne paraissait pas savoir où il était, lui apparaissant seulement par intermittence…
Un des hommes avait des yeux de feu – littéralement – et il désirait la mort de Rand avec une rage désespérée qu’Egwene sentait presque dans sa propre chair. Celui-là, elle le connaissait… Ba’alzamon. Mais qui étaient les autres ?
Rand dans cette salle sèche et poussiéreuse, de nouveau, avec de petites créatures qui s’insinuaient sous sa peau.
Rand affrontant une horde de Seanchaniens. Puis l’affrontant elle, Egwene, avec les femmes qui l’accompagnaient – et l’une d’entre elles était une Seanchanienne, justement.
Rien de tout ça n’avait de sens. Egwene devait cesser de penser à Rand et aux autres pour se concentrer sur ce qui l’attendait dans la réalité.
Que prépare donc l’Ajah Noir ? Pourquoi aucun de mes rêves ne concerne-t-il nos ennemies ? Comme j’aimerais pouvoir contrôler le ter’angreal, afin qu’il me soit vraiment utile.
— Capitaine, faites débarquer les chevaux, dit Egwene. Je vais prévenir maîtresse Maryim et maîtresse Caryla – respectivement Nynaeve et Elayne, pour le marin d’eau douce.
— J’ai déjà envoyé un mousse les avertir, maîtresse Joslyn. Et vos montures seront à terre dès que mes hommes pourront utiliser un treuil.
Canin semblait vraiment ravi de les voir filer. Rien que pour l’embêter, elle faillit lui dire de prendre tout son temps, mais elle se ravisa. Si le Projectile ne tanguait plus, elle voulait quand même retrouver le bon vieux plancher des vaches. Le plus vite possible !
Histoire de montrer qu’elle n’était pas pressée, elle alla flatter les naseaux de Brume, laissant la jument lui donner de petits coups de tête amicaux dans la paume de la main.
Nynaeve et Elayne émergèrent sur le pont, lestées de tous leurs bagages – et la Fille-Héritière lestée de l’ancienne Sage-Dame, aurait-on pu dire, car cette dernière avait du mal à tenir debout toute seule. Voyant qu’Egwene la regardait, Nynaeve mit un point d’honneur à gagner sans aide l’endroit où les marins finissaient de mettre en place une passerelle. Remarquant que deux hommes étaient déjà en train de passer la sangle d’un treuil sous le ventre de Brume, Egwene courut chercher ses propres affaires.
Quand elle revint sur le pont, sa jument était déjà à terre et la monture d’Elayne l’avait remplacée au bout du treuil.
Dès qu’elle reprit contact avec la terre ferme, Egwene éprouva un soulagement infini. Au moins, ce sol-là ne tanguerait jamais sous ses pieds ! Ce bonheur savouré, elle s’intéressa à la cité que ses compagnes et elle avaient eu tant de mal à atteindre.
D’immenses entrepôts s’alignaient le long des quais, occultant un peu la vue. Des bateaux de toutes tailles étaient amarrés aux quais ou mouillaient sur le fleuve. Ayant eu sa dose de navigation, Egwene s’en détourna définitivement.
Tear était bâtie sur un terrain parfaitement plat. Entre les bâtiments, au bout de ruelles boueuses, on apercevait des maisons et des auberges en pierre ou en bois. Souvent pointus, les toits, ici, avaient d’étranges coins à angle aigu qui leur donnaient une allure vaguement menaçante. Au-delà de ces bâtiments, un grand mur de pierre grise défendait l’accès au cœur battant de la cité. Derrière cette muraille, en plissant un peu les yeux, Egwene distingua la pointe de hautes et élégantes tours et le sommet des dômes d’une kyrielle de palais. Autre bizarrerie, les dômes, à Tear, avaient une forme plutôt massive – voire carrée – alors que les tours étaient pointues comme des flèches.
De la même taille que Caemlyn et Tar Valon, à peu de chose près, Tear n’égalait pas la beauté de ces deux mégalopoles. Elle restait cependant une cité glorieuse et imposante.
Pourtant, Egwene eut très vite du mal à détourner le regard de la Pierre de Tear.
Grâce aux récits, elle savait qu’il s’agissait de la plus grande forteresse connue. De la plus vieille, aussi, puisque sa construction avait suivi de très peu la Dislocation du Monde. Pourtant, rien n’aurait pu préparer la jeune femme au spectacle qui s’offrait à ses yeux.
Au premier coup d’œil, Egwene crut qu’il s’agissait d’une grande colline de pierre grise – ou plutôt d’une petite montagne chauve qui s’étendait de la berge ouest du fleuve jusqu’à l’intérieur de la ville, à travers la muraille d’enceinte. Même après avoir vu l’étendard géant qui flottait sur son vertigineux sommet – trois croissants de lune blancs sur deux demi-champs de rouge et de doré, un drapeau qui battait au vent neuf cents pieds au-dessus du fleuve – on continuait à avoir du mal à croire qu’il s’agissait d’un édifice et non d’un fief ménagé dans une montagne préexistante. Les tours et les fortifications témoignaient bien d’une intervention non naturelle, mais l’œil refusait pourtant d’admettre la vérité.
— Construite avec le Pouvoir, murmura Elayne.
Elle aussi contemplait la Pierre, fascinée.
— Des flux de Terre modelés pour faire jaillir la roche du sol, de l’Air pour en importer des huit coins du monde, et une combinaison de Terre et de Feu pour que la forteresse soit entièrement d’une pièce, sans l’ombre d’un joint ni ajout de mortier. Selon Atuan Sedai, la Tour Blanche serait aujourd’hui incapable de répéter cet exploit. Une étrange situation, quand on sait combien les Hauts Seigneurs abominent le Pouvoir, de nos jours.
— Considérant ce que tu viens de dire, intervint Nynaeve en lorgnant bizarrement les dockers qui allaient et venaient autour d’elle, je suggère que nous évitions de mentionner à haute voix un certain nombre de détails.
Elayne sembla hésiter entre une juste indignation – après tout, elle avait parlé à voix basse – et une franche approbation. Comme à l’accoutumée, elle finit par pencher du côté de l’approbation. Une tendance à toujours se ranger du côté de l’ancienne Sage-Dame qui pesait de plus en plus à Egwene…
Particulièrement quand Nynaeve a raison, dut reconnaître in petto – et à contrecœur – la jeune femme. Ici, porter la bague au serpent ou être associée d’une quelconque façon à Tar Valon était un moyen radical de se faire remarquer, et pas en bien.
Pour l’heure, les dockers n’accordaient pas une once d’attention aux trois femmes tandis qu’ils couraient dans tous les sens, ployant le dos sous des charges phénoménales.
Une forte odeur planait dans l’air. Rien d’étonnant, car les trois quais suivants étaient réservés à de petits bateaux de pêche très semblables à celui qui figurait sur un tableau, dans le bureau de la Chaire d’Amyrlin. Des hommes et des femmes déchargeaient ces petits navires, portant des paniers débordant de poissons argentés, ocre et verts – sans parler d’autres couleurs, qu’Egwene n’aurait jamais associées à la faune marine : rouge vif, bleu foncé et jaune brillant. Et beaucoup de spécimens arboraient en outre des rayures ou des taches d’une multitude de teintes, même si le blanc dominait.
Egwene baissa le ton à l’intention de la seule Fille-Héritière :
— Elle a raison, Caryla… Rappelle-toi pourquoi tu te nommes ainsi.
Egwene aurait préféré que l’ancienne Sage-Dame n’entende pas un tel aveu de sa part. Mais Nynaeve avait l’ouïe trop fine. Même si elle ne trahit aucune émotion, Egwene sentit la satisfaction qui irradiait de l’ancienne Sage-Dame – comme un four qui diffuse de la chaleur.
L’étalon noir ne tarderait plus à être déposé sur le sol. Des marins avaient déjà débarqué la sellerie des trois femmes, jetant le tout sur la pierre humide du quai. Nynaeve regarda les chevaux et ouvrit la bouche – sûrement pour ordonner à ses compagnes de seller leur monture – mais elle se ravisa, pinçant les lèvres comme si se taire lui demandait un gros effort. Peut-être pour se calmer, elle tira un coup sec sur sa natte. Avant même qu’on l’ait complètement libérée du harnais, elle jeta sur le dos de sa monture une couverture bleue à rayures et posa dessus sa selle à haut troussequin. En s’affairant, elle ne daigna même pas regarder ses compagnes.
En ce moment précis, Egwene n’avait pas particulièrement hâte de chevaucher, car elle redoutait tout mouvement qui lui rappellerait le roulis du Projectile. Mais un coup d’œil approfondi aux rues boueuses la convainquit. Même si ses chaussures étaient solides, elle n’avait aucune envie de passer des heures à les récurer. Dans le même ordre d’idées, marcher en relevant l’ourlet de sa robe ne lui disait rien. Sellant très vite Brume, pour ne pas se laisser l’occasion de changer d’avis, elle l’enfourcha et arrangea soigneusement le bas de sa robe désormais fendue. Grâce à de l’excellent travail de couturière – l’œuvre d’Elayne, qui avait une main d’or dès qu’elle maniait le ciseau, l’aiguille et le fil – les tenues des trois femmes leur permettraient de chevaucher à la garçonne, ce qui était bien préférable pour un très long voyage.
Nynaeve blêmit quand son étalon piaffa, la faisant osciller sur sa selle. Par miracle, elle parvint à contrôler son estomac et tira assez fermement sur les rênes pour calmer l’équidé. Un peu après que les trois femmes eurent dépassé les entrepôts, elle put de nouveau parler sans que ça risque de mal se terminer…
— Nous allons devoir localiser Liandrin et ses complices sans qu’elles apprennent que nous les cherchons. Elles se doutent sûrement que nous sommes sur leur piste – au moins, que quelqu’un les traque – mais je préférerais les prendre par surprise. Cela dit, j’ignore comment nous allons faire, je dois l’avouer…
— Il nous faudrait un limier…, dit Elayne.
Nynaeve plissa le front de perplexité.
— Quelqu’un comme Hurin ? demanda Egwene. Mais il était au service du roi… Tu crois que les Hauts Seigneurs ont ce genre… d’employés ?
Elayne hocha vigoureusement la tête. Fugitivement, Egwene l’envia d’avoir un estomac à l’épreuve de tous les traumatismes.
— Tous les dirigeants en ont besoin, pour attraper les voleurs… Mais les hommes comme Hurin sont très différents des Gardes de la Reine ou des Défenseurs de la Pierre de Tear… Ils servent les rois et les seigneurs, mais ils peuvent aussi travailler pour de simples sujets du royaume qui se sont fait détrousser. Bien entendu, le service n’est pas gratuit. Parfois, les limiers se font aussi payer pour retrouver des personnes disparues. En tout cas, c’est ce qu’ils font à Caemlyn. Et je ne vois pas pourquoi ce serait différent ici.
— Nous allons descendre dans une auberge, dit Egwene, et demander au patron de nous en trouver un.
— Non, pas une auberge, dit Nynaeve avec la même autorité qu’elle imposait à son étalon. (Elle ne lui laissait jamais la moindre initiative, exigeant qu’il lui obéisse en tout.) Liandrin nous connaît, c’est un fait, et les autres doivent également être à même de nous identifier. (L’ancienne Sage-Dame adopta un ton un peu moins autoritaire.) Ces femmes surveilleront sûrement les auberges pour tenter de voir qui les poursuit… Je veux que leur piège se referme sur elles, mais pas avec nous pour servir d’appât. Nous ne vivrons pas à l’auberge…
Egwene se fit un point d’honneur de ne pas poser de questions.
— Où, dans ce cas ? demanda Elayne. Si je me fais reconnaître – en admettant que j’y parvienne, vêtue comme une souillon et sans escorte – nous serons accueillies par la majorité des maisons nobles, y compris dans la Pierre. Les relations entre Caemlyn et Tear sont au beau fixe, comme vous le savez sûrement. Mais dans ce cas, pas question de passer inaperçues ! La ville entière sera informée de notre présence en moins de temps qu’il en faut pour le dire. À part une auberge, je ne vois pas d’autres solutions, Nynaeve. Sauf peut-être une ferme, mais si nous vivons à la campagne, nous ne trouverons jamais les sœurs noires…
Nynaeve coula un regard en coin à Egwene.
— J’improviserai une solution, dit-elle. Laissez-moi faire, et vous verrez bien…
Elayne regarda ses deux compagnes, puis se pencha sur sa selle pour souffler à Egwene :
— Ne va surtout pas te couper les oreilles parce que tu n’aimes pas ce que tu entends…
Egwene se concentra sur la rue que Brume remontait au trot.
Plutôt brûler dans la Fosse de la Perdition que m’abaisser à poser des questions comme une gamine…
Par rapport à Tar Valon, il n’y avait pas grand monde dans les rues. La boue décourageait peut-être les badauds… En revanche, des charrettes et des chariots allaient et venaient, le charretier ou le conducteur marchant en général à côté de son attelage de bœufs, un long et fin bâton à la main. Ici, on ne voyait pas trace de chaises à porteurs ni de carrosses. L’odeur de poisson restait omniprésente, et la plupart des hommes de peine portaient sur le dos un lourd panier rempli de résidants du fleuve.
Les boutiques ne semblaient pas prospères. Pour commencer, elles n’avaient pas d’étalage extérieur, et on voyait rarement des gens y entrer. Un signe ne trompait pas : les diverses enseignes – une aiguille et un rouleau de tissu pour les tailleurs, une paire de ciseaux et un couteau pour les rémouleurs, un métier à tisser pour les tisserands et d’autres symboles aussi limpides – étaient défraîchies comme si on ne les avait plus repeintes depuis des lustres. Les rares auberges n’échappaient pas à cette règle, et leur clientèle semblait tout aussi clairsemée. Et partout, les maisons nichées entre les boutiques et les tavernes avaient des toits en très mauvais état. La cité de Tear, du moins dans ce secteur, était très pauvre. Et d’après l’expression qu’ils affichaient, les gens du coin ne tentaient plus d’échapper à la misère. Ils travaillaient, bien sûr, mais presque tous avaient baissé les bras. Évoluant dans leur monde plein de tristesse et de résignation, ils n’eurent même pas la curiosité, le plus souvent, de jeter un coup d’œil aux trois voyageuses. Pourtant, elles chevauchaient alors que tous les autres passants étaient à pied…
Les hommes portaient un pantalon large généralement resserré aux chevilles. Très peu arboraient une veste longue – un modèle étrange, le plus souvent noir, très ajusté sur les bras et la poitrine et bien plus ample au niveau de la taille. Si les escarpins étaient plus fréquents que les bottes, la majorité des badauds allait nu-pieds. Ceux qui n’avaient pas de veste faisaient souvent l’économie d’une chemise, et le bas de leur pantalon était tenu par une large bande de tissu parfois coloré et le plus souvent horriblement crasseux. Certains déambulaient avec sur la tête un chapeau de paille conique et d’autres préféraient une casquette qu’ils mettaient de travers pour se donner un genre.
Les femmes étaient le plus souvent « ensaquées » dans une robe au col à ras du cou dont l’ourlet arrivait au ras de leurs chevilles. Beaucoup portaient un tablier court de couleur pâle, et un grand nombre en avaient deux ou trois les uns sur les autres, chacun plus petit que celui qu’il précédait dans la couche. Les dames aussi appréciaient les chapeaux de paille, mais les leurs étaient teintés pour s’assortir aux divers tabliers.
Sur une de ces femmes, Egwene vit comment les porteurs de chaussures se défendaient contre la boue. D’étranges objets en bois, oblongs et pointus, étaient attachés à la semelle de leurs souliers. Grâce à ces espèces de plates-formes, la marcheuse se trouvait au bas mot cinq pouces au-dessus de la gadoue et elle pouvait avancer comme si elle était solidement campée sur un sol ferme. Par la suite, Egwene vit plusieurs passants des deux sexes ainsi équipés. Elle remarqua aussi que très peu de femmes choisissaient de rester pieds nus, contrairement aux hommes.
Egwene se demandait dans quelle boutique elle trouverait les plates-formes si pratiques lorsque Nynaeve tira sur les rênes de son étalon noir, le forçant à s’engager dans une ruelle, entre un bâtiment étroit à un étage et la boutique aux murs de pierre d’un potier. Egwene consulta du regard Elayne – qui se contenta de hausser les épaules –, et les deux jeunes femmes suivirent le mouvement.
Egwene n’avait pas la moindre idée de la destination finale de Nynaeve, ni de la raison de ce détour. Ça ne pouvait plus durer, elle allait devoir en parler sérieusement avec l’ancienne Sage-Dame. Mais il n’était quand même pas question que le trio se perde de vue…
La ruelle déboucha dans un petit jardin, derrière le bâtiment étroit. Sautant à terre, Nynaeve attacha sa monture à la branche d’un figuier, choisissant un endroit où l’étalon ne pourrait pas faire de dégâts dans ce qui semblait être un carré potager et qui prenait une bonne moitié de la surface. Une double ligne de pierres délimitait le petit chemin qui conduisait à la porte de derrière du bâtiment. Nynaeve remonta ce sentier et alla frapper au battant de bois.
— Que faisons-nous ici ? demanda Egwene, qui s’en voulut aussitôt de ne pas avoir tenu sa langue. Pourquoi cet arrêt ?
— Tu n’as pas vu les plantes, sur le rebord de la fenêtre de devant ?
Nynaeve frappa de nouveau.
— Des plantes ? s’étonna Elayne.
— Oui, une Sage-Dame, dit Egwene en descendant de selle.
Elle attacha Brume à côté de l’étalon noir.
Gaidin n’est pas un nom fait pour un cheval… Croit-elle que je n’ai pas compris pourquoi elle l’a choisi ?
— Nynaeve a trouvé une collègue… Une Sage-Dame, une guérisseuse… Le nom change selon les endroits…
Une femme entrouvrit la porte juste ce qu’il fallait pour jeter un coup d’œil méfiant à ses visiteuses. Au début, Egwene pensa avoir affaire à une obèse. Mais quand l’herboriste eut fini d’ouvrir la porte, il lui apparut qu’elle était surtout solidement charpentée et musclée. En d’autres termes, elle paraissait aussi forte que maîtresse Luhhan. À Champ d’Emond, certains prétendaient qu’Alsbet était aussi costaude que son mari. C’était faux, mais pas de beaucoup…
— Comment puis-je vous aider ? demanda la femme avec un accent très semblable à celui de la Chaire d’Amyrlin.
Les cheveux bouclés grisonnants, la collègue de Nynaeve portait les uns sur les autres trois tabliers verts. Chacun était plus sombre que celui qu’il précédait, mais la nuance de base restait très claire.
— Laquelle de vous a besoin de mes services ?
— Moi, répondit Nynaeve. Pour traiter des nausées… Une de mes amies est également en délicatesse avec son estomac. Avons-nous frappé à la bonne porte ?
— Vous n’êtes pas de Tear, dit la guérisseuse. J’aurais dû le deviner à vos tenues, avant même d’entendre ton accent, étrangère. Je suis Mère Guenna. On dit que je suis une guérisseuse, mais je suis assez blanchie sous le harnais pour savoir que ce n’est pas avec les mots ronflants qu’on reprise les bas ! Entrez et je vous donnerai ce qu’il faut pour vos estomacs…
Dans la jolie cuisine, petite mais bien rangée, des casseroles en cuivre étaient accrochées aux murs et des saucissons pendaient du plafond à côté de bouquets d’herbes séchées. Les armoires de bois clair arboraient des portes sculptées – des motifs végétaux, bien entendu – et les dossiers des chaises étaient ornés de fleurs. Non loin de la table qui brillait à force d’être astiquée, un petit chaudron mijotait sur la cuisinière à bois. À l’odeur, il devait s’agir de soupe de poisson. À côté, une bouilloire à bec verseur commençait à lâcher des jets de vapeur.
Egwene remarqua que la cheminée était éteinte. Une excellente initiative, car avec la chaleur de la cuisinière, on transpirait à grosses gouttes. Pourtant, Mère Guenna ne semblait pas incommodée.
Des assiettes étaient exposées sur le manteau de la cheminée et d’autres soigneusement empilées sur des étagères, de chaque côté de celui-ci. Le parquet sentait bon et brillait comme s’il venait d’être lavé.
Mère Guenna ferma la porte derrière elle puis traversa la pièce en direction de ses armoires.
— Quelle infusion vas-tu me donner ? demanda Nynaeve, adoptant un tutoiement en somme professionnel. Feuille de chêne ? Millepertuis à fleur jaune ?
— L’un ou l’autre, si j’en avais… (Mère Guenna chercha sur les étagères et se décida enfin pour un pot en granit.) Ces derniers temps, je n’ai pas pu me consacrer souvent à la cueillette… Je vais te donner une tisane de feuilles de chardon blanc.
— Je ne connais pas…, souffla Nynaeve.
— C’est aussi efficace qu’une infusion de feuilles de chêne, mais avec un goût amer qui ne plaît pas à tout le monde…
La solide rebouteuse émietta des feuilles séchées dans une théière bleue, puis elle approcha de la cuisinière, s’empara de la bouilloire et ajouta de l’eau chaude au mélange.
— Tu es du métier, si je comprends bien ? (Mère Guenna prit deux tasses assorties à la théière et désigna la table.) Asseyez-vous, que nous bavardions un peu… Laquelle des deux a également l’estomac retourné ?
— Je vais très bien, mentit Egwene en s’asseyant. Et toi, Caryla, envie de vomir ?
La Fille-Héritière secoua la tête – non sans un rien d’exaspération, remarqua son amie.
— Comme vous voudrez… (Mère Guenna servit une tasse de tisane à Nynaeve et s’assit en face d’elle.) J’en ai fait pour deux, mais la tisane de chardon blanc se conserve aussi longtemps que le poisson fumé. Plus elle infuse, plus elle agit… et plus elle est amère. C’est vite un duel entre le désir de ne plus avoir de nausée et l’envie de recracher sa langue… Bois, ma fille. (Voyant que Nynaeve hésitait, elle remplit la seconde tasse et but une gorgée.) Tu vois ? Ça ne te tuera pas sur le coup.
Nynaeve goûta et fit la grimace. Mais quand elle eut bu une deuxième fois, ses traits se détendirent.
— Un peu amer, oui, mais il y a pire… Dis-moi, Mère Guenna, allons-nous devoir supporter longtemps la pluie et la boue ?
La rebouteuse regarda les trois femmes sans une ombre d’aménité. Puis elle foudroya Nynaeve du regard.
— Tu me prends pour une Oracle du Vent du Peuple de la Mer ? Si je savais prévoir le temps, je préférerais glisser un brochet argenté vivant sous ma robe que de le clamer haut et fort. Pour les Défenseurs de la Pierre, ce n’est pas loin de la sorcellerie des Aes Sedai. Alors, es-tu du métier ou non ?
» Qu’est-ce qui agit sur la fatigue ?
— La tisane de millepertuis commun, répondit d’instinct Nynaeve, ou de racine d’andilay. Puisque nous en sommes à un interrogatoire, que fais-tu pour faciliter un accouchement ?
Mère Guenna ricana.
— J’applique des serviettes chaudes, ma fille, et si c’est une naissance particulièrement difficile, je donne un peu de fenouil blanc. Une femme n’a besoin de rien d’autre, à part de mains délicates et apaisantes… Peux-tu trouver une question qui ne soit pas à la portée de n’importe quelle fermière ? Par exemple, que prescris-tu en cas de douleurs cardiaques ? Celles qui risquent de tuer.
— De la poudre de fleur de gheandin sur la langue… Si une femme se plaint de douleurs dans le ventre et crache du sang, que fais-tu ?
Comme si elles se battaient en duel, les deux femmes se bombardèrent de questions de plus en plus vite, à croire qu’aucune ne voulait laisser à l’autre le temps de répondre. De temps en temps, quelques explications étaient nécessaires, par exemple lorsqu’elles connaissaient la même plante sous deux noms différents, mais ça ne durait jamais très longtemps, et la joute verbale reprenait. Comparant les mérites des teintures par rapport aux tisanes ou des baumes par rapport aux cataplasmes, les deux spécialistes débattirent de tous les cas où les uns étaient préférables aux autres, et vice versa.
Puis le combat cessa, du moins en apparence, et le dialogue se focalisa sur ce que chacune connaissait et l’autre non – un échange d’informations louable, mais qui tapa très vite sur les nerfs d’Egwene.
— Après avoir appliqué le cataplasme d’argile verte, dit Mère Guenna, se lançant dans une énième explication, il faut envelopper le membre cassé dans des serviettes imbibées d’une infusion de violette cornue bleue – uniquement la bleue, hein, surtout pas la blanche ! (Nynaeve acquiesça impatiemment.) L’infusion doit être bouillante – le plus chaud que peut supporter ton patient. Une mesure de poudre de violette pour dix mesures d’eau, pas plus diluée que ça. Il faut remplacer les serviettes dès qu’elles cessent de fumer et répéter l’opération toute la journée. L’os se ressoudera deux fois plus vite qu’avec l’argile verte seule, et il sera deux fois plus solide.
— Je n’oublierai pas, souffla Nynaeve. Tu as parlé d’utiliser la racine de langue-de-mouton pour les douleurs aux yeux… Je n’ai jamais entendu…
Egwene ne put en supporter davantage.
— Maryim, intervint-elle, crois-tu vraiment avoir encore besoin de ces connaissances ? Dois-je te rappeler que tu n’es plus Sage-Dame ?
— Peut-être, mais je ne veux rien oublier… Et je me souviens d’un temps où tu étais aussi avide de connaissances que moi.
— Mère Guenna, dit Elayne, que prescrivez-vous à deux femmes qui se disputent à longueur de journée ?
La guérisseuse aux cheveux gris eut un rictus et plissa le front.
— En général, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, je conseille aux belligérants de se fréquenter le moins possible. C’est le meilleur remède, et le plus simple.
— Et quand il est impossible de les séparer ? Par exemple, dans le cas de sœurs ?
— J’ai un moyen de calmer les excités, dit Mère Guenna. Je ne pousse personne à essayer, mais si on vient me voir…
Egwene crut voir l’ombre d’un sourire sur les lèvres de la guérisseuse.
— Pour les femmes, c’est une pièce d’argent par tête de pipe. Deux pour les hommes, parce qu’ils font toujours un tas d’histoires… Et certains achèteraient n’importe quoi, pourvu que ce soit assez cher.
— Et en quoi consiste le traitement ? demanda Elayne.
— Je convoque les deux adversaires en même temps… Bien entendu, chacun ou chacune s’imagine que je vais calmer les ardeurs de l’autre.
Malgré elle, Egwene était tout ouïe. Elle remarqua que Nynaeve ouvrait elle aussi en grand les oreilles.
— Une fois que mes clients m’ont payée, continua Mère Guenna en pliant un de ses bras musclés, je les conduis dans le jardin, et je leur plonge la tête dans mon tonneau de récupération d’eau de pluie – une immersion qui cesse lorsqu’ils jurent de ne plus se disputer.
Elayne éclata de rire.
— Je crois avoir recouru par le passé à ce genre de thérapie, dit Nynaeve d’un ton beaucoup trop détaché.
Egwene espéra ne pas avoir l’air aussi dépitée que son ancienne Sage-Dame.
— Voilà qui ne m’étonne pas, dit Mère Guenna avec un grand sourire. Avant de les laisser partir, je dis à mes clients que ce sera le fleuve, à la prochaine querelle. Ce traitement est d’une efficacité qui m’étonne moi-même, surtout sur les hommes. Et si vous saviez le bien que ça a fait à ma réputation ! Pour une raison qui me dépasse, les patients que je soigne ainsi ne révèlent jamais les détails à une tierce personne. Du coup, j’ai de nouvelles demandes chaque mois. Quand on a été assez idiot pour boire de la vase, on ne s’en vante pas, en principe. Aucune de vous n’a envie de dépenser une pièce d’argent ?
— Je crois que non…, dit Egwene, indignée qu’Elayne ose éclater encore de rire.
— Tant mieux…, soupira Mère Guenna. Les gens que je soigne ainsi ont tendance à m’éviter comme la peste, tant qu’ils ne tombent pas sérieusement malades. Comme j’apprécie votre compagnie, j’aurais trouvé dommage que vous me fuyiez… La majorité des clients qui viennent me voir, en ce moment, se plaint d’avoir des cauchemars, et ils m’en veulent quand j’avoue n’avoir aucune potion à leur prescrire. (Elle se massa les tempes, pensive.) J’ai plaisir à rencontrer trois personnes qui n’ont pas l’air d’avoir envie de se jeter à l’eau parce qu’il n’y a plus d’autres solutions à leurs problèmes. Si vous séjournez à Tear, revenez donc me voir ! Toi, tu t’appelles Maryim, ai-je cru entendre ? Moi, c’est Ailhuin, mon prénom. La prochaine fois, nous dégusterons une bonne infusion du Peuple de la Mer, pas une potion qui met la langue en feu. Entre nous, je hais le goût du chardon blanc. En fait, la vase doit être meilleure ! Tiens, si vous avez le temps de rester, je vais vous faire une infusion noire de Tremalking. L’heure du dîner approche. J’ai de la soupe, du fromage et du pain. C’est simple, mais si ça vous tente…
— Ce serait avec le plus grand plaisir, Ailhuin, dit Nynaeve. En fait, si tu as une chambre d’amis, j’aimerais la louer pour nous trois.
La guérisseuse musclée regarda ses trois visiteuses en silence. Elle se leva, rangea la théière bleue sur une étagère, puis s’empara d’une rouge et d’un sachet d’herbes. Lorsque l’infusion de Tremalking fut prête, elle posa sur la table quatre tasses, un pot de miel, des petites cuillères en étain, se rassit et reprit la parole :
— À l’étage, j’ai trois chambres vides, maintenant que toutes mes filles sont casées. Mon mari, puisse la Lumière briller pour lui, a disparu dans une tempête, il y a près de vingt ans, dans les Doigts du Dragon. Si je décide de vous héberger, il ne sera pas question de « location ». J’ai dit « si », Maryim…
Remuant le miel qu’elle venait de mettre dans son infusion, Ailhuin dévisagea longuement les trois jeunes femmes.
— Et de quoi dépendra ta décision ?
La guérisseuse continua à remuer son infusion, comme si elle avait oublié qu’elle était censée la boire.
— Trois jeunes femmes sur d’excellents chevaux… Je n’y connais pas grand-chose, mais ces montures me semblent dignes de dames ou de seigneurs de la noblesse. Toi, Maryim, tu en sais assez long sur le métier pour t’installer et commencer à faire pousser des plantes sur le rebord de ta fenêtre. En principe, une femme n’exerce jamais très loin de l’endroit où elle est née, mais à ton accent, tu viens de très loin. (Elle étudia Elayne.) Cette couleur de cheveux… On la trouve dans très peu d’endroits, et à ta façon de parler, je parie pour le royaume d’Andor. Ces crétins d’hommes rêvent tous de se dénicher une belle Andorienne aux cheveux clairs. Pour prendre ma décision, j’ai besoin de savoir pourquoi vous êtes là. Vous fuyez quelque chose ? Ou vous poursuivez quelqu’un ? L’ennui, c’est que vous n’avez pas l’air de voleuses, et je n’ai jamais entendu parler de trois filles lancées aux trousses du même prince charmant. Alors, dites-moi tout, et si ça ne me déplaît pas, je vous logerai. Gratis ! Si vous tenez à payer quelque chose, vous achèterez un peu de nourriture, de temps en temps. Depuis que le commerce avec le Cairhien bat de l’aile, la viande est à prix d’or. Mais d’abord, je veux ma réponse, Maryim.
— Nous poursuivons quelqu’un, Ailhuin… Plusieurs personnes, en fait.
Egwene se força au silence et espéra s’en tirer aussi bien qu’Elayne, qui sirotait son infusion comme une petite fille sage qui écoute des adultes discuter de mode. Si elle se trahissait d’une façon ou d’une autre, Mère Guenna n’était pas du genre à passer à côté.
— Des gens qui ont détroussé ma mère, continua Nynaeve. Et commis plusieurs meurtres. Nous sommes ici pour que justice soit faite.
— Que la Lumière consume mon âme ! vous n’avez pas d’hommes sous la main ? Ils ne sont pas bons à grand-chose, à part soulever des objets lourds et nous traîner dans les jambes – sans oublier les baisers et tout ce qui va avec – mais quand il faut livrer une bataille ou capturer des voleurs, il n’y a pas mieux ! Andor est aussi civilisé que Tear. Vous n’êtes pas des Aielles.
— Il n’y a que nous…, dit Nynaeve. Les personnes qui auraient pu venir à notre place ont été tuées.
Les trois Aes Sedai assassinées…, pensa Egwene. Elles ne pouvaient pas appartenir à l’Ajah Noir. Mais si elles n’avaient pas été tuées, la Chaire d’Amyrlin n’aurait pas pu se fier à elles. Nynaeve essaie de respecter les fichus Trois Serments, mais c’est rudement tiré par les cheveux…
— Vos ennemis ont tué vos hommes, c’est ça ? dit Ailhuin. Des frères, des maris, des pères ?
Nynaeve rosit légèrement, et la guérisseuse se méprit sur sa réaction.
— Inutile de me répondre, petite… Je ne veux pas remuer de vieux chagrins… Laissons-les reposer par le fond, jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Allons, allons, calme-toi, mon enfant…
Egwene dut faire un gros effort pour ne pas grogner de dégoût.
— Je peux dire une chose, fit Nynaeve, toujours un peu rouge, ces personnes qui ont volé et tué sont des Suppôts des Ténèbres. Pour tout te dire, Ailhuin, ce sont des femmes, mais tout aussi dangereuses que les meilleurs escrimeurs. Si tu te demandes pourquoi nous ne cherchons pas une auberge, c’est la raison. Elles savent peut-être que nous les suivons, et elles risquent de nous tendre une embuscade.
Ailhuin eut un geste étrangement las.
— Sur les quatre personnes les plus dangereuses que je connais, deux sont des femmes qui n’ont jamais ne serait-ce qu’une dague sur elles, et un seul des deux hommes est un escrimeur. Quant aux Suppôts des Ténèbres… Lorsque tu auras mon âge, Maryim, tu sauras que les faux Dragons sont dangereux, comme les rascasses, les requins et les orages imprévisibles, dans le Sud. Les Suppôts, eux, sont des imbéciles. Des crétins puants, mais des crétins quand même. Le Ténébreux est emprisonné là où le Créateur l’a décidé, et aucun Traqueur ni aucun poisson-serpent inventé pour faire peur aux enfants ne viendra jamais le libérer. Les crétins ne m’effraient jamais, sauf quand ils essaient de couler le bateau sur lequel je navigue.
» Vous n’avez pas des preuves assez solides pour les présenter aux Défenseurs de la Pierre ? Ce serait votre parole contre la leur…
C’est quoi, un Traqueur ? se demanda Egwene. Et un poisson-serpent ?
— Des preuves, nous en aurons après avoir coincé nos proies, dit Nynaeve. Les objets volés seront toujours en leur possession, et nous pourrons les décrire. Ce sont de très anciens objets, sans valeur sauf pour nos amis et nous.
— Tu serais étonnée de ce que peuvent valoir des antiquités ! L’année dernière, dans les Doigts du Dragon, le vieux Leuse Mulan a remonté dans ses filets trois coupes et une chope en pierre-cœur. Aujourd’hui, à la place de sa minable barque, il possède un fier navire qui fait du commerce le long du fleuve. Ce vieux fou ignorait quel trésor il avait entre les mains, jusqu’à ce que je le lui dise. Il doit y avoir d’autres merveilles à l’endroit de sa découverte, mais il ne se rappelle plus où il a jeté ses filets. Je me demande comment il a réussi à pêcher un jour des poissons, cet idiot ! Après ça, la moitié des barques et des bateaux de pêche de Tear ont écumé les Doigts du Dragon à la recherche de Cuendillar. Adieu les perches et les raies ! Sur certains bâtiments, des seigneurs étaient là pour dire où jeter les filets. Tu vois ce que peuvent valoir les « vieilleries », quand elles sont assez anciennes ? Bien, assez bavardé ! Il vous faut l’aide d’un homme, et je connais celui qui fera parfaitement l’affaire.
— Qui ? demanda Nynaeve. Si tu penses à un seigneur – voire à un Haut Seigneur – n’oublie pas que nous manquons de preuves, pour le moment…
Ailhuin s’esclaffa.
— Ma fille, dans ce quartier de Tear, personne ne connaît de Haut Seigneur – et pas davantage de seigneur, d’ailleurs. Les poissons rouges ne fraient pas avec les brochets ! Je vais vous présenter l’homme dangereux qui n’est pas un escrimeur – mais c’est le plus redoutable des deux, crois-moi. Juilin Sandar, pisteur de voleurs de son état. Le meilleur de tous ! J’ignore comment ça se passe au royaume d’Andor, mais ici, un pisteur accepte de travailler pour quelqu’un comme moi aussi bien que pour un noble ou un marchand. Et il va même jusqu’à baisser ses prix. Juilin retrouvera ces femmes – si c’est possible – et il vous rapportera les objets volés. Tout ça sans que vous ayez besoin d’approcher les Suppôts des Ténèbres.
Nynaeve acquiesça comme si elle avait encore des doutes. Mais Ailhuin attacha les plates-formes à ses chaussures – elle appelait ça des « sabots » – et sortit. Egwene la regarda partir derrière une fenêtre, attendant qu’elle ait disparu dans la ruelle.
— Tu apprends à être une bonne Aes Sedai, Maryim, dit-elle en se retournant. Tu es aussi douée que Moiraine pour manipuler les gens.
Nynaeve devint blanche comme un linge.
Elayne traversa la pièce et gifla Egwene, qui en resta commotionnée, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés.
— Tu vas trop loin, dit la Fille-Héritière. Bien trop loin ! Si nous n’apprenons pas à vivre ensemble, nous mourrons toutes les trois. As-tu révélé ton vrai nom à Ailhuin ? Nynaeve lui a dit que nous poursuivions des Suppôts, et c’était déjà courir un grand risque. Elle a parlé de voleuses et de meurtrières. Tu aurais voulu qu’elle mentionne l’Ajah Noir ? Ici ? Risquerais-tu le succès de notre mission sur la possibilité qu’Ailhuin n’aille pas tout raconter aux quatre coins de la ville ?
Egwene se frotta la joue. Son amie avait une sacrée droite !
— Je ne suis pas obligée d’aimer ce que nous faisons.
— Je sais… Et je te comprends. Mais nous n’avons pas le choix.
Egwene se tourna de nouveau vers la fenêtre pour observer les chevaux.
C’est vrai, nous n’avons pas le choix… Mais rien ne me force à aimer ça…