Le chemin qui conduisait hors des montagnes n’était pas facile. Par bonheur, plus il descendait, et moins Perrin avait besoin de sa cape doublée de fourrure. Au fil des heures, les quatre cavaliers se détachaient de l’hiver pour se laisser envelopper par les premiers frémissements du printemps. Alors que la neige disparaissait, l’herbe et les fleurs sauvages – des espoirs de vierge et des perce-givre – commençaient à recouvrir les hauts plateaux que traversait la petite colonne.
Les arbres devinrent bientôt moins rares, des alouettes et des rouges-gorges lançant leurs trilles sur des branches bien plus généreusement lestées de feuilles. Bien entendu, ici aussi, il y avait des loups. Jamais visibles, même pour Lan, un éclaireur redoutable, mais bien présents, Perrin le savait. Même s’il leur interdisait l’accès à son esprit, un picotement, de temps en temps, lui rappelait leur présence.
Caracolant sur Mandarb, son destrier noir, Lan passait le plus clair de son temps à jouer les éclaireurs. Tandis qu’il suivait la piste de Rand, ses trois compagnons s’orientaient grâce aux signes qu’il leur laissait. Une flèche de pierre pour indiquer une direction. Une éraflure sur la paroi d’un défilé qui faisait brusquement une fourche. Le Champion signalait à ses suiveurs qu’il fallait tourner dans un sens ou un autre, prendre tel raccourci, suivre une piste de cerf ou descendre le long d’un étroit cours d’eau si bien caché que personne, dans l’histoire du monde, n’avait jamais dû en approcher. Mais Lan ne laissait jamais rien passer, et la précision de ses signaux avait quelque chose de rassurant. Une touffe d’herbe attachée pour s’incliner dans un sens ou un autre indiquait où il fallait tourner. Idem pour une branche pliée. Une pile de cailloux signalait une ascension difficile, droit devant, et deux feuilles piquées sur une épine annonçaient au contraire une descente très raide. Le Champion utilisait des dizaines de symboles, devina Perrin, et Moiraine les connaissait tous.
Lan revenait rarement vers ses compagnons, sauf le soir, pour faire le point avec Moiraine, loin du feu de camp et des oreilles indiscrètes. Le matin, il se remettait en route bien avant l’aube.
Moiraine était en selle dès que le ciel tournait au rose à l’horizon oriental. Si elle s’était écoutée, elle aurait chevauché Aldieb, sa jument blanche, bien après la tombée de la nuit. Mais dès le crépuscule, Lan refusait de continuer à suivre la piste.
Moiraine s’en plaignant régulièrement, il ne mâchait jamais ses mots :
— Si un cheval se casse une jambe, nous irons encore plus lentement.
Moiraine ne se montrait jamais tendre non plus :
— Si tu ne peux pas avancer plus vite, je devrais peut-être t’envoyer sans tarder chez Myrelle. Bon, tu n’es peut-être pas encore sénile, mais dans ce cas, accélère le rythme !
L’Aes Sedai s’exprimait comme si la menace était une plaisanterie… qui risquait de ne plus en être une un jour. Perrin le devina lorsqu’il vit chaque fois l’expression maussade de Lan, pourtant réputé pour avoir un visage de pierre.
— Qui est Myrelle ? demanda le jeune homme, soupçonneux, la première fois que l’accrochage entre l’Aes Sedai et le Champion se produisit.
Loial secoua la tête, marmonnant entre ses dents :
— Malheur à qui fourre son nez dans les affaires d’une Aes Sedai…
Alors qu’il était au moins aussi grand qu’un étalon dhurrien, le cheval de l’Ogier avait l’air d’un poney dès que son géant de cavalier lui grimpait sur le dos. En selle, le pauvre Loial n’avait pas l’air très fin, il fallait bien l’avouer…
— Myrelle est une sœur de l’Ajah Vert, répondit Moiraine avec un petit sourire. Un de ces jours, Lan devra aller lui livrer le précieux colis que je compte lui confier.
— Ce fichu jour n’est pas près d’arriver, grogna Lan, lâchant pour une fois la bonde à sa colère. Et si ça ne tient qu’à moi, il n’adviendra jamais. Tu me survivras des décennies, Moiraine Sedai.
Cette femme a trop de secrets, pensa Perrin, agacé.
Mais il n’insista pas, peu enclin à creuser un sujet qui faisait sortir Lan de ses gonds.
Moiraine avait attaché derrière sa selle une sorte de ballot. Il s’agissait de l’étendard du Dragon, enveloppé dans une couverture. Perrin n’appréciait pas de voyager avec cet artefact douteux, mais l’Aes Sedai ne lui demandait jamais son avis sur rien – et s’il le donnait de force, elle n’en tenait pas compte. Bien sûr, la nature de l’objet ne sautait pas aux yeux. Malgré tout, l’apprenti forgeron espérait que Moiraine garderait aussi bien ce secret, en chemin, qu’elle protégeait les cachotteries dont elle l’accablait sans cesse.
Au début, le voyage se révéla ennuyeux comme la pluie. Toutes les montagnes au sommet auréolé de brume se ressemblaient, et les passes se succédaient avec une désespérante monotonie. Au dîner, le plat de résistance était en général un lapin abattu par la fronde de Perrin. Dans une région si rocheuse, utiliser des flèches pour la chasse n’était pas très astucieux, car les pointes finissaient souvent brisées. Et c’était d’autant moins malin lorsqu’on disposait d’une réserve limitée de projectiles.
Certains soirs, lorsque la petite colonne s’arrêtait près d’un cours d’eau – assez tôt pour qu’on y voie encore assez –, Perrin et Loial pêchaient quelques truites. À plat ventre au bord de l’eau, les bras immergés, ils délogeaient les poissons de sous les rochers où ils se cachaient. Malgré ses gros doigts, l’Ogier se révéla encore plus adroit à ce jeu que son compagnon.
Le troisième soir, Moiraine se joignit à eux. Après avoir déboutonné ses manches, elle les releva et demanda aux deux amis comment elle devait s’y prendre. Ébahi, Perrin regarda Loial avec des yeux ronds comme des billes. Fidèle à son fatalisme atavique, l’Ogier haussa vaguement les épaules.
— Ce n’est pas très difficile, expliqua l’apprenti forgeron. Il faut glisser une main sous le poisson, comme si vous vouliez lui chatouiller le ventre. Puis vous la refermez sur lui, et vous le sortez de l’eau. Bien entendu, il faut un peu d’entraînement. Les premières fois, vous ferez probablement chou blanc…
— J’ai essayé des dizaines de fois avant de réussir, avoua Loial.
Très lentement, pour que son ombre n’effraie pas les truites, il glissa les mains dans l’eau.
— C’est vraiment si difficile que ça ? demanda Moiraine.
Elle imita Loial, et, dix secondes plus tard, ressortit les mains de l’eau avec une truite bien grasse qu’elle jeta sur la rive en souriant.
Perrin regarda la prise de l’Aes Sedai. Un sacré morceau qui devait bien peser dans les cinq livres.
— Vous avez eu de la chance, dit-il. Les truites de cette taille se cachent rarement sous des pierres si petites. Nous devrions nous déplacer un peu… Il fera nuit avant qu’un autre poisson vienne se réfugier ici.
— Sans blague ? fit Moiraine. Allez-y tous les deux. Moi, je vais rester ici.
Perrin hésita un moment, puis il alla s’allonger plus loin, sur une autre saillie rocheuse. L’Aes Sedai mijotait quelque chose, il en aurait mis sa tête à couper. Mal à l’aise, il se concentra sur la pêche. Une demi-douzaine de truites flottaient paresseusement dans l’onde, bougeant à peine les nageoires pour rester en position stationnaire. Ensemble, ces spécimens ne devaient pas peser autant que la prise de Moiraine. Avec un peu de chance, Loial et lui auraient encore le temps d’attraper deux truites avant qu’il fasse nuit. Un assez bon résultat, n’était que l’Ogier, avec son appétit d’ogre, n’aurait pas assez de tout ça pour se rassasier.
Avant que le jeune homme ait pu glisser les mains dans l’eau, Moiraine poussa un cri triomphal.
— Et voilà ! Trois poissons devraient suffire, je pense… Surtout que les deux derniers sont plus gros que le premier…
— C’est impossible ! s’écria Perrin en regardant l’Ogier.
Loial se releva, faisant fuir le menu fretin qui n’intéressait plus personne.
— C’est une Aes Sedai, dit-il simplement.
Lorsque les deux amis rejoignirent Moiraine, qui refermait déjà les boutons nacrés de ses manches, trois énormes poissons gisaient sur la rive.
Perrin voulut rappeler la règle : la personne qui attrapait des poissons était censée les vider. Mais son regard croisa celui de l’Aes Sedai. Et bien qu’elle fût impassible, le jeune homme devina qu’elle savait ce qu’il allait dire et s’apprêtait à lui opposer une nonchalante fin de non-recevoir. Quand elle se détourna, l’occasion définitivement passée, le jeune forgeron de Champ d’Emond se résigna à dégainer son couteau pour préparer les truites.
— D’un seul coup, elle semble avoir oublié que nous devions partager les corvées… Je suppose qu’elle nous laissera faire la cuisine, puis nettoyer après le repas…
— C’est couru d’avance, dit Loial en éventrant une truite. C’est une Aes Sedai…
— Il me semble avoir entendu ça quelque part… Les soldats étaient toujours prêts à se décarcasser pour elle, mais nous ne sommes plus que quatre. Il faudrait organiser une rotation… C’est une affaire de justice.
Loial eut un ricanement sonore.
— Je doute qu’elle partage ton point de vue… Jusque-là, elle a dû supporter les plaintes incessantes de Rand, et voilà que tu voudrais prendre le relais ? Par principe, les Aes Sedai ne se laissent pas casser les pieds. À mon avis, elle a l’intention de nous réapprendre à lui obéir avant que nous ayons atteint notre premier village.
— Une leçon qui vous fera du bien, dit Lan en déboulant derrière les deux amis.
Dans la pénombre, il semblait avoir jailli de nulle part. Perrin faillit s’en étaler de surprise et les oreilles de Loial s’en raidirent de stupéfaction. Ni l’un ni l’autre n’avait entendu le Champion approcher.
— Parce que vous n’auriez jamais dû désapprendre à lui obéir, ajouta Lan avant d’aller rejoindre son Aes Sedai, près des chevaux.
Même sur ce sol rocheux, il ne faisait presque pas de bruit en marchant. Et dès qu’il se fut un peu éloigné, sa cape-caméléon entra en action, ne laissant plus voir que sa tête, qui paraissait flotter dans l’air toute seule.
— Pour retrouver Rand, dit Perrin, nous avons besoin de Moiraine. Mais je ne la laisserai plus régenter ma vie.
Agacé, il se concentra sur les entrailles de sa truite.
Bien qu’il n’eût pas parlé à la légère, la situation n’évolua pas comme il l’entendait. Les jours suivants, sans qu’il sache vraiment pourquoi, Loial et lui se chargèrent de toutes les corvées. Pis encore, l’apprenti forgeron s’avisa qu’il se chargeait tous les soirs de desseller Aldieb, de la bouchonner et de la nourrir. Pendant ce temps, plongée dans ses pensées, sa cavalière se reposait près du feu de camp.
Pour Loial, les choses devaient être ainsi, et il n’y avait rien à faire. Perrin tenta de résister, mais il découvrit vite qu’il était difficile de se cabrer face à des suggestions somme toute raisonnables. Le piège, car il y en avait un, consistait en une succession de suggestions qui, mises bout à bout, n’avaient plus rien de normal. Mais comment se battre face à une présence si écrasante ? Comment parler quand un seul regard noir suffisait à vous nouer la gorge ? D’un froncement de sourcil, Moiraine pouvait exprimer toute l’indignation du monde face à ce qu’elle tenait pour de la muflerie. En écarquillant les yeux, elle montrait à quel point il était malpoli de ne pas acquiescer à de si minuscules requêtes. Enfin, d’un seul regard, elle était capable de rappeler au jeune homme tout ce qu’était une Aes Sedai…
Face à cet arsenal, Perrin n’avait pas de quoi riposter. Et chaque fois qu’il perdait un pouce de terrain, il n’y avait plus moyen de le reconquérir. Quand il accusa Moiraine d’utiliser le Pouvoir de l’Unique pour le subjuguer – une fable en laquelle il ne croyait pas lui-même – l’Aes Sedai lui conseilla assez sèchement de ne pas se comporter comme un crétin congénital. Soumis à ce régime, Perrin ne tarda pas à se comparer à une pièce de fer tentant d’empêcher un forgeron armé de sa masse de la transformer en un tranchant de faux.
Après quelques jours, les montagnes de la Brume cédèrent abruptement la place aux collines boisées du Ghealdan. Dans ce paysage tout en creux et en bosses, sans que les « bosses » en question soient jamais très hautes, les cerfs se montrèrent soudain plus hardis. Alors qu’ils se cachaient en altitude, peut-être parce qu’ils n’avaient jamais vu d’hommes, ici, ils détalaient à la vue de tous, leur queue battant frénétiquement l’air. En revanche, Perrin aperçut de moins en moins souvent la fourrure tachetée des léopards qui se faufilaient volontiers entre les rochers, sur les hauts plateaux.
En d’autres termes, la petite expédition venait d’entrer sur le territoire des hommes.
Lan cessa de porter sa cape-caméléon, et il commença à chevaucher plus souvent avec ses compagnons, leur annonçant ce qui les attendait en chemin. Bientôt, les champs entourés de murets de pierre devinrent un spectacle fréquent, sinon commun, et les voyageurs virent de plus en plus de paysans occupés à labourer toutes les terres cultivables qu’on trouvait autour des collines. Derrière ces vaillants fermiers, des dizaines de personnes, effectuant le geste ô combien auguste du semeur, jetaient des poignées de graines dans les sillons.
Au sommet des collines, Perrin remarqua de plus en plus de fermes et de granges de pierre grise.
Préférant d’habitude éviter les hommes, les loups n’auraient pas dû être là. Pourtant, l’apprenti forgeron sentait toujours leur présence – une escorte discrète qui suivait les cavaliers comme leur ombre.
Perrin brûlait d’impatience d’atteindre un endroit – par exemple un grand village ou une ville – où il y aurait trop de « deux-pattes » pour que ses encombrants protecteurs s’aventurent encore à le suivre.
Un jour après avoir aperçu le premier champ, alors que le soleil sombrait à l’horizon dans leur dos, les quatre cavaliers entrèrent à Jarra, un village situé un peu au nord de la frontière avec l’Amadicia.