Alors qu’il sondait les alentours éclairés par la lumière blafarde de la lune, Mat décida que les toits de Tear n’étaient décidément pas un endroit idéal pour un homme raisonnable. Une avenue très large – plus de cinquante pas, à ce niveau-là, on pouvait peut-être parler d’une esplanade – séparait la Pierre du toit de tuile où il était perché, deux étages au-dessus du sol pavé.
Cela dit, ai-je jamais été raisonnable ? Les personnes raisonnables à jet continu que j’ai connues étaient si ennuyeuses qu’on s’endormait en leur compagnie…
Qu’il s’agisse d’une rue ou d’une esplanade, il avait arpenté la zone, faisant le tour de la forteresse sur les trois côtés accessibles. Le quatrième, bordé par l’Erinin, aurait nécessité d’utiliser un bateau. Du côté où il était, la Pierre était directement accolée au mur d’enceinte de la ville. Lequel se trouvait lui-même à deux maisons sur la droite du toit de Mat. Apparemment, longer le sommet de la muraille était le meilleur moyen d’accéder à la Pierre, mais il n’avait guère envie de l’emprunter.
Ramassant son bâton et une petite boîte en étain à la poignée en fil de fer, le jeune homme avança prudemment vers une cheminée en brique plus proche du mur. Le présentoir à fusées – enfin, ce qui en avait été un jusqu’à ce qu’il travaille un peu dessus dans sa chambre – brinquebalait dans son dos. Désormais, c’était une sorte de baluchon très serré par les cordelettes qui le fermaient. Hélas, il restait trop gros pour être aisé à transporter sur des toits, par une nuit très sombre. Un peu plus tôt, déséquilibré à cause de son fardeau, Mat avait fait un faux pas, délogeant une tuile de son emplacement et l’envoyant tomber dans le vide. Réveillé en sursaut, l’occupant d’une chambre du dernier étage avait crié « au voleur ». Obligé de courir, Mat avait pris plus de risques qu’il ne semblait… raisonnable… justement.
Ajustant son « bagage » presque sans y penser, il s’accroupit derrière la cheminée. Après quelques minutes, il posa la boîte sur le sol, car la poignée commençait à devenir désagréablement chaude.
Étudier le terrain en étant hors de vue se révéla plus rassurant, mais aussi peu encourageant. Contrairement à celui de Caemlyn ou de Tar Valon, le mur d’enceinte – qui reposait sur de gros contreforts de pierre noyés dans l’obscurité –, épais de quelque trois pieds, n’était pas particulièrement large. Bien entendu, trois pieds suffisaient pour qu’on puisse marcher sans danger, mais l’à-pic, des deux côtés, devait frôler les cent pieds, ce qui suffisait pour se fracasser le crâne, surtout quand on atterrissait sur des pavés.
Mais grâce aux maisons, arriver au sommet de ce mur ne devrait pas être trop dur. Et ensuite, ce sera une vraie promenade de santé jusqu’à la forteresse.
Enfin, une façon de parler… Vus de la position du jeune homme, les flancs de la Pierre ressemblaient à des falaises. L’escalade devait être réalisable, à partir du sommet de la muraille, mais…
Allons, bien sûr que c’est faisable ! Souviens-toi des falaises, dans les montagnes de la Brume…
Trois cents pieds de grimpette avant d’atteindre le chemin de ronde donnaient quand même à réfléchir. Il y avait peut-être des meurtrières plus bas, mais dans l’obscurité, Mat ne les distinguait pas. Et de toute façon, aucun être humain n’était assez mince pour passer par là.
Trois cents pieds, peut-être même trois cent cinquante… Bon sang ! Rand lui-même ne se lancerait pas dans une telle folie !
Mais c’était le seul chemin. Toutes les portes et les poternes qu’il avait repérées étaient fermées et semblaient assez solides pour résister à l’assaut d’un troupeau de taureaux. Et devant chacune, il y avait au moins dix soldats armés jusqu’aux dents.
Mat cligna des yeux et sursauta. Tendant le cou pour mieux voir, il fut vite certain de ne pas avoir la berlue. Un fou furieux était déjà en train d’escalader la paroi, et il avait déjà fait la moitié du chemin.
Fou furieux, vraiment ? Qui suis-je pour dire ça, moi qui vais bientôt emprunter le même chemin ? Mais cet abruti risque de déclencher une alerte, et c’est moi qui serai capturé à sa place.
L’étrange acrobate n’était plus en vue.
Qui est-ce, au nom de la Lumière ? Mais au fond, qu’en ai-je à faire, de son identité ? En tout cas, c’est une fichue façon de gagner un pari. Si je m’en sors, je les embrasserai toutes, y compris Nynaeve.
Mat étudia le mur de la forteresse à la recherche du meilleur endroit où faire sa tentative. Mais il se pétrifia soudain, car une lame venait de se plaquer sur sa gorge.
Puis l’instinct prit le dessus. Fauchant les jambes de son agresseur invisible avec son bâton, Mat écarta en même temps l’arme de sa trachée-artère. Hélas, un deuxième agresseur lui faucha à son tour les jambes, et il s’écroula, tombant presque sur le type qu’il avait renversé.
Mat roula sur les tuiles, perdant au passage son baluchon de fusées.
S’il tombe dans la rue, je briserai le cou à ces chiens !
Jouant du bâton, il eut le sentiment de faire mouche plusieurs fois. Il entendit même des grognements de douleur, mais une nouvelle fois, une lame se plaqua sur sa gorge – non, deux, à présent !
Le jeune homme s’immobilisa, les bras en croix. Tout bien pesé, ce n’étaient pas des lames, mais l’arête tranchante de fers de lance sombres qui ne reflétaient pas la lumière de la lune. Des lances très courtes, constata Mat en remontant le long des deux hampes pour découvrir le visage des hommes qui les tenaient. Mais ses agresseurs avaient la tête enveloppée dans un foulard, et un masque noir ne laissait visibles que leurs yeux.
Que la Lumière me brûle ! Il a fallu que je tombe sur de vrais voleurs ! Qu’est-il donc arrivé à ma chance ?
Mat sourit, dévoilant au maximum ses dents afin que les deux types les voient.
— Je ne veux surtout pas vous empêcher de travailler, nobles sires… Si vous me fichez la paix, je vous rendrai la pareille sans jamais parler à personne de notre rencontre. (Les voleurs masqués ne bronchèrent pas plus que la pointe de leur arme.) Croyez-moi, je ne veux pas plus de publicité que vous… Je ne vous dénoncerai pas.
Les deux cambrioleurs continuèrent à le regarder, aussi immobiles que des statues.
Au nom de la Lumière ! je n’ai pas de temps à perdre avec des enfantillages ! Il est temps de jeter les dés.
Un court moment, Mat eut le sentiment que ces mots avaient un étrange écho dans sa tête. Prêt à passer à l’action, il serra plus fort son bâton, qu’il tenait encore contre son flanc… et faillit crier de douleur quand un pied s’écrasa sur son poignet.
Crétin que je suis ! J’ai oublié le premier homme que j’ai fait tomber !
Avisant une autre ombre derrière celle de cet agresseur, Mat regretta soudain beaucoup moins de ne pas avoir pu repasser à la contre-attaque. Face à tant d’adversaires, ses chances n’étaient vraiment pas bonnes…
Une botte souple montante lacée jusqu’au genou écrasait sa main. Ce détail vestimentaire éveilla en lui un souvenir. Celui d’un homme rencontré dans les montagnes… Étudiant la silhouette, Mat émit l’hypothèse que ses vêtements, pour être si peu visibles même dans le noir, devaient être dans les tons de gris ou d’ocre. À la taille, l’homme qui aimait piétiner les autres portait un long couteau mais pas d’épée. Et comme les deux autres, il était voilé de noir.
Voilé de noir !
Cette fois, Mat y était !
Des Aiels ! Mais bon sang ! que fichent-ils ici ?
Non sans éprouver une vive envie de vomir, le jeune homme se rappela que les Aiels se voilaient lorsqu’ils avaient l’intention de tuer.
— Oui, dit une voix masculine, nous sommes des Aiels.
Mat sursauta, stupéfait, car il n’aurait pas cru avoir parlé à voix haute.
— Tu danses bien, même quand on te prend par surprise, dit une voix féminine. (Celle de la fâcheuse qui lui écrasait le poignet, crut repérer Mat.) Un autre jour, j’aurai peut-être le temps de danser avec toi comme il convient…
Mat esquissa un sourire.
Si elle parle de danser, c’est qu’ils ne vont pas me tuer.
Hélas, il lui sembla se souvenir que le verbe « danser » avait un sens très particulier pour les Aiels.
Les fers de lance s’écartèrent du cou de Mat, puis des mains l’aidèrent à se relever. Une fois debout, il les chassa sans ménagement et entreprit d’épousseter ses vêtements comme s’il était dans une salle commune d’auberge et pas sur un toit obscur en compagnie de quatre Aiels. Dans tous les jeux, même celui de la mort, il était toujours payant de montrer à ses adversaires qu’on avait des nerfs d’acier.
En plus de leur couteau, les guerriers voilés portaient un carquois à la ceinture. Un arc pendait dans leur dos en même temps qu’un petit faisceau de ces étranges lances courtes, les pointes dépassant de leur épaule. S’avisant qu’il fredonnait Je suis au fond du puits, le jeune homme jugea plus judicieux de s’arrêter.
— Que fais-tu là ? demanda la voix d’homme.
Avec les voiles, Mat ne put pas déterminer de quelle gorge elle sortait. C’était celle d’un homme mûr, sûr de lui et habitué à commander. La femme était relativement facile à repérer à cause de sa taille, légèrement inférieure à la sienne. Mais les trois autres Aiels étaient tous au minimum plus grands que lui d’une bonne tête.
Aiels de malheur ! fulmina intérieurement Mat.
— Nous t’observons depuis un moment, continua l’homme, et nous t’avons vu étudier la forteresse sous toutes ses coutures. Pourquoi ?
— Je pourrais vous poser la même question ! lança soudain une nouvelle voix.
Mat fut le seul à sursauter quand un type en pantalon bouffant sortit des ombres. Pour avoir de meilleurs appuis sur les tuiles, l’inconnu était pieds nus.
— Je m’attendais à trouver des voleurs, pas des Aiels, mais n’allez pas croire que votre nombre m’impressionne. (Le bâton fin et souple que brandissait le type zébra l’air, sifflant comme la lanière d’un fouet.) Mon nom est Juilin Sandar, pisteur de mon état, et j’aimerais savoir ce que vous fichez tous sur ce toit à regarder la Pierre de Tear.
Mat secoua la tête, accablé.
Toute la ville s’est donné rendez-vous sur les toits, cette nuit ?
Il ne manquait plus que Thom vienne leur jouer un solo de harpe – ou qu’un voyageur égaré leur demande l’adresse d’une auberge.
Un fichu pisteur de voleurs !
Mais pourquoi les Aiels se montraient-ils si passifs ?
— Tu es discret, pour un citadin, dit celui qui devait être le chef des Aiels. Mais pourquoi nous suis-tu ? Nous n’avons rien volé. Et pourquoi as-tu si souvent regardé la Pierre toi aussi, ce soir ?
Même à la chiche lumière de la lune, la surprise de Sandar se vit comme le nez au milieu de la figure. Sursautant, il ouvrit la bouche… et la referma illico lorsque quatre autres guerriers voilés sortirent des ombres.
— On dirait que je suis piégé…, fit-il en s’appuyant à son bâton. Et que je vais devoir répondre à vos questions… (Il regarda la Pierre, puis secoua la tête.) Aujourd’hui, j’ai fait quelque chose qui m’a… perturbé… (Il semblait parler tout seul, comme s’il essayait de comprendre les événements qui l’avaient conduit jusque-là.) Une partie de moi me disait qu’il était juste d’obéir, et sur le coup, c’est ce qui m’est apparu. Mais une petite voix, depuis, me répète que je suis un traître. Je jurerais qu’elle se trompe, mais elle refuse de se taire, même si elle est à peine audible.
Il se tut et secoua de nouveau la tête.
— Je suis Rhuarc, dit le chef des Aiels, du clan des Neuf Vallées des Aiels Taardad. Jadis, j’étais un Aethan Dor, un Bouclier Rouge dans votre langue. Les Boucliers Rouges ont parfois le même genre de mission que les pisteurs de voleurs. Sandar, je te dis ça pour que tu saches que je n’ignore rien de tes activités ni du genre d’homme que tu es. Je ne te veux aucun mal, et pas davantage à tes concitoyens, mais nous ne tolérerons pas que tu donnes l’alarme. Si tu ne nous dénonces pas, tu vivras. Sinon…
— Si vous ne voulez pas nuire à la cité, que faites-vous ici ?
— La Pierre…, répondit simplement Rhuarc.
Après une brève réflexion, Sandar acquiesça.
— Encore un peu, et je souhaiterais que vous ayez le pouvoir de nuire à la forteresse… Je tiendrai ma langue.
Rhuarc se tourna vers Mat.
— Et toi, jeune impétueux sans nom ? Me diras-tu ce que tu fais sur ce toit ?
— Une petite promenade digestive…, lança Mat, nonchalant.
L’Aielle lui plaqua de nouveau son fer de lance sur la gorge. Prudent, il s’efforça de ne pas déglutir, afin d’éviter un lamentable accident.
Bon, au fond, je peux leur révéler quelques petites choses…
Il ne fallait surtout pas montrer qu’il était secoué par tout ça. Trahir une faiblesse devant un adversaire revenait à renoncer à tout avantage qu’on pouvait avoir sur lui. Très lentement, du bout de deux doigts, le jeune homme écarta le fer de lance de sa gorge. Il eut l’impression d’entendre rire l’Aielle, mais il n’en aurait pas mis sa tête à couper.
— Des amies à moi sont prisonnières dans la forteresse, dit-il, et j’ai l’intention de les libérer.
— Tu es seul, jeune homme sans nom ? demanda Rhuarc.
— Eh bien, vous voyez quelqu’un d’autre ? Me donner un coup de main vous dirait ? La Pierre ne semble pas vous laisser indifférents… Si vous songez à y entrer, nous pourrions unir nos forces. C’est un sacré coup de dés, et la cote n’est pas en notre faveur, mais je suis en réussite, ces derniers temps…
Jusque-là, en tout cas… J’ai même rencontré des Aiels voilés qui ne m’ont pas égorgé. Qui peut être plus veinard que ça ? Par la Lumière ! avoir quelques Aiels à mes côtés serait plutôt agréable…
— Nous ne sommes pas ici pour des prisonnières, joueur ! répondit Rhuarc.
— Il est temps, dit un des Aiels.
Le vieux chef acquiesça.
— Oui, Gaul… (Il regarda Mat, puis Sandar.) Ne donnez pas l’alerte !
Il se détourna et, en une fraction de seconde, disparut dans la nuit. Les autres Aiels se volatilisèrent aussi, laissant Mat seul avec le pisteur.
Sauf si un guerrier voilé est resté pour nous espionner… Comment le savoir, avec ces gens-là ?
— J’espère que tu ne vas pas tenter de m’arrêter, Sandar…
Sur ces mots, Mat ramassa son baluchon plein de fusées et son bâton.
— J’ai l’intention d’entrer dans la forteresse, et s’il faut te marcher dessus pour ça, aucune importance !
Il alla récupérer sa boîte en étain et constata que la poignée était de plus en plus chaude.
— Tes prisonnières, elles sont trois ? demanda Juilin Sandar.
Mat plissa les yeux et regretta qu’il n’y ait pas assez de lumière pour qu’il voie clairement les traits du pisteur.
— Que sais-tu d’elles, Sandar ?
— Qu’elles sont effectivement prisonnières dans la Pierre. En outre, je connais une poterne qu’un pisteur intelligent peut se faire ouvrir s’il semble livrer un prisonnier. Nous irons directement à la prison, là où doivent être tes amies. Si tu me fais confiance, flambeur, je te conduirai jusque-là. Le reste sera une question de chance. Si tu en as vraiment beaucoup, nous en ressortirons vivants.
— J’ai de la chance depuis toujours…
Assez pour me fier à ce type ?
Jouer les prisonniers n’enchantait pas Mat. L’ennui, avec ce genre de rôle de composition, c’était qu’il pouvait n’être plus du tout un rôle, quand les choses tournaient mal. Mais était-ce plus dangereux qu’une escalade de plus de trois cents pieds dans le noir ?
Mat jeta un coup d’œil sur le mur d’enceinte et sursauta. Des ombres se déplaçaient sur son sommet. Des Aiels, probablement. Au moins une centaine… Ils disparurent très vite, mais le jeune homme vit bientôt des ombres mouvantes sur la paroi qu’il se proposait de gravir. Pour lui, cette voie était désormais barrée. Le solitaire qu’il avait vu un peu plus tôt pouvait être arrivé au sommet sans alerter les gardes, mais un régiment d’Aiels n’y parviendrait pas. En revanche, il pouvait créer une diversion dont Mat bénéficierait. S’il y avait du grabuge ailleurs dans la Pierre, les geôliers de la prison s’intéresseraient très peu à un pisteur leur amenant un voleur.
Et si j’ajoutais ma touche personnelle à la confusion ? Après tout, j’ai travaillé dur pour ça…
— Très bien, pisteur ! Mais ne t’avise pas de décider à la dernière minute que je suis un vrai prisonnier ! Nous filerons vers ta poterne dès que j’aurai tiré un grand coup de pied dans la fourmilière !
Sandar ne cacha pas sa perplexité, mais Mat préféra ne pas lui en dire plus que le strict nécessaire.
Le pisteur suivit Mat sur les toits avec une aisance déconcertante. Sur le dernier, à peine plus bas que le mur d’enceinte, le jeune homme eut simplement à exécuter un rétablissement pour se retrouver là où il voulait être.
— Que fais-tu ? demanda Sandar, qui l’avait suivi.
— Attends-moi là…
Tenant la boîte d’une main par sa poignée, son bâton à l’horizontale devant lui, Mat prit une profonde inspiration et avança vers la forteresse. En jouant les funambules, il tenta de ne pas penser à l’à-pic et aux conséquences fâcheuses qu’une chute aurait sur son espérance de vie.
Par la Lumière ! ce mur fait trois pieds de large ! Je pourrais marcher dessus en dormant et avec les yeux bandés !
Trois pieds de large, une nuit d’encre et cent pieds de chute libre avant d’aller embrasser les pavés…
Et si Sandar n’était plus là lorsqu’il reviendrait ? L’idée de se faire passer pour un prisonnier ne l’enchantait pas, mais en réalité, le plus grand danger restait que le pisteur lui fausse compagnie. Ou qu’il aille rameuter des renforts pour lui mettre pour de bon la main au collet.
Ne pense pas à ça… Une chose à la fois… Et à la fin, tu verras bien où tu en es.
Comme il s’y attendait, Mat trouva une meurtrière à l’endroit où le mur d’enceinte se fondait à la paroi de la Pierre. En cas d’attaque, les défenseurs avaient prévu un moyen d’interdire ce chemin évident aux assaillants. Pour l’heure, il n’y avait personne à ce poste. Comme pour bien d’autres choses, Mat avait préféré ne pas envisager la possibilité inverse…
Posant la boîte en étain par terre, il appuya son bâton à la paroi et décrocha le baluchon de son dos. Puis il l’enfonça dans la meurtrière, aussi loin qu’il put. Le bruit devait retentir à l’intérieur – le plus possible, en tout cas.
Ouvrant le baluchon, Mat dévoila une sorte de couronne de fusées. Après une intense réflexion, dans sa chambre, il avait décidé de raccourcir les plus longues mèches pour que toutes aient la même taille. Puis il s’était servi des chutes pour ficeler son « gâteau de feu d’artifice ». En principe, tout exploserait en même temps. Le bruit et l’éclair réveilleraient tous les occupants de la forteresse qui ne souffraient pas de surdité, c’était couru d’avance.
Le couvercle de la boîte étant très chaud, le jeune homme se brûla deux fois les doigts avant de pouvoir le retirer. À cet instant, il aurait donné cher pour disposer de la mystérieuse invention d’Aludra – ces « allumettes » qui embrasaient si aisément la mèche d’une lanterne.
Dans la boîte, un morceau de charbon reposait sur un lit de sable. La poignée étant démontable afin de se transformer en une pince, Mat l’utilisa pour saisir le charbon et le porter à proximité de ses lèvres. Dès qu’il eut soufflé une minute dessus, le combustible rougeoya de nouveau. Le posant sur les mèches, il attendit une fraction de seconde, lâcha la pince dès que le feu eut pris, ramassa son bâton et repartit en sens inverse sur le mur.
Je suis cinglé ! Le « boum » va être formidable, d’accord, mais si je me casse la figure, ça m’avancera à quoi ?
La détonation, dans le dos de Mat, fut plus forte que tout ce qu’il avait entendu jusque-là. Un poing géant le percuta dans le dos, lui coupant le souffle longtemps avant qu’il atterrisse sur le ventre, parvenant d’extrême justesse à rattraper son bâton qui menaçait de basculer dans le vide. Un moment, il resta immobile, tentant de réguler sa respiration et de ne surtout pas penser qu’il avait dû épuiser définitivement sa chance pour ne pas être tombé du mur.
Ses oreilles sonnant aussi fort que toutes les cloches de Tar Valon, il se releva prudemment et regarda derrière lui. Un nuage gris flottait devant la meurtrière. À travers cette fumée, Mat crut voir que l’ouverture semblait différente. Plus large, en fait. Il n’aurait su dire comment c’était possible, mais c’était ainsi.
Il n’eut pas à réfléchir longtemps. À l’autre bout du mur, Sandar l’attendait peut-être avec l’intention de l’aider à entrer dans la forteresse. Mais il pouvait aussi avoir ameuté la garde. Si l’ouverture était vraiment plus large, elle lui offrait une possibilité d’entrer sans laisser à Sandar la moindre occasion de le trahir.
Mat revint au pas de course vers la meurtrière, tellement excité qu’il ne se souciait plus de basculer dans le vide.
L’ouverture était vraiment beaucoup plus large, comme si quelqu’un avait tapé dessus à coups de masse pendant des heures. Et ce trou était assez grand pour laisser passer un homme.
Mais comment est-ce arrivé ?
Non, ce n’était pas le moment de se poser des questions…
Mat se glissa dans la brèche, toussant à cause de la fumée, sauta à l’intérieur de la forteresse, sur une sorte de chemin de ronde, et courut sur une bonne dizaine de pas avant de voir apparaître des Défenseurs de la Pierre. Une bonne dizaine, la plupart en bras de chemise, sans casque ni plastron, qui piaillaient de confusion. Certains brandissaient une lampe et d’autres une épée à la lame scintillante.
Crétin ! s’invectiva intérieurement Mat. C’est pour ça que tu as fait exploser les fusées. Pour les attirer tous ici…
Il était trop tard pour faire demi-tour. Son bâton décrivant des arabesques dans l’air, Mat se jeta sur les soldats avant qu’ils aient eu l’occasion de voir qu’il était là. Frappant à la tête, aux jambes ou visant les lames, il s’engagea dans un combat perdu d’avance, car ses adversaires étaient beaucoup trop nombreux. Le flambeur avait tenté le coup de trop, et cette erreur condamnerait sans appel Egwene et les autres.
Mais Sandar apparut soudain aux côtés du jeune homme. À la lumière des lanternes lâchées par les premiers soldats, son bâton très souple fendait l’air encore plus vite que celui de Mat. Pris par surprise et confrontés à deux experts du bâton, les Défenseurs tombèrent comme des quilles.
Sandar regarda les soldats qui gisaient sur le sol, puis il soupira :
— Des Défenseurs de la Pierre… J’ai attaqué des Défenseurs ! Pour ça, ils auront ma tête ! Sans parler… Dis-moi, flambeur, cette explosion, c’était ton œuvre ? As-tu invoqué la foudre ?
Sandar baissa le ton :
— Aurais-je uni mes forces à celle d’un homme capable de canaliser le Pouvoir ?
— Des feux d’artifice…, répondit Mat, laconique. (Ses oreilles bourdonnaient toujours, mais il captait cependant des bruits de bottes martelant la pierre.) La prison, Sandar ! Montre-moi le chemin avant que d’autres gardes nous tombent dessus.
Sandar s’ébroua.
— Par là ! s’écria-t-il en s’engouffrant dans un couloir latéral. Dépêchons-nous ! Si les Défenseurs nous trouvent, ils nous tueront.
Dans le lointain, un gong sonna l’alarme. Bientôt, la Pierre grouillerait d’hommes en armes.
J’arrive ! pensa Mat en emboîtant le pas au pisteur de voleurs. Je vous sauverai, c’est juré. Ou je ne sortirai pas vivant d’ici.
Alors que des gongs sonnaient l’alarme partout dans la forteresse, Rand avançait comme si de rien n’était. Un peu plus tôt, il n’avait pas accordé plus d’attention au terrible boucan qui semblait venir des niveaux inférieurs. Malmenée par l’escalade, durant laquelle elle avait failli se rouvrir, sa vieille blessure au flanc lui faisait un mal de chien. Mais il refusait de se laisser détourner de sa mission par la douleur. Un sourire qui tenait plus du rictus déformait ses lèvres, et il n’aurait pu l’en effacer pour rien au monde, même s’il l’avait voulu.
Il était de plus en plus proche de l’objet de tous ses rêves. Callandor…
Ce sera bientôt fini ! La moquerie… La tentation… La chasse… Je mettrai un terme à tout ça… Callandor…
Riant tout seul, il pressa le pas dans les couloirs obscurs de la Pierre de Tear.
Egwene se palpa le visage et fit la grimace. Morte de soif, elle avait un goût amer dans la bouche.
Rand ? Quoi ? Pourquoi ai-je encore rêvé de Mat ? Mat présent en même temps que Rand dans mes rêves, et criant qu’il venait… C’est absurde !
La jeune femme ouvrit les yeux, découvrit les murs de pierre grise suintant d’humidité et cria lorsque ses souvenirs lui revinrent.
— Non, je ne serai pas de nouveau enchaînée ! Et je ne porterai pas de collier !
Elayne et Nynaeve accoururent, leur visage crispé en totale contradiction avec les paroles réconfortantes qu’elles s’empressèrent de murmurer. Mais les voir suffit à calmer Egwene. Elle était bien prisonnière, mais sans collier, et pas seule dans une cellule.
Voyant qu’elle désirait s’asseoir, ses amies l’aidèrent à se relever. Une chance, parce qu’elle n’aurait rien pu faire, tant elle avait mal. À présent, elle se souvenait de l’avalanche de coups qu’elle avait reçue, sa raison menaçant de chanceler…
Ne pense plus à ça. Essaie plutôt de trouver un moyen de t’évader…
La jeune femme recula jusqu’à ce qu’elle puisse s’adosser à un mur. La douleur et la fatigue se disputaient la première place dans son corps. Le combat sans espoir qu’elle avait mené contre les sœurs noires l’avait vidée de toutes ses forces, et la souffrance l’empêchait d’en récupérer ne serait-ce qu’une partie.
La cellule ne contenait que les trois prisonnières et une torche agonisante. Le sol était dur et glacial et sur la porte, des sillons laissaient penser que des prisonniers désespérés avaient tenté de creuser le bois brut avec leurs ongles. Sur les murs, des messages à l’écriture tremblante composaient une sorte d’anthologie de l’horreur et du désespoir. « La Lumière a pitié de moi et va me laisser mourir », disait un des plus poignants.
Egwene chassa de son esprit cette idée terrifiante…
— Nous sommes toujours coupées de la Source ? demanda-t-elle.
Le simple fait de parler lui faisait mal…
Alors qu’Elayne acquiesçait, Egwene s’avisa qu’elle n’aurait pas eu besoin de poser la question. La joue gonflée, l’œil au beurre noir et la lèvre fendue de la Fille-Héritière auraient dû suffire à la renseigner, même si elle n’avait pas eu son propre calvaire comme indice. Si Nynaeve avait pu canaliser le Pouvoir, elle aurait sûrement soigné ses amies…
— J’ai essayé, dit l’ancienne Sage-Dame… Essayé et essayé encore ! (Elle tirait sur sa natte, et malgré la peur qui la hantait, la colère faisait trembler sa voix.) Une des sœurs est assise dans le couloir… Amico, la fausse petite fille sage, si personne ne l’a remplacée depuis notre arrivée. Je suppose qu’une seule sœur noire suffit à maintenir le flux qui nous isole du Pouvoir, une fois qu’il a été tissé… (Elle ricana.) Alors qu’elles se sont donné tant de peine pour nous capturer, on dirait qu’elles n’ont plus rien à faire de nous. Nous sommes ici depuis des heures et personne n’est venu nous interroger – ni nous apporter un peu d’eau, d’ailleurs. Elles ont peut-être l’intention de nous laisser crever de faim et de soif.
— Des appâts…, souffla Elayne, terrorisée malgré tous les efforts qu’elle faisait pour se contrôler. Liandrin a dit que nous sommes des appâts…
— Pourquoi et pour qui ? demanda Nynaeve. Si je suis un appât, j’aimerais bien me fourrer au fond de leur gorge pour les étouffer !
— Rand, dit Egwene, la bouche si sèche qu’une goutte d’eau aurait été un soulagement. J’ai rêvé de lui et de Callandor. Je pense qu’il vient ici…
Mais pourquoi ai-je aussi rêvé de Mat ? Et de Perrin ? C’était un loup, mais je suis sûre qu’il s’agissait de lui.
— Mais n’ayez pas peur, dit-elle à ses amies, nous nous évaderons bientôt. Si nous avons pu berner les Seanchaniens, nous viendrons à bout de Liandrin.
Nynaeve et Elayne échangèrent un regard accablé.
— Egwene, Liandrin a dit que treize Myrddraals seraient bientôt là.
Egwene regarda de nouveau le message gravé sur le mur.
« La Lumière a pitié de moi et va me laisser mourir. »
La jeune femme serra les poings et les dents pour s’empêcher de hurler.
Mieux vaut mourir que d’être convertie aux Ténèbres, et condamnée à servir le Père des Mensonges.
Egwene s’aperçut que sa main gauche serrait la bourse accrochée à sa ceinture. Elle sentit les deux bagues rangées à l’intérieur et soupira de soulagement.
— Elles n’ont pas pris le ter’angreal, dit-elle, stupéfaite.
Elle sortit l’anneau de pierre et suivit du bout de l’index le contour de l’étrange anneau qui n’avait qu’un côté.
— Elles ne nous ont pas jugées assez importantes pour être fouillées, dit Elayne. Egwene, es-tu sûre que Rand vient ici ? Je préférerais me libérer toute seule que parier là-dessus, mais si quelqu’un peut vaincre Liandrin et ses douze complices, c’est bien lui. Le Dragon Réincarné est destiné à brandir Callandor. Donc, il doit être capable d’écraser des sœurs noires.
— Pas si nous l’attirons dans un piège, dit Nynaeve. Pas s’il ne voit pas la chausse-trappe qu’elles ont préparée pour lui. Pourquoi regardes-tu ainsi cet artefact Egwene ? Tel’aran’rhiod ne nous aidera pas, sauf si tu peux rêver d’un moyen de nous faire évader.
— Ce n’est pas impossible… Dans le Monde des Rêves, je peux canaliser le Pouvoir, et le flux des sœurs noires ne m’empêchera pas d’y accéder. Tout ce que je dois faire, c’est dormir, et je suis assez fatiguée pour que ce ne soit pas un problème.
Elayne plissa le front puis grimaça comme si ça tirait désagréablement sur ses contusions.
— Je suis d’accord pour tout tenter, mais comment pourras-tu canaliser, même en rêve, en étant coupée de la Source Authentique ? Et en admettant que tu y arrives, à quoi ça nous servira, ici ?
— Je n’en sais rien… Mais ça vaut le coup d’essayer…
— C’est possible…, murmura Nynaeve. Je suis prête aussi à tout tenter, mais la dernière fois que tu as utilisé le ter’angreal, tu as vu Liandrin et ses complices. Que feras-tu si elles sont toujours là ?
— J’espère bien qu’elles y seront…, souffla Egwene. Oui, je l’espère bien…
Serrant le poing sur l’artefact, elle ferma les yeux tandis qu’Elayne lui caressait les cheveux en murmurant des paroles apaisantes. Nynaeve entonna la berceuse sans paroles de son enfance.
Dans cette atmosphère apaisante – l’ancienne Sage-Dame elle-même semblait sereine – le sommeil fut très facile à venir.
Cette fois, Egwene portait de la soie bleue, mais elle n’y accorda pas une très grande attention. Une douce brise caressait son visage intact et poussait doucement les papillons qui voletaient au-dessus des fleurs. La soif et la douleur disparues, la jeune femme s’ouvrit au saidar et sentit déferler en elle un torrent de Pouvoir de l’Unique. Elle éprouva une ivresse telle qu’elle en oublia de jubiler à l’idée d’avoir eu raison : ici, elle pouvait canaliser.
À contrecœur, elle laissa le Pouvoir couler hors de son corps, ferma les yeux et emplit son vide mental avec une image très détaillée du Cœur de la Pierre. Le seul endroit de la forteresse, à part sa cellule, qu’elle pouvait se représenter.
Quand elle rouvrit les yeux, elle se retrouva au milieu des colonnes rouges. Mais elle n’était pas seule.
Entre Callandor et elle se dressait la silhouette presque sans substance de Joiya Byir. La lumière de l’épée se reflétait à travers ce quasi-fantôme. Mais Callandor ne brillait plus à cause de la lumière qu’elle reflétait. On eût dit qu’une source de clarté aveuglante, en elle, était découverte et recouverte au rythme de son clignotement.
La sœur noire sursauta et se retourna pour faire face à Egwene.
— Comment as-tu fait ? Tu es coupée de la Source. Ton rêve est terminé !
À l’instant même où Joiya prononçait le premier mot de sa phrase, Egwene avait de nouveau puisé dans le saidar pour tisser le flux complexe d’Esprit dont elle était elle-même victime dans le monde réel. À son tour isolée de la Source, la sœur noire écarquilla les yeux – si brillants de haine dans un visage par ailleurs tellement bienveillant – mais Egwene était déjà en train de tisser un flux d’Air. Si vaporeuse qu’elle fût, la sœur noire se retrouva paralysée par ces liens invisibles.
Egwene eut l’impression que maintenir simultanément deux flux ne lui coûtait aucun effort. En revanche, de la sueur ruisselait sur le front de Joiya.
— Tu as un ter’angreal ? demanda-t-elle, tentant de dissimuler sa terreur. Oui, c’est sûrement ça ! Tu détiens un ter’angreal qui nous a échappé, et qui ne demande pas qu’on canalise le Pouvoir. Tu crois que ça va t’être utile, gamine ? Tout ce que tu fais ici n’a aucune influence sur le monde réel. Tel’aran’rhiod est un rêve ! Quand je me réveillerai, je te confisquerai ton artefact. Prends garde à ce que tu fais, si tu ne veux pas que je me venge quand je viendrai dans ta cellule.
Egwene sourit à la sœur noire.
— Es-tu certaine de te réveiller, Suppôt des Ténèbres ? Si ton ter’angreal exige que tu canalises le Pouvoir, pourquoi ne t’es-tu pas réveillée dès que je t’ai coupée de la Source ? Et si tu étais dans l’incapacité de te réveiller tant que tu ne pourras pas entrer de nouveau en contact avec le saidar ?
Egwene cessa de sourire. Même pour se moquer de cette femme lui sourire était plus qu’elle n’en pouvait supporter.
— Une femme m’a un jour montré la cicatrice qu’elle avait récoltée dans le Monde des Rêves… Joiya Byir, ce qui se passe ici reste réel quand on se réveille.
La sueur ruisselait sur tout le visage sans rides de la sœur noire, à présent. Se demandait-elle si elle allait mourir ? Egwene regretta de ne pas être assez cruelle pour exécuter son adversaire. La plupart des coups invisibles qu’elle avait encaissés venaient de Joiya, simplement pour la punir d’avoir résisté et tenté de fuir jusqu’à ce qu’elle soit à bout de forces.
— Une femme qui distribue de telles corrections ne doit avoir aucune objection à l’idée d’en recevoir une de temps en temps…
Egwene tissa un autre flux d’Air.
Joiya Byir parut stupéfiée quand le premier coup s’abattit sur sa hanche. Toujours très pratique, Egwene trouva rapidement un moyen de modifier le flux afin de ne plus avoir à le maintenir.
— Tu te souviendras de cette rouste à ton réveil, et tu auras mal partout… Si je t’autorise un jour à te réveiller. Encore une chose : si tu me frappes de nouveau, je te ramènerai ici et je t’y laisserai jusqu’à la fin de tes jours.
Le regard de Joiya brillait de nouveau de haine, mais des larmes le voilaient.
Egwene se sentit soudain très honteuse. Pas parce qu’elle torturait Joiya Byir, qui aurait mérité bien pire, après les meurtres commis à la Tour Blanche, mais parce qu’elle perdait du temps à se venger alors que Nynaeve et Elayne, dans une cellule, attendaient contre toute logique qu’elle vienne les tirer de là.
Presque sans y penser, Egwene verrouilla les trois flux qu’elle avait tissés. Puis elle étudia son œuvre. Trois flux distincts, rien que ça ! Et après avoir réussi sans difficulté à les combiner, voilà qu’elle était parvenue à les configurer pour qu’ils se maintiennent tout seuls. Une fois revenue dans le monde réel, elle pensait être capable de se rappeler comment elle avait fait. Tant mieux, parce que ça pouvait lui être utile.
Après un moment, elle neutralisa un des tissages et la sœur noire soupira de soulagement.
— Je ne suis pas comme toi, lui dit Egwene. C’est la deuxième fois que je me venge, et je n’aime pas ça. De cette façon, en tout cas… Il va falloir que j’apprenne à trancher correctement une gorge…
À voir sa réaction, Joiya Byir, crut que la jeune femme parlait sérieusement…
Révulsée, Egwene l’abandonna, entravée et coupée de la Source, et s’enfonça entre les colonnes rouges. Il devait bien y avoir moyen de gagner la prison, de là…
Le silence retomba dans le couloir après le dernier cri d’agonie du deux-pattes dont Jeune Taureau venait de déchiqueter la gorge.
Le sang avait un goût terriblement amer sur la langue du loup.
Il était dans la Pierre de Tear, ça, il le savait. Comment, il n’aurait su le dire, mais il le savait… Les deux-pattes qui gisaient à présent sur le sol l’un encore agonisant tandis que les crocs de Tire-d’Aile lui écrasaient la glotte – avaient empesté la peur en se battant. La peur et la confusion, comme si eux ne savaient pas où ils étaient. À l’évidence, ils n’appartenaient pas au rêve du loup, mais ils avaient quand même tenté de défendre cette grande porte qui se dressait devant Jeune Taureau avec son cadenas de fer. Surpris de voir des loups, ils avaient probablement dû être étonnés de se retrouver dans ce couloir, mais leur entraînement avait repris le dessus.
S’essuyant la bouche, Perrin regarda ses mains comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Il avait repris sa forme humaine. Revenu dans son corps d’origine, il portait une veste sans manches de forgeron et un lourd marteau pendait à sa ceinture.
— Jeune Taureau, il faut nous dépêcher… Quelque chose de maléfique approche.
Perrin tira le marteau de sa ceinture et se dirigea vers la porte.
— Faile doit être ici.
Un seul coup de marteau pulvérisa le cadenas. D’un coup de pied, Perrin ouvrit la porte.
La pièce était vide, à l’exception de l’autel de pierre qui trônait au milieu. Faile y était étendue, paisible comme si elle dormait. Ses cheveux noirs lui faisant comme une corolle, elle était tellement couverte de chaînes que Perrin eut besoin d’un moment pour s’apercevoir qu’elle était nue.
Toutes les chaînes étaient fixées à la pierre par un gros anneau.
Perrin avança, se pencha et caressa la joue de son amie du bout d’un index.
La jeune femme se réveilla et lui sourit.
— J’ai rêvé sans cesse que tu viendrais, forgeron.
— Tu seras bientôt libre, Faile.
Perrin pulvérisa le premier anneau avec son marteau.
— Je te fais confiance, Perrin…
Alors que le nom du jeune homme mourait sur ses lèvres, Faile se désintégra et les chaînes tombèrent sur la pierre où elle avait été couchée.
— Non ! Je l’avais trouvée ! Ce n’est pas juste !
— Jeune Taureau, le rêve n’est pas comme la réalité. Ici, la même chasse peut avoir plusieurs fins différentes…
Perrin ne se retourna pas vers Tire-d’Aile. Conscient que ses lèvres étaient retroussées sur ses dents comme des babines, il leva son marteau et l’abattit sur les chaînes qui avaient retenu Faile.
L’autel de pierre se fendit en deux et la forteresse sembla en trembler sur ses fondations.
— Dans ce cas, je vais chasser encore !
Marteau au poing, Perrin sortit de la pièce, Tire-d’Aile à ses côtés. La Pierre était un repaire d’hommes. Et les hommes, ils le savaient, étaient des chasseurs encore plus cruels que les loups.
Les gongs qui sonnaient l’alarme un peu partout ne parvenaient pas à couvrir les cris des hommes qui s’affrontaient dans un concert de bruits métalliques. Les Aiels et les Défenseurs, aurait parié Mat.
Dans un couloir vivement éclairé par des lampes au déflecteur d’or, au milieu de riches tapisseries représentant des scènes de bataille, dansant un étrange ballet sur de précieux tapis rouge foncé sur bleu marine – le fameux tissage en mosaïque de Tear –, Mat était pour une fois trop occupé pour tenter d’évaluer le prix de tout ce qu’il voyait.
Ce crétin de malheur est rudement bon ! pensa-t-il tout en déviant de justesse un estoc vif et précis.
Hélas, la contre-attaque qu’il lança aussitôt avec l’autre bout de son bâton connut le même sort que les précédentes : un échec retentissant face à une parade brillante.
Je me demande si c’est un de ces fichus Hauts Seigneurs…
L’homme aux yeux bleus portait une très luxueuse veste à manches larges ornée de broderie en fil d’or, mais elle n’était pas boutonnée, sa chemise sortait de son pantalon et il était pieds nus. Ses cheveux assez courts en bataille, il semblait avoir été tiré du lit en catastrophe. Mais il ne se battait pas du tout comme un homme mal réveillé…
Cinq minutes plus tôt, épée à la main, il avait bondi hors d’une des pièces qui s’alignaient le long du couloir. Coup de chance inouï, il avait jailli de ce qui devait être sa chambre devant Mat, et non dans son dos. S’il n’était pas le premier noble à demi habillé que le jeune homme combattait, c’était de loin le meilleur.
— Pisteur, tu ne peux pas passer à côté de moi ? demanda Mat sans quitter des yeux l’escrimeur qui n’attendait qu’une occasion pour l’embrocher.
Sandar insistait pour qu’on l’appelle « pisteur ». Même si Mat ne voyait pas très bien la différence, « traqueur » lui déplaisait souverainement.
— Impossible, dit Sandar dans le dos du jeune homme. Si tu te pousses pour me laisser passer, tu n’auras plus la place de manier l’espèce d’aviron que tu appelles un bâton, et ce gentilhomme te coupera en deux.
— Eh bien, trouve une idée, pisteur, parce que ce va-nu-pieds commence à me taper sur les nerfs !
L’escrimeur sortit pour la première fois de son mutisme :
— Apprends que tu vas avoir l’honneur de mourir le cœur transpercé par la lame du Haut Seigneur Darlin, paysan ! Si je t’accorde cette grâce… Tout bien réfléchi, je préférerais vous faire pendre par les pieds et vous faire écorcher vifs devant mes yeux, tous les deux…
— Je doute d’aimer ça ! lança Mat.
Le Haut Seigneur s’empourpra, outragé qu’on ait osé l’interrompre, mais Mat ne lui laissa pas le temps de se répandre sur le sujet. Son bâton dansant si vite dans l’air qu’on n’en voyait plus le bout, il avança sur son adversaire.
Darlin recula, acceptant pour un temps d’en être réduit à la défensive. Mais Mat ne pourrait pas maintenir ce rythme bien longtemps, il le savait. Ensuite, et s’il ne récoltait pas un mauvais coup, le duel reprendrait, presque parfaitement équilibré.
Résolu à ne pas compter sur sa chance dans une situation si délicate, Mat profita du bref moment où il avait l’avantage pour tenter une feinte. Alors que Darlin avait à juste titre anticipé une attaque à la tête, il modifia la direction de son coup au dernier moment, son bâton fauchant les jambes du Haut Seigneur. Dans la foulée, l’autre bout de l’arme vola effectivement vers le crâne de l’escrimeur et fit mouche avec un bruit qui n’augurait rien de bon pour sa cible.
Le souffle court, Mat s’appuya sur son bâton et contempla l’escrimeur vaincu.
Que la Lumière me brûle ! si je dois en affronter un ou deux de plus de cet acabit, je vais finir épuisé ! Les récits ne précisent jamais qu’être un héros est si fatigant. Décidément, Nynaeve trouve toujours un moyen de me faire trimer !
Sandar vint se camper à côté de Mat et baissa les yeux sur le Haut Seigneur évanoui ou mort.
— Comme ça, il ne paraît pas si puissant… Ni beaucoup plus « grand » que moi…
Sursautant, Mat sonda l’extrémité du couloir, où il venait de voir passer un homme très pressé.
Par la Lumière ! si je ne savais pas que c’est absurde, je dirais qu’il s’agissait de Rand !
— Sandar, tu verras que…, commença Mat tout en balançant son bâton sur son épaule.
Il s’interrompit, car l’arme venait de percuter quelque chose. Se retournant, il découvrit un autre Haut Seigneur, lui aussi à demi vêtu. Son épée gisant sur le sol, il se tenait la tête à l’endroit où le bâton de Mat, par le plus grand des hasards, lui avait fendu le cuir chevelu.
Pour lui faire baisser les mains, Mat lui flanqua un coup de bâton dans l’estomac. Puis il le frappa de nouveau à la tête, l’envoyant s’écrouler sur son épée.
— La chance, Sandar… Personne ne peut rien contre la chance ! Maintenant, voudrais-tu bien trouver le chemin secret que les Hauts Seigneurs empruntent pour gagner la prison ?
Sandar affirmait qu’il existait un escalier secret. Et l’emprunter, selon lui, leur épargnerait de traverser les trois quarts de la forteresse. Pour être franc, Mat doutait d’éprouver beaucoup de sympathie pour des seigneurs avides de voir torturer les gens au point de disposer d’un raccourci entre leurs appartements privés et la prison…
— Réjouis-toi d’être un veinard, dit Sandar. Sinon, le deuxième nous aurait tués avant même qu’on l’aperçoive. Je sais que la porte qui donne sur ce fichu escalier est dans le coin. Tu me suis ? Ou tu préfères attendre l’arrivée d’un autre Haut Seigneur ?
— Passe devant, dit Mat en enjambant un des escrimeurs inconscients. Je ne suis pas un fichu héros.
Il emboîta le pas au pisteur, qui étudia toutes les portes en marmonnant entre ses dents qu’il finirait bien par trouver la bonne.