Impassible, la Zingara regarda l’étendard jusqu’à ce que le vent cesse de le gonfler comme une voile. Puis elle s’intéressa aux hommes qui faisaient cercle autour du feu de camp. Enfin, son regard s’attarda sur le lecteur passionné – un gaillard beaucoup plus grand que Perrin et deux fois plus large d’épaules.
— Un Ogier vous accompagne ? Je n’aurais pas cru que… (Leya secoua la tête.) Où est Moiraine Sedai ?
En ce qui la concernait, l’étendard du Dragon aurait pu être un drap en train de sécher. En tout cas, elle voulait le faire croire…
Perrin désigna une des cabanes installées sur les versants de la cuvette. Entièrement en rondins, y compris le toit, c’était la plus grande de toutes, ce qui n’allait pas bien loin.
— Voilà sa résidence… Et celle de Lan, son Champion. Quand tu auras bu un peu d’infusion bien chaude…
— Non, je veux parler tout de suite à Moiraine.
Perrin ne fut pas surpris. Toutes les femmes insistaient pour voir immédiatement l’Aes Sedai – et en tête à tête. Même si les nouvelles que Moiraine daignait répéter à ses compagnons semblaient rarement renversantes, chaque visiteuse faisait penser à un chasseur qui aurait traqué l’ultime lapin du monde pour nourrir sa famille affamée. Alors qu’elle tremblait de froid, la vieille mendiante avait refusé une bonne couverture et un plat de ragoût fumant. Pieds nus sous la neige, elle avait titubé jusqu’à la cabane de Moiraine…
Leya mit pied à terre et confia les rênes de sa monture à Perrin.
— Ma jument a faim…, dit-elle simplement. (Elle flatta les naseaux de l’équidé.) Piesa n’a pas l’habitude de terrains si accidentés…
— Nous n’avons pas beaucoup de foin, avoua Perrin, mais elle en aura un peu quand même…
Leya acquiesça puis s’attaqua à l’ascension. Alors que sa cape rouge brodée de bleu lui faisait comme une traîne, elle releva l’ourlet de sa jupe verte.
Perrin sauta de selle, échangea quelques mots avec les hommes qui vinrent prendre en charge les chevaux et confia son arc au type qui s’occuperait de Trotteur. À part un corbeau, annonça-t-il, ils n’avaient rien vu, sinon les montagnes et la Zingara qu’ils ramenaient. Oui, l’oiseau était mort, et non, la femme ne leur avait rien dit des événements en cours dans le grand monde. Et une nouvelle fois, non, il ignorait si le petit groupe lèverait bientôt le camp…
Si nous partons jamais…
Moiraine les avait gardés dans cette cuvette tout l’hiver. Selon les guerriers du Shienar, ce n’était pas elle qui donnait les ordres. Mais Perrin savait que les Aes Sedai n’avaient pas d’égales quand il s’agissait de tirer les ficelles. Et Moiraine encore moins que les autres…
Lorsque tous les chevaux furent en route pour l’écurie de fortune, leurs cavaliers filèrent se réchauffer autour du feu. Repoussant sa cape derrière ses épaules, Perrin tendit langoureusement les mains au-dessus des flammes. Des arômes appétissants montaient du grand chaudron – sorti des ateliers de Baerlon, semblait-il – qui mijotait sur un trépied. Quelqu’un avait eu de la chance à la chasse, de toute évidence… Sur un autre feu, plus petit, des racines disposées en cercle finissaient de cuire en diffusant une agréable odeur qui faisait penser à des navets.
Mais Perrin se concentra sur le ragoût. La viande l’intéressait plus que tout le reste, depuis quelque temps…
La femme en habits d’homme détourna les yeux de Leya au moment où elle entrait dans la cabane de Moiraine.
— Que vois-tu à son sujet, Min ? demanda Perrin.
La jeune femme vint s’asseoir à côté de lui, ses yeux noirs mélancoliques. Comme souvent, l’apprenti forgeron se demanda pourquoi elle continuait à se déguiser. C’était peut-être une idée fausse, parce qu’il la connaissait, mais il ne voyait pas comment on pouvait prendre cette beauté pour un homme, même quelque peu efféminé.
— La Zingara n’a plus longtemps à vivre…, souffla Min en jetant un coup d’œil aux hommes accroupis autour d’un autre feu.
Aucun n’était assez près pour l’entendre.
Perrin ne réagit pas, mais le visage avenant de Leya dansa devant son œil mental.
Au nom de la Lumière ! Les Gens de la Route ne font jamais de mal à personne…
Malgré la chaleur des flammes, le jeune homme frissonna.
Fichu crétin, je n’aurais pas dû demander !
Les rares Aes Sedai informées du don de Min ne savaient pas exactement en quoi il consistait. Parfois, elle voyait autour des gens une aura et des images. De temps en temps, elle était même capable d’interpréter ces signes.
Masuto vint remuer le ragoût avec une longue louche en bois. Jetant un coup d’œil aux deux jeunes gens, il se tapota le bout du nez, eut un grand sourire et repartit d’un pas allègre.
— Par le sang et les cendres ! marmonna Min. Il nous a pris pour des tourtereaux en train de roucouler près d’un bon feu…
— Tu es sûre ? demanda Perrin.
Devant la confusion de son amie, il précisa :
— Au sujet de Leya…
— C’est son nom ? J’aurais préféré ne pas le connaître… Quand on sait, il est toujours pire de ne pas pouvoir… Perrin, j’ai vu sa tête ensanglantée flotter au-dessus de ses épaules. Et ce regard fixe… Mes visions ne sont jamais plus explicites que ça. (Min frissonna et se frotta frileusement les mains.) Par la Lumière ! je donnerais cher pour voir des choses plus agréables. Mais elles se font rares, ces derniers temps…
Perrin voulut proposer de prévenir Leya, mais il se ravisa. Bonnes ou mauvaises, les images et les prédictions de Min se réalisaient toujours. Lorsqu’elle était sûre d’elle, il n’y avait aucune échappatoire.
— La tête ensanglantée… Une mort violente, donc…
Perrin eut honte d’en parler comme si c’était une chose banale.
Mais que puis-je faire ? Si j’en parle à Leya – et qu’elle me croie – elle vivra ses derniers jours dans l’angoisse, et ça ne changera absolument rien.
D’un bref signe de tête, Min confirma qu’il s’agirait bien d’une mort violente.
Dans ce cas, Leya succombera peut-être ici, au cours d’une attaque ennemie.
Mais des éclaireurs patrouillaient toute la journée et les sentinelles restaient en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et Moiraine, s’il fallait l’en croire, avait protégé le camp. Aucune créature des Ténèbres ne pourrait le voir, sauf si elle parvenait à y entrer.
Perrin pensa aux loups. Mais les éclaireurs repéreraient de loin tout intrus qui tenterait d’approcher du camp.
— Leya aura un long chemin à faire pour retrouver les siens… Comme je les connais, les Zingari ne seront pas allés plus loin que les contreforts des montagnes. En route pour les rejoindre, notre amie sera sans défense…
— Et nous ne sommes pas assez nombreux pour lui fournir une escorte, soupira Min. De toute façon, ça ne changerait rien.
Dès l’âge de six ou sept ans, avait-elle raconté à Perrin, Min avait compris qu’elle était seule à avoir des visions. À partir de ce moment, elle avait essayé de mettre en garde les gens. Même si elle n’en avait pas dit plus, Perrin aurait juré que ces avertissements, quand ils étaient pris au sérieux (ce qui n’était pas évident, tant qu’on manquait de preuves), avaient plutôt aggravé les choses.
— Quand ? demanda le jeune homme.
Un mot glacé et dur comme l’acier, lorsqu’on l’utilisait dans un tel contexte.
Je ne peux rien pour Leya, mais la date de sa mort me permettra de savoir si le camp risque d’être attaqué.
Min leva les bras au ciel, mais elle parvint à ne pas exploser de colère.
— Tu sais que ça ne fonctionne pas comme ça ! Je ne peux jamais dire quand un événement se produira. Lorsque je parviens à interpréter mes images, je sais que certaines choses se passeront. Perrin, tu ne comprends pas très bien… Les visions n’obéissent pas à ma volonté. Elles viennent quand ça leur chante, et il en va de même pour les « prédictions ». Parfois, je devine ce qu’une image annonce, mais dans un avenir qui reste indéterminé. C’est très pénible, tu sais…
Perrin voulut souffler quelques mots de consolation à son amie, mais il ne parvint pas à endiguer le flot de ses paroles.
— Je peux voir des images autour d’un homme un jour donné, puis plus rien le lendemain. Le contraire se produit également. Le plus souvent, cependant, je ne vois rien du tout. Sauf en ce qui concerne les Aes Sedai et les Champions. Là, le phénomène est permanent, mais l’interprétation est bien plus difficile qu’avec des gens ordinaires. (Min dévisagea un instant Perrin.) Il y a d’autres exceptions, comme…
— Surtout, ne me révèle rien à mon sujet ! s’écria Perrin.
Puis il haussa ses larges épaules, comme pour dire à son amie de ne pas s’inquiéter.
Depuis sa plus tendre enfance, il était plus costaud que les autres. Quand on était grand et fort, avait-il vite constaté, il était facile de blesser les gens sans le vouloir. Afin d’éviter ça, il s’était efforcé de devenir prudent et patient. Et quand il lâchait la bonde à sa colère, il ne tardait jamais à le regretter.
— Désolé, Min. Je n’aurais pas dû crier. Je ne voulais pas te faire de la peine.
La jeune femme ne cacha pas sa surprise.
— Tu ne m’as pas fait de peine… Très peu de gens veulent savoir ce que j’ai vu à leur sujet. Crois-moi, si quelqu’un d’autre avait ce talent, je m’en passerais volontiers.
Les Aes Sedai elles-mêmes n’avaient jamais entendu parler de quelqu’un qui eût le même « don », comme elles disaient. Un mot que Min n’employait jamais, car elle voyait plutôt ça comme une malédiction.
— Je voudrais pouvoir aider Leya, dit Perrin. Savoir et ne rien pouvoir faire me rend fou. Je n’ai pas ton stoïcisme…
— C’est étrange, cette attention que tu portes aux Tuatha’an… Ils sont radicalement pacifiques, et je vois toujours de la violence autour de…
Perrin détournant la tête, la jeune femme n’alla pas plus loin.
— Des Tuatha’an ? lança une voix puissante qui évoquait le bourdonnement d’une abeille géante. Que se passe-t-il à leur sujet ?
Un index gros comme une saucisse glissée dans son livre en guise de marque-page, l’Ogier se leva et approcha des deux jeunes gens. Tenant une pipe fumante dans sa main libre, il portait une redingote boutonnée jusqu’au cou qui s’évasait légèrement au niveau de ses genoux, frôlant le haut retourné de ses bottes montantes.
Si grand qu’il fût, Perrin arrivait à peine au niveau de la poitrine de Loial. Avec ses yeux ronds comme des assiettes plutôt que comme des soucoupes, son nez assez gros pour mériter le nom de « museau » et sa bouche énorme, l’Ogier était habitué à effrayer les gens qui le voyaient pour la première fois. Ses oreilles pointues et ses longs sourcils tombant sur ses joues n’arrangeaient rien, il fallait l’admettre. Très souvent, on le prenait pour un Trolloc – une confusion déroutante, puisque pour la majorité des humains lambda, les monstres du Ténébreux n’existaient pas davantage que les mythiques Ogiers.
Quand il s’avisa qu’il venait d’interrompre ses amis, le sourire de Loial s’effaça et il cligna des yeux, visiblement penaud. Lorsqu’on le connaissait, songea Perrin, la peur ne résistait pas longtemps face à la réalité.
Pourtant, certains vieux récits présentent les Ogiers comme des adversaires féroces et implacables…
Min informa Loial de l’arrivée d’une Zingara, mais elle ne mentionna pas sa vision. Sur ce sujet, elle se montrait en général très discrète, surtout lorsque les prédictions n’étaient pas bonnes.
— Je parie que tu comprends ce que je ressens, Loial, dit la jeune femme d’un ton léger. Une Aes Sedai, une bande de villageois de Deux-Rivières, et voilà que ma vie ne ressemble plus à rien !
L’Ogier émit un grognement que Min décida de prendre pour un encouragement.
— Oui, continua-t-elle, je menais ma petite vie à Baerlon, quand on m’a prise par la peau du cou pour me jeter la Lumière seule sait où ! C’est arrivé exactement comme ça ! Mais depuis que j’ai rencontré Moiraine et les paysans de Champ d’Emond, mon existence ne m’appartient plus. (Elle regarda Perrin et fit la moue.) Je voulais être libre, tomber amoureuse d’un homme que j’aurais choisi… (Elle s’empourpra et changea abruptement de sujet.) Quelqu’un peut me dire quel mal il y a à vouloir être bien tranquille, loin de tout ce tumulte ?
— Ta’veren, dit l’Ogier.
Perrin lui fit signe de ne pas insister, mais quand Loial se laissait emporter par son enthousiasme, nul ne pouvait l’arrêter. Selon les critères de son peuple, c’était un « jeune » Ogier extrêmement impulsif. Après avoir rangé son livre dans une des énormes poches de sa veste, il se lança, faisant de grands gestes avec sa pipe :
— Min, notre vie affecte celle des autres, c’est la loi de l’existence. Tandis que la Roue du Temps nous intègre dans la Trame, le fil qui est notre vie exerce une traction et donc une influence sur tous les autres fils qui l’entourent. Les ta’veren ne font rien de plus, mais ils sont immensément plus puissants. Ils agissent sur la Trame entière – au moins pendant un temps –, la forçant à se tisser autour d’eux. Plus on est près d’eux, et plus on subit leur influence. Quelqu’un qui était dans la même pièce qu’Artur Aile-de-Faucon, dit-on, pouvait sentir les mouvements de la Trame, qui se reconfigurait autour de lui. J’ignore si c’est vrai, mais je l’ai lu, en tout cas. Cela dit, la médaille a son revers : les ta’veren ont fort peu de choix, car ils ne peuvent pas refuser la place qui leur est assignée. En d’autres termes, leur tissage est plus serré que le nôtre…
Beaucoup plus serré, pensa Perrin, amer. Et en matière de choix, on est proche de zéro, pour tout ce qui importe vraiment…
Min hocha pensivement la tête.
— Je sais bien, dit-elle, mais j’aimerais qu’ils ne soient pas si… ta’veren… à tout bout de champ. Avec eux qui tirent d’un côté et les Aes Sedai qui tirent de l’autre, quelles sont les chances de s’en sortir, pour une simple femme ?
— J’ai bien peur qu’elles soient inexistantes, répondit Loial. Du moins tant qu’elle reste aux côtés des ta’veren.
— Comme si j’avais le choix…, marmonna Min.
— Tu as eu la chance – ou l’infortune, sembles-tu penser – de rencontrer trois ta’veren en même temps. À savoir, Rand, Mat et Perrin. J’ai fait la même expérience, et à mes yeux, c’est une chance extraordinaire – et ça le resterait s’ils n’étaient pas mes amis. (Soudain gêné, mais les oreilles frémissant d’excitation, l’Ogier regarda les deux jeunes gens.) Vous me promettez de ne pas rire ? J’ai l’intention d’écrire un livre à ce sujet. Pour ça, j’ai commencé à prendre des notes…
Min eut un doux sourire. Du coup, les oreilles pointues de Loial cessèrent de tressaillir.
— C’est une très bonne idée, dit la jeune femme. Mais certains d’entre nous ont l’impression d’être des pantins dont ces ta’veren tirent les ficelles.
— Je n’ai rien demandé ! s’écria Perrin. Rien demandé du tout !
Min ignora son éclat.
— C’est ce qui t’est arrivé aussi, Loial ? C’est pour ça que tu voyages avec Moiraine ? Je sais que les Ogiers quittent très rarement leur Sanctuaire. Un des ta’veren t’aurait-il entraîné avec lui ?
Loial fit mine d’étudier sa pipe comme s’il la voyait pour la première fois.
— Je voulais juste voir les bosquets plantés par mon peuple…, marmonna-t-il. C’est tout…
Il regarda Perrin comme s’il lui demandait du secours, mais le jeune homme se contenta de sourire.
Voyons comment le fer s’adapte à ton sabot, mon ami !
S’il ne savait pas tout au sujet de Loial, Perrin était informé qu’il était en quelque sorte en cavale. Malgré ses quatre-vingt-dix ans, l’Ogier était trop jeune, selon les critères de son peuple, pour quitter son Sanctuaire – aller à l’Extérieur, comme disaient les siens – sans la permission des Anciens. Comparés aux humains, les Ogiers avaient une très longue espérance de vie. Encore adolescent, Loial risquait de passer un mauvais quart d’heure quand les Anciens lui remettraient la main dessus. Du coup, il n’était pas du tout pressé de rentrer au bercail.
Autour des divers feus de camp, tous les soldats se levèrent comme un seul homme, car Rand venait de sortir de chez Moiraine.
Même de loin, Perrin distingua très clairement les traits de ce très grand jeune homme aux cheveux cuivrés et aux yeux gris. Du même âge que l’apprenti forgeron, il le dominait d’une bonne tête. Cela dit, bien que doté de solides épaules, il était moins musclé. Vêtu d’une veste rouge aux manches ornées de broderies – des entrelacs d’épines –, il arborait sur le côté gauche de sa cape l’image d’un reptile à quatre pattes et à la crinière dorée – le sosie de celui qui figurait sur l’étendard.
Perrin et Rand étaient des amis d’enfance.
Mais sommes-nous toujours des amis ? Est-ce possible, désormais ?
Les soldats s’inclinèrent, la tête droite et les mains sur les genoux.
— Seigneur Dragon, dit Uno, nous sommes prêts. Et te servir nous honore.
D’habitude incapable de dire une phrase sans y ajouter un juron, le sergent parlait avec un respect sincère et profond.
— Oui, te servir nous honore, répétèrent tous les hommes.
Connu pour voir le mal partout, Masema était désormais l’incarnation de la dévotion. Comme Ragan et tous les autres, il attendait le bon plaisir de Rand, susceptible de donner un ordre ou non…
Le Dragon étudia un moment ses fidèles, puis il se détourna et s’enfonça entre les arbres.
— Il s’est encore disputé avec Moiraine, dit Min. Et toute la journée, cette fois.
Même si cette nouvelle ne surprit pas Perrin, elle le troubla profondément. Se disputer avec une Aes Sedai ! Soudain, toutes les histoires entendues dans son enfance lui revinrent en mémoire. Les Aes Sedai… Des femmes qui tiraient dans l’ombre les ficelles des nations et des trônes. Leurs cadeaux, disait-on, cachaient immanquablement un hameçon – un prix à payer toujours moins haut qu’on le croyait, mais au final, plus élevé que ce qu’on pensait possible. Des « sorcières », selon certains, capables d’invoquer la foudre et d’éventrer la terre lorsqu’elles cédaient à la colère.
Beaucoup de ces légendes étaient sans fondement, Perrin avait payé pour le savoir. En même temps, elles restaient très loin de la réalité…
— Je vais le rejoindre, annonça l’apprenti forgeron. Après ces disputes, il a toujours besoin de quelqu’un à qui parler…
À part Moiraine et Lan, trois personnes seulement – nommément, Min, Loial et lui-même – ne regardaient pas Rand comme s’il était davantage qu’un roi. Et dans le lot, seul Perrin l’avait connu avant.
Le jeune homme gravit la pente, s’arrêtant seulement pour jeter un coup d’œil à la porte close de la cabane. Leya devait y être en compagnie de Lan, qui suivait en général l’Aes Sedai comme son ombre.
La cabane de Rand, plus petite, était nichée entre les arbres à bonne distance de toutes les autres. Au début, le jeune homme avait tenté de vivre parmi ses hommes, mais leur constante vénération l’en avait très vite dissuadé. Depuis, il s’isolait plus souvent qu’à son tour – bien trop souvent, au goût de Perrin. Mais pour l’heure, le Dragon ne se dirigeait pas vers son modeste fief…
Perrin accéléra le pas pour gagner l’endroit où un des versants de la cuvette se transformait en une muraille rocheuse haute de quelque cent pieds et parfaitement lisse, n’étaient les increvables buissons qui s’y accrochaient de-ci de-là. Sans hésiter, l’apprenti forgeron se dirigea vers la crevasse à peine plus large que ses épaules qui s’ouvrait dans cette infranchissable paroi. À la chiche lumière de la fin d’après-midi, il eut l’impression de s’engager dans un tunnel obscur.
Ce qui était en fait un défilé courait sur huit cents bons pas avant de déboucher dans une vallée très étroite à peine plus longue au sol couvert de pierres et de rochers. Sur les falaises qui l’entouraient, des buissons de faux bleuets, des pins et des sapins se serraient les uns contre les autres, leur ombre démesurément allongée à cette heure de la journée se projetant jusqu’au fond de la dépression. Le défilé était l’unique moyen d’atteindre cet étrange refuge qui semblait avoir été taillé au cœur de la montagne par le tranchant d’une hache géante. Encore plus facile à défendre que le site du camp, cette enclave avait cependant un défaut majeur, car on n’y trouvait ni source ni cours d’eau. À part Rand, après ses disputes avec Moiraine, personne n’y venait jamais.
Non loin de la gueule du défilé, le jeune homme, adossé à un arbre, regardait fixement la paume de ses deux mains. Dans chacune, un héron était comme marqué au fer rouge.
Lorsqu’il entendit le bruit des bottes de Perrin sur la roche, Rand ne bougea pas, mais il se mit à déclamer, sans lever les yeux :
— « Deux fois deux fois, il devra être marqué,
Deux pour vivre et deux pour mourir.
Une fois le héron, pour tracer son chemin
Une deuxième fois le héron, pour dire son vrai nom
Une fois le Dragon, pour les souvenirs perdus,
Deux fois le Dragon, pour le prix qu’il doit payer. »
Frissonnant, Rand glissa les mains sous ses bras afin de ne plus les voir.
— Mais il n’y a pas de Dragon… Pour l’instant, en tout cas.
Un moment, Perrin se contenta d’observer son ami. Un homme capable de canaliser le Pouvoir de l’Unique – et de ce fait condamné à devenir fou à cause de la souillure qui frappait le saidin. Un dément qui détruirait tout autour de lui avant de mourir. Un homme – ou plutôt, une créature – que les enfants apprenaient à redouter et à haïr alors qu’ils étaient encore au berceau.
Peut-être, mais Perrin avait du mal à ne pas voir tout simplement le brave garçon avec lequel il avait grandi.
Comment cesse-t-on d’être ami avec quelqu’un ?
Repérant un petit rocher plat, l’apprenti forgeron s’y assit.
Après un long moment, Rand tourna la tête vers lui :
— Tu crois que Mat va bien ? La dernière fois que je l’ai vu, il avait l’air si malade…
— En principe, ça a dû s’arranger…
Il doit déjà être à Tar Valon, où on le guérira. Ensuite, Nynaeve et Egwene s’assureront qu’il ne lui arrive rien de fâcheux.
Egwene, Nynaeve, Rand, Mat et Perrin. Tous originaires de Champ d’Emond, sur le territoire de Deux-Rivières. Une région où presque personne ne venait, à part quelques colporteurs et des marchands intéressés par la laine et le tabac. Un coin du monde que presque aucun de ses habitants ne désertait. Jusqu’à ce que la Roue du Temps ait choisi ses ta’veren, chassant de chez eux cinq braves « péquenots » qui n’avaient jamais rien demandé.
Cinq exilés qui ne pouvaient plus être vraiment eux-mêmes, depuis le jour de leur départ…
— Récemment, dit Perrin, voyant que Rand se murait dans le silence, je me suis surpris à regretter l’époque où j’étais un simple forgeron. Aimerais-tu aussi être resté un berger ?
— Le devoir, marmonna Rand. « La mort est plus légère qu’une plume et le devoir plus écrasant qu’une montagne. »
Un vieux proverbe du Shienar, reconnut Perrin.
— Le Ténébreux se réveille, l’Ultime Bataille approche et le Dragon Réincarné doit affronter son adversaire de toujours… Sinon, les Ténèbres envahiront le monde, la Roue du Temps sera brisée et tous les Âges seront remodelés à l’image du Père des Mensonges. Il n’y a que moi… (Rand éclata d’un rire grinçant.) Le devoir pèse sur mes épaules parce qu’il n’y a personne d’autre, voilà tout !
Le rire de son ami lui donnant la chair de poule, Perrin changea maladroitement de position sur son rocher.
— J’ai cru comprendre que tu t’es encore disputé avec Moiraine… Toujours pour la même raison ?
Rand prit une inspiration profonde mais saccadée, comme si la colère lui bloquait le diaphragme.
— Avons-nous une autre raison de nous quereller ? Dans la plaine d’Almoth, et la Lumière seule sait en combien d’autres endroits, des milliers d’hommes ont embrassé la cause du Dragon Réincarné parce que j’ai de nouveau fait claquer au vent son étendard. Perrin, ne voyant pas d’autres possibilités, j’ai accepté d’être appelé Dragon. Depuis, ces hommes meurent ! Au nom du héros censé les diriger, ils se battent, le cherchant inlassablement et priant pour qu’il se montre enfin. Et moi, j’ai passé l’hiver bien à l’abri dans ces montagnes. Je… eh bien, j’ai une dette envers ces braves.
— Tu crois que ça me plaît plus qu’à toi ?
— Peut-être, mais tu gobes tout ce que te dit Moiraine, sans jamais t’opposer à elle.
— Toi, tu l’affrontes chaque jour, et pour quel résultat ? Un hiver entier de querelles, ce qui ne nous a pas empêchés de rester assis à ne rien faire.
— Tu sais pourquoi ? (De nouveau, Rand eut un rire grinçant.) Parce qu’elle a raison ! Oui, que la Lumière me brûle ! Moiraine a raison ! Mes partisans sont dispersés par petits groupes dans la plaine d’Almoth, au Tarabon et en Arad Doman. Si je me joins à un de ces groupes, les Capes Blanches, les Tarabonais et les Domani nous fondront dessus comme un canard sur une pauvre petite coccinelle.
Totalement désorienté, Perrin faillit lui aussi éclater de rire.
— Si tu es d’accord avec elle, pourquoi ces disputes incessantes ?
— Parce qu’il faut bien que je fasse quelque chose. Sinon, je risque d’exploser comme un melon pourri.
— Faire quoi ? Si tu écoutes ce qu’elle dit…
Rand ne laissa pas l’occasion à son ami de dire qu’ils risquaient de rester plantés là jusqu’à la fin des temps.
— Moiraine par-ci, Moiraine par-là ! (Rand se leva d’un bond et se prit la tête à deux mains.) Elle a son mot à dire sur tout, cette femme ! Et elle ne s’en prive pas !
» Moiraine dit que je ne dois pas rejoindre les hommes qui crèvent en mon nom ! Moiraine dit que je saurai que faire parce que la Trame m’y forcera. Mais ce qu’elle oublie de dire, Moiraine, c’est comment je saurai ! Pour ça, elle est muette. Muette comme une tombe, pour une fois ! (Rand laissa retomber les mains le long de ses flancs, puis il regarda Perrin, la tête inclinée et les yeux plissés.) Parfois, j’ai l’impression que Moiraine me tient au bout d’une longe comme si j’étais un superbe étalon de Tear en démonstration de dressage… As-tu parfois le même sentiment ?
Perrin passa une main dans ses boucles en bataille.
— Je… Quelle que soit la force qui nous pousse ou qui nous tire, je sais qui est notre ennemi, Rand.
— Ba’alzamon…, souffla Rand.
Un antique nom donné au Ténébreux. En trolloc, il signifiait le « Cœur des Ténèbres ».
— Perrin, je dois l’affronter ! (Rand ferma les yeux et eut un sourire qui ressemblait à un rictus de douleur.) Que la Lumière vienne à mon aide ! La moitié du temps, j’aimerais que ça arrive vite, afin d’être débarrassé. L’autre moitié… Combien de temps réussirai-je à… ? Par la Lumière ! la traction est si forte ! Que se passera-t-il si je ne peux pas… ? si…
Soudain, le sol trembla sous les pieds des deux amis.
— Rand ? s’inquiéta Perrin.
Malgré le froid, de la sueur ruisselait sur le visage de l’ancien berger et il tremblait comme une feuille.
— Par la Lumière, répéta-t-il, la traction est si forte !
Perrin sentit la terre onduler comme si elle faisait des vagues, et un vacarme infernal retentit dans la vallée. À certains moments, l’apprenti forgeron avait le sentiment que le sol se dérobait sous ses pieds. Puis il aurait juré qu’il se soulevait, tel un cheval qui se cabre. Comme si une main géante jaillie du ciel s’était refermée sur elle, la vallée tremblait jusqu’au plus profond de ses entrailles. Alors qu’elle tentait de le faire rebondir comme une balle, Perrin s’ancra au sol. Devant lui, des cailloux volaient dans des tourbillons de poussière.
— Rand !
Un appel noyé par le rugissement de la terre.
La tête renversée en arrière, les yeux toujours fermés, Rand ne semblait pas sentir les secousses qui le propulsaient dans un sens puis dans un autre. Et malgré leur violence, il ne vacillait pas, comme si ses pieds avaient pris racine dans la terre. Malmené par le séisme, Perrin n’aurait pas pu en mettre sa tête à couper, mais il lui sembla que son ami affichait un sourire mélancolique. Les arbres pliaient comme des roseaux et un grand buisson de faux bleuets se cassa en deux, sa partie supérieure s’écrasant à moins de trois pas de Rand – qui ne broncha pas, à croire qu’il n’aurait pas remarqué non plus la chute d’une maison.
Perrin lutta pour prendre une grande inspiration, puis il hurla :
— Rand, pour l’amour de la Lumière, arrête ça !
En un clin d’œil, tout fut fini. Une branche trop affaiblie se brisa avec un bruit sec et tomba au pied d’un grand chêne. Se redressant lentement, Perrin inspira de nouveau, inhalant assez de poussière pour être victime d’une formidable quinte de toux.
Essoufflé comme s’il venait de courir deux lieues sans prendre de pause, Rand avait rouvert les yeux, mais il semblait toujours ne rien voir de ce qui l’entourait.
Ce qui venait d’arriver était nouveau. Il n’y avait jamais rien eu de tel, de près ou de loin.
— Rand, que… ? commença Perrin.
— C’est là en permanence. Et ça m’appelle. Et ça tire comme une longe… Le saidin, Perrin. La moitié masculine de la Source Authentique. Parfois, je ne peux pas m’empêcher de me laisser attirer, et… (Rand tendit un bras, referma la main sur quelque proie invisible puis baissa les yeux sur son poing fermé.) Je sens la souillure avant même de toucher le saidin. La marque du Ténébreux, comme un fin rideau de malfaisance qui essaie d’occulter la Lumière. Ça me retourne l’estomac, mais je ne peux pas m’empêcher de continuer… Parfois, j’essaie de saisir le Pouvoir, et ça revient à vouloir capturer de l’air. Que deviendrons-nous si ça m’arrive durant l’Ultime Bataille ? Imagine que ma main se referme sur le néant…
— Ce coup-ci, en tout cas, elle a bel et bien saisi quelque chose… Qu’avais-tu donc en tête ?
Rand regarda autour de lui comme s’il voyait pour la première fois les résultats de son éclat. À part le buisson cassé et quelques branches qui n’avaient pas résisté, les dégâts n’avaient rien d’impressionnant. Alors que Perrin s’attendait à voir des crevasses dans le sol, tout semblait normal – y compris les arbres qui faisaient comme un rideau de végétation sur les falaises.
— Je ne voulais pas faire ça… C’est comme si j’avais eu l’intention d’ouvrir le robinet d’une barrique, et que je l’aie au contraire arraché. Le Pouvoir m’a envahi. J’ai dû l’expulser de moi pour qu’il ne me consume pas, mais… Eh bien, je ne voulais pas…
Perrin secoua la tête, fataliste.
À quoi bon lui conseiller de ne plus recommencer ce truc-là ? Sur ce qu’il fait du Pouvoir, il en sait presque aussi peu que moi…
— Beaucoup de gens rêvent de te voir mort, et nous avec. Inutile de faire le sale travail à leur place… (Rand ne réagit pas.) On devrait retourner au camp, je crois… La nuit tombera bientôt, et je crève de faim. Pas toi ?
— Pardon ? Oui, oui… Tu peux y aller, mon ami. Je te rejoindrai, mais j’ai encore besoin d’un peu de solitude…
Pas vraiment convaincu, Perrin finit par se tourner vers la crevasse qui le ramènerait à son point de départ. Mais il s’immobilisa quand son ami lança :
— Tu rêves en ce moment ? Je veux parler de songes agréables…
— Parfois oui, répondit Perrin, sur ses gardes. Je ne me rappelle pas grand-chose de mes rêves…
C’était faux, mais il avait appris à ne pas s’épancher sur le sujet.
— Les rêves sont toujours là…, murmura Rand, si bas que son ami faillit ne pas entendre. Qui sait ? ils nous disent peut-être des choses… La vérité, pourquoi pas ?
Il se tut, broyant de nouveau du noir.
— Le dîner doit nous attendre, déclara à tout hasard Perrin.
Mais Rand était de nouveau plongé dans ses pensées. Comprenant qu’il ne l’en arracherait pas, l’apprenti forgeron s’engagea dans l’étroit passage.