33 Au cœur du Lacis

Se penchant sur sa selle, Perrin plissa les yeux pour mieux voir la dalle de pierre à moitié dissimulée par les mauvaises herbes, près du bas-côté de la piste. Cette artère de terre battue, appelée la route de Lugard depuis que les voyageurs approchaient de la rivière Manetherendrelle (et donc, de la frontière du Murandy), était jadis pavée, du moins d’après ce qu’avait dit Moiraine quelques jours plus tôt. De temps en temps, des vestiges comme celui-là émergeaient encore à la surface. Et la dalle que contemplait Perrin portait une très étrange marque. L’empreinte d’un gros chien, aurait-il juré, si les canidés avaient été capables de laisser une trace dans la pierre. De toute façon, il n’y avait aucune patte de chien imprimée dans la terre et aucune odeur canine ne venait agresser les narines de l’apprenti forgeron. En revanche, il captait dans l’air une senteur de brûlé – presque comme les relents de soufre qui planaient longtemps sur le site d’un feu d’artifice, les lendemains de fête. À l’endroit où la route rejoignait la rivière, une cité se dressait dans le lointain. Des enfants avaient peut-être chipé quelques fusées aux Illuminateurs, histoire de s’amuser un peu…

Et ils seraient venus jusqu’ici ? C’est un peu loin, pour des gamins…

Mais Perrin avait également vu des fermes. Il avait pu s’agir de jeunes paysans…

Quoi qu’il en soit, ça n’a aucun rapport avec la marque sur la pierre. Les chevaux ne volent pas et les chiens ne laissent pas de piste dans la roche. Je suis trop fatigué pour penser encore de façon cohérente…

Bâillant à s’en décrocher la mâchoire, le jeune homme talonna Trotteur, qui se lança au galop derrière les autres chevaux. Depuis le départ de Jarra, Moiraine imposait un train d’enfer à la colonne, et il n’était pas question de ralentir pour attendre quelqu’un qui s’arrêtait une minute ou deux. Quand cette Aes Sedai avait une idée en tête, elle devenait aussi dure qu’une barre de fer refroidi. Loial lui-même avait renoncé à lire en chevauchant, six jours plus tôt, parce qu’il avait failli se faire distancer et semer définitivement.

Perrin tira sur les rênes de Trotteur pour qu’il s’adapte au rythme du cheval géant de l’Ogier. La jument blanche de Moiraine ouvrait la marche et Lan jouait les éclaireurs, comme à son habitude. À l’ouest, dans leur dos, le soleil tutoyait déjà la cime des arbres, mais le Champion avait affirmé que la colonne atteindrait Remen, le village qu’on voyait au loin, avant la tombée de la nuit.

Perrin n’était pas pressé de découvrir ce qui les attendait là-bas. Depuis leurs mésaventures, à Jarra, il était plus méfiant que jamais.

— Je ne comprends pas que tu aies du mal à dormir, dit Loial. Quand Moiraine nous autorise enfin à camper, je suis si fatigué que je m’endors avant même d’être allongé.

Perrin se contenta de hocher la tête. Comment expliquer à l’Ogier qu’il redoutait le sommeil, parce que des cauchemars le hantaient dès qu’il fermait l’œil ? Comme celui où il avait vu Egwene et Tire-d’Aile.

Pas étonnant que j’aie rêvé d’elle, cela dit… Lumière ! je me demande comment elle va. En sécurité dans la Tour Blanche, et occupée à devenir une Aes Sedai… Verin doit veiller sur elle, et sans doute aussi sur Mat.

Nynaeve n’avait pas besoin qu’on la protège. Quand ils gravitaient autour d’elle, c’étaient les autres qui avaient besoin qu’on prenne soin d’eux.

Perrin refusa de repenser à Tire-d’Aile.

Même si ça lui donnait l’impression qu’il avait été martelé et trempé par un forgeron trop pressé, le jeune homme parvenait à garder les loups hors de sa tête. Ce n’était donc pas le moment de la laisser envahir par les souvenirs d’un loup mort. Non, même Tire-d’Aile, son frère d’élection, n’avait pas le droit d’entrer dans son esprit.

Si Perrin dormait mal, ce n’était pas exclusivement à cause des rêves. Car la petite colonne avait trouvé d’autres traces du passage de Rand. Entre Jarra et la rivière Boern, ils n’avaient rien repéré. Mais après avoir traversé le cours d’eau sur un pont suspendu d’une hauteur vertigineuse, les cavaliers avaient laissé derrière eux une ville en cendres. De Sidon, il ne restait plus un bâtiment entier, mais seulement quelques murs de pierre tenant encore debout dans un champ de ruines.

Selon les citadins, une lanterne avait mis le feu à une grange, et tout était parti de là. Ensuite, alors que l’incendie se propageait, les catastrophes s’étaient enchaînées. La moitié des seaux disponibles étaient troués, et tous les murs, sans exception, s’étaient écroulés vers l’extérieur, pas vers l’intérieur, embrasant la bâtisse voisine. Des poutres en feu de l’auberge étaient tombées sur la place centrale, s’écrasant sur le puits communal. Ainsi, les sauveteurs n’avaient pas pu tirer d’eau pour combattre les flammes. Des maisons s’étant effondrées sur trois autres puits, le combat était vite devenu inégal – d’autant plus que le vent avait tourné, propulsant les flammes dans toutes les directions.

Perrin n’avait pas cru bon de demander à Moiraine si Rand était responsable du désastre. À l’expression fermée de l’Aes Sedai, il était aisé de deviner la réponse. La Trame se tissait autour du Dragon Réincarné, et la folie se déchaînait.

Après Sidon, les cavaliers avaient traversé quatre villages où il avait fallu l’expertise de Lan pour relever les traces du fugitif. Rand était à pied depuis pas mal de temps. Un peu après Jarra, ses amis avaient trouvé la dépouille de sa monture, dévastée comme si des loups ou des chiens devenus fous avaient voulu la déchiqueter. À cet instant, Perrin avait eu du mal à ne pas entrer en contact avec ses frères – surtout quand Moiraine avait relevé la tête du cheval mort pour l’interroger du regard. Par bonheur, Lan avait retrouvé la piste de Rand. Le talon d’une des bottes du jeune homme ayant une encoche triangulaire laissée par une pierre, ses empreintes étaient faciles à reconnaître. Mais qu’il fût à cheval ou à pied, ce diable de Rand semblait toujours conserver une longueur d’avance sur la colonne.

Dans le quatrième village après Sidon, Loial avait fait le spectacle à lui tout seul. Excités de voir un Ogier en chair et en os, les gens avaient à peine remarqué les yeux jaunes de Perrin. Et de toute façon, après avoir découvert que les Ogiers existaient vraiment, ils n’en étaient plus à une bizarrerie près.

Les voyageurs étaient ensuite passés par Willar, un hameau occupé à célébrer le retour de la vie. Après avoir été contraints un an durant d’aller puiser de l’eau à un quart de lieue de là – tous les efforts visant à creuser des puits avaient échoué, incitant la moitié de la population à s’exiler –, les villageois fêtaient la renaissance de la source communale. Au bout du compte, Willar n’allait pas mourir !

Le même jour, la colonne avait traversé trois villages épargnés par le malheur. Dans le quatrième, Samaha, tous les puits s’étaient asséchés la veille – dans la même minute – et les habitants murmuraient au sujet du Ténébreux.

Puis il y avait eu Tallan. Dans ce bourg, toutes les anciennes querelles étaient réapparues à la surface, la veille au matin, et il avait fallu trois meurtres pour que tout le monde revienne à de meilleurs sentiments.

Enfin, il fallait mentionner Fyall. Alors que les récoltes, cette année, s’annonçaient plus minables que jamais, le vaguemestre avait fait une fabuleuse découverte en creusant de nouvelles latrines derrière sa maison. Plusieurs sacs d’or, ni plus ni moins ! Du coup, personne ne crèverait de faim.

Pas un seul villageois n’avait reconnu les pièces qui portaient un visage de femme sur une face et un aigle sur l’autre. D’après Moiraine, cette monnaie avait été frappée à Manetheren.

Un soir, autour du feu de camp, Perrin se décida enfin à questionner l’Aes Sedai.

— Après Jarra, j’ai pensé que… Eh bien, ces gens étaient si heureux, avec leur cataracte de mariages. Même les Capes Blanches n’effrayaient personne, là-bas… Fyall ne m’a pas posé de problème non plus. Rand n’était pas responsable des mauvaises récoltes, bien entendu, et tout cet or aidera bien les villageois… Mais il y a les autres cas… Le village brûlé, les puits asséchés… Tout ça est maléfique, et Rand… Eh bien, il n’a jamais nui à personne. Je veux bien croire que la Trame se tisse autour de lui, mais pourquoi est-elle si destructrice ? Moiraine, ça n’a pas de sens, et pourtant, il faut que les choses aient une signification. Si je fabrique un outil sans usage, c’est un gaspillage de métal. La Trame ne gaspille rien, n’est-ce pas ?

Lan foudroya le jeune homme du regard, puis il s’enfonça dans la nuit pour aller patrouiller autour du camp. Déjà enveloppé dans sa couverture, Loial leva la tête et tendit ses longues oreilles pointues pour mieux entendre le dialogue.

Moiraine passa un long moment à se réchauffer les mains au-dessus du feu. Puis elle parla sans cesser de contempler les flammes.

— Perrin, le Créateur est bienveillant. Le Père des Mensonges, lui, est l’incarnation du mal. La Trame d’un Âge, son Lacis, n’est ni bonne ni mauvaise. La Trame est neutre, mon garçon. La Roue du Temps, elle, tisse toutes les vies dans cette Trame. Mais pour qu’il y ait un motif, il faut que tous les fils ne soient pas de la même couleur, tu es bien d’accord ? Pour la Trame des Âges, le bien et le mal sont des fils aux multiples couleurs…

Trois jours après cette conversation, alors qu’il chevauchait sous le soleil de la fin d’après-midi, Perrin avait la chair de poule en y repensant. Jusque-là, il avait toujours cru que la Trame était du côté du bien. Lorsque les hommes agissaient mal, s’était-il dit, ils se dressaient contre la Trame et la distordaient. À ses yeux, elle était le chef-d’œuvre d’un maître forgeron. Apprendre que cet artisan fondait des casseroles et de pires déchets encore en même temps que son meilleur acier était une révélation terrifiante. Un forgeron qui se fichait ainsi de tout n’était pas digne de ce nom.

— Moi, je ne m’en fiche pas…, murmura Perrin. Lumière ! je ne m’en fiche pas…

Moiraine se retourna et regarda le jeune homme, qui se tut aussitôt. De quoi ne se fichait pas l’Aes Sedai, Rand excepté ? Il aurait été parfaitement incapable de le dire…

Quelques minutes plus tard, Lan revint de sa mission d’exploration. Comme d’habitude, son étalon noir se plaça à côté de la jument blanche de Moiraine.

— Remen est de l’autre côté de cette colline, annonça-t-il. Apparemment, les deux derniers jours y ont été agités…

— Rand ? demanda Loial, les oreilles frémissantes.

Le Champion secoua la tête.

— Je n’en sais rien… Moiraine pourra peut-être le dire, quand nous y serons…

L’Aes Sedai interrogea le guerrier du regard, puis elle talonna sa monture.

Au sommet de la colline, les voyageurs découvrirent Remen, une cité bâtie au bord de la rivière. À cet endroit, la Manetherendrelle faisait plus de cinq cents pas de large, et il n’y avait pas l’ombre d’un pont. Des bacs faisaient sans cesse la navette entre les deux rives, et d’autres attendaient le long de quais de pierre où mouillaient également des vaisseaux de commerce à un ou deux mâts. Des entrepôts en pierre grise séparaient le port du cœur de la cité – un ensemble de bâtiments de pierre aux toits de tuiles multicolores sillonné par des rues qui partaient en étoile de la place centrale.

Moiraine releva sa capuche pour noyer son visage dans les ombres.

Comme d’habitude, Loial fit sensation, mais ici, les gens semblaient savoir que les Ogiers n’étaient pas une légende, et ils leur vouaient une sincère admiration. Très droit sur sa selle, Loial esquissa un sourire et ses oreilles se raidirent comme s’il voulait entendre les conversations des villageois.

Il n’aurait pas avoué sous la torture qu’il était comblé de satisfaction par cet accueil. Cela dit, il ressemblait à un chat qu’on caresse entre les oreilles.

Aux yeux de Perrin, Remen ressemblait à une bonne dizaine de villages précédemment traversés par la petite colonne. On y captait l’odeur de l’homme, celle que généraient ses diverses activités, et la senteur dominante restait bien entendu celle de la rivière. Qu’avait donc voulu dire Lan avec ses « jours agités » ?

Perrin capta soudain une odeur qui fit se hérisser tous les poils de sa nuque. La sensation fut très fugitive, mais cela suffit pour qu’il se souvienne. À Jarra, il avait humé la même senteur, qui s’était volatilisée tout aussi abruptement. Ce n’était pas celle d’un Contrefait ou d’un Jamais-Né – enfin, normalement, parce qu’on ne pouvait être sûr de rien.

Un Trolloc ! Mais pas un Contrefait, et surtout pas un Jamais-Né !

Mais il ne s’agissait pas non plus d’un Trolloc, ni d’un Blafard. Pourtant, la puanteur était tout aussi atroce. Mais la créature qui diffusait cette odeur ne laissait pas de piste, semblait-il.

Les cavaliers entrèrent sur la place principale. En plein milieu, on avait retiré une des grandes dalles de pierre afin de pouvoir planter dans le sol une potence à laquelle pendait une cage de fer, son fond culminant à environ dix pieds de haut. Un grand type vêtu de gris et de marron était assis dans la cage, les genoux ramenés sous le menton. Étant donné la place dont il disposait, le prisonnier n’avait pas le choix de la position.

Trois petits garçons s’amusaient à lui jeter des pierres. Impassible, l’homme ne tressaillait pas lorsqu’un des projectiles passait à travers les barreaux et le percutait. Apparemment, les gamins visaient bien, parce qu’il avait le visage en sang.

Des citadins allaient et venaient sans accorder une once d’attention aux trois sales gosses. Comme leur victime, ils les ignoraient. En revanche, tous regardaient la cage – la majorité avec une évidente satisfaction, et les autres sans dissimuler leur angoisse.

Moiraine eut un grognement qui aurait bien pu exprimer un profond dégoût.

— Il y a plus que ça…, dit Lan. Viens, j’ai déjà réservé des chambres à l’auberge. Je crois que ce qui reste à voir t’intéressera…

Avant de quitter la place, Perrin ne put s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil au supplicié. Quelque chose en lui paraissait… familier… mais l’apprenti forgeron aurait été incapable de préciser quoi.

— Ils ne devraient pas faire ça…, marmonna Loial. Les enfants, je veux dire… En tout cas, il faudrait que les adultes les en empêchent.

— Oui, tu as raison…, acquiesça distraitement Perrin.

Pourquoi cet homme m’a-t-il semblé familier ?

L’enseigne de l’auberge où Lan avait retenu des chambres arborait un nom qui parut de bon augure à Perrin. La Forge de Wayland ! Bien entendu, si on exceptait le forgeron en tablier de cuir représenté sur la pancarte, l’endroit n’avait aucun rapport avec une forge. Bien au contraire, avec ses deux étages, son toit de tuiles rouges, ses grandes fenêtres et sa porte d’entrée sculptée, l’établissement semblait à la fois élégant et prospère.

Déjà enclins aux courbettes, les garçons d’écurie qui vinrent chercher les chevaux se plièrent carrément en deux après que Lan leur eut lancé une poignée de pièces.

Dans la salle commune, Perrin étudia un moment la clientèle. Selon lui, les hommes et les femmes occupés à boire et à converser étaient tous en habits de fête – sinon, comment expliquer qu’il n’ait jamais vu de sa vie une telle collection de vestes brodées, de robes ornées de dentelles, de rubans multicolores et de foulards à riches franges ?

Seuls quatre types assis à une table tranchaient avec ce foisonnement vestimentaire. Bizarrement, ils furent aussi les seuls à ne pas tourner la tête quand Perrin et ses compagnons entrèrent. Continuant leur conversation, ils ajoutèrent des arguments à ce qui semblait être un débat sur les mérites comparés des poivrons et des peaux de bêtes, vu sous l’angle d’une cargaison commerciale. Entendant une remarque sur l’inflation provoquée par les troubles au Saldaea, Perrin déduisit qu’il devait s’agir de capitaines de vaisseaux marchands.

Les autres clients étaient de toute évidence des gens du coin. Les serveuses elles-mêmes paradaient sur leur trente et un, leur élégant tablier blanc ne dissimulant pas la dentelle qui décorait le col et les manches de leur robe.

Aux cuisines, ça ne devait pas chômer, car Perrin capta de bonnes odeurs de mouton, d’agneau, de poulet et de bœuf rôti. On préparait aussi des légumes, mais ces choses-là l’intéressaient médiocrement. En revanche, des senteurs de pain d’épice lui firent oublier quelques instants son désir de viande.

L’aubergiste vint à la rencontre de ses nouveaux clients. Chauve et bedonnant, le gaillard avait lui aussi la courbette facile, et il passait son temps à se frotter les mains, comme s’il avait peur qu’elles soient sales. S’il ne s’était pas présenté, Perrin ne l’aurait jamais pris pour le patron, car il portait une veste de gala – en laine bleue, avec des broderies blanc et vert – au lieu du tablier immaculé de rigueur dans sa profession.

Pourquoi sont-ils tous habillés ainsi ? se demanda de nouveau Perrin.

— Ah ! maître Andra ! s’exclama l’aubergiste, s’adressant à Lan. En compagnie d’un Ogier, comme vous aviez dit… Je n’ai pas douté un instant de votre parole, bien sûr ! Avec ce qui se passe de nos jours, tout est possible ! Alors, un Ogier, pourquoi pas ? Ami ogier, vous avoir dans mon modeste établissement me fait un plaisir que vous n’imaginez pas. C’est un grand événement, et en quelque sorte, ce qu’on pourrait nommer la « cerise sur le gâteau ». Quant à vous, maîtresse…

L’aubergiste se tut et prit le temps d’évaluer la qualité de la robe bleue et de la cape en laine de Moiraine. Malgré la poussière du voyage, un œil exercé ne pouvait pas s’y tromper.

— Ma dame, bien sûr… Veuillez me pardonner, Votre Grâce… (Le gros type se fendit d’une révérence pachydermique.) Maître Andra ne m’avait pas clairement précisé votre statut, ma dame… Sauf le respect que je lui dois, bien entendu… Ma dame, vous êtes encore plus bienvenue chez moi que notre ami l’Ogier, et ce n’est pas peu dire. De grâce, surtout, ne vous offensez pas de mon langage un peu trop direct. Gainor Furlan n’est pas un homme de cour, c’est vrai, mais il est sans nul doute un homme de cœur !

— Je ne prends jamais ombrage d’une rafraîchissante franchise, maître Furlan, dit Moiraine, jouant son rôle à la perfection.

Se présenter sous un faux nom et un faux titre faisait partie des habitudes de l’Aes Sedai. Et ce n’était pas la première fois non plus que Perrin voyait Lan utiliser le pseudonyme « Andra ». La capuche de sa cape dissimulant ses traits sans âge, l’Aes Sedai tenait les pans du vêtement d’une main, comme si elle mourait de froid.

Mais pas de la main qui portait la bague au serpent, remarqua Perrin.

— Il s’est passé d’étranges choses chez toi, aubergiste, ai-je cru comprendre. Rien qui puisse troubler de paisibles voyageurs, j’espère ?

— Ma dame, « étranges » est bien le mot qu’il faut, oui… Votre lumineuse présence est largement suffisante pour combler d’honneur cette auberge – sans compter que vous amenez un Ogier avec vous – mais nous avons aussi des Quêteurs à Remen. Bien sûr, ils sont descendus chez moi… Ils cherchent le Cor de Valère, paraît-il. Et un peu d’aventure… Pour ça, ils ont été servis ! À Remen, ma dame, en tout cas à moins d’une demi-lieue en remontant la rivière, ils ont affronté des Aiels. Vous imaginez ? Des sauvages voilés de noir ici, en Altara ? N’est-ce pas impensable ?

Des Aiels… Soudain, Perrin sut ce qui lui avait paru familier chez le prisonnier en cage. Un jour, il avait vu un Aiel, un féroce guerrier venu d’une terre dévastée et hostile nommée justement le désert des Aiels. Plus grand que la norme, les yeux gris et les cheveux tirant sur le roux, cet Aiel ressemblait beaucoup à Rand, et il était vêtu exactement comme le prisonnier, dans des tons de gris et d’ocre qui se fondaient aisément sur fond de rochers ou de broussailles jaunies par le soleil.

Perrin crut entendre la voix de Min :

Un Aiel dans une cage ? Tu abordes un tournant essentiel de ta vie, ou tu es sur le point de vivre un événement important.

— Pourquoi y a-t-il… ? (Perrin se tut et se racla la gorge, histoire de ne pas donner l’impression d’être enroué.) Comment un Aiel a-t-il fini encagé sur votre place centrale ?

— Eh bien, jeune maître, c’est une histoire qui…

Furlan n’alla pas plus loin. Prenant le temps d’examiner Perrin, il nota qu’il portait une tenue très ordinaire, qu’il avait un arc long en bandoulière et qu’il avait glissé une hache de guerre à sa ceinture. Avisant enfin les yeux du jeune homme, l’aubergiste sursauta comme s’il ne les avait pas vus jusque-là. Une possibilité à ne pas exclure, avec le foin qu’il avait fait autour de Moiraine et de Loial.

— Ce serait votre serviteur, maître Andra ? demanda l’aubergiste, l’air vaguement dégoûté.

— Réponds à sa question, éluda Lan.

— Oui, bien volontiers… Mais je vois quelqu’un qui saura le faire bien mieux que moi. C’est le seigneur Orban en personne… Nous sommes réunis ici pour l’écouter.

Un jeune homme aux cheveux noirs, un bandage autour des tempes, descendait l’escalier, sur un côté de la salle commune, en s’aidant d’une paire de béquilles. La jambe gauche de son pantalon avait été fendue afin de laisser la place requise au pansement qui lui ceignait le mollet.

Voyant approcher l’éclopé en veste rouge, les citadins présents murmurèrent comme s’ils assistaient à l’avènement de quelque divinité. Les quatre capitaines, eux, continuèrent leur conversation comme si de rien n’était. Apparemment, ils se souciaient de nouveau de fourrures…

Malgré son affirmation – le seigneur Orban était le mieux placé pour tout raconter – Furlan ne put pas fermer longtemps son clapet :

— Les seigneurs Orban et Gann ont affronté vingt Aiels déchaînés. À leurs côtés, les pauvres avaient à peine dix domestiques. Ah ! la bataille fut épique, on peut le dire ! Du sang, des larmes et pour finir, six serviteurs raides morts. Tous les autres blessés, évidemment, et nos deux seigneurs dans le plus piteux état, après leur héroïque combat. Mais dans les rangs aiels, quel désastre ! Tous les guerriers tués, à part ceux qui se sont enfuis et le prisonnier qui croupit dans sa cage, sur la place principale. Celui-là en a fini de terroriser les braves gens avec ses manières de sauvage. Désormais, il est aussi inoffensif que les morts.

— Vous aviez déjà eu des problèmes avec les Aiels, dans ce secteur ? demanda Moiraine.

Perrin venait de se poser la même question. Et il partageait l’inquiétude reconnaissable dans le ton de l’Aes Sedai. S’il arrivait que l’expression « Aiel voilé de noir » serve à qualifier un individu violent, c’était en référence aux souvenirs collectifs de la guerre qui remontait à vingt ans. Un rude conflit, certes, mais les guerriers voilés, depuis, n’étaient plus sortis de leur désert.

Cela dit, j’en avais déjà vu un de notre côté de la Colonne Vertébrale du Monde, et je viens d’en voir un deuxième.

L’aubergiste frotta énergiquement son crâne chauve.

— Ma dame, non, pas vraiment… Des problèmes, ce serait beaucoup dire… Mais avec vingt sauvages pareils en liberté, nous en aurions eu, ça ne fait pas de doute. Ici, tout le monde se rappelle les exactions qu’ils ont commises sur le chemin du Cairhien, il y a vingt ans à peine. Les hommes de cette ville sont venus participer à la bataille des Murs Scintillants, où le monde civilisé, enfin uni, a repoussé loin d’ici ces mécréants. Victime d’un lumbago, à l’époque, je n’ai pas pu participer à l’effort de guerre, mais je n’ai rien oublié. Alors, même si j’ignore ce que ces Aiels fichaient là, si loin de chez eux, j’affirme que les seigneurs Orban et Gann nous ont sauvés.

Les citadins en beaux atours murmurèrent leur assentiment.

Les yeux rivés sur l’aubergiste, Orban clopinait dans la salle commune. Bien longtemps avant son arrivée, Perrin capta une odeur de vinasse.

— Furlan, où est donc allée cette vieille femme qui se débrouille si bien avec les herbes ? demanda Orban à brûle-pourpoint. Les blessures de Gann le mettent à la torture et ma tête me fait mal comme si elle allait exploser.

Furlan s’inclina si bas que ses cheveux auraient balayé le sol, s’il en avait eu.

— Mère Leich reviendra demain matin, seigneur Orban. Une naissance, pour tout vous dire… Mais elle a recousu et bandé toutes vos plaies et celles de votre ami, donc il n’y a rien à craindre. Seigneur Orban, vous serez sa priorité dès l’aube, j’en suis sûr.

Le héros blessé marmonna quelques mots entre ses dents serrées. Des imprécations en principe inaudibles, mais pas pour Perrin ! Il en ressortait qu’il détestait passer après une fermière qui « mettait bas », surtout après avoir été recousu comme un « vulgaire morceau de bidoche ». Furieux, le glorieux vainqueur d’une horde d’Aiels aperçut enfin les quatre nouveaux venus. Se désintéressant au premier coup d’œil de Perrin – une réaction qui n’étonna pas le jeune homme –, il arrondit très légèrement les yeux en découvrant Loial, étudia attentivement Lan et parut nettement moins maussade quand il avisa Moiraine et se pencha pour mieux la voir, même s’il n’était pas assez près pour découvrir son visage.

Perrin tira trois conclusions de cette série d’événements. Primo, Orban avait déjà vu un Ogier en chair et en os, mais il ne s’attendait pas à en trouver un ici. Secundo, quand il croisait un guerrier, il savait le reconnaître, et découvrir Lan ne lui avait pas fait plaisir. Tertio, blessé ou non, ce gaillard adorait jeter un coup d’œil dans le décolleté des femmes.

Quand on était face à une Aes Sedai, il y avait plus judicieux comme réaction. Mais le seigneur ignorait à qui il avait affaire. Avec un peu de chance, son enthousiasme coquin ne lui vaudrait pas d’ennuis. Même si Lan l’avait remarqué et, bien entendu, trouvé inconvenant.

— À douze, vous avez combattu vingt Aiels ? demanda le Champion, pas commode du tout.

Orban se redressa, fit la grimace à cause de quelque douleur secrète et déclara, pontifiant au possible :

— Mon brave, c’est le pain quotidien d’un héros lancé à la recherche du Cor de Valère. Ce n’est pas la première mauvaise rencontre que nous faisons, Gann et moi, et ce ne sera sûrement pas la dernière… Mais si la Lumière veut bien éclairer notre chemin, nous trouverons le cor, j’en suis sûr…

À entendre ce faquin, il était impensable que la Lumière refuse de l’aider.

— Nous n’avons pas affronté que des Aiels, tu t’en doutes bien, mais il y a toujours des téméraires tentés de mettre des bâtons dans les roues des Quêteurs. Mais Gann et moi, nous sommes difficiles à arrêter, une fois lancés…

Les citadins manifestèrent de nouveau leur approbation. Flatté, Orban se tint un peu plus droit.

— Six morts contre un seul prisonnier, lâcha Lan, c’est un bilan mitigé, non ?

— Nous avons tué les autres Aiels, à part ceux qui se sont enfuis… À l’heure où nous parlons, les survivants doivent être en train de récupérer leurs morts. J’ai entendu dire que c’est une coutume, chez ces sauvages. Les Fils de la Lumière sont en quête des dépouilles, mais ils feront chou blanc.

— Il y a des Capes Blanches dans le coin ? demanda Perrin, le ton un peu trop haut perché à son goût.

Orban regarda le jeune homme, le renvoya à l’oubli qu’il méritait bien, selon lui, puis se tourna de nouveau vers Lan.

— Les Capes Blanches adorent se mêler de ce qui ne les regarde pas. Des crétins incompétents, tous autant qu’ils sont ! Ces idiots sillonnent la région depuis des jours, mais je les soupçonne d’être incapables de repérer leur ombre, les jours de grand soleil.

— C’est sans doute un exploit qui les dépasse…, concéda Lan.

Le seigneur blessé parut se demander si c’était du lard ou du cochon, mais il préféra s’en prendre plutôt à l’aubergiste.

— Allons, rustaud, tu vas me trouver cette vieille chouette d’herboriste, et plus vite que ça ! Ma tête me fait un mal de chien.

Avec un dernier regard plein de défi pour Lan, Orban s’éloigna en clopinant puis s’attaqua à l’escalier, négociant chaque marche après l’autre.

Éblouis par un Quêteur qui avait des Aiels sur son tableau de chasse, les clients et les clientes (elles surtout) n’économisèrent pas les murmures admiratifs.

— En tout cas, voici une ville plutôt animée, dit Loial, sa voix de stentor lui attirant tous les regards. Partout où je vais, les humains s’activent comme des fourmis et il leur arrive sans cesse de nouvelles choses. Comment supportez-vous cet état de surexcitation permanent ?

— Ami ogier, intervint Furlan, c’est dans la nature humaine, voilà tout ! Par exemple, vingt ans après, je regrette toujours de ne pas avoir pu rallier les Murs Scintillants. Mais ce n’est pas tout, et…

— Nos chambres, fit simplement Moiraine, sans hausser le ton mais avec assez d’autorité pour dégriser l’aubergiste. Andra en a réservé pour nous, non ?

— Ma dame, je manque à tous mes devoirs ! Oui, maître Andra a retenu des chambres, c’est une honte que je l’aie oublié. Mais c’est un effet connu du surmenage… Si vous voulez me suivre, gente dame…

Sans cesser de jacasser, Furlan gagna l’escalier et s’y engagea.

Arrivé à l’étage, Perrin marqua une pause et tendit l’oreille. Dans leur dos, on parlait de la « dame » et du « grand Ogier », et tous les regards étaient restés braqués sur eux pendant qu’ils gravissaient les marches.

Mais quelqu’un s’était exclusivement intéressé à Perrin. Il l’avait senti, sans pouvoir rien tirer d’utile de cette intuition.

Se penchant, il chercha à repérer son espion, et réussit pratiquement du premier coup. C’était une espionne, en fait, et pas difficile du tout à reconnaître. Pour commencer, elle se tenait à l’écart des autres clients. Ensuite, elle était dans l’assistance la seule femme dont la robe ne portait pas de dentelle – même pas un court ruban, juste pour dire… Sa tenue anthracite, aussi banale que les frusques des capitaines de marine, mais dans un autre registre, était exempte de toute décoration. La jupe était du type culotte, pour l’équitation, et des pointes de botte dépassaient de sous son ourlet. Assez jeune – l’âge de Perrin, environ –, la fille était plutôt grande pour son sexe, et de longs cheveux noirs cascadaient sur ses épaules. Avec son nez qui était passé à un souffle d’être trop gros et trop saillant, sa bouche large, ses pommettes hautes et ses yeux noirs inclinés, elle n’était pas vraiment jolie sans être laide pour autant.

Dès qu’elle vit que Perrin la regardait, elle se tourna vers une servante et n’accorda plus un seul regard à l’escalier. Mais le jeune homme en aurait mis sa main au feu : elle l’avait épié !

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