8 Jarra

À flanc de colline, juste au-dessus d’un cours d’eau traversé par un petit pont de bois, des maisons en pierre grise, toutes pimpantes avec leur toit de tuile, s’alignaient des deux côtés des quelques rues étroites de Jarra. Dans ces venelles en terre battue, Perrin ne vit pas âme qui vive. Sur le terrain communal en pente, il n’y avait personne non plus, à part l’homme de peine qui nettoyait l’escalier de l’auberge qui se dressait non loin d’imposantes écuries. Mais le terrain communal semblait avoir été très fréquenté dans un passé récent. Juste au milieu, six arches fabriquées avec des branches chichement fleuries – le tribut qu’on ne pouvait éviter de payer à l’hiver – étaient disposées en cercle. Dans cette zone, le sol avait été amplement piétiné et d’autres signes indiquaient qu’on s’y était réuni pour un événement joyeux. Une écharpe de femme rouge enroulée gisait au pied d’une des arches près du bonnet de laine d’un enfant. Plus loin, une cruche renversée reposait à côté de restes de nourriture.

L’odeur du vin sucré et du pain d’épice flottait dans l’air, se mêlant à celle de la fumée de dizaines de cheminées et de feux de cuisson. Un bref instant, Perrin capta une senteur qu’il ne parvint pas à identifier. Comme le fantôme d’une puanteur si malsaine que tous les poils de sa nuque se hérissèrent. Le phénomène ne dura pas, mais le jeune homme aurait juré qu’une créature particulièrement maléfique était passée par là. Comme pour chasser son malodorant souvenir, il se gratta frénétiquement le nez.

Ce n’est pas Rand ! Même s’il est devenu fou, ça ne peut pas être lui ! N’est-ce pas ?

L’enseigne de l’auberge représentait un type debout sur un pied, les bras en l’air. Le nom de l’établissement, Le Bond d’Harilin, prenait tout son sel à la lumière de cette illustration.

Quand les quatre cavaliers s’arrêtèrent devant lui, le balayeur se redressa et bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Comme de juste, il sursauta en voyant les yeux de Perrin, mais sa mâchoire faillit se décrocher pour de bon lorsqu’il aperçut Loial. Avec sa grande bouche et son menton fuyant, le type ressemblait vaguement à un crapaud. Une odeur de vin aigre se dégageait de lui – pour l’odorat de Perrin, en tout cas. De toute évidence, il avait participé à la récente fête.

Se reprenant, il plaqua une main sur la double rangée de boutons qui fermait sa veste, à hauteur de l’estomac, et se fendit d’une révérence maladroite. Regardant les quatre nouveaux venus, il ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux quand son regard s’attarda sur Loial.

— Bienvenue, bonne maîtresse, et que la Lumière brille sur ton chemin. Bienvenue également, mes bons maîtres… Vous désirez vous rafraîchir, dîner puis dormir ? Il y a tout ce qu’il faut au Bond d’Harilin ! Le propriétaire, maître Harod, est très regardant sur la bonne tenue de son établissement. Moi, je me nomme Simion. Si vous avez besoin de quelque chose, appelez-moi, et vous l’aurez. (Bâillant de nouveau, l’employé se mit une main devant la bouche pour la cacher.) Désolé, bonne maîtresse, c’est la fatigue… Vous venez de loin ? Savez-vous ce qu’il en est de la Grande Quête du Cor de Valère ? Et le faux Dragon ? On raconte qu’il y en a un au Tarabon. Ou peut-être en Arad Doman…

— Nous ne venons pas de si loin, dit Lan en se laissant glisser de sa selle. Sur tous ces sujets, vous en savez sûrement plus long que moi…

Les trois autres voyageurs mirent pied à terre.

— Vous avez célébré un mariage ? demanda Moiraine.

— Un mariage, ma bonne maîtresse ? Non, une avalanche de mariages ! Comme s’il y avait une épidémie, et tout ça en deux petits jours. Au village et à une lieue à la ronde, il ne reste pas une célibataire parmi les femmes en âge de prononcer leurs vœux. Jusqu’à la veuve Jorath qui a tiré le vieux Banas sous les arches ! Pourtant, ils avaient juré tous les deux de ne jamais se remarier. On aurait cru qu’une sorte de folie s’emparait de tout le monde. La fille du tisserand, Rilith, a demandé à Jon le forgeron de l’épouser. Ne faisant ni une ni deux, ce vieux fou a enlevé son tablier avant de répondre par un « oui » tonitruant. Pourtant, il a largement l’âge d’être le père de Rilith… La gaillarde a demandé qu’on installe les arches sur-le-champ, parce qu’elle refusait d’attendre, comme l’exigent pourtant les convenances, et toutes les femmes l’ont soutenue. Depuis, on se marie nuit et jour à Jarra. Plus personne ne ferme l’œil, mais c’est comme ça…

— Votre histoire est passionnante, dit Perrin quand Simion fut obligé de s’interrompre pour bâiller, mais auriez-vous vu un jeune… ?

— Une histoire fascinante, oui, intervint Moiraine, clouant le bec au jeune homme. Je serais ravie d’entendre la suite, mais avant, nous voudrions louer des chambres et prendre un bon repas.

Très discrètement, Lan fit un petit signe de la main à Perrin pour lui indiquer de tenir sa langue.

— Bien entendu, ma bonne maîtresse… Des chambres, un bon repas… (Simion regarda de nouveau Loial.) Il faudra prévoir deux lits mis bout à bout pour votre… (Il se pencha vers Moiraine et baissa la voix.) Ne soyez pas vexée, bonne maîtresse, mais qui est-il, votre grand compagnon ? Oui, qui est-il exactement ?

À voir frémir les oreilles de Loial, Perrin conclut que le balayeur n’avait pas parlé assez doucement.

— Je suis un Ogier ! Tu me prenais pour quoi, mon brave ? Un Trolloc ?

Surpris par la voix de stentor de l’Ogier, Simion recula d’un pas.

— Un Trolloc, mon bon… hum… maître ? Je n’ai plus l’âge de croire en ces contes pour enfant… Mais qu’avez-vous dit ? Un Ogier ? N’est-ce pas aussi un conte pour… ? Non, je veux dire, que… Eh bien…

Exaspéré, Simion se tourna vers les écuries.

— Nico ! Patrim ! Des voyageurs ! Venez chercher leurs chevaux.

Quelques instants plus tard, deux garçons sortirent du bâtiment. De la paille dans les cheveux, bâillant et se frottant les yeux, ils vinrent en titubant prendre en charge les montures des nouveaux arrivants.

Avec une révérence, Simion invita les quatre clients à gravir l’escalier.

Ses sacoches de selle et sa couverture sur une épaule, son arc sur l’autre, Perrin emboîta le pas à Moiraine et à Lan, eux-mêmes précédés par l’étrange homme de peine. Pour entrer, Loial dut baisser la tête, et à l’intérieur, moins d’un pied séparait le plafond du haut de son crâne. Marmonnant dans sa barbe, il s’étonnait que si peu d’humains se souviennent encore des Ogiers. Pourtant juste devant lui, Perrin comprenait moins d’un mot sur deux de ses lamentations.

La salle commune empestait la bière, le vin, le fromage… et l’épuisement. Une odeur de mouton rôti montait du fond de la pièce, filtrant sans doute de la cuisine. Aux tables, les rares clients, vacillant devant leur chope, semblaient à un souffle de s’étendre à même les bancs pour piquer un petit roupillon. Dans un coin, une serveuse plutôt replète était en train de tirer de la bière d’un grand tonneau. Vêtu d’un tablier blanc, l’aubergiste somnolait sur un tabouret, l’épaule appuyée contre un mur. Entendant des bruits de pas, il leva la tête, le regard glauque… et resta bouche bée lorsqu’il vit Loial.

— Des clients, maître Harod ! annonça Simion. Ils veulent des chambres. C’est un Ogier, maître Harod. Inutile de vous affoler.

La serveuse se retourna, poussa un petit cri et lâcha la chope qu’elle venait de remplir. Pratiquement endormis, les clients ne sursautèrent même pas quand la chope se cassa sur le sol.

Les oreilles de Loial s’agitèrent, attestant de son indignation.

Les yeux rivés sur le géant, maître Harod se leva tout en lissant son tablier.

— Au moins, ce n’est pas un Fils de la Lumière…, marmonna-t-il. (Il sursauta, surpris d’avoir parlé à voix haute.) Cela précisé, je vous souhaite la bienvenue, ma bonne maîtresse et mes bons maîtres. Désolé pour mes mauvaises manières, mais avec la fatigue, comprenez-vous…

Ses yeux se posant de nouveau sur Loial, il s’exclama :

— Un Ogier ? Vraiment ?

Loial ouvrit la bouche mais Moiraine fut plus rapide que lui.

— Comme l’a dit ton employé, mon brave, je veux des chambres pour une nuit et un repas digne de ce nom.

— Bien entendu, ma bonne maîtresse ! Simion, montre nos meilleures chambres à cette noble compagnie. Dès que vous y aurez déposé vos bagages, ma dame et messires, un bon repas vous attendra ici. Un délicieux repas, devrais-je même dire.

— Si vous voulez bien me suivre, dit Simion.

S’inclinant encore, il guida les nouveaux clients jusqu’à un escalier, sur un flanc de la salle commune.

À une table, un des buveurs assoupis s’écria soudain :

— Par la Lumière ! qu’est-ce que je viens de voir ?

Comme s’il en croisait tous les jours, maître Harod se lança dans de savantes explications au sujet des Ogiers. Les trois quarts de ce qu’entendit Perrin le fit grimacer de dédain. Une montagne d’âneries ! N’étant pas sourd, loin de là, Loial en frémit d’indignation de la pointe des oreilles jusqu’au bout des pieds.

Au deuxième étage, le pauvre dut se baisser pour ne pas se cogner la tête au plafond. Seulement éclairé par la chiche lumière du crépuscule qui filtrait d’une fenêtre, le couloir obscur n’avait rien d’engageant.

— Il y a des bougies dans les chambres, bonne maîtresse, précisa Simion. J’aurais dû emporter une lampe, mais avec tous ces mariages, je n’ai plus ma tête à moi. Si ça vous tente, j’enverrai quelqu’un allumer les cheminées. Il vous faudra de l’eau chaude, je suppose… (Il ouvrit une porte.) Notre meilleure chambre, bonne maîtresse… Nous n’en avons pas beaucoup, faute de clients, mais c’est le joyau de l’auberge.

— Je prendrai celle d’à côté, annonça Lan.

Il portait sur une épaule ses sacoches de selle et celles de Moiraine. Sur l’autre, il avait chargé leurs couvertures à tous les deux et l’étendard du Dragon.

— Mon bon maître, celle-là n’est vraiment pas terrible…, dit Simion. Petite, avec un lit étroit… Selon moi, elle est prévue pour un serviteur, même si nous n’avons jamais eu un client accompagné de son larbin. Si j’ose dire, ma bonne maîtresse…

— Je prends quand même la chambre, insista le Champion.

— Simion, demanda Moiraine, maître Harod déteste-t-il les Capes Blanches ?

— On peut dire que oui, bonne maîtresse. C’est récent, mais très violent. Si près de la frontière avec l’Amadicia, ce n’est pas très politique, mais… Vous savez, les Fils viennent sans cesse à Jarra, comme s’il n’y avait pas de frontière du tout. Mais hier, il y a eu des problèmes. De gros problèmes, surtout avec tous ces mariages en cours…

— Que s’est-il passé, Simion ? demanda Moiraine.

Avant de répondre, l’homme regarda l’Aes Sedai avec une intensité que Perrin, dans la pénombre, fut probablement le seul à remarquer.

— Avant-hier, vingt Fils de la Lumière sont arrivés… Tout s’est bien passé, mais hier, en revanche… Trois d’entre eux, dès le matin, ont crié à tue-tête qu’ils n’étaient plus des Capes Blanches. Après s’être effectivement défaits de leur cape, ils sont partis au grand galop.

— Le serment des Fils de la Lumière les engage pour la vie, dit Lan. Qu’a fait leur chef ?

— Oh ! il n’aurait pas laissé passer ça, c’est sûr, mon bon maître, s’il avait encore été ici. Mais d’après un de ses hommes, il venait de filer pour se lancer à la recherche du Cor de Valère. Un autre Fils s’en est allé peu après – pour aller traquer le Dragon dans la plaine d’Almoth, à l’en croire. Ensuite, certains types qui n’avaient pas déserté se sont mis à lancer des obscénités aux femmes, dans les rues, et à tenter de les peloter. Leurs camarades les ont injuriés, nos pauvres femmes criaient et… Eh bien, je n’ai jamais entendu un vacarme pareil.

— Et aucun villageois n’est intervenu ? demanda Perrin.

— Mon bon maître, vous portez une hache et vous donnez l’impression de savoir l’utiliser… Mais quand on sait uniquement manier le balai et la binette, affronter des hommes en cuirasse armés d’une épée est plus facile à dire qu’à faire.

» Les Capes Blanches qui n’avaient pas filé ont fini par calmer leurs camarades. Mais on n’est pas passé loin d’une bataille rangée… Et nous n’avions encore rien vu ! Deux autres Fils sont devenus fous, en supposant qu’ils ne le soient pas tous à la naissance… Ces idiots criaient partout que Jarra était un nid de Suppôts des Ténèbres. Ils ont essayé de brûler le village. Pour se faire la main, ils ont commencé par l’auberge. Il y a des marques noires sur les murs, là où ils ont allumé leur feu. Et quand les autres Fils ont voulu les arrêter, ils se sont défendus comme des lions. Nous avons donné un coup de main aux Capes Blanches encore sains d’esprit – plus ou moins, en tout cas… – et les deux dingues sont repartis pour l’Amadicia, saucissonnés sur leur monture. Les autres les ont escortés, et j’espère bien ne plus jamais les revoir, tous autant qu’ils sont.

— Même pour des Capes Blanches, dit Lan, c’étaient de sacrés débordements…

Simion acquiesça avec ferveur.

— Vous pouvez le dire, mon bon maître ! Les Fils ne s’étaient jamais comportés ainsi. Ils paradent dans les rues, c’est vrai, et ils ont tendance à regarder les gens comme s’ils étaient de la fiente. Sans parler de cette manie de fourrer leur nez dans ce qui ne les regarde pas. Mais nous n’avions jamais eu des problèmes de cette gravité.

— Ils sont partis, dit Moiraine, et tout est rentré dans l’ordre. Je suis sûre que la nuit sera paisible…

Perrin ne dit rien, mais il ne partageait pas la sérénité de l’Aes Sedai.

L’histoire des mariages et celle des Capes Blanches sont bien gentilles, mais moi, je veux savoir si Rand est passé par ici et dans quelle direction il est parti. Cette puanteur ne peut pas être la sienne.

Simion guida le jeune homme et l’Ogier jusqu’à une chambre très dépouillée qui contenait deux lits, deux chaises et pas grand-chose d’autre. Se pliant presque en deux, Loial passa la tête à l’intérieur. Une chiche lumière sourdait des soupiraux, et si les lits se révélèrent grands et dotés de bonnes couvertures et d’édredons agréables, les matelas, même vus de loin, n’inspiraient guère confiance.

Simion chercha à tâtons sur le manteau de la cheminée, dénicha une bougie et l’alluma.

— Je vais m’occuper de vous trouver une chambre avec deux lits mis bout à bout, maître… hum… Ogier. Oui, oui, je vais le faire…

L’employé ne semblait pas pressé de passer à l’action. D’une main tremblante, il tentait de trouver la meilleure place pour le bougeoir, comme si c’était d’une importance capitale. Perrin trouva qu’il avait l’air très mal à l’aise.

Si des Fils de la Lumière s’étaient conduits comme ça à Champ d’Emond, je serais perturbé aussi…

— Simion, un autre étranger ne serait pas passé par chez vous, ces derniers jours ? Un jeune type aux yeux gris et aux cheveux cuivrés ? Il a peut-être joué de la flûte pour se payer le gîte et le couvert.

— Je me souviens de lui, bon maître, répondit Simion sans cesser de déplacer le bougeoir. Il est arrivé hier matin, très tôt, l’air de crever de faim. Toute la journée, il a joué de la flûte pour les mariages. Un brave garçon, à son allure… Il a tapé dans l’œil de quelques femmes, au début, mais… (Il coula à Perrin un regard de biais.) C’est un ami à vous ?

— Une connaissance, disons… Pourquoi ?

— Eh bien… Comme ça, simplement… Il était un peu bizarre… Il se parlait tout seul, par moments, ou il éclatait de rire alors que personne n’avait rien dit de drôle. Il a dormi dans cette chambre, la nuit dernière. Mal dormi, je dois préciser… Au milieu de la nuit, il nous a réveillés en criant. Un cauchemar, mais qui l’a convaincu de partir sans plus attendre. Après tout ce vacarme, maître Harod n’a pas fait beaucoup d’efforts pour le retenir. (Simion marqua une courte pause.) En partant, il a dit quelque chose d’étrange…

— Quoi donc ?

— Qu’on le poursuivait et qu’on l’abattrait s’il ne filait pas d’ici. Puis il a ajouté : « L’un de nous deux doit mourir, et j’ai bien l’intention que ce soit lui. »

— Il ne parlait d’aucun de nous, dit Loial, parce que nous sommes ses amis.

— Je sais bien, mon bon maître Ogier… Il ne parlait pas de vous, c’est évident… Ne le prenez pas mal, mais j’ai peur qu’il soit malade… Dans sa tête, je veux dire.

— Nous nous occuperons de lui, dit Perrin. C’est même pour ça que nous le suivons. Dans quelle direction est-il parti ?

— Je le savais ! s’exclama Simion, tressautant d’excitation. Dès que je vous ai vus, j’ai su que votre bonne maîtresse pourrait l’aider. Dans quelle direction ? Vers l’est, comme s’il avait le Ténébreux à ses trousses. Dites, vous croyez qu’elle ferait quelque chose pour moi ? Enfin, pour mon frère. Noam est gravement malade et Mère Roon ne sait pas quoi faire.

Restant impassible, Perrin se gagna un peu de temps de réflexion en déposant son arc dans un coin puis en mettant sur le lit sa couverture et ses sacoches de selle. Hélas, réfléchir ne l’avança pas à grand-chose. Consultant Loial du regard, il vit qu’il n’avait pas plus d’idées que lui sur la marche à suivre.

— Pourquoi penses-tu qu’elle pourrait aider ton frère ?

La mauvaise question, imbécile ! La bonne est : Que compte-t-il faire de cette information ?

— Eh bien, bon maître, je suis allé à Jehannah, un jour, et j’y ai vu deux femmes comme votre compagne. Après cette rencontre, je l’aurais reconnue entre mille… (Il baissa le ton.) On dit qu’elles peuvent ranimer les morts…

— Qui d’autre est au courant ? demanda Perrin.

— Si ton frère est mort, dit en même temps Loial, personne ne pourra rien pour lui.

Simion regarda les deux clients, l’air inquiet, puis il vida son sac :

— Je suis le seul à savoir, mon bon maître… Maître Ogier, Noam n’est pas mort, mais simplement malade. Rassurez-vous, tous les deux, personne ici ne peut la reconnaître. Même maître Harod ne s’est jamais éloigné de plus de cinq lieues du village. Noam souffre tant… Je présenterais bien ma requête moi-même, mais elle ne m’entendrait pas, parce que mes genoux joueraient des castagnettes. Imaginez qu’elle se vexe et qu’elle me foudroie sur place ? Et si je me trompais à son sujet ? Ce n’est pas le genre d’accusation qu’on lance à la légère sur quelqu’un… Enfin, je veux dire…

Simion leva les mains, un peu pour conclure sa plaidoirie et un peu pour se protéger en cas d’attaque.

— Je ne peux rien te promettre, dit Perrin, mais je lui parlerai. Loial, si tu tenais compagnie à notre ami pendant que je vais voir Moiraine ?

— Bien sûr ! (L’Ogier posa un de ses battoirs sur l’épaule de Simion, qui en sursauta de terreur.) Il en profitera pour me montrer ma chambre, et nous parlerons un peu. Dis-moi, Simion, que connais-tu des arbres ?

— Les ar-arbres, mon-mon bon maî-maître…

Perrin ne s’attarda pas. Faisant demi-tour, il remonta le couloir et alla frapper à la porte de Moiraine.

Il entra au moment même où l’Aes Sedai l’y invitait.

À la lueur d’une demi-douzaine de bougies, Perrin constata que la meilleure chambre du Bond n’avait rien d’extraordinaire. Le lit à baldaquin en imposait, et son matelas semblait moins défoncé que celui du jeune homme. Un tapis miteux couvrait le sol, et les chaises, ici, étaient remplacées par des fauteuils rembourrés. À part ça, il n’y avait pas de quoi s’extasier.

Debout devant la cheminée éteinte, Moiraine et Lan devaient être en train de converser. À son air revêche, l’Aes Sedai n’appréciait pas l’interruption.

Le Champion, lui, affichait son visage de pierre coutumier.

— Rand est bien passé par ici, annonça Perrin. Simion se souvient de lui.

Moiraine soupira d’agacement et Lan grogna :

— On t’avait dit de fermer ton clapet…, souffla-t-il.

Préférant affronter son regard plutôt que celui de Moiraine, Perrin se campa face au Champion.

— Comment savoir si Rand était là, sans poser de questions ? Hein, comment ? Il est parti vers l’est, la nuit dernière, après avoir dit que quelqu’un le poursuivait et voulait le tuer.

— Vers l’est…, répéta Moiraine, très calme. (Un frappant contraste avec ses yeux furibards.) C’est bon à savoir, même si c’est normal, quand on veut rallier Tear. J’étais sûre de son passage par ici avant d’avoir entendu parler des Capes Blanches – et après, je n’avais plus le moindre doute. Rand a au moins raison sur un point : nous ne sommes pas les seuls à vouloir le retrouver. Si ses autres poursuivants entendent parler de nous, ils risquent de vouloir nous arrêter. Rattraper Rand est déjà assez difficile comme ça, alors, avec des ennemis en plus… Tu devras apprendre à tenir ta langue jusqu’à ce que je t’autorise à parler.

— Les Capes Blanches ? répéta Perrin, incrédule.

Tenir ma langue ? Tu rêves, Aes Sedai !

— En quoi les Capes Blanches… ? La folie de Rand, c’est ça ? Elle est contagieuse ?

— Pas sa folie, Perrin, en supposant qu’il en soit déjà là, ce dont je doute. Rand est plus ta’veren que n’importe qui dans l’histoire depuis l’Âge des Légendes. Hier, dans ce village, la Trame s’est comportée comme de la terre glaise dans un moule. Elle s’est modelée autour de lui. Les mariages, le comportement des Fils de la Lumière… Pour quelqu’un qui sait écouter, ça clamait haut et fort que Rand était passé par ici.

— Et nous trouverons un tel… désordre… partout où il ira ? Par la Lumière ! si des Créatures des Ténèbres le suivent, elles auront la partie facile.

— Il est possible qu’il sème le trouble partout… Mais ça n’est pas certain. On ne sait rien au sujet des ta’veren tels que lui. (Un instant, Moiraine laissa deviner que cette ignorance la vexait.) Artur Aile-de-Faucon est le seul ta’veren de cette envergure sur lequel nous disposions d’archives. Et il était bien inférieur à Rand. On raconte qu’à certains moments, les gens qui prévoyaient de mentir en sa présence finissaient par dire la vérité. D’autres prenaient des décisions auxquelles ils n’avaient même jamais réfléchi. À certains moments, pour résumer, les dés tombaient toujours sur la bonne face pour lui et les cartes tournaient toujours en sa faveur. Mais à certains moments seulement.

— Pour résumer, dit Perrin, vous n’en savez rien. Jusqu’à Tear, Rand peut laisser dans son sillage des centaines de mariages et de Fils de la Lumière devenus fous.

— Je sais ce qu’il y a à savoir, corrigea Moiraine, foudroyant le jeune impertinent du regard. La Trame se tisse très finement autour d’un ta’veren, et s’ils savent où regarder, des importuns pourraient suivre le cheminement de ces fils. Alors, prends garde à ne pas en révéler, en jacassant, plus long encore que ce que tu sais…

Malgré lui, Perrin voûta les épaules comme s’il était victime d’une attaque physique et pas verbale. On eût dit que l’Aes Sedai le fouettait…

— Eh bien, cette fois, vous devriez vous réjouir que j’aie parlé. Simion sait que vous êtes une Aes Sedai, et il voudrait que vous guérissiez son frère Noam. Si je ne l’avais pas interrogé, il n’aurait jamais eu le courage de vous demander de l’aide, mais il se serait sans doute épanché auprès de ses amis.

Moiraine et Lan se regardèrent en silence. Le Champion, songea Perrin, ressemblait à un loup qui s’apprête à bondir.

— Non, dit Moiraine en secouant la tête.

— Comme tu voudras… Après tout, c’est à toi de décider.

Lan semblait convaincu que l’Aes Sedai n’avait pas opté pour la bonne solution, mais il se détendit quand même.

Perrin écarquilla les yeux de stupeur.

— Vous pensiez à… Simion ne pourrait plus rien dire s’il était mort, c’est ça ?

— Il ne mourra pas à cause de moi, répondit Moiraine. Pas aujourd’hui, en tout cas… C’est tout ce que je peux promettre. Nous devons trouver Rand, et rien ne m’arrêtera. Est-ce assez clairement exprimé pour toi ?

Pétrifié par le regard de l’Aes Sedai, Perrin ne put pas émettre un son. Considérant que qui ne dit mot consent, Moiraine estima que les débats étaient clos.

— Maintenant, allons voir ce Simion…

La porte de la chambre de Loial étant ouverte, la lumière des bougies qui l’éclairaient servit de balise à Perrin. Dans la pièce, on avait effectivement mis deux lits bout à bout. Assis sur le premier, non loin de l’Ogier, Simion l’écoutait parler sans dissimuler son émerveillement.

— Oui, les Sanctuaires sont vraiment magnifiques… Il y règne une telle paix, sous les Grands Arbres. Les humains se querellent et guerroient, mais chez nous, il n’existe rien de tel. Vivant en harmonie, nous prenons soin des arbres et…

Loial se tut, car il venait d’apercevoir ses trois compagnons, sur le seuil.

Simion se leva, s’inclina et recula jusqu’au mur du fond.

— Euh… Bonne maîtresse, je… eh bien… hum…

Même coincé contre la cloison, il continuait à faire des courbettes maladroites.

— Conduis-moi à ton frère, dit Moiraine, et je verrai ce que je peux faire. Perrin, puisque ce brave homme s’est adressé à toi, tu m’accompagneras.

Lan plissa le front, mais l’Aes Sedai secoua la tête.

— Si nous y allons en délégation, nous risquons d’attirer l’attention. Perrin saura me protéger, si besoin est.

Lan capitula à contrecœur et foudroya le jeune homme du regard.

— Sois vigilant, forgeron… S’il devait lui arriver malheur…

Perrin n’eut pas besoin d’entendre la suite pour saisir la menace.

S’emparant d’une bougie, Simion sortit de la chambre et s’engagea dans le couloir.

— Si vous voulez bien me suivre, bonne maîtresse, dit-il en s’inclinant de nouveau, faisant osciller la flamme de sa bougie.

Derrière une porte, au fond du couloir, un escalier de service conduisait à l’allée étroite qui courait entre l’auberge et les écuries. Dans la nuit, la lumière de la bougie rappela celle d’une luciole. La demi-lune brillant dans un ciel sans nuages, Perrin s’avisa qu’il y voyait presque comme en plein jour…

Tandis que Simion avançait, toujours plié en deux, l’apprenti forgeron se demanda quand Moiraine lui dirait qu’il pouvait cesser de s’aplatir devant elle. Mais ce moment ne vint jamais. Relevant l’ourlet de sa robe comme si elle était une reine avançant dans le couloir obscur d’un palais, elle ne daignait pas s’intéresser à la piétaille et ne paraissait pas avoir remarqué qu’il faisait plutôt frisquet, une fois la nuit tombée.

— Par là…, souffla Simion.

Il guida l’Aes Sedai et Perrin jusque devant un appentis dont la porte était fermée de l’extérieur par une barre.

— Il est là-dedans, bonne maîtresse, dit-il en retirant la barre. C’est mon frère, Noam…

Au fond de l’appentis, on avait improvisé une sorte de cachot avec des planches. Un lourd cadenas tenait fermée cette seconde porte derrière laquelle on apercevait un homme roulé en boule sur le sol couvert de paille. Les vêtements en lambeaux, comme s’il avait voulu les ôter sans savoir comment s’y prendre, le prisonnier était pieds nus. Pris à la gorge par la puanteur, Perrin songea que même Simion et Moiraine devaient en être incommodés, malgré leur odorat d’humains.

Noam leva la tête et braqua sur ses visiteurs un regard halluciné. Rien n’indiquait à première vue sa parenté avec Simion. Très grand et très costaud, il avait un menton, lui, et ça faisait une sacrée différence. Mais Perrin remarqua à peine ce détail, car les yeux que Noam rivait maintenant sur lui étaient jaunes comme les siens.

— Bonne maîtresse, il est devenu fou il y a environ un an… À l’en croire, il pouvait communiquer avec les loups. Et ses yeux… (Simion jeta un regard en coin à Perrin.) Il parlait de tout ça quand il avait bu un coup de trop, et tout le monde se moquait de lui. Mais il y a un mois, il ne s’est soudain plus montré au village. Je suis allé à sa recherche, et je l’ai trouvé dans cet état.

Prudemment, et sans vraiment le vouloir, Perrin établit avec Noam le genre de contact qu’il aurait eu avec un loup.

Courir dans la forêt avec la caresse glaciale du vent sur le museau… Jaillir de sa cachette, refermer ses crocs sur un jarret… Le goût si délicieux du sang dans la bouche… La mise à mort…

Perrin recula comme s’il s’était brûlé et s’isola de l’esprit du prisonnier. Noam ne pensait plus, à strictement parler. On trouvait en lui un mélange chaotique d’images et de désirs qui prenait sa source en partie dans ses souvenirs et en partie dans ses instincts. Mais il y avait beaucoup plus de loup en lui que d’humain, ça sautait aux yeux.

Les jambes se dérobant, Perrin dut s’appuyer au mur.

Lumière, aide-moi !

Moiraine posa une main sur le cadenas.

— C’est maître Harod qui a la clé, ma bonne maîtresse. J’ignore s’il voudra…

L’Aes Sedai tira, et le cadenas s’ouvrit docilement. Tandis qu’elle le dégageait de son logement, Simion se tourna vers Perrin :

— Bon maître, n’est-ce pas risqué ? C’est mon frère, mais il a mordu Mère Roon quand elle a tenté de l’aider. Il a aussi tué une vache… avec ses dents.

— Moiraine, cet homme est dangereux.

— Comme ils le sont tous… Allons, taisez-vous.

L’Aes Sedai ouvrit la porte et entra dans le cachot.

Noam montra les dents et grogna si fort que son corps entier en trembla. Ignorant la menace, Moiraine avança et l’accula dans un coin de l’étroit réduit. Puis elle s’agenouilla, et, très lentement, prit entre ses mains la tête du pauvre homme.

Perrin voulut intervenir, mais le grognement de Noam se transforma en un étrange gémissement qui cessa très vite.

Après un moment, l’Aes Sedai lâcha la tête du prisonnier et se releva. Quand elle tourna le dos à Noam, s’éloignant lentement, Perrin eut la gorge serrée d’angoisse, mais rien ne se produisit.

Sous le regard de Noam, l’Aes Sedai remit le cadenas en place sans prendre la peine de le verrouiller. Comme si c’était un signal, l’homme-loup se jeta sur la porte, secoua les barreaux de bois et les mordit tout en hurlant à la mort.

Très calme, Moiraine épousseta le devant de sa robe.

— Vous avez pris de gros risques…, dit Perrin.

Moiraine se contenta de le regarder jusqu’à ce qu’il baisse piteusement ses yeux jaunes.

— Vous pouvez l’aider ? demanda Simion, le regard rivé sur son frère.

— Je suis navrée, mon ami…

— Vous ne pouvez vraiment rien faire ? Pas même un de ces miracles de… eh bien… d’Aes Sedai ?

— Le processus de guérison est très complexe, Simion, et il dépend autant du malade que du thérapeute. En lui, plus rien ne se souvient qu’il était naguère un homme appelé Noam. Il ne reste dans son cerveau aucune carte pour lui indiquer le chemin du retour, et nulle volonté pour s’engager sur cette voie, même s’il la trouvait. Noam n’existe plus, mon ami.

— Il disait des trucs bizarres quand il avait bu, c’est tout… Il… (Simion se passa une main devant les yeux et battit des paupières.) Merci, bonne maîtresse, je sais que vous seriez intervenue, si c’était encore possible.

Moiraine posa une main sur l’épaule de Simion, lui murmura quelques mots de réconfort et sortit de l’appentis.

Perrin aurait dû la suivre, mais l’homme – ou plutôt, la créature – qui s’accrochait à la porte semblait l’appeler. À sa grande surprise, il avança et retira le cadenas de son logement. La pièce de ferronnerie était d’une excellente qualité : l’œuvre d’un grand forgeron.

— Mon bon maître ?

Perrin regarda le cadenas, dans sa main, puis l’homme encore prisonnier dans la cage. Noam avait cessé de mordre les planches. Une partie des dents cassées, il regardait l’apprenti forgeron, haletant comme un louveteau effrayé.

— Tu ne peux pas le laisser là-dedans à tout jamais, dit Perrin à Simion. Hélas, il ne se rétablira plus, et…

— Mon bon maître, s’il sort d’ici, il mourra !

— Il mourra aussi si tu le gardes en captivité, mon ami… Dehors, il sera libre et heureux – dans la mesure où il peut encore l’être. Ce n’est plus vraiment ton frère, mais toi seul peux décider. Tu peux le laisser moisir ici, devenant un objet de curiosité pour les gens, jusqu’à ce qu’il crève de chagrin et de solitude. Un loup en cage ne s’habitue jamais à son sort, Simion. Et il ne survit pas très longtemps.

— Oui, je comprends… Je comprends…

Après une brève hésitation, Simion tourna la tête vers la porte de l’appentis. Perrin n’ayant pas besoin d’une plus longue réponse, il ouvrit la porte du cachot et s’écarta.

Noam ne bougea d’abord pas, regardant l’ouverture comme s’il ne parvenait pas à en croire ses yeux. Puis il sortit de sa cage – à quatre pattes, mais avec une surprenante agilité –, jaillit hors de l’appentis et disparut dans la nuit.

Veuille la Lumière nous aider tous les deux, pensa Perrin.

— Je suppose qu’il sera plus heureux comme ça, soupira Simion. Mais je me demande ce que dira maître Harod lorsqu’il trouvera le cachot vide.

Perrin referma la porte et remit en place le cadenas.

— Laissons-le se poser des questions…

Simion eut un bref éclat de rire.

— Il imaginera bien quelque chose… Les gens ne sont jamais à court d’absurdités. Quand il a mordu Mère Roon, certains villageois ont juré que Noam s’était métamorphosé en loup, avec la fourrure et tout le reste. C’était faux, mais ils croient à leurs propres fadaises.

Tremblant, Perrin s’appuya à la porte du cachot.

Il n’a pas de fourrure, mais c’est bel et bien un loup, pas un homme. Lumière, aide-moi !

— Il n’a pas toujours été ici, dit soudain Simion. Avant, il vivait chez Mère Roon. Mais à l’arrivée des Capes Blanches, nous avons convaincu maître Harod de le cacher ici. Les Fils ont une liste de gens qu’ils recherchent – des Suppôts des Ténèbres, disent-ils. Les yeux de Noam le mettaient en danger… Sur la liste figurait un certain Perrin Aybara, un forgeron aux yeux jaunes qui chassait avec les loups, selon leurs rapports. Vous comprenez pourquoi je ne voulais pas qu’ils voient Noam ?

Perrin tourna la tête juste assez pour regarder Simion par-dessus son épaule.

— Tu penses aussi que Perrin Aybara est un Suppôt ?

— Un Suppôt se serait fichu que mon frère crève dans une cage. J’imagine que la bonne maîtresse vous a trouvé quand il était encore temps d’agir. Dommage qu’elle ne soit pas venue à Jarra un mois plus tôt.

Perrin se souvint d’avoir comparé Simion à un crapaud, et il en rougit de honte.

— Je regrette qu’elle n’ait rien pu faire…

Que la Lumière me brûle ! je le regrette doublement !

Soudain, il lui vint à l’esprit que tous les villageois savaient, pour les yeux de Noam.

— Simion, tu voudras bien m’apporter le dîner dans ma chambre ?

Jusque-là, maître Harod et les autres s’étaient trop intéressés à Loial pour remarquer les yeux de son compagnon. Mais s’il venait dîner dans la salle commune…

— Bien sûr. Et je ferai de même pour le petit déjeuner. Demain, il vous suffira de descendre et de sauter en selle.

— Tu es un brave homme, Simion… Un très brave homme.

Voyant le frère de Noam rayonner sous le compliment, Perrin crut mourir de honte…

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