10 Des secrets

Oubliant un instant ses compagnons, Egwene al’Vere se dressa sur ses étriers avec l’espoir d’apercevoir Tar Valon dans le lointain. Elle vit seulement une forme indistincte blanche et brillante sous le soleil matinal. Était-ce la mythique cité bâtie sur une île ? Eh bien, il y avait plus que des chances puisque le pic du Dragon au sommet tronqué était en vue depuis la veille. Se dressant au bord du fleuve Erinin, du côté où se trouvait Egwene, cette montagne annonçait la ville de loin. Comme elle était la seule à des lieues à la ronde, on ne pouvait pas s’y tromper, et faire un détour ne présentait aucune difficulté. Car tous les voyageurs, y compris ceux qui allaient à Tar Valon, préféraient passer le plus loin possible de l’endroit où Lews Therin Fléau de sa Lignée était mort – selon les légendes, en tout cas. Des prophéties et des augures mettant l’humanité en garde contre ce pic, même les aventuriers les plus téméraires avaient d’excellentes raisons de ne pas en approcher.

Egwene, elle, avait toutes les raisons du monde d’entrer à Tar Valon. Pour commencer, c’était le seul endroit où elle recevrait la formation dont elle avait besoin.

Ainsi, je ne me laisserai plus jamais mettre un collier autour du cou !

La jeune fille secoua la tête pour en chasser cette idée obsessionnelle. En vain.

On ne me privera plus jamais de liberté !

À Tar Valon, Anaiya recommencerait à étudier de près les rêves d’Egwene. Les Aes Sedai ne pourraient pas se dispenser de cette tâche, même si Anaiya n’avait trouvé aucune preuve que la villageoise de Champ d’Emond était une Rêveuse.

Depuis qu’elle avait quitté la plaine d’Almoth, les songes de la jeune fille étaient de plus en plus perturbants. Outre ceux qui mettaient en scène des Seanchaniens – de ceux-là, elle s’éveillait toujours ruisselante de sueur froide – il y avait les cauchemars au sujet de Rand. Le voyant courir, Egwene savait qu’il avait une destination bien précise, mais en même temps, qu’il fuyait une terrible menace.

Plissant les yeux, la jeune fille tenta de mieux voir la cité où Anaiya devait déjà l’attendre.

Galad sera peut-être là aussi…

Sentant qu’elle rougissait, Egwene bannit le trop charmant jeune homme de son esprit.

Pense au temps qu’il fait ou à tout ce que tu veux d’autre ! Par la Lumière ! mais il fait très chaud…

Au sortir de l’hiver, le sommet du pic était toujours couronné de neige. Mais au niveau du sol, la fonte des neiges ne tarderait pas à se terminer. Des pousses précoces pointaient déjà leur nez hors de la terre, au milieu de l’herbe jaunie de l’année précédente, et sur les collines, les rares arbres commençaient à bourgeonner. Après tant de semaines passées à voyager dans le froid, parfois en étant bloquée dans un camp ou une ville par une tempête de neige, la venue du printemps était une bénédiction. Les plus mauvais jours de cette interminable expédition, alors que leurs chevaux s’enfonçaient presque jusqu’au ventre dans la poudreuse, les cavaliers avaient souvent couvert des distances ridicules que la jeune fille, dans de meilleures conditions, aurait pu parcourir à pied en deux fois moins de temps.

Écartant les pans de son épaisse cape de laine, Egwene se laissa aller en arrière sur sa selle à haut troussequin. Puis elle baissa les yeux sur sa robe, eut une grimace de dégoût et entreprit de défroisser le vêtement. Après avoir fendu elle-même le bas de la robe, une modification conseillée pour les cavalières, Egwene s’y était tellement habituée qu’elle la portait de toute évidence depuis bien trop longtemps. Hélas, sa seule tenue de rechange était en aussi mauvais état, et peut-être même plus crasseuse encore. De toute façon, elle était de la même couleur que l’autre : le gris anthracite des Enchaînées. Deux semaines plus tôt, au moment du départ pour Tar Valon, Egwene n’avait pas eu la latitude de choisir la couleur de ses vêtements…

— Bela, je jure de ne plus jamais porter du gris, souffla la jeune fille à sa monture préférée.

De toute manière, on ne me demandera pas mon avis, quand je serai de retour à la Tour Blanche.

Dans le fief des Aes Sedai, toutes les novices portaient du blanc.

— Tu marmonnes encore toute seule ? lança Nynaeve en tirant sur les rênes de sa monture pour qu’elle s’adapte au rythme de Bela.

Les deux femmes étaient de la même taille. Montant une jument plus haute sur ses jambes que celle d’Egwene, l’ancienne Sage-Dame de Champ d’Emond semblait plus grande que sa protégée. Pour l’heure, l’air très inquiète, elle tirait nerveusement sur sa longue natte noire. Un tic qui indiquait presque à coup sûr qu’elle ne se sentait pas très bien. Ou qu’elle s’apprêtait à se montrer têtue comme une mule – son péché mignon, il fallait bien le dire.

Une bague au serpent marquait sa récente accession au statut d’Acceptée. Une simple étape sur le chemin qui la conduirait à devenir une Aes Sedai – et une preuve qu’elle était beaucoup plus près du but que sa protégée.

— Tu devrais monter la garde avec plus d’attention…, insista Nynaeve, toujours prompte à donner des ordres ou des leçons.

Egwene s’interdit de répondre qu’elle cherchait bel et bien Tar Valon, dans le lointain.

Elle croit que je me dresse sur mes étriers parce que je n’aime pas ma selle ?

Trop souvent, Nynaeve oubliait qu’elle n’était plus la Sage-Dame de Champ d’Emond. Et plus souvent encore, elle perdait de vue qu’Egwene n’avait plus rien d’une gamine.

Mais elle porte la bague et moi pas – pour le moment. À ses yeux, rien n’a changé…

— Tu te demandes comment Moiraine se comporte avec Lan ? demanda la jeune fille.

Elle soupira d’aise en voyant Nynaeve sursauter et tirer beaucoup trop fort sur sa natte. Mais sa jubilation ne dura pas. Les remarques blessantes n’étaient pas vraiment sa tasse de thé, et elle savait que les sentiments de l’ancienne Sage-Dame au sujet du Champion étaient plus embrouillés qu’une pelote de laine après qu’un chaton eut passé des heures à jouer dans le panier d’une tricoteuse. Mais Lan n’était pas un chaton. Et Nynaeve devrait faire quelque chose à son sujet avant que sa stupide noblesse d’âme ne l’ait poussée à bout, la forçant à le tuer de ses propres mains.

Le petit groupe auquel appartenait Egwene comptait six voyageurs, tous habillés assez banalement pour ne pas se faire remarquer dans les villages et les villes qu’ils avaient traversés. Pourtant, c’était l’expédition la plus bizarre qui eût traversé depuis un bon moment les plaines du Caralain. Quatre femmes et deux hommes, l’un étant couché sur une civière portée par deux chevaux. Ces équidés servaient également de bêtes de bât – assez légèrement chargées, cependant, pour ne pas trop les ralentir. Mais avec la distance qui séparait les villages, sur l’itinéraire emprunté par la petite colonne, les voyageurs ne pouvaient pas tenir sans d’assez volumineuses réserves de nourriture et d’eau.

Six personnes, pensa Egwene, et combien de secrets ?

Chaque voyageur en gardait jalousement bien plus d’un, et il continuerait probablement à en aller ainsi à Tar Valon.

La vie était beaucoup plus simple au pays…

— Nynaeve, tu crois que Rand va bien ? Et Perrin ?

Egwene avait ajouté ce deuxième nom à la hâte. Les choses étant ce qu’elles étaient, elle ne pouvait plus se comporter comme si elle allait épouser Rand. À quoi lui aurait-il servi de s’illusionner ? Le nouveau tournant qu’avait pris sa vie lui déplaisait, et elle avait encore du mal à l’accepter, mais nier l’évidence n’y changerait rien.

— Tu as rêvé ? Des songes sont encore venus troubler tes nuits ?

La compassion de Nynaeve semblait sincère. Mais la jeune fille n’était pas d’humeur à être consolée comme une enfant.

— Sur la seule foi des rumeurs que nous entendons, je ne saurais dire ce qui se passe… Tout ce que je connaissais y semble si déformé… si déplacé…

— Tout va de travers depuis que Moiraine a fait irruption dans nos vies, maugréa Nynaeve. Perrin et Rand…

Elle hésita, l’air révulsée. Pour elle, Egwene en aurait mis sa main à couper, l’Aes Sedai était la seule responsable de tout ce qui était advenu à Rand. Et de tout ce qu’il était devenu

— Pour le moment, continua l’ancienne Sage-Dame, les garçons devront se débrouiller sans nous… J’ai peur qu’il y ait d’autres raisons de nous inquiéter. Quelque chose ne va pas. Quelque chose qui nous concerne, je veux dire…

— Sais-tu de quoi il s’agit ?

— C’est presque comme si une tempête menaçait…

Nynaeve sonda le ciel d’un bleu limpide où dérivaient quelques nuages blancs inoffensifs.

— C’est ça, une tempête, mais…

Comme toute Sage-Dame qui se respectait, Nynaeve savait prédire les changements climatiques. Cela s’appelait « écouter le vent », et en réalité, un grand nombre de ses collègues en étaient incapables, se contentant de faire semblant.

Depuis qu’elle avait quitté son territoire natal, le don de Nynaeve avait évolué. À présent, les « tempêtes » qu’elle pressentait étaient davantage liées aux êtres humains qu’aux intempéries.

Pensive, Egwene se mordilla la lèvre inférieure. La petite colonne ne pouvait pas se permettre d’être ralentie ou forcée à s’arrêter. Pas après un si long voyage, et en étant si près de Tar Valon. Pour commencer, la vie de Mat en dépendait. Mais il y avait d’autres raisons, plus importantes que la survie de son ami d’enfance – même si en son cœur, Egwene n’était nullement prête à accepter cette hiérarchie-là.

Elle regarda les autres, se demandant s’ils avaient capté quelque chose.

Verin Sedai, une petite femme replète vêtue de diverses nuances de marron, chevauchait en tête de la colonne. La capuche de sa cape relevée, un moyen sûr de dissimuler son visage, elle semblait perdue dans ses pensées et laissa sa monture adopter le pas qui lui chantait. Membre de l’Ajah Marron, Verin aurait normalement dû, à l’instar de ses sœurs d’obédience, consacrer sa vie à la recherche de la connaissance. Mais Egwene doutait du « détachement serein » de cette érudite-là. Par sa simple présence dans la colonne, Verin s’était engagée dans les affaires du monde, et elle ne paraissait pas avoir l’intention de faire machine arrière.

Du même âge qu’Egwene et également novice de son état, Elayne, une superbe jeune fille aux cheveux blonds tirant sur le roux et aux yeux bleus, chevauchait d’un côté de la civière où reposait Mat. Vêtue d’une robe grise, comme Nynaeve et Egwene, elle partageait leur inquiétude pour le garçon de Deux-Rivières, qui ne s’était plus levé depuis trois jours.

Sur l’autre flanc de la civière, Hurin, un homme mince aux cheveux longs, s’efforçait de regarder partout autour de lui sans que quiconque le remarque. Le front plissé, il paraissait concentré à l’extrême.

— Hurin…, souffla Egwene à Nynaeve, qui acquiesça discrètement.

Les deux femmes ralentirent afin de se laisser rattraper par la civière.

— Tu sens quelque chose, Hurin ? demanda l’ancienne Sage-Dame.

Alarmée, Elayne cessa de regarder Mat.

Sous le regard des trois femmes, le pauvre homme se recroquevilla sur sa selle.

— Des problèmes…, dit-il en massant les côtés de son nez particulièrement long. Je crois que… oui, des problèmes…

Éclaireur au service du roi du Shienar – pour l’essentiel, sa mission consistait à traquer des voleurs –, Hurin ne portait pas le toupet des guerriers du Shienar. Une épée courte et une arme spéciale conçue pour briser les lames pendaient pourtant à sa ceinture. Officiellement, des années d’expérience lui avaient permis de développer un instinct infaillible quand il s’agissait de repérer de loin le mal et la violence. En réalité, les choses étaient plus complexes, mais il préférait que la vérité ne s’ébruite pas…

Au cours du voyage, en deux occasions, il avait conseillé à ses compagnes de quitter un village alors qu’elles s’y reposaient depuis moins d’une heure. La première fois, alors que Mat était encore alerte, tout le monde avait refusé de se priver de dormir paisiblement dans un vrai lit.

Au milieu de la nuit, l’aubergiste et deux villageois avaient tenté d’égorger les voyageurs dans leur sommeil. Ces bandits n’étaient pas des Suppôts, mais de simples voleurs intéressés par les montures et les biens personnels des étrangers. Au courant de ces pratiques, les autres villageois ne s’en offusquaient pas, comme s’ils tenaient les gens de passage pour de vulgaires vaches à lait. Après avoir sauvé leur peau de justesse, les six voyageurs avaient dû fuir le village, une meute de gens à leurs trousses, des haches et des fourches au poing.

La deuxième fois, Verin avait entonné le chant du départ une seconde après la mise en garde de Hurin.

L’étrange éclaireur restait très méfiant dès qu’il s’adressait à ses compagnons. Sauf quand il s’agissait de Mat, à l’époque où le jeune homme était encore en état de parler. Quand les femmes n’étaient pas dans les environs, ces deux-là plaisantaient et jouaient aux dés comme des gamins.

Selon Egwene, Hurin se sentait mal depuis qu’il était seul – moralement sinon physiquement – avec une Aes Sedai et trois femmes qui se destinaient à le devenir. Certains hommes préféraient de loin se battre en duel que devoir être face à une Aes Sedai.

— Quels problèmes ? demanda Egwene.

Malgré son calme et sa courtoisie, la jeune femme parlait avec le genre d’autorité qu’un homme tel que Hurin n’aurait défiée pour rien au monde.

— Je sens… (Hurin s’interrompit, cligna des yeux comme s’il était stupéfait, puis regarda tour à tour chacune des femmes.) C’est une impression… Une intuition, plutôt… Hier et aujourd’hui, j’ai repéré des traces. Un grand nombre de chevaux. Entre vingt et trente, suivant la même direction que nous. Je m’en suis étonné, voilà tout… Je n’ai qu’une intuition, mais elle ne présage rien de bon.

Des traces ? Egwene n’avait rien vu…

— Je n’ai rien trouvé d’inquiétant à ces empreintes, dit Nynaeve, qui se rengorgeait d’être aussi douée pour suivre une piste que n’importe quel homme. Ces traces remontaient à des jours. D’où tiens-tu qu’elles représentent une menace ?

— Je le pense, c’est tout…

Hurin sembla sur le point d’ajouter quelque chose, mais il baissa les yeux, se massa de nouveau le nez et changea de sujet :

— Voilà un moment que nous n’avons plus vu de village. Qui sait quelles nouvelles de Falme nous ont précédés ? Et si nous étions moins bien accueillis que prévu ? Ces cavaliers pouvaient être des brigands ou des assassins. La prudence s’impose. Si Mat était en forme, je patrouillerais une partie de la nuit, mais il vaut mieux que je ne m’éloigne pas trop de vous…

— Tu nous crois incapables de prendre soin de nous-mêmes ? demanda Nynaeve, agacée.

— Si quelqu’un vous tue avant que vous ayez pu l’utiliser, le Pouvoir de l’Unique ne vous servira pas à grand-chose… (Hurin avait baissé les yeux, comme s’il parlait au pommeau de sa selle.) Désolé, mais je crois que… Eh bien, je vais aller chevaucher avec Verin Sedai, ça me détendra…

— Pour une surprise, c’est une surprise ! dit Elayne alors que Hurin s’éloignait.

Quand il arriva au niveau de Verin, elle ne le remarqua pas, restant plongée dans ses pensées. Hurin ne sembla pas s’en offusquer, bien au contraire…

— Depuis que nous avons quitté la pointe de Toman, continua Elayne, il s’est tenu le plus loin possible de Verin Sedai. Et je l’ai toujours vu la regarder comme s’il craignait ce qu’elle risquait de dire…

— Hurin respecte les Aes Sedai, mais ça ne veut pas dire qu’il n’a pas peur d’elles…

L’ancienne Sage-Dame se corrigea de mauvaise grâce :

— Enfin, de nous…

— S’il pense que des ennuis nous guettent, il faudrait l’envoyer en éclaireur, dit Egwene. (Elle coula à ses compagnes un regard lourd de sens.) S’il y a du grabuge, nous nous défendrons plus efficacement qu’il pourrait le faire avec l’aide de cent guerriers.

— Il ne le sait pas, lâcha froidement Nynaeve, et je n’ai aucune intention de le lui dire. Ni à quiconque d’autre…

— J’imagine très bien comment réagirait Verin…, souffla Elayne, visiblement anxieuse. Et je donnerais cher pour découvrir ce qu’elle sait exactement… Egwene, je ne sais pas si ma mère pourra m’aider, si la Chaire d’Amyrlin découvre la vérité à notre sujet. Et vous deux, c’est encore plus douteux. À dire vrai, je me demande même si ma mère essaierait…

La mère d’Elayne n’était autre que Morgase, la reine d’Andor.

— Elle fait comme si elle avait le talent d’une sœur, mais en réalité, elle n’a pas atteint un grand niveau de compétence lors de son séjour à la Tour Blanche…

— De toute façon, intervint Nynaeve, nous ne pouvons pas compter sur Morgase. Elle est à Caemlyn et nous serons à Tar Valon. Malgré ce que nous rapportons, nous risquons d’avoir beaucoup de problèmes à cause de notre… hum… transgression. Le mieux serait de rester discrètes, humbles et de ne pas attirer davantage l’attention sur nous.

En d’autres circonstances, entendre Nynaeve parler d’humilité aurait incité Egwene à éclater de rire. Même Elayne s’en tirait mieux, dans ce registre. Mais en ce moment précis, la jeune fille n’était pas d’humeur à s’esclaffer.

— Et si Hurin a raison ? Si nous sommes attaquées ? Il ne pourra pas nous défendre contre une trentaine d’hommes, et si nous attendons que Verin bouge le petit doigt, nous risquons d’être déçues… Nynaeve, tu dis avoir senti une tempête ?

— Vraiment ? s’écria Elayne. (Elle secoua la tête, faisant onduler ses belles boucles cuivrées.) Verin n’aimera pas que nous… (Elle préféra ne pas prononcer les mots à voix haute.) Mais que ça lui plaise ou non, nous n’aurons peut-être pas le choix.

— Je ferai ce qui s’imposera, dit Nynaeve, si ça se présente, et vous deux, vous vous enfuirez. La Tour Blanche s’ébaubit de votre potentiel, mais si la Chaire d’Amyrlin ou le Hall de la Tour décident que vous devez être calmées, les autres Aes Sedai ne vous épargneront pas.

— Si elles risquent de nous calmer, dit Elayne, tu subiras le même sort… Nous devons fuir ensemble… ou agir toutes les trois. Hurin avait raison : si nous voulons arriver vivantes à la Tour, il nous faudra faire ce qui est nécessaire.

Egwene frissonna. « Calmée »… L’équivalent d’être apaisé pour un homme. En d’autres termes, être coupée du saidar, la moitié féminine de la Source Authentique. Peu d’Aes Sedai avaient subi ce châtiment. Mais il existait des crimes qui le justifiaient. Au cours de leur formation, les novices apprenaient les noms et les méfaits de toutes les femmes condamnées à ce sort terrible.

Désormais, Egwene sentait en permanence la Source, comme on sent la présence du soleil à midi, même quand on ne le regarde pas. Si elle échouait encore souvent à saisir le saidar, elle en éprouvait de plus en plus le désir. Un désir qui augmentait de jour en jour, refusant de se laisser imposer des limites malgré les sermons de Sheriam Sedai, la Maîtresse des Novices. Selon elle, prendre trop de plaisir au contact du Pouvoir était dangereux.

Egwene n’osait imaginer ce qu’on endurait lorsqu’on était coupée de la Source. Encore capable de sentir le saidar, mais sans pouvoir le toucher…

Les deux autres femmes ne semblaient pas avoir envie non plus de s’étendre sur ce sujet.

Pour ne pas montrer qu’elle tremblait, Egwene se pencha sur sa selle, baissant la tête vers la civière. La couverture ayant bougé, la main droite de Mat était visible, ainsi que la dague incurvée glissée dans un fourreau paré d’or qu’elle serrait convulsivement. Un rubis ornait le pommeau de l’arme, brillant comme l’œil rouge de quelque monstre de légende.

Mat avait à peine quelques années de plus qu’Egwene, mais ses joues creuses et sa peau blafarde le vieillissaient terriblement. La respiration irrégulière, il avait du mal à emplir totalement d’air ses poumons. Un sac de cuir rebondi gisait à ses pieds. Pour le recouvrir, Egwene tendit un bras et tira sur la couverture.

Nous devons conduire Mat jusqu’à la Tour Blanche. Et le sac aussi…

Nynaeve se pencha aussi et palpa le front du jeune homme.

— Sa fièvre monte… Si j’avais un peu de racine d’apaise-sang ou de morte-fièvre…

— Verin devrait peut-être intervenir une nouvelle fois, avança Elayne.

Nynaeve remit en place une mèche vagabonde, sur le front du malade, puis elle se redressa :

— Elle dit avoir fait tout son possible pour le maintenir en vie, et je la crois. J’ai essayé de recourir à la guérison, hier soir, et rien ne s’est passé.

Elayne ne put retenir un petit cri.

— Sheriam Sedai a été catégorique : nous ne devons pas essayer de guérir avant d’avoir été guidées pas à pas par une sœur – et ce, une bonne centaine de fois !

— Tu aurais pu le tuer, accusa Egwene.

— Je pratiquais la guérison bien avant d’avoir même songé à partir pour Tar Valon… Je ne le savais pas, c’est tout… Mais pour que ça fonctionne, j’ai besoin de mes potions. Si j’avais un peu de morte-fièvre… Mat n’en a plus pour longtemps. Quelques heures, au mieux…

L’ancienne Sage-Dame, trouva Egwene, se désolait autant de ce qui lui arrivait à elle que du sort probable de Mat. Si le Pouvoir l’inquiétait tant, pourquoi avait-elle choisi de venir suivre une formation à Tar Valon ? Étant une Naturelle, elle avait appris d’instinct à canaliser le Pouvoir. Même si elle ne contrôlait pas toujours ce processus, elle était sortie victorieuse de la crise bien spécifique qui tuait trois femmes « autodidactes » sur quatre. Du coup, elle n’avait plus besoin des Aes Sedai pour la guider. À l’entendre, elle voulait en apprendre plus sur son « don », mais dans ce cas, pourquoi se montrer aussi réticente qu’un gamin forcé d’avaler une grande cuillerée de racine de langue-de-mouton en poudre ?

— Nous serons bientôt à la Tour Blanche, dit Egwene, où les sœurs le guériront. La Chaire d’Amyrlin s’occupera de lui. Elle prendra en charge tous nos problèmes…

La jeune fille prit garde à ne pas poser les yeux à l’endroit où reposait le sac, sous la couverture de Mat. Ses deux compagnes l’imitaient avec une application touchante.

Un secret dont elles se seraient bien débarrassées, si elles avaient pu…

— Des cavaliers ! annonça soudain Nynaeve.

Egwene venait également de les repérer. Une trentaine d’hommes, leur cape blanche battant au vent, étaient apparus au sommet d’une butte, et ils galopaient vers les six voyageurs.

— Des Fils de la Lumière, dit Elayne, faisant la moue comme si elle venait de prononcer un horrible juron. Nynaeve, nous savons ce qu’est ta « tempête », désormais… Idem pour les « problèmes » de Hurin.

Verin posa une main sur le poignet de Hurin afin qu’il ne dégaine pas son épée. En même temps, elle tira sur les rênes de sa monture. Egwene tapota l’encolure du premier cheval de bât, qui s’arrêta derrière la monture de l’Aes Sedai.

— Laissez-moi parler, mes enfants, dit Verin.

Elle abaissa sa capuche pour dévoiler ses cheveux grisonnants. Egwene n’aurait su dire quel âge avait l’Aes Sedai. D’instinct, elle aurait avancé qu’elle était largement assez vieille pour avoir une ribambelle de petits-enfants, mais à part dans les cheveux, elle ne portait aucun des stigmates classiques du temps.

— Et quoi que vous fassiez, ne vous laissez surtout pas mettre en colère par ces hommes…

Verin affichait un calme impressionnant. Cela dit, Egwene venait de la surprendre à jeter un coup d’œil en direction de Tar Valon, comme pour évaluer la distance à parcourir. Le sommet des tours était désormais clairement visible, ainsi que la forme massive du pont qui enjambait le fleuve – un ouvrage assez haut pour laisser passer les bateaux de commerce qui allaient et venaient sans cesse le long des deux bras d’eau entourant l’île.

La cité est assez proche pour qu’on la distingue, pensa Egwene, mais bien trop loin pour nous être de la moindre utilité.

Un moment, elle crut que les Capes Blanches avaient l’intention de charger la petite colonne de voyageurs immobiles. Mais leur chef leva une main, mettant un terme brutal à la folle cavalcade.

Nynaeve marmonna des aménités de son cru et Elayne se tint bien droite sur sa selle, histoire de manifester sa désapprobation. Depuis quand abordait-on des dames comme ça ?

La main sur la poignée de son épée, Hurin semblait prêt à s’interposer entre ses protégées et les Fils de la Lumière. Toujours sereine, Verin agita une main devant elle pour chasser la poussière qui lui piquait les yeux. En freinant des quatre fers, les chevaux des Capes Blanches avaient soulevé une multitude de tourbillons miniatures.

Les cavaliers se déployèrent en demi-cercle, limitant au minimum les options des voyageurs. Leur plastron et leur casque conique brillants à force d’être polis et repolis, tous les Fils arboraient sur le côté gauche de la poitrine le soleil étincelant symbole de leur ordre. Quelques-uns avaient encoché une flèche dans leur arc, mais ne le braquaient pas encore sur une cible humaine. Le chef du détachement, un très jeune homme, portait deux nœuds d’or au-dessus de son soleil – l’équivalent des galons d’un lieutenant d’une armée régulière.

— Sauf si je me trompe, dit-il, nous avons là deux sorcières de Tar Valon ?

Un sourire pincé s’afficha sur le visage étroit du jeune officier. Alors qu’il sortait à peine de l’œuf, ce fanatique était bouffi d’arrogance, comme s’il avait su de profondes vérités que le commun des mortels était trop borné pour comprendre.

— Plus deux larves encore dans leur cocon, continua le Fils de la Lumière, et deux chiens de salon – un malade et l’autre un peu trop vieux pour un chiot de compagnie.

Hurin sursauta, mais Verin ne l’avait toujours pas lâché.

— D’où venez-vous, vermisseaux ?

Verin ne releva pas l’injure.

— De l’ouest…, répondit-elle. Écartez-vous, afin que nous puissions continuer notre chemin. Les Fils de la Lumière n’ont aucune autorité ici.

— Les Fils incarnent la loi partout où brille la Lumière. Et là où elle ne brille pas, ils imposent son règne. Je veux une réponse ! Mais vous préférez peut-être faire un détour par notre camp et parler aux Confesseurs.

Mat avait de toute urgence besoin de soins au cœur de la Tour Blanche. Plus important encore – Egwene se détesta de voir les choses ainsi –, le contenu du mystérieux sac ne devait en aucun cas tomber entre les mains des Capes Blanches.

— J’ai répondu, dit Verin, en restant bien plus polie que vous le méritez. Jeune homme, tu crois vraiment pouvoir nous arrêter ?

Quelques Fils braquèrent leur arc sur l’Aes Sedai, comme si elle venait de proférer des menaces. Toujours sereine, Verin continua d’un ton égal :

— Dans d’autres lieux, tu pourrais mettre à exécution tes menaces, officier. Mais si près de Tar Valon, penses-tu pouvoir maltraiter des Aes Sedai impunément ?

Le Fils de la Lumière s’agita un peu sur sa selle, comme s’il prenait conscience d’être allé trop loin. Puis il tourna la tête vers ses hommes. Pour se rappeler qu’ils le soutenaient ou pour se souvenir qu’ils le regardaient agir ? Quoi qu’il en soit, cela lui redonna un peu d’assurance.

— Je n’ai pas peur de tes manigances de Suppôt des Ténèbres, femme ! Réponds-moi, ou prépare-toi à répondre aux Confesseurs.

L’officier semblait quand même beaucoup moins confiant qu’au début. Alors que Verin s’apprêtait à répliquer, détendue comme s’il s’agissait d’une conversation amicale, Elayne prit la parole d’un ton plein d’autorité :

— Je suis Elayne, la Fille-Héritière du royaume d’Andor. Si vous ne vous écartez pas vite, vous devrez en répondre devant la reine Morgase en personne !

Verin eut un soupir agacé.

L’officier en resta d’abord bouche bée. Puis il éclata de rire.

— Tu crois vraiment ce que tu dis, princesse ? Eh bien, tu risques de découvrir que Morgase n’apprécie plus guère les sorcières. Si je t’arrache à leurs griffes pour te ramener chez toi, je suis sûr qu’elle m’en sera reconnaissante. Le seigneur capitaine Eamon Valda serait ravi de s’entretenir avec toi, Fille-Héritière !

Le Fils de la Lumière leva une main, peut-être pour ponctuer sa phrase, et peut-être pour communiquer avec ses hommes. Quoi qu’il en soit, plusieurs cavaliers tirèrent nerveusement sur les rênes de leur monture.

Il est temps d’agir, pensa Egwene. Je refuse d’être de nouveau prisonnière.

La jeune fille s’ouvrit au Pouvoir de l’Unique. Au fond, c’était assez simple à réaliser, et avec de l’entraînement, on y parvenait à une vitesse étonnante. En un clin d’œil, l’esprit d’Egwene se vida de tout, à part l’image d’un bouton de rose qui flottait dans le vide. S’identifiant à la fleur, elle s’épanouit sous la caresse de la Lumière, accédant au saidar.

Un flot de Pouvoir se déversa en elle, menaçant de l’emporter comme un fétu de paille. Exaltée, Egwene eut le sentiment d’être envahie par la Lumière au point de ne plus faire qu’une avec elle. Extatique, elle lutta pour ne pas être submergée par le Pouvoir, puis le canalisa pour qu’il frappe le sol, juste devant le cheval du jeune officier.

Une frappe très limitée, parce qu’elle n’avait envie de tuer personne.

Mais je ne me laisserai pas capturer !

Alors que la main du Fils de la Lumière était toujours en l’air, le sol s’ouvrit devant lui, lâchant un geyser de poussière et de pierres. Terrorisé, son destrier se cabra et le désarçonna.

Avant qu’il ait atterri sur les fesses, Egwene se concentra sur les autres Capes Blanches et les gratifia d’une deuxième petite explosion destinée à calmer leurs ardeurs. Bela s’énervait, mais la contrôler avec les rênes et quelques pressions des genoux se révéla un jeu d’enfant. Immergée dans sa concentration, Egwene fut surprise d’entendre une troisième explosion, puis une quatrième. Consciente que ce n’était pas son œuvre, elle tourna la tête vers Nynaeve et Elayne et, comme de très loin, vit qu’une vive aura les enveloppait. La preuve qu’elles aussi puisaient dans la Source Authentique. Pour s’en apercevoir, il fallait être capable de canaliser le Pouvoir. En revanche, les résultats n’auraient échappé à aucun profane. Cernés par les explosions, leurs montures affolées, les Capes Blanches étaient en pleine déroute.

Aussi ébahi et effrayé que les Fils, Hurin regardait autour de lui tout en tentant d’empêcher son cheval et les deux bêtes de bât de se cabrer. Les yeux brûlant de colère, Verin criaient des mots incompréhensibles dans le vacarme.

Les Capes Blanches se débandèrent, certains hommes tournant bride après avoir lâché leur arc, comme s’ils avaient le Ténébreux aux trousses. Bientôt, il ne resta plus que le jeune officier, occupé à se relever le plus dignement possible. Les épaules voûtées, les yeux révulsés, il se campa face à Verin.

— Donne-moi le coup de grâce, sorcière ! dit-il en tentant de réajuster sa belle cape blanche aussi souillée de poussière que son visage. Allez, tue-moi comme tu as abattu mon père !

L’Aes Sedai ne daigna pas répondre, car elle s’intéressait uniquement à ses trois compagnes. Comme s’ils avaient oublié leur chef, les fuyards venaient de disparaître derrière la colline d’où ils étaient sortis. Ultime camouflet, le cheval du jeune fanatique avait suivi le mouvement.

Sous le regard furieux de Verin, Egwene laissa le Pouvoir refluer en elle. Ce moment-là était toujours difficile… Très lentement, l’aura de Nynaeve se ternissait. Les sourcils froncés, l’ancienne Sage-Dame regardait le Fils comme s’il était encore en mesure de leur jouer un sale tour.

Elayne semblait très perturbée par sa propre intervention.

— Ce que vous venez de faire…, commença Verin. (Elle s’interrompit pour prendre une grande inspiration et regarder froidement les trois fautives.) Ce que vous venez de faire est une abomination ! Oui, une abomination ! Une Aes Sedai n’utilise jamais le Pouvoir comme une arme, sauf face à des Créatures des Ténèbres. Ou à la rigueur pour défendre sa vie. Les Trois Serments…

— Ils nous auraient tuées, dit Nynaeve. Ou conduites dans leur camp pour nous torturer. L’officier allait donner l’ordre…

— Verin Sedai, plaida Elayne, nous n’avons blessé personne. Donc, ça ne revient pas à avoir utilisé le Pouvoir comme une arme. (Si elle pointait fièrement le menton, la Fille-Héritière parlait d’une voix tremblante.) En conséquence…

— Ne joue pas à la plus maligne avec moi ! Quand vous serez des Aes Sedai – si ça arrive un jour – vous serez tenues de respecter les Trois Serments. Mais les novices sont censées ne pas violer les règles essentielles de leur ordre !

— Et lui, vous l’oubliez ? demanda Nynaeve en désignant l’officier, toujours hébété comme s’il ne comprenait pas ce qui lui était arrivé.

Les joues rouges, l’ancienne Sage-Dame semblait aussi furieuse que l’Aes Sedai.

— Ce type voulait nous capturer. S’il n’est pas bientôt soigné, Mat mourra, et… et…

Egwene comprit ce que Nynaeve n’osait pas dire à voix haute : Et seule la Chaire d’Amyrlin doit savoir ce qu’il y a dans ce sac !

Verin posa sur le Fils de la Lumière un regard accablé.

— Il voulait nous intimider, c’est tout… Ce jeune coq sait très bien qu’il n’aurait pas pu nous forcer à le suivre – en tout cas, pas sans prendre des risques qu’il n’est pas prêt à courir. Enfin, nous sommes presque à Tar Valon ! Avec un peu de patience, je l’aurais convaincu de nous ficher la paix. Comprends-moi bien : s’il pouvait nous abattre lors d’une embuscade, il n’hésiterait pas. Mais aucun Fils de la Lumière, même frappé de déficience mentale, n’essaierait de tuer une Aes Sedai qui le regarde en face.

» Quel gâchis vous avez fait ! Pensez à l’histoire que raconteront ces hommes, et au mal que ça nous fera.

Empourpré depuis que Verin avait parlé d’embuscade, l’officier explosa :

— Votre Pouvoir a disloqué le monde ! cria-t-il. Se montrer prudent, face à vous, n’est pas de la lâcheté ! Et maintenant, voilà que vous entendez dévaster de nouveau le monde pour plaire au Ténébreux !

Verin secoua la tête comme si elle n’en croyait pas ses oreilles. Tant de stupidité…

Egwene tenta de réparer en partie le mal qu’elle avait fait.

— Je suis désolée de vous avoir rudoyé, dit-elle.

In petto, la jeune fille se félicita de n’être pas encore tenue de dire la vérité en toutes circonstances. Car pour être franche, elle venait de proférer une demi-vérité – dans le meilleur des cas.

— Je n’aurais pas dû, officier, et je m’en excuse. Verin Sedai, j’en suis sûre, soignera vos contusions.

Le Fils de la Lumière recula comme si elle le menaçait de l’écorcher vif. De plus en plus furieuse, Verin grogna entre ses dents.

— Nous venons de très loin, continua Egwene, et si le voyage depuis la pointe de Toman n’avait pas été si fatigant, jamais je ne…

— Silence, petite dinde ! s’écria Verin.

Mais le mal était déjà fait.

— La pointe de Toman ? lança le Fils de la Lumière. Falme ? Vous étiez à Falme ?

Il recula d’un demi-pas et dégaina à moitié son épée. Pour attaquer, ou pour se défendre ? Egwene n’aurait su le dire, mais Hurin fit avancer son cheval vers l’officier, prêt à intervenir s’il le fallait.

— Mon père est mort à Falme ! cria l’officier fou de rage. Byar me l’a dit. Vous l’avez tué, maudites sorcières, pour défendre votre faux Dragon. Pour ça, je vous verrai mourir sur un bûcher !

— Maudite impétuosité de la jeunesse…, marmonna Verin. Ces filles ne savent pas tenir leur langue… Allons, mon fils, va en paix avec la Lumière.

L’Aes Sedai se remit en chemin et ses compagnons l’imitèrent. Mais les imprécations du Fils de la Lumière retentirent longtemps dans leur dos.

— Je suis Dain Bornhald ! N’oubliez pas ce nom, Suppôts des Ténèbres ! Il finira par vous terroriser ! Surtout, ne l’oubliez pas !

Quand le calme fut revenu, la petite colonne avança un moment en silence. Puis Egwene souffla, comme si elle se parlait tout haut :

— Je voulais seulement arranger les choses…

— Arranger les choses ? grommela Verin. Sache qu’il y a un moment pour dire toute la vérité, et un moment pour fermer son clapet. Si tu veux un jour porter le châle d’une sœur, c’est la première leçon à retenir, et sûrement pas la moins importante. N’as-tu pas songé que ces hommes avaient pu entendre parler des événements de Falme ?

— Pourquoi aurait-elle dû y penser ? intervint Nynaeve. C’est la première fois que quelqu’un était au courant, et en toute logique, les rumeurs peuvent nous suivre, mais en aucun cas nous précéder.

— Doivent-elles nécessairement suivre le même chemin que nous ? Et avancer aussi lentement ? Les rumeurs ont souvent des ailes, mon enfant. Prends l’habitude de te préparer toujours au pire, ainsi, tu n’auras que de bonnes surprises.

— Que voulait-il dire au sujet de ma mère ? s’enquit Elayne. Il mentait, c’est sûr. Elle ne se retournerait jamais contre Tar Valon.

— Les reines d’Andor ont toujours été amicales avec Tar Valon, dit Verin, mais toutes les choses finissent par changer.

L’Aes Sedai s’était calmée, mais il restait de la tension dans sa voix. Se retournant pour regarder les trois jeunes femmes, puis Hurin et Mat, elle continua :

— Le monde est étrange, et rien ne dure jamais éternellement.

Au sommet de la butte suivante, un village aux toits de tuile jaune entra dans le champ de vision des voyageurs. Tout à côté se dressait le plus grand pont qui conduisait à Tar Valon.

— Désormais, soyez vraiment sur vos gardes, dit Verin. Car c’est ici que commence le véritable danger.

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