Après le départ des trois femmes, Mat passa la plus grande partie de la journée dans sa chambre. À part une très brève sortie, il consacra son temps à la réflexion… et à la nourriture. Après avoir dévoré tout ce que lui avaient apporté les servantes, il réclama du rabiot et elles lui donnèrent satisfaction avec le sourire. Ayant demandé du fromage, du pain et des fruits, le jeune homme cacha dans son armoire des pommes et des poires toutes ridées par l’hiver, plusieurs morceaux de fromage et quatre ou cinq boules de pain. Croyant qu’il avait tout dévoré, les domestiques remportèrent les plateaux vides sans se poser de questions.
À midi, il dut supporter la visite d’une Aes Sedai. La dénommée Anaiya lui plaqua une main sur le front, le faisant frissonner comme si la température avait chuté de vingt degrés. Mais c’était l’effet du Pouvoir de l’Unique, décida Mat, pas seulement le contact d’une de ces fichues sœurs.
Très ordinaire malgré ses joues lisses et sa sérénité d’Aes Sedai, cette femme le fit terriblement penser à sa mère.
— Tu parais en très bonne forme, dit-elle avec un gentil sourire. Plus affamé encore que prévu, m’a-t-on dit, mais sur la bonne voie. Tu dévorerais les garde-manger jusqu’à la dernière miette, si on te laissait faire. Mais ne t’inquiète pas, tu ne manqueras de rien, j’en fais mon affaire. Avant que tu sois parfaitement rétabli, nous ne te laisserons pas manquer un repas !
Mat eut recours au sourire qu’il utilisait avec sa mère, quand il avait absolument besoin qu’elle le croie.
— Je sais bien… Et je me remets pour de bon. Cet après-midi, j’ai envie de visiter la ville. Si vous n’y voyez pas d’objections, bien entendu. Et ce soir, je passerai volontiers un moment dans une auberge. Rien de mieux qu’une soirée de conversations banales pour remettre en place l’esprit d’un homme !
Mat eut l’impression que l’Aes Sedai dut se retenir pour ne pas sourire aux anges.
— Personne ne t’empêchera de faire ce qui te chante, Mat. Mais n’essaie pas de quitter la cité. Ça ennuierait les gardes, et tu n’y gagnerais rien, à part d’être reconduit ici sous bonne escorte.
— Il n’y a aucun risque… La Chaire d’Amyrlin m’a dit que je crèverais de faim en quelques jours, si je ne reste pas ici.
Anaiya acquiesça, l’air rusée, comme si elle ne croyait pas un mot de ce que lui racontait le jeune homme.
— Oui, oui, bien sûr…, dit-elle. (Alors qu’elle se tournait pour sortir, son regard tomba sur le bâton que Mat avait rapporté du terrain d’entraînement.) Tu n’as pas besoin de te défendre contre nous, mon garçon… Tu es autant en sécurité ici que n’importe où ailleurs. Et probablement davantage…
— Je sais bien, Aes Sedai, je sais bien…
Lorsque la sœur fut partie, Mat contempla un long moment la porte, se demandant s’il l’avait convaincue.
Alors que le soir tombait, il sortit de sa chambre pour ce qu’il espérait être la dernière fois.
Une fois dans la cour, il constata que le soleil couchant, à l’ouest, colorait de pourpre les nuages.
Après avoir mis sa cape et hissé sur son épaule le gros sac de cuir récupéré lors d’une de ses escapades, Mat s’était regardé dans le miroir. Avec son sac pansu à force d’être bourré de nourriture, il ne pouvait guère dissimuler qu’il partait en voyage. Du coup, il emballa ses vêtements de rechange dans sa couverture et décida que son bâton de combat pourrait à la rigueur passer pour un bâton de marche un peu plus grand que la normale. Les poches pleines de divers objets, ses principaux trésors – le sauf-conduit de la Chaire d’Amyrlin, la lettre d’Elayne et ses jeux de dés – rangés dans sa bourse, il s’en irait sans rien laisser derrière lui.
En sortant de la tour, il croisa plusieurs Aes Sedai. Certaines le remarquèrent, mais elles ne lui accordèrent pas beaucoup d’attention et ne daignèrent pas lui parler. Il aperçut également Anaiya, qui eut un sourire amusé et hocha la tête comme s’il était un sacré garnement. Haussant les épaules, il la gratifia d’un sourire plein d’humilité et elle n’insista pas, continuant son chemin.
Au portail de la tour, les gardes le laissèrent passer après lui avoir à peine jeté un coup d’œil.
Une fois qu’il eut traversé la cour et se fut engagé dans les rues de la cité, Mat lâcha la bonde à son soulagement. À dire vrai, il s’autorisa même un moment de triomphe.
Si tu ne peux pas dissimuler tes intentions, fais en sorte que tout le monde te prenne pour un crétin ! Comme ça, les gens pensent que tu vas t’étaler de tout ton long, et tu peux leur filer sous le nez. Les Aes Sedai attendront que les gardes me ramènent. Quand elles ne me verront pas, demain matin, elles lanceront des recherches. Assez mollement, au début, parce qu’elles penseront que je me cache en ville. Le temps qu’elles comprennent que ce n’est pas le cas, le lièvre Mat sera très loin des méchants chiens de chasse !
Le cœur léger comme il ne l’avait plus eu depuis des années – du moins, c’était son impression –, Mat commença à fredonner Nous avons de nouveau passé la frontière, une chanson de circonstance tandis qu’il se dirigeait vers le port. Il y embarquerait sur un bateau en partance pour Tear, mais il n’irait pas jusque-là, bien entendu, profitant de l’escale à Aringill pour débarquer et prendre ensuite la route de Caemlyn.
Je remettrai cette maudite lettre à sa destinataire ! Bon sang ! Matrim Cauthon n’a qu’une parole – en tout cas dans les cas graves – et je préférerais crever plutôt que de ne pas tenir celle-là !
Alors que le crépuscule tombait sur Tar Valon, il restait assez de lumière pour mettre en valeur les extraordinaires bâtiments – en particulier ces fabuleuses tours reliées par des passerelles placées à plusieurs centaines de pieds de haut. Dans les rues encore bondées de gens, Mat vit assez de tenues vestimentaires différentes pour se demander si toutes les nationalités du monde n’étaient pas représentées.
Dans toutes les avenues, des binômes d’employés municipaux, travaillant avec une grande échelle, se hâtaient d’allumer les lampadaires. Mais dans le quartier qui intéressait Mat, la seule lumière disponible filtrait des fenêtres…
Si les Ogiers avaient construit les énormes bâtiments et les tours de Tar Valon, les secteurs plus récents étaient l’œuvre des hommes. Autour du Port sud, les architectes humains avaient tenté de s’inspirer – sinon de reproduire – l’extraordinaire travail des Ogiers. Du coup, les auberges où les marins venaient festoyer étaient aussi ornementées que des palais. Des statues dans des niches, des coupoles sur les toits, des corniches sculptées et des frises murales raffinées… Même les boutiques de matériel pour bateau et les maisons des marchands ressemblaient à des demeures princières. Des passerelles reliaient également les plus hauts édifices – au niveau du premier ou au maximum du troisième étage – mais elles étaient en bois plutôt qu’en pierre et décrivaient une arche délicate au-dessus de rues pavées et non dallées de marbre.
Ici, les rues obscures bourdonnaient encore plus de vie que les grandes artères de la cité. Les marchands descendus de leur navire, les clients venus acheter leur cargaison, les voyageurs qui descendaient ou remontaient le fleuve, les divers employés du port – toute une faune qui emplissait les tavernes et les salles communes des auberges, attirant dans son sillage des bancs de requins alléchés par l’odeur de l’argent. La musique des harpes, des dulcimers, des flûtes et des cithares montait de toutes parts, emplissant d’allégresse le cœur de Mat, convaincu d’avoir trouvé l’endroit qu’il lui fallait pour financer son voyage.
Dans la première auberge qu’il explora, trois parties de dés étaient en cours. Agenouillés près du mur du fond de l’établissement, les flambeurs surexcités braillaient à chaque lancer, qu’il fût réussi ou raté.
À l’origine, Mat prévoyait de jouer une heure ou deux, juste le temps de payer son passage. Mais il se mit à gagner comme jamais dans sa vie. Aussi loin qu’il se souvînt, il n’avait jamais été perdant, et face à Hurin, ou dans d’autres parties au Shienar, il lui était arrivé d’aligner six, sept, voire huit lancers gagnants de suite. Mais là, chaque coup lui rapportait gros. Oui, absolument chaque coup !
Au regard que lui jetaient certains perdants, Mat se félicita de ne pas avoir sorti ses godets et ses dés. Au bout d’un moment, la suspicion de ses partenaires l’incita quand même à changer d’air. Non sans surprise, il s’avisa en comptant ses gains qu’il était plus riche d’une bonne trentaine de pièces d’argent. Une petite fortune… Ayant rasé assez équitablement tous ses adversaires, il n’eut aucune difficulté à les quitter. Bien au contraire, tous parurent soulagés de le voir partir. Quand on ponctionnait trop un ou deux sujets, il arrivait que le désir de se « refaire » les rende quelque peu collants.
Un marin à la peau noire et aux cheveux bouclés fit pourtant exception à la règle. Appartenant au Peuple de la Mer, selon plusieurs joueurs, ce matelot insistait pour prendre sa revanche. Il alla jusqu’à suivre Mat dans la rue comme son ombre, lui rebattant les oreilles avec sa volonté de « retenter sa chance ».
Alors que trente pièces d’argent lui suffisaient largement, Mat finit par se laisser convaincre. Après tout, il était resté à peine une demi-heure dans la première auberge.
En compagnie de son encombrant compagnon, le jeune homme de Champ d’Emond entra dans une taverne.
Et ce qui devait arriver… arriva.
Gagnant coup après coup, Mat céda à une sorte d’ivresse. Assez expérimenté pour savoir qu’il ne fallait énerver personne, il resta très peu de temps dans chaque établissement, mais fit le tour de toutes les auberges et toutes les tavernes du coin. Et sa chance ne se démentit jamais. À un moment, il échangea ses pièces d’argent contre des pièces d’or – trouver un « banquier » officieux n’était jamais difficile, dans le périmètre des cercles de jeu – et il continua à gagner alors que les enjeux étaient multipliés par dix. Il joua aux couronnes, au cinq et à la ruine de la servante, pratiquant les variantes à cinq, à quatre, à trois et même à deux dés. Se sentant invulnérable, il essaya des jeux qu’il ne connaissait pas et gagna avec la même constance.
Au milieu de la nuit, le marin noir – Raab, s’était-il présenté – partit se coucher, littéralement épuisé mais lesté d’une bourse pansue, parce qu’il avait décidé de ne plus jouer lui-même pour parier sur Mat.
L’esprit embrumé par l’ivresse de la victoire – un peu comme l’étaient ses souvenirs, mais pour une bonne cause, cette fois –, le jeune homme fit affaire avec un ou deux autres cambistes, puis il continua sa tournée triomphale.
Et gagna encore, bien entendu.
Sans trop savoir comment, des heures plus tard, Mat se retrouva dans une taverne où le brouillard de la fumée de pipe empêchait de voir à trois pas devant soi. L’Épice de Tremalking, s’il avait bien lu l’enseigne, était connue pour ses parties de couronnes. Et justement, Mat contemplait cinq dés qui affichaient chacun leur face gravée d’une couronne.
La plupart des clients, dans cet établissement, semblaient surtout intéressés par la boisson. Pourtant, le bruit des dés et les cris des joueurs – il y avait une autre partie en cours au fond de la salle – étaient presque couverts par la voix d’une jeune chanteuse accompagnée par la musique endiablée d’un dulcimer.
Je danserais avec la fille aux yeux marron
S’il le fallait et même avec celle aux yeux verts
Au fond qu’importent les couleurs quand l’air est bon
Mais ce sont tes yeux les plus beaux de l’univers.
J’embrasserais la fille aux cheveux noir d’ébène
S’il le fallait et même celle aux cheveux blonds
Au fond qu’importent les couleurs quand l’air est bon
Mais dans mes bras c’est toi qu’il faudrait que je tienne.
Selon la chanteuse, le morceau s’intitulait Ce que me disait mon galant. Mat le connaissait avec un autre titre : Danseras-tu avec moi, ma belle ? et des paroles différentes. Mais pour l’heure, il s’intéressait exclusivement à ses cinq dés.
— Encore le roi majeur ! s’écria un des joueurs.
C’était la cinquième fois de suite que Mat réussissait cette combinaison rarissime.
Il ramassa la mise qu’il venait de gagner. Une pièce d’or, rien de moins. Une pièce illianienne, moins lourde que celle qu’il avait engagée – de la monnaie andorienne – mais il n’en était plus à se soucier de ces détails.
Dans un état second, il récupéra les dés, les mit dans le godet et fit son sixième lancer.
Encore les cinq couronnes !
Par la Lumière ! c’est impossible ! Personne ne réussit six fois de suite un roi majeur. C’est de la folie !
— La chance du Ténébreux…, marmonna un autre joueur.
Un type costaud, ses cheveux noués en queue-de-cheval par un bandeau noir. Le visage couturé de cicatrices, le nez plusieurs fois cassé, ce n’était pas le genre de gaillard à prendre à la légère.
Sans même se rendre compte qu’il bougeait, Mat se tourna, le saisit par le col, le souleva de terre et le plaqua contre le mur.
— Ne dis pas ça ! cria-t-il. Ne dis jamais ça devant moi !
Plus grand d’une bonne tête que son agresseur, le type parut ne pas comprendre ce qui lui arrivait.
— C’est une façon de parler…, dit un autre joueur. Par la Lumière ! juste une façon de parler…
Mat lâcha sa victime et recula d’un pas.
— Je… eh bien, je n’aime pas qu’on dise ce genre de choses à mon sujet. Je ne suis pas un Suppôt des Ténèbres !
Lumière, non ! pas la chance du Ténébreux ! Cette maudite dague m’aurait-elle souillé à jamais ?
— Mon gars, personne ne t’a jamais accusé de ça, dit le type au nez cassé.
Revenu de sa surprise, il semblait se demander s’il devait exploser de colère ou laisser tomber.
Mat n’attendit pas que l’homme se soit décidé. Il alla ramasser ses affaires, dans un coin de la salle, et s’en fut en laissant derrière lui les enjeux de son dernier pari. Parce qu’il avait peur du colosse ? Pas le moins du monde. L’incident déjà oublié, mises comprises, il aspirait à se retrouver dehors, au frais, où il espérait recouvrer un peu ses esprits.
S’appuyant à la façade de la taverne, non loin de la porte, il inspira à fond. À cette heure de la nuit, les rues du Port sud étaient pratiquement désertes. De la musique et des éclats de rire filtraient encore des portes et des fenêtres des tavernes, mais très peu de gens s’aventuraient dehors.
Mat tint son bâton de combat bien droit devant lui, il le prit à deux mains, s’y accrocha, appuya la tête sur ses poings serrés et entreprit de réfléchir à ce qui venait de lui arriver.
Il était chanceux, ça ne faisait pas de doute. De tout temps, il pouvait se vanter d’avoir été un sacré veinard. Mais si sa mémoire ne le trahissait pas, c’était encore plus impressionnant depuis son départ de Champ d’Emond. Au village, il s’était tiré de pas mal de mauvais coups, mais tout de même, certaines farces qu’il croyait parfaitement montées avaient fini par mal tourner. Alors que sa mère semblait toujours avoir un coup d’avance sur lui, anticipant ses manigances, Nynaeve n’avait jamais gobé ses excuses, si sophistiquées soient-elles.
Mais l’augmentation considérable de sa chance ne remontait pas vraiment à ses adieux à Deux-Rivières. Tout avait commencé avec la dague de Shadar Logoth.
Oui, c’était évident…
À Champ d’Emond, il avait un jour joué aux dés avec un type filiforme au regard vif qui travaillait pour un négociant en tabac venu de Baerlon. Après qu’il se fut endetté d’une pièce d’argent et de quatre sous, son père lui avait flanqué une dérouillée mémorable à coups de ceinture…
— Mais je suis libéré de cette maudite dague, marmonna-t-il. En tout cas, ces Aes Sedai de malheur l’ont prétendu…
Soudain, Mat se demanda combien il avait gagné durant la nuit.
Fouillant dans les poches de sa veste, il les trouva remplies de pièces d’argent et d’or, toute cette quincaillerie brillant à la lumière qui sourdait toujours des fenêtres environnantes. En outre, il était désormais pourvu de deux bourses pleines à craquer. Quand il les eut ouvertes, il constata qu’il n’y avait dedans que de l’or. La troisième bourse, accrochée à sa ceinture, était également remplie, la lettre d’Elayne, le sauf-conduit de la Chaire d’Amyrlin et ses godets noyés sous une avalanche de pièces.
Dans chaque établissement, il avait gratifié de piécettes d’argent toutes les servantes qui avaient un joli sourire, de beaux yeux ou des chevilles agréables à regarder. Tout ça parce que la petite monnaie en argent ne méritait pas qu’il s’en encombre.
Ne méritait pas qu’on s’en encombre ? Bon sang ! qu’est-ce que je raconte ? Et pourtant, c’est peut-être bien exact… Par la Lumière ! je suis plein aux as ! Ce serait à cause des Aes Sedai ? Quelque chose qu’elles auraient fait en me guérissant, mais pas volontairement. Oui, c’est possible… Et je préfère ça à l’autre option. Les Aes Sedai m’ont rendu encore plus chanceux qu’avant !
Un grand type tout en muscle sortit soudain de la taverne, la porte se refermant trop tôt pour que Mat puisse profiter de la lumière afin de voir ses traits.
Mat se plaqua de nouveau contre le mur, rangea son trésor et serra plus fermement son bâton. D’où que lui vienne sa chance insolente, il n’avait aucune intention qu’elle bénéficie au bout du compte à un voleur.
L’inconnu se tourna vers lui, plissa les yeux et balbutia :
— Nu-nuit froide… Faudrait que je…
Complètement ivre, le type apparemment tout en muscle, une fois vu de plus près, était surtout un gros plein de soupe.
Tanguant comme un navire dans une tempête, il s’éloigna en parlant tout seul.
— Crétin…, marmonna Mat, se demandant s’il s’adressait au poivrot ou à lui-même. Il est temps de trouver un bateau pour ficher le camp d’ici.
Mat leva les yeux et tenta d’estimer combien de temps le séparait de l’aube. Deux ou trois heures, au maximum.
— Je ne dois pas traîner…
Alors que son estomac se rappelait à ses bons soins, il se souvint vaguement d’avoir mangé dans plusieurs auberges. Mais sous la torture, il n’aurait su dire quoi. Emporté dans la folie des dés, il avait perdu tout sens de la réalité.
Dans son sac de cuir, il ne restait plus rien.
— Si je ne fiche pas le camp très vite, une de ces maudites sœurs finira par me retrouver et me cueillir au vol sans y penser…
S’éloignant de l’auberge, Mat se mit en chemin vers les quais, où il ne lui resterait plus qu’à choisir un navire.
Au début, il pensa que le bruit, dans son dos, n’était que l’écho de ses propres pas. Puis il comprit qu’on le suivait.
Et là, ce sont des voleurs, ça ne fait pas de doute.
Soulevant son bâton, le jeune homme envisagea un moment de se retourner pour affronter les fâcheux. Mais il faisait nuit noire, et en tendant l’oreille, il ne parvint pas à déterminer combien de bandits le pistaient.
Tu t’en es bien sorti face à Gawyn et à Galad, c’est vrai… Mais de la à te prendre pour un héros de légende, il y a de la marge !
Mat s’engagea dans une ruelle latérale sinueuse où il tenta de marcher sur la pointe des pieds tout en avançant très vite, un exercice plutôt difficile. Ici, toutes les fenêtres étaient obscures, la plupart ayant même leurs volets fermés. Presque parvenu au bout de la venelle, le jeune homme capta un mouvement devant lui. Deux hommes postés dans une autre voie étroite sondaient celle où il progressait. D’autre part, des bruits de pas retentissaient derrière lui.
Mat se jeta à l’ombre d’un porche et s’y tapit. Pour le moment, il ne voyait rien de mieux à faire. Bâton fermement serré, il attendit…
Un homme apparut, arrivant à pas de loup de la direction d’où venait le jeune homme. Un autre le suivait, et tous les deux brandissaient un couteau.
Mat se prépara à l’action. S’ils ne se méfiaient pas avant de passer devant lui, il avait une chance de les prendre par surprise. Mais pourquoi son estomac se nouait-il ainsi ? Les couteaux étaient bien plus courts que les épées des deux princes qu’il avait promptement rossés. Certes, mais ces lames-ci étaient en bois, et ça changeait quand même la donne.
Un des types en approche se redressa soudain et cria :
— Vous l’avez vu avancer vers vous ?
— Je n’ai rien vu du tout, répondit un des guetteurs, son accent étant à couper au couteau. J’en ai assez de cette histoire ! D’étranges choses rôdent dans la nuit, ce soir…
À moins de quatre pas de Mat, les deux hommes se regardèrent, rengainèrent leur couteau, firent demi-tour et s’en retournèrent d’où ils venaient.
Le jeune homme exhala un long soupir.
La chance ! Que la Lumière me brûle, ça ne joue pas un rôle qu’aux dés !
Cela dit, si Mat ne voyait plus les deux guetteurs, au bout de la ruelle, il se doutait qu’ils étaient toujours là. Et s’il rebroussait chemin, il risquait de tomber sur ceux qui avaient préféré abandonner la poursuite.
Le bâtiment sous le porche duquel il s’était réfugié n’avait qu’un étage et son toit paraissait raisonnablement plat. Comble de chance, une frise en relief, sur le flanc de l’édifice – des motifs floraux, comme souvent – fournirait des prises parfaites.
Mat leva son bâton, tendit les bras pour que l’extrémité repose sur la gouttière, puis poussa de toutes ses forces afin de propulser l’arme sur le toit. Dès que ce fut fait, il entreprit l’ascension, qui se révéla aussi aisée qu’il l’avait supposé. Dès qu’il eut récupéré le bâton, le jeune homme commença à traverser le toit, se fiant à sa chance pour ne pas trébucher et tomber.
Passant de maison en maison, il fut bientôt à trois étages au-dessus de la rue. À ce niveau, il dut négocier le toit en pente d’un immeuble bien plus grand que les précédents. Dans son dos, une brise taquine lui donna un moment l’impression qu’il était suivi.
Assez d’âneries ! Ces types doivent déjà être partis en quête d’un autre gagnant plein aux as à détrousser. Je leur souhaite toute la malchance possible !
Ses bottes glissant de plus en plus sur les tuiles, Mat songea qu’il serait peut-être judicieux de redescendre. Arrivé au bord du toit, il se pencha et étudia la situation. À quelque quarante pieds plus bas, une rue déserte lui tendait les bras. De la lumière et des échos de chansons montaient des trois tavernes et de l’auberge qui composaient l’essentiel des bâtiments. Mais sur sa droite, Mat repéra une passerelle de pierre qui reliait son immeuble à celui d’en face au niveau du plancher du dernier étage.
La passerelle inclinée semblait dangereusement étroite et disparaissait dans l’obscurité au beau milieu de la rue – une arche fort esthétique, mais si on tombait de son sommet, aucune chance de se relever entier. Sans réfléchir, Mat lança son bâton de l’autre côté puis il se laissa entraîner par la pente, comme il avait coutume de faire, enfant, quand il s’agissait de descendre d’un arbre plus haut qu’il l’aurait cru au premier abord. Ses bottes martelant la pierre, il se retint de justesse à la balustrade et arriva sain et sauf de l’autre côté.
— Les mauvaises habitudes finissent par payer, à la longue, pensa-t-il tout haut tandis qu’il ramassait son bâton.
La fenêtre protégée par un balcon devant laquelle il venait d’arriver était obscure et fermée par de solides volets. Les habitants, à coup sûr, risquaient de ne pas apprécier qu’un inconnu s’introduise chez eux en pleine nuit. Hélas, de ce côté, il n’y avait pas la moindre prise accessible à partir de la passerelle.
Donc, que se soit apprécié ou pas, il va falloir que j’entre…
Se détournant un instant du balcon, Mat s’aperçut soudain qu’il n’était plus seul sur la passerelle. Un homme approchait, dague au poing.
Mat intercepta au vol le poignet du type, évitant de justesse que la lame lui traverse la gorge. Mais il ne parvint pas à refermer assez ses doigts sur l’avant-bras de l’homme pour l’empêcher de se dégager. En tentant de se mettre en position de défense, il s’emmêla les jambes dans le bâton – une arme très encombrante dans les situations de ce genre – et bascula en arrière. Il atterrit sur la balustrade de la passerelle, entraînant son adversaire avec lui. En équilibre sur le creux du dos, un agresseur fou furieux tentant de l’égorger, il se demanda quelle mort serait la plus douce : un coup de dague ou une chute vertigineuse ?
Ses doigts glissaient toujours sur le poignet du tueur. Et bien entendu, son autre main était coincée entre le bâton et le corps de l’homme. Entre le moment où il avait aperçu le type et l’instant probable de sa mort, quelques secondes à peine se seraient écoulées. Une idée qui n’avait rien de particulièrement consolant.
— Il est temps de jeter les dés, l’ami ! lança Mat.
Le tueur ne trahit qu’une fraction de seconde de stupeur, mais le jeune homme n’en demandait pas plus. Se propulsant avec les jambes, il se retourna comme une crêpe et se jeta dans le vide avec son adversaire.
Un instant, Mat crut qu’il ne pesait pas plus lourd qu’une plume. Alors que le vent sifflait à ses oreilles, il entendit son compagnon de chute crier. Puis le choc avec le sol leur coupa le souffle à tous les deux et fit danser des étoiles devant les yeux du jeune homme.
Quand il eut récupéré, il s’avisa qu’il gisait sur son agresseur, dont le corps avait largement amorti sa chute.
— La chance, encore…
Mat se releva péniblement en pestant contre le bâton, qui lui avait imprimé une marque douloureuse sur les côtes.
En principe, le type à la dague devait être mort, car il semblait difficile de survivre à une chute de quarante pieds avec sur soi un poids équivalent au sien. De fait, l’homme était parti pour l’autre monde, mais avec sa propre dague enfoncée dans le cœur, par-dessus le marché. L’examinant, Mat s’étonna qu’un citoyen à l’air si ordinaire ait voulu le tuer. Dans une pièce pleine, c’était le genre de personnage qu’on ne remarquait jamais…
— Tu as joué de déveine, mon gars, dit Mat au cadavre.
Un peu court, comme éloge funèbre, mais il n’avait pas mieux en réserve.
Soudain, il prit conscience de tout ce qui venait de lui arriver. Les bandits dans la ruelle, son escapade sur les toits, le tueur et leur chute… Quand il leva les yeux vers la passerelle, le jeune homme fut pris de tremblements – le choc retardé, un phénomène bien connu.
Je dois être cinglé… Tout le monde est partant pour un peu d’aventure, mais là, même Rogosh à l’Œil d’Aigle demanderait grâce !
De plus, il traînait à côté d’un mort, laissant tout loisir à des importuns de débouler et d’ameuter la garde de Tar Valon. Le sauf-conduit pouvait le tirer de ce mauvais pas, mais seulement jusqu’à ce que la Chaire d’Amyrlin ait découvert le pot aux roses. Il pouvait se retrouver à la case départ, piégé dans la Tour Blanche sans le précieux document, avec cette fois l’interdiction d’en sortir.
En toute logique, il aurait dû foncer vers les quais et embarquer sur le premier rafiot venu – même s’il s’agissait d’une baignoire trouée remplie de poissons pourris. Mais ses genoux tremblaient, l’état de choc, toujours, et il ne tiendrait sûrement pas sur ses jambes jusqu’aux quais. En revanche, s’il pouvait s’asseoir quelques instants…
Les tavernes étant fermées, il se dirigea vers l’auberge. La salle commune de ces établissements était le meilleur endroit où un homme pouvait prendre un peu de repos sans trop s’inquiéter de ce qui se passait dans son dos.
À la lueur des fenêtres, Mat parvint à déchiffrer l’enseigne qui représentait une femme aux cheveux nattés brandissant ce qui semblait être un rameau d’olivier.
La Femme de Tanchico…
Tout un programme !