25 Des questions

Le menton reposant sur les mains, Egwene, couchée sur le lit de Nynaeve, regardait l’ancienne Sage-Dame faire les cent pas dans sa minuscule chambre. Étendue devant la cheminée, face aux cendres du feu qui avait brûlé toute la nuit, Elayne lisait pour la deuxième fois les documents remis par Verin à son amie. Plus précisément, elle consultait de nouveau la liste de noms et d’informations, alors que les autres pages, qui recensaient les ter’angreal volés, reposaient sur la table. Après une seule lecture, les trois femmes, bouleversées, n’avaient pas évoqué ce sujet alors qu’elles avaient débattu, parfois vivement, de tous les autres.

Egwene étouffa un bâillement. Il était à peine 10 heures, mais les trois amies manquaient de sommeil, et la fatigue ne les quittait plus. Avec les corvées de cuisine et la préparation des petits déjeuners, elles devaient se lever trop tôt pour avoir le temps de récupérer. Et encore, ces tâches n’étaient pas la pire partie de leur matinée…

Comble de malheur, la très courte nuit d’Egwene avait été gâchée par des cauchemars.

Anaiya pourra peut-être m’aider à interpréter ceux qui ont besoin de l’être… Mais si elle faisait partie de l’Ajah Noir ?

Après avoir regardé toutes les femmes présentes autour du ter’angreal, la veille, en se demandant lesquelles servaient le Ténébreux, Egwene avait du mal à se fier à quiconque dans la tour, à part ses deux compagnes. Néanmoins, elle aurait aimé que quelqu’un l’aide à comprendre ses rêves.

Ceux qui concernaient son passage sous les arches n’avaient rien de mystérieux, bien entendu, même si elle s’était chaque fois réveillée en pleurant. Elle avait rêvé aux Seanchaniens, également : une horde de femmes portant des éclairs brodés sur la poitrine tenaient en laisse des Aes Sedai, les forçant à lancer des éclairs sur la Tour Blanche. Là, Egwene s’était réveillée en sursaut, le front ruisselant de sueur. Mais ce n’était qu’un banal cauchemar. Comme le songe où elle avait vu des Capes Blanches lier les mains de son père. Une manifestation du mal du pays, sans aucun doute. Mais les autres…

Egwene regarda de nouveau ses deux amies. Elayne lisait toujours et Nynaeve continuait à marcher de long en large.

Elle avait rêvé de Rand, qui tentait de s’emparer d’une épée de cristal sans jamais voir le filet très fin qui lui tombait dessus. Elle avait également vu le jeune homme dans une salle où un vent sec faisait tourbillonner des colonnes de poussière. En tout point semblables à celle qui s’affichait sur l’étendard du Dragon, des créatures toutefois beaucoup plus petites chevauchaient les ailes de ce vent et tombaient sur lui, s’imprimant sur sa peau. Egwene avait aussi vu Rand descendre dans le grand cratère plein de lave rougeoyante d’une montagne. Enfin, dans un de ses derniers rêves, il affrontait des Seanchaniens…

Sur celui-ci, elle avait des doutes, mais les autres devaient avoir un sens caché. À l’époque où elle pensait pouvoir se fier à Anaiya, avant sa « fugue » et sa terrible expérience avec l’Ajah Noir, Egwene avait très subtilement interrogé l’Aes Sedai – le jeu consistait à faire passer pour de la simple curiosité des intérêts nettement plus… orientés. Bref, elle avait appris qu’un songe au sujet d’un ta’veren, pour une Rêveuse, était presque toujours une prémonition. Plus le « sujet » était ta’veren, et moins il fallait se fier au « presque »…

Certes, mais Mat et Perrin étaient aussi ta’veren, et elle avait également rêvé d’eux. D’étranges visions oniriques, encore plus difficiles à comprendre que les autres. Perrin avec un épervier sur l’épaule, puis un faucon. Seul ce dernier tenait une laisse entre ses serres, et il, ou plutôt elle (car Egwene aurait juré que les deux oiseaux étaient des femelles) tentait de l’enrouler autour du cou du jeune apprenti forgeron. Cette évocation fit trembler la jeune femme, car elle détestait penser à des chaînes ou à des laisses.

Il y avait eu aussi ce cauchemar où Perrin, affublé d’une barbe, avançait à la tête d’une meute de loups qui couvrait la pleine, derrière lui, jusqu’à perte de vue.

Tout ce qui concernait Mat était encore pire. Elle l’avait vu poser son œil gauche sur le plateau d’une balance, puis être pendu par le cou à une branche d’arbre. Comme Rand, il lui était apparu en train de combattre des Seanchaniens, mais là encore, ce devait être un cauchemar banal, comme celui où il parlait l’ancienne langue. Cette dernière fantaisie venait sans nul doute de ce qu’elle avait entendu en assistant à sa guérison…

La jeune femme voulut soupirer et bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Avec ses deux amies, elle avait poussé jusqu’à la chambre de Mat, après le petit déjeuner, mais il n’était pas là.

Il est sûrement assez rétabli pour aller au bal. Non, par la Lumière ! maintenant, je vais rêver qu’il gambille avec des Seanchaniennes ! Allons, oublie les rêves, ma fille… Tu y repenseras lorsque tu seras un peu moins fatiguée.

Le repas de midi approchait, puis le dîner lui succéderait, et le lendemain, ça recommencerait avec le petit déjeuner. Une légion de casseroles, de chaudrons et d’autres ustensiles de cuisine à nettoyer et à nettoyer encore, en un cycle qui ne se terminerait jamais.

Quand je serai un peu moins fatiguée ? Parce que ça devrait m’arriver un jour ?

Changeant de position sur le lit, Egwene regarda de nouveau ses amies. Elayne lisait encore, et le pas de Nynaeve ralentissait dangereusement.

Elle va nous gratifier de sa tirade, je le sens !

L’ancienne Sage-Dame s’immobilisa et baissa les yeux sur la Fille-Héritière.

— Laisse donc tomber ! Nous avons lu et relu ces listes, et pas un mot ne nous a aidées. Verin nous a refilé des tuyaux crevés ! La seule question, c’est de savoir si c’est tout ce dont elle dispose, ou si elle l’a fait en connaissance de cause.

Comme prévu… Et elle nous ressortira le même discours dans une demi-heure.

Egwene baissa les yeux sur ses mains, assez contente que son menton les dissimule aux trois quarts. La bague au serpent ne semblait pas vraiment à sa place sur une peau toute ridée par une trop longue immersion dans de l’eau chaude savonneuse.

— Connaître leurs noms est utile, dit Elayne. Et savoir à quoi elles ressemblent l’est aussi.

— Tu sais très bien ce que je veux dire ! s’emporta Nynaeve.

Egwene soupira d’accablement. Quand elle était sortie du bureau de Sheriam, le matin même, Nynaeve l’attendait dans le couloir obscur et glacé, une bougie à la main. Dans la pénombre, elle n’avait pas très bien vu, mais l’ancienne Sage-Dame semblait prête à casser des cailloux avec les dents. En même temps, elle semblait consciente que céder à sa colère n’aurait servi à rien. Sans nul doute, ce conflit intérieur était la source de son irritabilité…

Elle est aussi orgueilleuse qu’un homme, et ces punitions la rendent folle. Mais elle ne devrait pas se défouler sur nous. Si Elayne s’est fait une raison, elle devrait pouvoir l’imiter. Elle n’est plus une Sage-Dame toute-puissante, voilà tout…

Parfaitement insensible aux sautes d’humeur de Nynaeve, Elayne releva la tête, plissa pensivement le front et murmura :

— Liandrin est la seule représentante de l’Ajah Rouge alors que tous les autres ont perdu deux membres…

— Si tu te taisais un peu, petite ! s’écria Nynaeve.

Elayne leva la main gauche pour exhiber sa bague au serpent. Puis elle continua, imperturbable :

— Ces femmes sont toutes nées dans des villes différentes. Et je n’en ai pas trouvé plus de deux qui viennent du même pays… Amico Nagoyin, la benjamine, a presque quinze ans de plus qu’Egwene et moi. Joiya Byir, la doyenne, pourrait être notre arrière-arrière-grand-mère…

Egwene détesta qu’une sœur noire se permette de porter le nom de sa fille.

Espèce d’idiote ! Les gens ont souvent le même prénom, et de toute façon, tu n’as pas de fille. Ce n’était pas réel !

— Et qu’est-ce que ça nous apprend ? demanda Nynaeve d’un ton trop calme pour ne pas annoncer une tempête imminente. Qu’as-tu découvert de passionnant que j’aurais laissé passer ? C’est vrai qu’avec le grand âge et la vue qui baisse, je ne suis plus celle que j’étais.

— Ce que ça nous apprend ? Tout ça est beaucoup trop lisse, trop rangé… Treize femmes ayant pour seul point commun d’être des Suppôts des Ténèbres présentent un parfait échantillonnage d’âges, d’origines et même d’Ajah ? Ne devrions-nous pas avoir trois rouges, quatre natives de Cairhien et deux femmes du même âge ? Statistiquement, ce serait plus logique, non ? En d’autres termes, nos adversaires ont choisi parmi un grand nombre de candidates, sinon, elles n’auraient pas pu nous présenter une brochette de sœurs si équilibrée. Conclusion ? Il y a d’autres sœurs noires dans la Tour Blanche ou dans un endroit dont nous ignorons tout. C’est la seule explication logique.

Nynaeve tira d’un coup sec sur sa natte.

— Par la Lumière ! je crois bien que tu as raison ! Tu as découvert des secrets qui m’ont échappé. Moi qui espérais que toutes ces femmes étaient parties avec Liandrin…

— Nous ne sommes même pas sûres qu’elle était leur chef, dit Elayne. On a pu lui ordonner de disposer de nous. Quand je réfléchis, je trouve une seule raison à cette volonté acharnée de pousser le hasard au-delà de ce que toutes les règles statistiques nous disent. Si l’Ajah Noir veut nous faire croire que sa toile d’araignée s’est tissée au hasard, c’est tout simplement parce que ce n’est pas le cas.

— S’il y a une logique, dit Nynaeve, nous la reconstituerons. Egwene, si observer la cour de ta mère t’a appris à raisonner comme ça, je suis rudement contente que tu aies ouvert les yeux en grand.

En guise de réponse, Elayne eut un sourire qui se répercuta comme une vague sur sa joue, la faisant onduler.

Egwene riva son attention sur Nynaeve. Apparemment, elle était décidée à ne plus se comporter comme un ours frappé d’une rage de dents. Du coup, la jeune femme pouvait se risquer à donner son avis sans risquer de prendre un coup de patte.

— Mais les sœurs noires peuvent aussi vouloir nous faire croire qu’il y a une logique, histoire que nous perdions notre temps à la chercher. Attention, je ne dis pas que c’est le cas ! Je souligne simplement que nous ne savons rien d’incontestable. Cherchons ta logique, Elayne, mais n’abandonnons pas les autres pistes.

— Tu te réveilles enfin ? railla Nynaeve. Bienvenue parmi nous !

De petites piques, certes, mais franchement amicales…

— Egwene a raison, souffla la Fille-Héritière. J’ai été trop vite en besogne. Une construction théorique qui ne repose sur rien. Au fond, qui sait si tu n’as pas raison, Nynaeve ? Ce matériel ne vaut peut-être rien !

Elayne s’empara d’une feuille de parchemin.

— Rianna a des cheveux noirs avec une mèche blanche juste au-dessus de l’oreille gauche. Si je suis assez près d’elle pour voir ce détail, c’est que j’en serai bien trop près ! (Elle prit une autre feuille.) Chesmal Emry est une des guérisseuses les plus douées de ces cinquante ou cent dernières années. Vous imaginez, être soignées par une sœur noire ? (Elle saisit une troisième feuille.) Marillin Gemalphin adore les chats et elle ferait un grand détour pour venir en aide à un animal blessé. Les chats, maintenant ! (Elle s’empara de toute la liasse et la froissa rageusement.) Ce matériel ne vaut rien, c’est vrai !

Nynaeve s’agenouilla et prit les feuilles à la Fille-Héritière, les lissant ensuite soigneusement sur son abdomen.

— Peut-être bien que oui, et peut-être bien que… non. Tu as trouvé des éléments susceptibles de nous être utiles. En insistant, nous en repérerons d’autres, qui sait ? Et il y a l’autre liste…

Les deux femmes, aussi pensives l’une que l’autre, se tournèrent vers Egwene. Depuis le début de la réunion, elle évitait de regarder la table où reposaient les documents. Elle ne voulait pas penser à cette fichue liste, mais comment y échapper ? De toute façon, elle s’était gravée dans sa mémoire.

« Artefact : une tige de cristal transparent parfaitement lisse. Longueur environ un pied, pour un pouce de diamètre. Usage inconnu. Dernière étude réalisée par Corianin Nedeal. Artefact : Une statuette de marbre représentant une femme nue. Dix pouces de haut. Usage inconnu. Dernière étude réalisée par Corianin Nedeal. Artefact : Un disque apparemment en fer mais ne portant pas de traces de rouille. Six pouces de diamètre, orné sur les deux faces d’une spirale finement ciselée. Usage inconnu. Dernière étude réalisée par Corianin Nedeal… »

Une profusion d’artefacts, et plus de la moitié des « usages inconnus » étudiés pour la dernière fois par Corianin Nedeal.

Treize ter’angreal, pour être précise.

À force, je crois que j’ai pris ce nombre en grippe, pensa Egwene en frissonnant malgré elle.

Il y avait sur la liste moins d’« usage connu » que d’« inconnu ». L’utilité de ces artefacts ne sautait cependant pas aux yeux, ce qui ne les rendait pas plus rassurants que les autres.

Un minuscule hérisson en bois, pas plus grand que la deuxième phalange d’un pouce humain, très simple dans sa facture et probablement inoffensif. Cela dit, toute femme qui tentait de s’en servir pour canaliser le Pouvoir s’endormait comme une masse. Une bonne demi-journée de sommeil paisible et sans rêves… Pourtant, cet objet donnait la chair de poule à Egwene. Trois autres artefacts avaient un rapport avec le sommeil, et ils lui déplaisaient tout autant.

La description suivante en devenait presque rassurante. Un sceptre de pierre de trois pieds de long censé produire des torrents de feu – un compte rendu annoté par Verin d’une main si nerveuse que le parchemin était troué en deux endroits. « Dangereux et pratiquement impossible à contrôler ! »

Egwene n’avait toujours pas idée de ce qu’étaient des « torrents de feu ». Si ces armes paraissaient effectivement très dangereuses, il n’y avait aucun rapport avec les rêves et Corianin Nedeal, ce dont la jeune femme lui était sincèrement reconnaissante.

Nynaeve posa les feuilles sauvées par ses soins sur la table. Puis elle écarta l’autre liasse de feuilles, comme on met en éventail un paquet de cartes, et lut une description. Dubitative, elle passa à celle d’à côté et sourit enfin.

— En voilà un que Mat adorerait, dit-elle avec une gaieté un peu forcée. « Artefact : un ensemble de six dés à points sculptés, soudés aux coins. Taille : moins d’un pouce de large. Usage inconnu, mais on sait que s’aider de cet objet pour canaliser suspend en quelque sorte le hasard, ou du moins le fausse. » Mais il y en a d’autres : « Des pièces spéciales qui ont deux faces identiques ou qui peuvent retomber cent fois de suite sur la tranche… » Plus loin : « Sur mille lancers, les dés s’arrêteront mille fois sur cinq couronnes… » Oh oui ! Mat en serait fou !

Avec un gémissement, Egwene se leva et marcha d’un pas raide vers la cheminée. Se redressant avec peine, Elayne la regarda faire en silence, comme Nynaeve.

Egwene remonta ses manches aussi haut que possible, puis chercha à tâtons sur le couronnement de la hotte jusqu’à ce que ses doigts rencontrent de la laine. Elle récupéra ainsi un bas légèrement roussi dont la partie inférieure, correspondant aux doigts de pied, se révéla curieusement boursouflée. Après avoir chassé la suie d’un revers de la main, la jeune femme retourna le bas au-dessus de la table et le secoua, en faisant tomber l’étrange bague en pierre rayée, qui atterrit sur une des feuilles de la liste de ter’angreal. Un moment, les trois amies regardèrent en silence l’artefact.

— Verin ne s’est peut-être pas aperçue que la majorité des ter’angreal avait été étudiée pour la dernière fois par Corianin.

L’ancienne Sage-Dame ne paraissait pas croire elle-même à ce qu’elle disait.

Elayne acquiesça, mais sans trop de conviction.

— Un jour, je l’ai vue faire les cent pas sous la pluie, trempée comme une soupe. Plongée dans ses pensées, elle s’est avisée qu’il pleuvait quand je lui ai posé une cape sur les épaules. Donc, elle a pu rater le détail dont nous parlons…

— C’est possible, concéda Egwene. Sinon, elle devait se douter que je le remarquerais du premier coup d’œil. Je ne sais pas… Parfois, j’ai l’impression qu’elle est bien moins distraite qu’elle le laisse croire… Non, vraiment, je ne sais pas.

— Il nous faut donc ajouter Verin à la liste des suspectes, soupira la Fille-Héritière. Si elle appartient à l’Ajah Noir, nos ennemies savent exactement ce que nous faisons. (Elle jeta à Egwene un regard plein d’incertitude.) Et Alanna ?

Egwene avait tout raconté à ses amies, à part ce qui lui était arrivé pendant qu’elle était sous les arches. Elle ne parvenait pas à en parler, et ses deux compagnes gardaient elles aussi le silence sur cette partie de leur épreuve initiatique. En revanche, elles étaient informées de tout ce qui s’était passé dans la salle, du discours de Sheriam sur la faiblesse des femmes capables de canaliser le Pouvoir, et de tout ce qu’avait dit Verin, que cela semble important ou non. Le compte-rendu sur le comportement d’Alanna les avait profondément troublées. Car enfin, personne de sensé n’agissait ainsi, et surtout pas une Aes Sedai.

Cependant, il y avait une ligne de défense évidente, et Egwene savait que ses amies y avaient pensé.

— Les Aes Sedai ne sont pas davantage censées mentir. Mais Verin et notre chère mère sont loin de nous avoir dit la vérité, semble-t-il. Et elles n’appartiennent pas pour autant à l’Ajah Noir !

— J’aime bien Alanna, dit Nynaeve en tirant sur sa natte. Mais je reconnais que son comportement est étrange. Donc…

— Merci de ton honnêteté, souffla simplement Egwene.

Nynaeve hocha la tête, faisant mine de ne pas avoir remarqué l’ironie de sa protégée.

— La Chaire d’Amyrlin sait tout cela, et il lui sera bien plus facile qu’à nous de garder un œil sur Alanna.

— Elaida et Sheriam ? demanda Egwene.

— Je n’ai jamais aimé Elaida, confessa Elayne, mais de là à croire qu’elle sert les Ténèbres… Quant à Sheriam, ça paraît tout simplement impossible.

— Ce devrait l’être pour toutes les sœurs, rappela Nynaeve. Si nous les démasquons, rien ne dit que les sœurs noires seront toutes des femmes que nous n’aimons pas. Mais je refuse de lancer de telles accusations à la légère. Il faut des preuves plus solides qu’une simple faute d’attention, comme dans le cas de Verin. (Egwene et Elayne approuvèrent du chef.) Nous dirons ce qu’il en est à la Chaire d’Amyrlin, sans y ajouter plus de conviction que nécessaire. En supposant qu’elle nous interroge, comme elle semblait décidée à le faire. Elayne, si tu es présente à ce moment-là, n’oublie pas que tu es supposée ne rien savoir.

— Je ne risque pas d’oublier ça ! Mais il devrait y avoir un autre moyen de lui transmettre des informations. Ma mère aurait bien mieux planifié les choses.

— Pas s’il lui était impossible de se fier aux intermédiaires, comme la Chaire d’Amyrlin, corrigea Nynaeve. Nous devons attendre. Ou faut-il que l’une de nous ait un entretien avec Verin ? Personne n’en concevrait des soupçons, j’imagine…

Elayne hésita, puis secoua la tête.

Egwene réagit plus vite et plus vigoureusement. Distraction ou non, Verin avait omis bien trop de choses pour être fiable.

— Très bien, conclut Nynaeve, qui semblait vraiment ravie. Je ne suis pas vraiment mécontente que nous ne puissions pas parler à la Chaire d’Amyrlin à notre guise. Comme ça, nous pouvons prendre seules nos décisions et agir quand et comment ça nous chante, sans devoir lui obéir à tout bout de champ.

Sa main courut sur les feuilles où étaient recensés les artefacts volés, à croire qu’elle les lisait de nouveau, puis se referma sur l’anneau de pierre.

— La première décision concerne cet objet. Il est directement lié à Liandrin et à ses complices, et nous n’avons en notre possession rien d’autre de comparable. (Nynaeve regarda le ter’angreal, les sourcils froncés.) Cette nuit, je dormirai avec.

Sans hésiter, Egwene s’empara de l’anneau, le prenant sans ménagement à l’ancienne Sage-Dame. En elle, quelque chose lui avait crié de garder les mains le long du corps, mais elle n’avait pas écouté cet appel à la lâcheté, et elle en était fière.

— C’est moi, la Rêveuse potentielle. J’ignore si ça me donne un avantage sur vous, mais Verin m’a dit que cet artefact était dangereux, et celle d’entre nous qui l’utilisera doit justement avoir un petit avantage sur les autres…

Nynaeve tira sur sa natte et sembla sur le point d’émettre une cataracte d’objections. Mais elle se ravisa, et demanda simplement :

— Tu es sûre de toi, Egwene ? Nous ne savons pas si tu es vraiment une Rêveuse. En revanche, je canalise mieux le Pouvoir que toi. En conséquence, je…

Egwene coupa la parole à l’ancienne Sage-Dame :

— Tu canalises mieux que moi quand tu es en colère. Tu penses pouvoir sortir de tes gonds dans un rêve ? Auras-tu le temps d’être bien énervée au moment où tu devras puiser dans la Source Authentique ? Par la Lumière ! nous ne savons même pas s’il est possible de canaliser dans un songe ! Une de nous trois doit tenter l’expérience, parce que c’est notre seul lien avec Liandrin, et ça ne peut être que moi. Qui sait ? je suis peut-être pour de bon une Rêveuse. Quoi qu’il en soit, c’est à moi que Verin a donné l’anneau.

Nynaeve ne semblait toujours pas convaincue, mais elle capitula :

— Très bien… Mais Elayne et moi, nous resterons avec toi. Je ne sais pas ce que nous pourrons faire – peut-être te réveiller si les choses tournent mal – mais au moins, tu ne seras pas seule.

Elayne approuva la courte tirade.

Maintenant que tout était réglé, Egwene sentit sa gorge se nouer et son estomac lui sembla sur le point de se retourner.

Je les ai entraînées dans cette histoire… Par la Lumière ! j’aimerais ne pas regretter à ce point qu’elles ne m’aient pas persuadée d’y renoncer !

Egwene aperçut soudain du coin de l’œil une silhouette campée sur le seuil de la porte. C’était une novice aux cheveux nattés, comme si elle venait de débarquer de sa campagne.

— On ne t’a pas appris à frapper aux portes, Else ? demanda sèchement Nynaeve.

Egwene referma la main sur l’anneau de pierre. Bizarrement, elle aurait juré qu’Else avait eu les yeux rivés dessus.

— J’ai un message pour vous, dit la novice. (Elle balaya du regard la table jonchée de documents, puis étudia brièvement les trois Acceptées.) Un message de la Chaire d’Amyrlin.

Egwene et ses amies échangèrent des regards interloqués.

— Nous t’écoutons, dit Nynaeve.

Un sourcil levé, comme si quelque chose l’amusait, Else récita son texte :

— Les affaires abandonnées par Liandrin et ses complices ont été entreposées au deuxième sous-sol, sous la bibliothèque, dans la troisième réserve sur la droite de l’escalier principal.

Else jeta un dernier coup d’œil sur les documents, puis elle s’en fut d’un pas tranquille.

Egwene eut le sentiment d’avoir reçu un coup de poing dans l’estomac.

Nous nous méfions de tout le monde, et la Chaire d’Amyrlin choisit Else Grinwell comme messagère ?

— Cette idiote va tout raconter à qui voudra l’entendre ! s’écria Nynaeve en se ruant vers la porte.

Egwene remonta l’ourlet de sa robe et brûla la politesse à l’ancienne Sage-Dame. Courant bien trop vite, elle faillit glisser sur les dalles de la galerie, mais elle vit une silhouette blanche disparaître dans la rampe la plus proche et accéléra encore le rythme.

Pour avoir tant d’avance, elle a dû courir aussi… Mais pourquoi se presser ainsi ?

La silhouette venait de s’engager sur une autre rampe. Entêtée, Egwene continua la poursuite.

Au pied de la rampe en question, une femme se retourna, attendant de pied ferme la personne qui la suivait. Stupéfiée, Egwene s’arrêta net. Il ne s’agissait pas d’Else, ça ne faisait pas le moindre doute. Vêtue d’une robe blanche à la ceinture d’argent, cette femme éveilla en Egwene des sentiments qu’elle n’avait jamais éprouvés. Plus grande qu’elle, immensément plus belle, cette inconnue lui donnait l’impression d’être petite, mal faite et même pas vraiment nette…

En plus, elle doit savoir canaliser plus de Pouvoir que moi… Par la Lumière ! elle est probablement plus intelligente que nous trois réunies. Il est injuste qu’une personne ait tout ce que…

Soudain consciente que ses pensées s’égaraient, Egwene s’ébroua pour s’éclaircir les idées. Elle devait être rouge comme une pivoine, mais tant pis. De sa vie, elle ne s’était jamais sentie inférieure devant une autre femme, et elle n’allait pas commencer maintenant.

— Tu es courageuse, dit l’inconnue. Courir seule dans les couloirs d’une tour où tant de meurtres ont été commis…

À son ton, la femme trouvait cela amusant.

Egwene se redressa de toute sa hauteur et tira sur ses vêtements. Un indice de sa nervosité, bien sûr, mais elle n’avait pas pu s’en empêcher, et son interlocutrice, après l’avoir vue courir comme une gamine, n’avait certainement pas raté ce détail-là.

— Excusez-moi, mais je cherche une novice qui marchait dans la même direction que vous. Une brune aux yeux noirs et aux cheveux nattés… Un peu enrobée, mais jolie, à sa manière…

L’inconnue examina Egwene de la tête aux pieds – et sans cacher une certaine… joie espiègle. Comme si elle avait aperçu, à un moment, le poing serré sur l’anneau de pierre qu’elle cachait présentement dans son dos.

— Je doute que tu la rattrapes… Je l’ai vue, mais elle courait bien plus vite que toi. J’ai peur qu’elle soit déjà très loin d’ici.

— Aes Sedai…, commença Egwene.

Elle n’eut jamais l’occasion de finir sa phrase, car la grande inconnue la foudroya du regard, comme si ses réserves de patience étaient épuisées.

— J’ai perdu assez de temps avec toi, petite ! Des affaires bien plus importantes m’attendent. Retire-toi, je t’en prie !

L’inconnue désigna la rampe d’où venait Egwene.

Subjuguée par tant d’autorité, la jeune femme se retourna et commença à gravir les marches. S’avisant soudain qu’elle faisait n’importe quoi, elle se retourna.

Aes Sedai ou pas, je vais…

La galerie était vide.

Négligeant les pièces alentour – personne n’y vivait, à part peut-être des souris –, Egwene se remit en chemin, sondant la galerie et se penchant même à la balustrade pour balayer du regard le petit Jardin des Acceptées. Où qu’elle regardât, elle ne vit personne qui ressemblât de près ou de loin à son inconnue. Dans une galerie, elle croisa Faolain et une autre Acceptée qu’elle connaissait exclusivement de vue.

La mystérieuse inconnue en robe blanche à ceinture d’argent n’était plus nulle part.

Volatilisée !

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