Perrin sauta de son lit et commença à s’habiller sans s’inquiéter que Zarine se rince l’œil ou non. Bien que sachant ce qu’il entendait faire, il demanda quand même à Moiraine :
— On fiche le camp ?
— C’est recommandé, sauf si tu veux faire plus ample connaissance avec Sammael.
Comme pour ponctuer cette phrase, le tonnerre gronda et un éclair déchira la nuit.
Depuis son irruption, l’Aes Sedai avait à peine accordé un regard à Zarine.
Alors qu’il finissait de fourrer le pan de sa chemise dans son pantalon, Perrin regretta soudain de ne pas porter sa veste et sa cape. Depuis que Moiraine avait nommé le Rejeté, la température semblait avoir chuté dans la chambre.
Comme si Ba’alzamon ne suffisait pas… Voilà que nous avons les Rejetés sur le dos, à présent ! Trouver Rand peut-il encore changer les choses ? N’est-il pas déjà trop tard ?
— Sammael…, souffla Zarine. Un des Rejetés règne… Par la Lumière !
— Tu veux toujours nous accompagner ? demanda Moiraine. Je ne te forcerai pas à rester ici, dans les circonstances présentes, mais je veux bien te donner une dernière chance d’aller voir ailleurs si j’y suis…
Voyant Zarine hésiter, Perrin se pétrifia, sa veste à moitié enfilée. À coup sûr, personne ne pouvait choisir d’accompagner des gens poursuivis par un des Rejetés. Maintenant qu’elle connaissait les enjeux, la Quêteuse devait renoncer…
Sauf si elle a une très bonne raison de nous suivre.
En toute logique, entendre dire qu’un des Rejetés était libre aurait dû inciter une personne sensée à embarquer sur le premier bateau du Peuple de la Mer en partance pour l’autre côté du désert des Aiels. Que Zarine reste là à réfléchir était déjà incroyable…
— Non, dit Zarine, semblant être arrivée à une décision raisonnable. (Perrin en fut soulagé – mais pas longtemps.) Non, je n’irai pas ailleurs voir si vous y êtes… Que vous me conduisiez au Cor de Valère ou non, aucun Quêteur, même en trouvant l’artefact, ne pourra se vanter de participer à une histoire comme celle-là. Cette saga sera racontée jusqu’à la fin des temps, Aes Sedai, et j’en ferai partie !
— Non ! explosa Perrin. Ce n’est pas une réponse suffisante. Que veux-tu ?
— Je n’ai pas de temps à perdre en prises de bec, dit Moiraine. Le « seigneur Brend » risque d’apprendre à tout moment qu’un de ses Chiens des Ténèbres est mort. Ne doutez pas un instant qu’il fera le rapprochement avec un Champion, et qu’il se lancera à la recherche de l’Aes Sedai de ce Gaidin. Tu veux rester là à jacasser jusqu’à ce qu’il ait découvert où tu es, Perrin ? Et toi, gamine ? Allons, filez, tous les deux ! Filez !
Moiraine sortit et disparut dans le couloir avant que l’apprenti forgeron ait pu dire un mot.
Zarine ne perdit pas de temps, détalant de la chambre sans même emporter sa bougie. Après avoir récupéré ses affaires, Perrin courut vers l’escalier de derrière en finissant de boucler son ceinturon d’armes. En chemin, il rattrapa Loial, qui tentait de fourrer un livre relié de bois dans une de ses sacoches de selle tout en mettant sa cape. Alors qu’ils dévalaient les marches, Perrin aida l’Ogier avec le vêtement.
Zarine rejoignit les deux amis juste avant qu’ils se précipitent dehors sous la pluie battante.
Ne prenant pas le temps de relever sa capuche, Perrin rentra la tête dans les épaules et courut vers les écuries.
Elle doit avoir une autre raison… Figurer dans une fichue légende ne suffit pas, sauf si elle est folle à lier.
Ses boucles trempées mornement aplaties sur sa tête, l’apprenti forgeron entra en trombe dans les écuries.
Moiraine était déjà là, vêtue d’une cape cirée qui ruisselait d’eau. Brandissant une lanterne, Nieda fournissait de la lumière à Lan, qui finissait de seller les chevaux. Perrin remarqua une nouvelle monture – un hongre bai dont les imposants naseaux n’étaient pas sans rappeler le nez de Zarine.
— J’enverrai des pigeons tous les jours, dit l’aubergiste. Et personne ne me soupçonnera. Par la bonne Fortune ! même les Capes Blanches m’ont à la bonne…
— Écoute-moi bien, femme ! cria Moiraine. Je ne parle pas d’un Fils de la Lumière ou d’un Suppôt des Ténèbres. Tu vas déguerpir de cette ville, et emmener avec toi tous les gens qui te sont chers. Depuis plus de dix ans, tu m’obéis, alors, continue !
Nieda capitula à contrecœur, s’attirant un soupir exaspéré de l’Aes Sedai.
— Le hongre bai est pour toi, gamine, dit Lan à Zarine. Monte en selle ! Si tu ne sais pas chevaucher, il faudra apprendre sur le tas. Ou accepter ma proposition.
Zarine s’accrocha au pommeau et se hissa gracieusement sur le dos de sa monture.
— Homme de pierre, maintenant que j’y pense, il me semble que j’ai déjà fait du cheval…
Elle se tourna souplement pour attacher son baluchon derrière elle.
— Que vouliez-vous dire, Moiraine ? demanda Perrin alors qu’il jetait ses sacoches de selle sur le dos de Trotteur. Vous avez dit qu’il découvrirait où j’étais. Qu’il saurait. Les Hommes Gris…
Nieda ricana. Agacé, Perrin se demanda combien de choses elle connaissait – sans avoir aucun doute sur leur réalité – tout en faisant mine de ne pas y croire.
— Ce n’est pas Sammael qui a envoyé les Hommes Gris, dit Moiraine en enfourchant Aldieb avec la sereine précision d’une cavalière émérite – comme s’il n’y avait aucune raison de se presser. En revanche, le Chien des Ténèbres était à son service… Je crois qu’il suivait ma trace… Et Sammael n’aurait pas envoyé le Chien et les tueurs. Quelqu’un te traque, mais le « seigneur Brend » ignore sûrement jusqu’à ton existence. Pour le moment…
Perrin s’immobilisa, le premier pied dans un étrier, et dévisagea l’Aes Sedai – qui sembla plus soucieuse de flatter l’encolure d’Aldieb que de répondre aux questions muettes du jeune homme.
— Heureusement que j’ai pris l’initiative de partir à ta recherche, dit Lan.
Moiraine eut un grognement courroucé.
— Si tu étais une femme, Gaidin, je te renverrais à la Tour Blanche, pour qu’on t’y apprenne à obéir.
Lan fronça les sourcils et tapota la poignée de son épée. Puis il sauta en selle.
— Mais au fond, concéda Moiraine, l’indiscipline est une qualité, dans certaines circonstances. De toute façon, Sheriam et Siuan Sanche, en unissant leurs forces, ne réussiraient pas à te rendre plus docile.
— Je ne comprends pas, dit Perrin.
Je n’arrête pas de répéter ça, et ça commence à me taper sur les nerfs. Je veux des réponses qui ne soient pas des énigmes insolubles…
Il finit de se hisser en selle, afin de ne pas concéder à Moiraine l’avantage de le regarder de haut – après tout, elle avait déjà assez d’avantages sur lui comme ça.
— Si Sammael n’a pas envoyé les Hommes Gris, qui l’a fait ? Si un Myrddraal ou un autre Rejeté…
Le jeune homme dut marquer une pause pour se remettre de ce qu’il venait de dire.
Un autre Rejeté ! Par la Lumière !
— Si quelqu’un d’autre les a envoyés, pourquoi ne pas avoir prévenu Sammael ? Ce sont tous des Suppôts des Ténèbres, non ? Et pourquoi moi, Moiraine ? C’est Rand le maudit Dragon Réincarné, pas moi !
Entendant Zarine et Nieda pousser un petit cri, Perrin mesura la portée de ce qu’il venait de dire. Moiraine le regardait comme si elle eût aimé l’écorcher vif.
Ma fichue grande gueule ! Un jour, peut-être, je cesserai de parler avant d’avoir réfléchi.
Zarine le regardait avec des yeux ronds comme des soucoupes, constata-t-il. Cette fois, il avait peut-être bien commis une gaffe irréparable…
— Tu es liée à nous, dit Moiraine à la Quêteuse. Désormais, il ne te sera plus possible de revenir en arrière.
Zarine semblait avoir envie de dire quelque chose – mais en ayant trop peur pour oser. L’Aes Sedai ne s’en aperçut pas, car elle s’intéressait déjà à autre chose.
— Nieda, quitte Illian ce soir, et dans l’heure qui vient. Et tiens encore mieux ta langue qu’au cours de toutes ces années. Certaines personnes risqueraient de te la couper pour te réduire au silence, et je ne pourrai pas venir à ton secours…
À son ton, l’Aes Sedai ne galéjait pas, et l’aubergiste fit signe qu’elle avait compris le message – qui n’avait rien de métaphorique, quand il était question de lui couper la langue…
— Et toi, Perrin, écoute bien… (La jument blanche approcha de Trotteur et le jeune homme, subjugué, se pencha vers Moiraine pour mieux entendre.) Une infinité de fils composent la Trame, et certains sont aussi noirs que les Ténèbres elles-mêmes. Prends garde à ce que l’un d’eux ne t’étrangle pas.
Moiraine talonna Aldieb, qui partit au galop sous la pluie. Mandarb la suivit comme son ombre.
Que la Lumière te brûle, Moiraine ! songea Perrin en se lançant à leur suite. Par moments, je me demande dans quel camp tu es…
Le jeune homme regarda Zarine, qui chevauchait à ses côtés comme si elle était née en selle.
Et toi, dans quel camp es-tu ?
La pluie gardant les gens à l’intérieur, personne n’assista au départ des cavaliers. Mais les pavés glissants se révélèrent dangereux pour les chevaux. Quand la colonne atteignit la chaussée Maredo, une large voie de terre battue qui traversait le marais en direction du nord, le gros de l’averse était terminé. Le tonnerre grondait toujours, mais loin derrière les cavaliers, peut-être même au-dessus de la mer.
Perrin se dit que la chance était avec eux. La pluie avait duré assez longtemps pour dissimuler leur départ, et à présent, ils allaient bénéficier d’une nuit très claire pour chevaucher. Il exposa sa théorie à voix haute, mais Lan ne fut pas d’accord.
— Les Chiens des Ténèbres aiment les nuits de ce genre, forgeron. En revanche, la pluie et l’orage les découragent de partir à l’aventure.
La pluie choisit bien entendu cet instant pour cesser de tomber. Derrière Perrin, Loial marmonna des imprécations.
La « chaussée » et le marais se volatilisèrent en même temps après environ une demi-lieue, mais la piste continua, obliquant simplement un peu vers l’est. La nuit était arrivée et une bruine tombait à présent, trop insignifiante pour décourager les Chiens des Ténèbres. Alors que les sabots des chevaux produisaient des bruits de succion dans la boue, Lan et Moiraine imprimaient à la colonne un rythme soutenu. À la lumière de la lune qui filtrait entre les nuages, un paysage de basses collines chichement boisées se dessina tout autour des cavaliers. Perrin songea qu’il devait y avoir une forêt devant eux, et il ne fut pas certain d’apprécier cette perspective. Dans des bois, ils seraient moins visibles pour leurs poursuivants, certes, mais l’inverse était vrai aussi…
Un hurlement retentit dans le lointain. Pensant qu’il s’agissait d’un loup, Perrin eut le réflexe de le contacter – et il s’en empêcha d’extrême justesse. Quand le cri se répéta, il sut que ce n’était pas un loup. D’autres hurlements lui répondirent, composant une chaîne sonore de mort et de désolation. À la grande surprise de Perrin, Lan et Moiraine ralentirent pour sonder plus attentivement les alentours.
— Ils sont très loin, dit Perrin. Si nous ne nous arrêtons pas, je doute qu’ils nous rattrapent.
— Les Chiens des Ténèbres ? souffla Zarine. Ce sont eux que nous entendons ? Aes Sedai, vous êtes sûre que ce n’est pas la Horde Sauvage ?
— C’est bien elle, gamine… Oui, c’est bien elle…
— On ne distance jamais les Chiens des Ténèbres, forgeron, dit Lan, même avec les plus rapides destriers. Il faut les affronter et les vaincre – ou périr.
— J’aurais pu rester dans mon Sanctuaire, vous savez ? dit soudain Loial. Ma mère m’aurait trouvé une épouse, à l’heure qu’il est, mais ça ne serait pas une existence si désagréable que ça. Des livres à profusion… Je n’étais pas obligé d’aller à l’Extérieur…
— Là ! lança Moiraine en désignant un tertre sans végétation, sur la droite de la colonne.
Il n’y avait guère d’arbres autour de cette butte, constata Perrin. Un secteur très dégagé…
— Pour avoir une chance, nous devons les voir venir de loin, dit l’Aes Sedai.
Les hurlements retentirent de nouveau, un peu moins lointains.
Maintenant que Moiraine avait choisi le champ de bataille, Lan fit accélérer le pas à Mandarb. Durant la brève ascension, les sabots des chevaux firent résonner des pierres plates à demi enfouies dans la boue. À voir leur forme un peu trop géométrique, Perrin déduisit qu’il s’agissait de dalles, pas de simples pierres.
Au sommet du tertre, les cavaliers mirent pied à terre autour de ce qui semblait être un rocher rond assez bas. À la lueur de la lune, l’apprenti forgeron s’avisa qu’il était devant un visage gravé dans le roc. Une femme, si on en jugeait par la longueur de ses cheveux. Avec la pluie, on aurait dit qu’elle pleurait.
Sentinelle silencieuse, Moiraine se campa face à la plaine d’où viendraient les Chiens des Ténèbres.
Loial étudia la sculpture puis passa un index sur ses contours.
— C’est une Ogier, dit-il. Enfin, je crois. Mais nous ne sommes pas dans un antique Sanctuaire. Je l’aurais senti, et vous aussi, et nous y serions à l’abri des Créatures des Ténèbres.
— Qu’est-ce que vous regardez, tous les deux ? demanda Zarine à l’Ogier et à Perrin. C’est qui, cette femme ? Et que fait-elle ici ?
— Depuis la Dislocation du Monde, dit Moiraine sans se retourner, beaucoup de nations sont nées et sont mortes. Certaines n’ont rien laissé de plus qu’un nom sur un parchemin jauni ou quelques traits sur une carte. Sommes-nous sûrs de faire aussi bien ?
Les cris approchaient régulièrement. Calculant la vitesse des Chiens des Ténèbres, Perrin dut reconnaître que Lan avait raison. Les chevaux n’auraient en aucun cas pu les semer.
Et l’attente ne serait plus longue.
— Ogier, dit le Champion, tu t’occuperas des chevaux avec la fille.
Zarine voulut protester, mais il fut plus rapide qu’elle :
— Tes couteaux ne serviront pas à grand-chose, petite… (Il dégaina son épée.) Même ma lame sera un pis-aller… Il doit y avoir une dizaine de Chiens… Vous devrez empêcher les chevaux de fuir lorsqu’ils les sentiront. Mandarb lui-même déteste cette odeur.
Si la lame du Champion ne devait servir à rien, la hache ne serait pas utile non plus. Perrin en fut soulagé, même s’il allait affronter des Créatures des Ténèbres. Ne pas jouer de la hache était toujours ça de gagné. Il tira néanmoins son arc de sous la sangle de selle de Trotteur.
— Cette arme-là sera peut-être efficace…
— Libre à toi d’essayer, forgeron, dit Lan. Ces Chiens ne crèvent pas facilement, mais qui sait ? tu en auras peut-être un…
Perrin sortit une corde neuve de sa bourse et tenta de l’abriter de la pluie. La couche protectrice de cire d’abeille était fine et ne se révélait guère efficace contre une exposition prolongée à l’humidité. Plaçant l’arc entre ses jambes, le jeune homme le banda sans aucune difficulté, ce qui était déjà un exploit en soi.
Lorsqu’il eut terminé, il releva la tête et vit les Chiens des Ténèbres. Plus rapides que des chevaux au galop, ils accélérèrent encore en sentant que leurs proies étaient proches. Il y en avait bien dix, comme avait dit Lan. Même s’il n’apercevait en fait que des ombres mouvantes dans l’obscurité, Perrin tira une flèche de son carquois et l’encocha. Mais il n’arma pas son arc. À Champ d’Edmond, il était assez loin des meilleurs archers, mais parmi la jeune génération, seul Rand le dominait.
Il tirerait à trois cents pas, décida-t-il.
Triple buse ! Tu as du mal à atteindre une cible fixe, à cette distance. Mais attendre n’est pas une solution, à la vitesse où ils se déplacent…
Se campant à côté de Moiraine, le jeune homme arma son arc.
Il suffit d’imaginer que cette ombre mobile est un gros chien…
La flèche partit parfaitement droit et toucha sa cible – mais il n’y eut aucun autre résultat qu’un jappement.
Ça ne fonctionnera pas… Ils sont trop rapides !
Perrin encocha une autre flèche.
Pourquoi ne fais-tu rien, Moiraine ?
Il voyait les yeux des Chiens, brillants comme de l’argent poli, et leurs crocs aux reflets d’acier. Plus noirs que la nuit, de la taille d’un poney, les tueurs à quatre pattes fondaient sur Perrin, cherchant à le déchiqueter vivant. Une odeur de soufre brûlé planait dans l’air et les chevaux s’affolaient, y compris le destrier de Lan.
Aes Sedai, fais quelque chose !
Perrin tira de nouveau. Le premier Chien sursauta et faillit tomber.
Bon sang ! ils peuvent crever !
L’apprenti forgeron lâcha un troisième projectile, et cette fois, le monstre de tête s’écroula. Une belle victoire, mais qui ne servirait à rien. Pendant qu’il en tuait un, les neuf autres avaient couvert les deux tiers de la distance qui leur restait à parcourir. Et ils semblaient courir de plus en plus vite à chaque seconde.
Encore une flèche… Le temps pour une flèche, et ensuite, ce sera quand même la hache. Sois maudite, Aes Sedai !
Perrin tira encore.
— Maintenant…, murmura Moiraine alors que la flèche sifflait à ses oreilles.
Un éclair jaillit de ses mains et fondit sur les Chiens, illuminant la nuit. Fous de terreur, les chevaux hennirent et tentèrent de se libérer.
Perrin leva une main à hauteur de ses yeux pour les protéger d’une lueur blanche aveuglante qui s’épanouit comme une fleur de feu. L’espace d’un instant, on se serait cru à midi, au milieu de l’été. Puis l’obscurité revint et l’image de cette lance de feu resta un moment imprimée sur les rétines de Perrin. Des Chiens, il ne restait plus rien, même pas des cendres…
Je croyais qu’elle allait lancer un éclair, ou invoquer la foudre… Mais ça…
— Qu’est-ce que c’était ? croassa Perrin.
Moiraine sondait la nuit, en direction d’Illian, comme si elle pouvait voir si loin.
— Il n’a peut-être pas vu, dit-elle, pensant tout haut. Avec la distance, s’il ne regardait pas avec attention, il n’a peut-être rien remarqué…
— Qui ? demanda Zarine. Sammael ? Il est à Illian, avez-vous dit. Comment aurait-il pu voir ce qui est arrivé ici ? Et d’abord, qu’avez-vous fait ?
— Un acte interdit, répondit Moiraine. Proscrit par des vœux presque aussi puissants que les Trois Serments. (Elle prit les rênes d’Aldieb à Zarine et entreprit de calmer la jument.) J’ai utilisé une force en sommeil depuis deux mille ans. Une connaissance qui risquerait à elle seule de me condamner à être calmée…
— Et si… si nous y allions ? demanda Loial. Il pourrait y en avoir d’autres…
— J’en doute, fit Moiraine en montant en selle. Même s’il dispose de deux meutes, il ne les aurait pas lâchées en même temps, de peur qu’elles s’entre-égorgent au lieu de traquer leurs proies. Et nous ne sommes pas son principal gibier, sinon, il serait venu en personne. Nous sommes… une épine dans son pied, rien de plus. (À l’évidence, elle n’aimait pas être tenue ainsi pour quantité négligeable.) Un bonus à fourrer dans sa gibecière, à condition de ne pas lui coûter trop d’efforts. Cela dit, nous aurions tort de ne pas nous tenir aussi loin que possible de lui…
— Rand ? demanda Perrin. (Il devina que Zarine tendait l’oreille pour ne pas rater une miette du dialogue.) Si nous ne sommes pas les proies, ce ne peut être que lui.
— Possible… Ou Mat. N’oublie pas qu’il est ta’veren et qu’il a soufflé dans le Cor de Valère.
Zarine poussa un cri étranglé.
— Il a soufflé dedans ? Quelqu’un a déjà retrouvé l’instrument ?
Ignorant la Quêteuse, Moiraine se pencha sur sa selle pour sonder le regard de Perrin.
— Une fois encore, les événements m’ont dépassée. Je n’aime pas ça, et tu ne devrais pas t’en réjouir non plus. Si je suis débordée, tu risques d’être emporté par la tourmente, et le monde entier avec toi.
— Nous sommes encore très loin de Tear, dit Lan. La proposition de l’Ogier est pleine de sagesse.
Après une brève réflexion, Moiraine talonna Aldieb.
Elle était déjà au pied du tertre quand Perrin, après avoir débandé son arc, reprit les rênes de Trotteur à Loial.
Que la Lumière te brûle, Moiraine ! je trouverai tôt ou tard les réponses qui me manquent !
Adossé à un tronc déraciné, Mat savourait la douce chaleur du feu de camp. Même si la pluie avait dérivé vers le sud trois jours plus tôt, il se sentait encore humide jusque dans la moelle des os. Pourtant, à cet instant, il voyait à peine les flammes. En revanche, il observait attentivement le petit cylindre revêtu de cire qui reposait sur sa paume.
Occupé à accorder sa harpe, Thom tempêtait contre le temps et n’accordait aucune attention à son compagnon de voyage. Dans les buissons, autour du camp, des criquets chantaient. Surpris par la nuit entre deux villages, les voyageurs avaient décidé de s’arrêter dans un bosquet, à l’écart de la route.
Deux soirs de suite, ils avaient tenté de louer une chambre, tout ça pour qu’un paysan leur envoie ses fichus chiens aux trousses.
Mat dégaina son couteau et hésita.
Une question de chance… Elle a bien dit que ça n’explosait pas à tous les coups.
Très prudemment, il pratiqua une incision tout au long du tube. Les fusées de feu d’artifice étaient de simples cylindres en papier. Et dans celle-ci, il n’y avait rien, sinon une poussière grisâtre – ou plutôt, un mélange de poussière et de minuscules cailloux noirs. Les versant dans sa paume, Mat les remua du bout d’un index.
Comment des cailloux peuvent-ils exploser ?
— Que la Lumière me brûle ! rugit Thom. (Il rangea la harpe dans son étui, comme s’il entendait la protéger.) Tu veux nous tuer, mon garçon ? N’as-tu pas entendu dire que ces trucs-là explosaient aussi facilement au contact de l’air qu’à celui des flammes ? Les feux d’artifice ne sont pas loin d’être l’œuvre des Aes Sedai, gamin !
— Possible, mais Aludra ne m’a pas fait penser à une Aes Sedai… Enfant, je pensais que l’horloge de maître al’Vere était l’« œuvre des Aes Sedai ». Mais après l’avoir ouverte, qu’ai-je découvert ? Tout un tas de pièces métalliques !
Ce souvenir le mettait encore aujourd’hui mal à l’aise. Maîtresse al’Vere l’avait surpris la première, la Sage-Dame, son père et le bourgmestre ne tardant pas à la rejoindre. Aucun des quatre n’avait cru qu’il s’agissait d’une expérience scientifique.
J’aurais pu la remonter, j’en suis sûr…
— Perrin serait capable d’en fabriquer une, si on lui montrait toutes ces petites roues, ces ressorts et ces machins bizarres.
— Détrompe-toi, mon garçon, dit Thom. Même le plus médiocre horloger a les poches pleines, et c’est mérité. Mais les horloges ne sautent à la figure de personne.
— Ce truc-là non plus ! Et maintenant, cette fusée ne sert plus à rien.
Nonchalant, Mat jeta le papier, les cailloux et la poussière dans le feu. Il y eut des étincelles, et une fumée âcre s’éleva des flammes.
— Tu veux nous tuer, c’est certain ! s’écria Thom, sa voix bizarrement haut perchée. S’il me prend l’envie de mourir, j’irai au palais, quand nous serons à Caemlyn, et je pincerai les fesses de Morgase ! (Les bacchantes du trouvère frémirent d’indignation.) Ne refais plus jamais ça !
— Il ne s’est rien passé, dit Mat, perplexe.
Il tendit une main derrière lui et prit dans le présentoir, rangé à l’abri du tronc, une fusée de la taille supérieure.
— Je me demande pourquoi ça n’a pas fait « boum ».
— Moi, je m’en contrefiche ! Ne refais plus jamais ça !
Mat éclata de rire.
— Arrête d’avoir des vapeurs, Thom ! Il n’y a rien d’inquiétant… Maintenant, je sais ce qu’il y a à l’intérieur, et… Non, non, pas de sermon ! Je ne recommencerai pas, c’est promis. Faire exploser ces trucs est bien plus amusant.
— Je n’ai pas de « vapeurs », porcher abruti ! En revanche, je tremble de rage à l’idée de voyager avec un crétin irresponsable qui finira par nous tuer parce qu’il…
— Holà ! près du feu ! lança une voix.
Mat et Thom se regardèrent, perplexes. Des chevaux approchaient, mais les voyageurs honnêtes, à cette heure, ne couraient pas les routes. Cela dit, les Gardes de la Reine sécurisaient la route, si près de Caemlyn, et les quatre cavaliers qui entrèrent dans le cercle lumineux du feu ne ressemblaient pas à des bandits de grand chemin.
Il y avait une femme parmi eux, et les trois hommes vêtus d’une longue cape paraissaient l’escorter. Portant une robe de soie bleue sous sa cape de velours à large capuche, la voyageuse aux yeux bleus se révéla très jolie.
Ses chevaliers servants mirent pied à terre et l’aidèrent à faire de même. Tout en retirant ses gants, la belle inconnue approcha du feu.
— Nous avons été surpris par la nuit, jeune maître, dit-elle. Oserais-je te demander où nous pouvons trouver une auberge ?
Mat sourit et se leva. Il était encore accroupi quand il entendit un des types murmurer quelque chose. Un autre sortit de sous sa cape une arbalète prête à tirer.
— Tue-le, idiot ! cria la femme.
Mat jeta la fusée dans le feu et bondit vers son bâton.
Il y eut une explosion et un éclair aveuglant.
— Aes Sedai ! cria un des trois brigands.
— Non, fusée, imbécile ! lança la femme.
Mat fit un roulé-boulé et se releva, son bâton brandi. Sifflant près de son flanc, le carreau d’arbalète vint se ficher dans le tronc, à l’endroit où il était assis. Puis l’arbalétrier s’écroula, le manche d’un des couteaux de Thom dépassant de sa poitrine.
Les deux autres hommes dégainèrent leur épée. L’un n’alla pas bien loin, car il s’écroula, un couteau planté entre les omoplates. Sans avoir vu que son compagnon lui faisait défaut, le bandit survivant attaqua Mat comme s’il voulait créer une ouverture pour son complice. Avec un mépris souverain, le jeune homme frappa l’imbécile au poignet, le désarmant, puis lui fit exploser le crâne d’un second coup de bâton.
Du travail vite et bien fait.
Voyant la femme approcher de lui, Mat brandit vers elle un index menaçant.
— Tu es bien habillée, pour une voleuse ! Assieds-toi en attendant que j’aie statué sur ton sort…
Aussi surpris que la malheureuse, Mat vit soudain la pointe d’une lame traverser la gorge de l’inconnue. Tenté de bondir vers elle pour la rattraper, Mat se ravisa, conscient qu’il ne pouvait plus l’aider. Elle s’effondra, sa longue cape lui faisant comme un linceul qui ne laissa visibles que son visage et le couteau du trouvère.
— Que la Lumière te brûle ! s’écria Mat. Sois maudit, Thom Merrilin ! Une femme ! Nous aurions pu la ligoter et la livrer aux Gardes de la Reine demain. Bon sang ! je l’aurais peut-être laissée filer. Sans ses complices, elle n’aurait détroussé personne, et le seul qui vit encore aura mal à la tête pendant des semaines, et il lui faudra sûrement des mois avant de pouvoir tenir une épée. Thom, il n’y avait aucune raison de la tuer !
Le trouvère boitilla jusqu’à la femme et écarta sa cape du bout d’un pied. Une dague gisait à quelques pouces de sa main, la lame assez large et longue pour faire à Mat une boutonnière dont il ne se serait pas remis.
— Tu aurais préféré que je la laisse t’embrocher, gamin ?
Thom récupéra son couteau et l’essuya sur la cape de la morte.
S’avisant qu’il sifflotait Elle portait un masque qui cachait son visage, Mat se força à cesser. Se penchant, il recouvrit la tête de la défunte avec la cape.
— On devrait filer… Si une patrouille arrive, je n’ai pas envie de devoir m’expliquer…
— Avec une voleuse habillée comme ça ? Il vaudrait mieux éviter, oui… Ils doivent avoir détroussé la femme d’un marchand, ou une noble dame en voyage… (Le trouvère adopta un ton plus compatissant.) Si on doit partir, mon garçon, tu devrais t’occuper de seller ton cheval.
Mat sursauta et détourna le regard de la morte.
— Oui, ce serait judicieux, pas vrai ?
Il ne tourna plus la tête vers le cadavre.
Les hommes ne lui faisaient pas cet effet. Selon lui, quand on décidait de voler et de tuer, on méritait un retour de bâton, quand on échouait. S’il évita de contempler les morts, il ne frémit jamais lorsque son regard se posait sur eux par hasard.
Quand il eut fini de seller sa monture, alors qu’il étouffait le feu avec de la poussière, le jeune homme eut l’idée d’examiner de plus près l’arbalétrier. Son visage lui parut vaguement familier, comme si…
La chance… Toujours la chance…
— Ce type était un bon nageur, Thom…, dit-il en montant en selle.
— Que me bailles-tu là ? (Lui aussi en selle, le trouvère cherchait la meilleure position pour les étuis de ses instruments, et il se fichait comme d’une guigne des cadavres.) Comment sais-tu qu’il savait nager, pour commencer ?
— Il a réussi à gagner la rive alors qu’il était tombé au milieu du fleuve, en pleine nuit… J’ai peur que ça ait consommé d’un coup toute sa chance.
Le jeune homme vérifia une nouvelle fois la fermeture du présentoir à fusées.
Si l’explosion d’un seul de ces trucs l’a fait crier « Aes Sedai », je me demande ce qu’aurait pensé cet idiot, si toutes les fusées avaient sauté en même temps.
— Tu es sûr, mon garçon ? Les chances que ce soit le même homme… Eh bien, même moi, je ne prendrais pas le pari, contre une telle cote.
— J’en suis certain, Thom…
Elayne, quand je te reverrai, je te tordrai le cou. Et à vous deux aussi, Egwene et Nynaeve…
— … Et j’ai la ferme intention de m’être débarrassé de cette maudite lettre une heure après notre arrivée à Caemlyn !
— Mon garçon, il n’y a rien dedans, je te l’ai dit… Je jouais au Daes Dae’mar avant d’avoir ton âge, et je sais reconnaître un code, même si je ne parviens pas à le déchiffrer.
— Moi, je n’ai jamais pratiqué ton Grand Jeu, Thom, mais quand on me traque, je m’en aperçois… Ces gens n’en veulent pas à mon or, tu peux me croire. Pour leur faire courir tant de risques, il faudrait un coffre plein à ras bord. C’est la lettre, j’en mettrais ma tête à couper.
Les jolies filles m’attirent toujours des ennuis…
— Après ce carnage, tu aurais le cœur de dormir ?
— À poings fermés, gamin, comme un nouveau-né. Mais si tu veux filer, je suis ton homme.
L’image de l’inconnue, un couteau dans la gorge, passa devant l’œil mental de Mat.
Toi, tu n’as pas eu de chance, ma belle.
— Alors, en route, mon ami !