24 Explorations et découvertes

Filtrant de l’interstice des volets sculptés, un rayon de soleil rampa lentement sur le lit puis vint réveiller Mat. Un moment, il resta étendu sur le dos, pensif. Avant de s’endormir comme une masse, il n’avait pas réussi à mettre au point un plan pour filer de Tar Valon à la vitesse du vent. Mais il n’était pas question qu’il renonce, bien entendu. Même si sa mémoire restait embrumée, le privant d’une partie de ses armes, il ne baisserait pas les bras.

Deux servantes entrèrent soudain, l’une portant un plateau lesté de nourriture et l’autre un broc d’eau chaude. Très gaies, elles affirmèrent au convalescent qu’il semblait déjà bien requinqué et qu’il gambaderait bientôt, à condition de bien écouter ce que les Aes Sedai lui diraient.

Mat répondit brièvement, mais en s’efforçant de paraître d’accord avec ce programme.

Laissons-les croire que je serai docile comme un agneau…

Dès que les odeurs de nourriture atteignirent les narines du jeune homme, son estomac gargouilla.

Les servantes parties, il écarta ses couvertures, sauta du lit, s’arrêta près de la table pour s’emparer d’une demi-tranche de jambon et la gober allégrement, puis il alla se débarbouiller et se raser.

Dans le miroir, avant de s’enduire les joues de savon à barbe, il étudia son reflet et dut reconnaître qu’il allait effectivement bien mieux.

Les joues moins creuses, il n’avait plus les yeux cernés – ni enfoncés dans leurs orbites, comme lorsqu’il était au plus mal. Chaque gramme de nourriture qu’il avait ingurgité la veille semblait s’être transformé en chair, le remplumant plus qu’il ne l’aurait cru possible en si peu de temps. Et il se sentait déjà plus fort.

— Si ça continue comme ça, je serai parti avant que les Aes Sedai s’en aperçoivent.

Cependant, et à sa grande surprise, après s’être rasé, le jeune homme engloutit le petit déjeuner à base de jambon (une montagne), de navets et de poires.

Les Aes Sedai pensaient sûrement qu’il retournerait se coucher après s’être empiffré. Au contraire, il s’habilla. Tapant des pieds sur le sol pour qu’ils se calent bien dans ses bottes, il envisagea d’emporter ses vêtements de rechange, mais il se ravisa.

Avant, il faut que je mette un plan au point… Et si j’improvise, ce qui m’obligera à laisser mes frusques…

Mat rangea ses dés et ses godets dans sa bourse. Avec ce « matériel », il pouvait se procurer autant de tenues qu’il voulait…

Avant de sortir, il jeta un coup d’œil dans le couloir où s’alignaient des portes en bois clair identiques à la sienne. Entre ces huis, des tapisseries décoraient les murs et un tapis bleu se déroulait au centre du sol de marbre. N’apercevant personne, et surtout, pas de garde, Mat jeta sa cape sur son épaule gauche et se glissa dehors.

Voilà, il ne lui restait plus qu’à trouver une sortie.

Il erra un moment dans une série d’escaliers et de couloirs, traversa plusieurs cours à ciel ouvert et finit par repérer ce qu’il cherchait : une porte qui donnait sur l’intérieur. Dans ce secteur de la cour, il y avait un peu de monde. Des servantes et des novices courant pour exécuter leurs corvées – les secondes visiblement plus pressées que les premières – croisaient des domestiques mâles occupés à porter de gros coffres ou d’autres objets de poids. Quelques Acceptées regardaient avec hauteur la piétaille qui s’agitait sous leurs yeux. Enfin, une poignée d’Aes Sedai déambulaient dans leur fief, trop pénétrées de leur méditation pour s’intéresser plus d’une fraction de seconde à un jeune paysan. Dans ses vêtements de Champ d’Emond, simples mais de bonne coupe, Mat ne ressemblait pas à un vagabond et la présence des domestiques indiquait que les hommes n’étaient pas interdits dans cette zone. Sans nul doute, on le prenait pour un quelconque larbin, et c’était parfait – du moins, tant qu’on ne lui demandait pas de porter quelque chose.

Mat regretta de ne pas reconnaître parmi toutes ces femmes un visage qui lui fût familier. Celui d’Egwene, par exemple. Ou de Nynaeve – voire d’Elayne.

Elle est vraiment jolie, celle-là, même si elle a tendance à regarder tout le monde de haut. Elle me dirait sans doute où trouver Egwene et la Sage-Dame. Je ne peux quand même pas filer sans leur avoir dit au revoir. Par la Lumière ! j’espère qu’elles ne me dénonceraient pas sous prétexte qu’elles veulent devenir des Aes Sedai ! Allons, elles ne feraient jamais ça, voyons ! Quel idiot je fais ! Hum… De toute façon, je suis prêt à prendre le risque…

Une fois dehors, sous un ciel bleu presque sans nuages, le jeune fugitif oublia provisoirement les deux femmes. Sous un soleil radieux, il venait de déboucher dans une grande cour pavée. Au-delà de la fontaine qui trônait au milieu, il remarqua une sorte de caserne en pierre grise. Vue de sa position, on aurait presque dit un énorme rocher flanqué de quelques arbres plantés dans des trous ménagés spécialement pour eux. Devant le bâtiment long et trapu, des gardes en bras de chemise s’occupaient de polir leurs armes, leur plastron et leurs éléments de sellerie.

Mat se balada de long en large sur la place, comme s’il n’avait rien d’autre à faire, et en profita pour étudier les soldats. En travaillant, ils conversaient et plaisantaient comme des hommes après les moissons. De temps en temps, l’un d’eux suivait du regard les allées et venues d’un jeune homme qu’ils ne connaissaient pas, certes, mais qu’ils n’avaient aucune raison de soupçonner. À l’occasion, Mat engageait la conversation, posant très discrètement des questions. Au bout du compte, il finit par obtenir les informations qu’il cherchait.

— La garde du pont ? répéta un type aux cheveux bruns qui devait avoir cinq ou six ans de plus que le jeune villageois.

Son accent à couper au couteau était illianien. Très costaud, il arborait sur la joue une cicatrice qui en disait long sur son expérience du combat, et l’agilité avec laquelle il entretenait son épée aurait pu éveiller la jalousie de plus d’un vétéran.

Avant de se concentrer de nouveau sur son ouvrage, il jeta un coup d’œil à Mat et haussa les épaules.

— J’y étais affecté, et je suis revenu ici après… Pourquoi cette question ?

— Je me demandais comment étaient les choses de l’autre côté du fleuve… (Puisque j’en suis là, autant me renseigner sur tout.) Les conditions climatiques, je veux dire… Une bonne journée pour voyager ? La piste ne peut pas être boueuse, sauf s’il a plu sans que je m’en aperçoive…

— Quel côté du fleuve ? demanda le garde sans lever les yeux de sa lame, qu’il protégeait de la rouille en l’enduisant d’huile avec un morceau de chiffon.

— Eh bien… la rive est. Oui, c’est ça, est…

— Plus de boue… Mais des Capes Blanches…

L’homme se pencha d’un côté pour cracher sur le sol, mais sa voix ne changea pas :

— Des Fils de la Lumière fouinent dans tous les villages à une lieue à la ronde. Pour le moment, ils n’ont blessé personne, mais leur présence suffit à énerver les gens. Que la bonne Fortune m’emporte s’ils n’essaient pas de nous provoquer ! Ils ont l’air d’avoir envie d’attaquer, c’est moi qui te le dis ! Pas de bon augure pour quelqu’un qui veut voyager, ça…

— Et à l’ouest ?

— Même topo, mon gars. (Le soldat releva les yeux.) De toute façon, tu ne traverseras ni d’un côté ni de l’autre. Tu t’appelles bien Matrim Cauthon ? Hier soir, une sœur en chair et en os est venue nous voir, au poste de garde, et elle nous a répété ta description jusqu’à ce que nous la sachions tous par cœur. Un invité d’honneur, paraît-il, qu’il ne faut pas molester. Mais sans le laisser partir non plus. Même s’il faut pour ça te couvrir de chaînes, mon jeune ami. Dis-moi, tu leur as volé quelque chose ? D’habitude, les invités des sœurs n’ont pas l’air si miteux.

— Je ne suis pas un voleur ! s’indigna Mat.

Que la Lumière me brûle ! tous les gardes me connaissent. Pas moyen de me défiler discrètement…

— Non, pas un voleur !

— C’est vrai, tu n’en as pas l’air… Mais tu ressembles beaucoup au gars qui a tenté de me vendre le Cor de Valère, il y a trois jours. Un vieil instrument tout esquinté, mais ça ne l’a pas empêché de bonimenter. Tu as aussi un Cor de Valère à vendre, mon gars ? Ou peut-être l’épée du Dragon ?

Mat sursauta à la mention du cor, mais il réussit à parler d’un ton dégagé :

— J’étais malade, dit-il, et les sœurs m’ont guéri.

D’autres gardes le dévisageaient, à présent.

Ils savent tous que je n’ai pas le droit de quitter la ville. Et ils me regardent bizarrement, comme s’ils n’aimaient pas que je parle des Aes Sedai avec tant de nonchalance.

— Je crois que les Aes Sedai veulent que je reste jusqu’à ce que je sois bien rétabli.

Il fallait absolument que les gardes croient à cette version. Un homme soigné par les Aes Sedai, rien de plus ni de moins. Bref, pas de quoi en faire toute une affaire…

— Tu as l’air de quelqu’un qui était malade, c’est exact, acquiesça l’Illianien. Ce que tu dis est peut-être vrai, mais je n’ai jamais entendu parler d’un tel branle-bas de combat pour garder en ville un simple patient.

— Et pourtant, c’est comme ça…, dit Mat. (Presque tous les regards étaient braqués sur lui, désormais.) Bon, il va falloir que j’y aille. Les Aes Sedai veulent que je fasse de longues promenades. Pour reprendre des forces, en somme…

Sentant des regards peser sur sa nuque tandis qu’il s’éloignait, Mat fulmina en silence. Il avait voulu savoir comment sa description avait circulé dans les rangs, et il était servi ! Si les officiers avaient été les seuls informés, il aurait pu se faufiler au nez et à la barbe des soldats. Depuis toujours, il excellait dès qu’il s’agissait de passer inaperçu. Un talent indispensable – entrer et sortir discrètement – quand on avait une mère comme la sienne, toujours prête à le soupçonner de mijoter une ânerie, et quatre sœurs qui adoraient le dénoncer.

Et maintenant, j’ai fait en sorte que la moitié d’une caserne me connaisse ! Par le sang et les cendres ! quel abruti congénital !

Les jardins de la tour étant agréablement boisés – des faux bleuets, des niaoulis et des ormes –, Mat s’engagea dans une allée semée de gravillons qui serpentait entre les troncs. S’il n’avait pas aperçu le sommet de plusieurs tours, dans le lointain, le jeune homme aurait pu se croire en rase campagne. Derrière lui, même quand il ne la regardait pas, la Tour Blanche semblait l’écraser en permanence de toute sa hauteur et sa splendeur. S’il existait des sorties non surveillées dans les jardins, c’était le moment ou jamais de les chercher.

Une novice en robe blanche avançait vers Mat, tellement plongée dans ses pensées qu’elle ne le remarqua même pas. Quand elle fut assez près pour qu’il voie clairement ses grands yeux noirs et ses cheveux nattés d’une manière très caractéristique, le jeune homme eut un grand sourire. Il connaissait cette fille. Mais où l’avait-il vue ? Une chose était sûre : il n’aurait jamais cru la retrouver ici. Ni la retrouver tout court, d’ailleurs.

Enfin un coup de chance après une série de revers…

S’il se souvenait bien, la damoiselle s’intéressait aux garçons d’assez… près.

— Else ! appela-t-il. Else Grinwell ? Tu te souviens de moi, pas vrai ? Matrim Cauthon. Je suis passé chez ton père avec un ami, tu te rappelles ? Une très jolie ferme que vous aviez là… Tu as décidé de devenir une Aes Sedai ?

La jeune fille s’arrêta net.

— Que fais-tu debout et dehors ? demanda-t-elle, glaciale.

— Tu es au courant aussi ? (Mat fit un pas en avant et son interlocutrice recula comme s’il avait la peste.) Else, ce n’est pas contagieux. Et de toute façon, les Aes Sedai m’ont guéri.

Les grands yeux noirs semblaient beaucoup moins naïfs que naguère – et nettement moins chaleureux – mais ce devait être le prix à payer, quand on suivait une formation d’Aes Sedai…

— Que se passe-t-il ? On dirait que tu ne me reconnais pas.

— Si, si, je te reconnais…

Else n’avait plus rien d’une jeune paysanne, désormais. Assez hautaine pour donner des leçons à Elayne, pour tout dire…

— Laisse-moi passer, j’ai des choses à faire…

Mat eut une grimace dégoûtée. Le sentier était assez large pour qu’on y marche à six de front sans se sentir à l’étroit.

— Ce n’est pas contagieux, je viens de te le dire…

— Laisse-moi passer !

En marmonnant, Mat s’écarta d’un côté de la route. Else emprunta l’autre, sans le quitter des yeux au cas où il aurait voulu lui sauter dessus. Une fois passée, elle accéléra le pas, jetant de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule jusqu’à ce qu’elle ait disparu au détour d’un tournant.

Histoire de s’assurer que je ne la suivrais pas… D’abord les gardes, puis Else, on dirait que ce n’est pas mon jour…

Mat se remit en chemin. Très vite, il entendit un bruit étrange, sur un de ses flancs. On aurait dit le son que produisent deux bâtons qui s’entrechoquent, mais multiplié au moins par dix. Cédant à sa curiosité naturelle, le jeune homme s’enfonça entre les arbres.

Il déboucha bientôt dans une clairière au sol compacté par le martèlement incessant des bottes. Cent cinquante pas de large pour trois cents de long, ou quelque chose comme ça… Sous certains arbres qui encadraient ce rectangle dégagé, des râteliers présentaient toute une variété de bâtons de combat, d’épées d’entraînement à la lame composée d’un faisceau de baguettes de bois et un choix plus limité de lances, de haches et de lames authentiques.

Presque tous torse nu, des hommes s’affrontaient à grands coups d’épée factice. Certains duellistes se déplaçaient avec une telle grâce qu’ils semblaient danser plutôt que se battre. À part leur adresse et leur vivacité, rien ne distinguait ces guerriers de n’importe quels autres escrimeurs. Pourtant, Mat aurait mis sa main au feu qu’il s’agissait de Champions.

Les moins gracieux, tous assez jeunes, évoluaient sous le regard d’un homme mûr qui faisait penser à un félin prêt à l’attaque alors même qu’il ne bougeait pas un cil.

Des Champions et des aspirants…, déduisit Mat.

Il n’était pas le seul public, remarqua-t-il. À dix pas de lui, une demi-douzaine d’Aes Sedai au visage sans âge et autant d’Acceptées en robe blanche à l’ourlet multicolore observaient un binôme d’aspirants au torse nu ruisselant de sueur. Ils en décousaient sous la supervision d’un Champion taillé comme un bloc de pierre qui agitait en tous sens son brûle-gueule au foyer fumant pour leur donner des directives.

Mat s’assit au pied d’un arbre, délogea trois cailloux de la terre compactée et entreprit de jongler avec. Il ne se sentait pas particulièrement faible, mais s’asseoir un peu lui ferait du bien, avait-il décidé. S’il trouvait une sortie, elle ne disparaîtrait pas pendant qu’il reprendrait des forces.

Au bout de cinq minutes, il sut avec certitude qui étaient les deux escrimeurs objets de l’attention soutenue des Aes Sedai et des Acceptées. Un des élèves du Champion taillé comme un bloc de pierre était un grand jeune homme élancé qui se déplaçait avec une grâce féline.

Presque joli comme une fille, ce bellâtre, pensa Mat, bougon.

Ce damoiseau attirait tous les regards féminins, y compris celui des Aes Sedai les plus austères. Malgré sa « joliesse », il maniait son épée presque aussi bien qu’un Champion aguerri, et son maître d’armes n’était pas avare de commentaires flatteurs. Loin d’être ridicule, son adversaire, un garçon aux cheveux blond tirant sur le roux, se débrouillait très bien, du moins aux yeux de Mat, grand ignare en matière d’escrime devant le Créateur. Très vif et très souple, il parait toutes les attaques ou les esquivait, et il lui arrivait même d’en placer une de temps en temps. Mais le bellâtre déjouait chaque fois sa manœuvre et reprenait inéluctablement l’avantage.

Mat fit passer les trois cailloux dans sa seule main gauche, et il continua à jongler avec. Bon sang ! il n’aurait pas aimé affronter un de ces lascars. À l’épée, en tout cas…

— Pause ! cria le Champion au brûle-gueule.

Le souffle court, les deux escrimeurs laissèrent retomber leur bras armé le long de leur flanc.

— Reposez-vous jusqu’à ce que j’aie fumé ma pipe. Je ne suis pas bien loin du culot…

Mat en profita pour mieux observer le jeune homme aux cheveux blonds tirant sur le roux.

Je parie tout ce que j’ai que c’est le frère d’Elayne. Et si l’autre n’est pas Galad, je suis prêt à manger mes bottes.

Pendant le voyage depuis la pointe de Toman, la Fille-Héritière avait passé la moitié de son temps à vanter les vertus de Gawyn pour mieux mettre en avant les vices de Galad. Bien entendu, elle concédait que Gawyn n’était pas parfait, mais ce qu’elle tenait pour ses défauts aurait plutôt passé pour un ensemble de qualités aux yeux de quelqu’un d’autre qu’une sœur. Quant à Galad, la Fille-Héritière, si on la mettait au pied du mur, avouait que toutes les mères auraient rêvé de l’avoir pour fils. Exactement le genre de type, donc, que Mat fuyait comme la peste. En revanche, Egwene rougissait dès qu’on mentionnait le nom de ce parangon de bonne éducation et de conformisme.

À l’instant où les deux jeunes hommes avaient cessé d’en découdre, un mouvement s’était dessiné dans les rangs des spectatrices, comme si elles allaient avancer toutes en même temps, déferlant sur Galad comme une marée. Mais Gawyn ayant repéré Mat, il souffla quelques mots à l’oreille de son compagnon, et tous deux se dirigèrent vers le jeune homme. Quand ils passèrent devant les admiratrices du bellâtre, toutes tournèrent la tête pour le suivre du regard.

Mat se leva assez péniblement pour accueillir les deux princes.

— Tu es Matrim Cauthon, non ? demanda Gawyn, très cordial. Je savais que la description d’Egwene me permettrait de te reconnaître. Et celle d’Elayne, aussi… Tu étais malade, je crois. Ça va mieux ?

— Oui, merci…

Mat se demanda s’il devait donner du « seigneur » à Gawyn. Ayant refusé d’appeler Elayne « ma dame » – pour être honnête, elle ne le lui avait pas demandé –, il décida de ne pas accorder de traitement de faveur à son frère.

— Es-tu venu pour apprendre l’escrime ? demanda Galad.

— Non, je me promenais, c’est tout… Je ne connais rien aux épées. Un bon arc, ou un bâton de combat, voilà des armes qui me conviennent.

— Si tu fréquentes Nynaeve, dit Galad, tu n’auras pas trop d’un arc, d’un bâton et d’une épée pour te protéger. Et je me demande même si c’est suffisant…

Gawyn regarda son demi-frère comme s’il le voyait pour la première fois.

— De l’humour, toi ? Je n’en crois pas mes oreilles.

— Je peux être drôle à l’occasion, Gawyn. Tu crois le contraire parce que je n’aime pas me moquer des gens…

Gawyn secoua la tête et se tourna vers Mat :

— Tu devrais t’intéresser à l’escrime, sais-tu ? De nos jours, ce genre de connaissances ne peut pas faire de mal. Ton ami, Rand al’Thor, porte une lame bien particulière… Tu as de ses nouvelles ?

— Voilà bien longtemps que je ne l’ai pas vu, répondit Mat.

Un instant, alors qu’il prononçait le nom de Rand, une lueur était passée dans le regard de Gawyn.

Sait-il la vérité au sujet de mon ami ? C’est impossible, sinon, il m’accuserait d’être un Suppôt des Ténèbres, juste parce que je connais Rand. Mais il se doute de quelque chose…

— Les épées ne sont pas invincibles, vous savez… Avec un bâton, je suis sûr de m’en tirer convenablement face à vous deux.

La quinte de toux de Gawyn, à l’évidence, visait à dissimuler un fou rire. Avec une politesse exagérée, il finit par dire :

— Tu dois être très bon, dans ce cas…

Galad, lui, ne prit pas la peine de déguiser son incrédulité.

Était-ce parce que les deux princes pensaient qu’un villageois borné se vantait devant eux ? Parce qu’il était furieux d’avoir si mal interrogé le garde ? Ou à cause d’Else, qui aimait tant les garçons, mais ne voulait rien avoir affaire avec lui ?

Était-ce parce que toutes ces femmes regardaient le bellâtre comme un chat lorgne un bol de crème ? Après tout, Aes Sedai ou non, Acceptées ou non, c’étaient toujours des femmes !

Toutes ces explications traversèrent la tête de Mat, mais il les rejeta hargneusement, en particulier la dernière. Non, il allait le faire parce que c’était amusant. Et potentiellement rentable, sans que sa chance proverbiale ait même besoin d’être de retour.

— Je parie deux pièces d’argent contre quatre – deux par escrimeur – que je peux vous battre en combattant seul avec un bâton. Deux princes contre un péquenot, et un pari à deux contre un – on ne peut pas rêver d’une meilleure cote, non ?

Voyant l’air consterné des deux escrimeurs, Mat faillit éclater de rire.

— Mon ami, dit Gawyn, il n’est nul besoin de parier. Tu es convalescent. Nous verrons ça bientôt, quand tu iras mieux.

— D’autant que ce n’est pas un pari équitable, renchérit Galad. Ne compte pas sur moi pour relever le défi, maintenant ou plus tard. Tu viens du même village qu’Egwene, pas vrai ? Je ne voudrais pas qu’elle soit fâchée contre moi.

— Qu’a-t-elle à voir là-dedans ? Frappez-moi du plat de l’épée, une fois, et je vous donnerai une pièce d’argent à chacun. Si c’est moi qui vous frappe assez pour que vous abandonniez, vous me devrez deux pièces chacun. Vous avez peur de ne pas réussir ?

— C’est ridicule, lâcha Galad. Contre un escrimeur entraîné, tu n’aurais pas la moindre chance. Alors, contre deux… Je ne veux pas d’un tel avantage.

— Vous êtes sûr de vous ? demanda une voix rauque.

Le Champion taillé comme un bloc de pierre venait de rejoindre le trio de jeunes gens.

— Vous vous pensez assez bons, tous les deux, pour vaincre un garçon armé d’un bâton ?

— Ce ne serait pas juste, Hammar Gaidin, dit Galad.

— Il est convalescent, insista Gawyn. Ce n’est vraiment pas indispensable…

— Allez vous mettre en place ! ordonna Hammar. (Galad et Gawyn regardèrent Mat, l’air désolés, puis ils obéirent.) Tu es sûr d’être d’attaque, mon gars ? À bien te regarder, j’ai l’impression que tu serais plus à ta place dans un lit.

— J’en sors, répondit Mat, et je suis parfaitement d’attaque ! Il faut bien, si je ne veux pas perdre mes deux pièces.

Hammar en fronça les sourcils de surprise.

— Tu maintiens les conditions du pari ?

— Oui, parce que j’ai besoin de l’argent !

Mat eut un bref éclat de rire, puis il se tourna vers un râtelier qui proposait des bâtons. Alors qu’il en approchait, ses genoux faillirent se dérober, mais il se stabilisa si vite qu’un éventuel observateur penserait qu’il avait simplement trébuché sur une pierre. Devant le râtelier, il prit son temps avant de se décider pour un bâton de deux bons pouces de diamètre et plus haut que lui d’environ un pied.

Je dois gagner ! J’ai ouvert ma grande gueule, et maintenant, je ne peux pas perdre. Sans mes deux pièces comme capital de départ, il me faudra une éternité pour gagner aux dés l’argent dont j’ai besoin.

Lorsqu’il se retourna, le bâton tenu à deux mains, Gawyn et Galad l’attendaient déjà sur le terrain d’entraînement.

Je dois gagner !

— Ma chance, murmura Mat, il est temps de jeter les dés.

Hammar coula au jeune homme un regard interloqué.

— Tu parles l’ancienne langue, mon garçon ?

Mat soutint en silence le regard du Champion. Les sangs glacés, il dut mobiliser sa volonté pour aller rejoindre ses adversaires.

— N’oubliez pas le pari ! leur lança-t-il. Deux pièces d’argent de ma poche contre quatre sorties des vôtres.

Des murmures montèrent du petit groupe d’Acceptées lorsqu’elles comprirent ce qui allait se passer. Les Aes Sedai se murèrent dans un silence désapprobateur.

L’épée à demi relevée, Gawyn et Galad s’écartèrent l’un de l’autre, afin de ne pas se gêner.

— Pas de pari…, dit Gawyn. On ne joue rien.

— Je ne prendrai pas ton argent comme ça, renchérit Galad.

— C’est moi qui prendrai le vôtre !

— Pari tenu ! cria soudain Hammar. S’ils ne sont pas assez courageux pour ça, je paierai de ma poche.

— Si tu insistes…, marmonna Gawyn. Pari tenu !

Galad hésita puis maugréa :

— Tenu, s’il le faut vraiment… Allez, mettons un terme à cette farce.

Mat n’eut pas besoin d’un autre avertissement. Alors que Galad fondait sur lui, il fit glisser ses mains le long du bâton et pivota sur lui-même. Le bout de son arme s’enfonça dans les côtes du bellâtre, lui arrachant un gémissement. Mat laissa son arme rebondir naturellement contre sa cible, puis il pivota de nouveau, propulsant son autre extrémité vers Gawyn, qui attaquait à son tour. L’arme passa sous la garde du jeune prince, plongea vers ses jambes et lui crocheta la cheville. Tandis que Gawyn tombait, Mat acheva sa rotation pour frapper Galad au poignet, lui arrachant de la main son épée factice. Comme si le coup ne lui avait rien fait, Galad exécuta une impeccable roulade arrière, récupéra son arme et se releva en la tenant à deux mains.

L’ignorant provisoirement, Mat se tourna à demi et orienta ses poignets afin que le bâton fouette l’air dans son dos. Alors qu’il se relevait, Gawyn prit le coup sur la tempe, ses cheveux amortissant un peu le choc. Malgré ce rembourrage, il s’écroula comme une masse.

Du coin de l’œil, Mat vit une Aes Sedai se précipiter au secours du frère d’Elayne.

J’espère qu’il va bien… Normalement, ça devrait aller, parce que je me suis déjà cogné le crâne plus fort en tombant d’une clôture.

Restait le problème Galad… En équilibre sur les avant-pieds, l’épée levée, le bellâtre semblait décidé à prendre son adversaire au sérieux.

Bien entendu, les genoux de Mat choisirent cet instant pour jouer des castagnettes.

Lumière ! pas maintenant !

Mais son estomac le torturait comme s’il n’avait pas mangé depuis des semaines.

Si j’attends qu’il attaque, je vais m’écrouler…

Mat décida d’avancer, luttant pour que ses jambes veuillent bien faire comme lui.

Ma chance, ne m’abandonne pas !

Dès la première attaque qu’il porta, Mat sut que sa chance, son talent ou il ne savait quel hasard l’ayant conduit jusque-là, continuait à lui être fidèle. Galad parvint à parer ce coup, puis les quatre ou cinq suivants, mais il n’affichait plus sa morgue du début. Cet escrimeur d’élite, presque aussi fort qu’un Champion, devait mobiliser toutes ses compétences pour rester hors de portée du bâton de Mat. Il y parvenait, mais sans jamais pouvoir passer à l’offensive. Alors qu’il avait l’habitude de prendre l’initiative, il reculait sans cesse, échappant par miracle aux feintes du « péquenot », dont l’arme zébrait maintenant l’air à la vitesse de l’éclair.

La faim affaiblissait Mat comme si son estomac tentait de le digérer de l’intérieur. De la sueur ruisselait sur son front, et son énergie menaçait de le quitter, comme si elle se déversait hors de son corps avec sa transpiration.

Pas maintenant ! Je dois gagner ! Allons, encore un effort !

Rugissant un cri de guerre, Mat jeta ses dernières forces dans la bataille.

Le bâton se joua de la lame du prince, le frappant successivement au genou, au poignet et dans les côtes. Puis, comme s’il s’agissait d’une lance, il s’enfonça dans la poitrine de Galad. Plié en deux, le souffle court, celui-ci lutta pour ne pas tomber.

Alors qu’il allait porter le coup de grâce – à la gorge, écrasant la trachée-artère du vaincu –, Mat s’immobilisa, le bâton tremblant dans ses mains.

Malgré tous ses efforts, Galad finit par basculer en avant.

Quand il comprit vraiment ce qu’il avait failli faire, Mat manqua en lâcher son bâton.

Gagner, oui, mais pas tuer ! Qu’est-ce qui m’est encore passé par la tête ?

D’instinct, il posa le bout du bâton sur le sol. Dès que ce fut fait, il en profita pour s’accrocher à l’arme histoire de rester debout. La faim lui dévastait l’intérieur, le creusant comme un os dont on retire la moelle avec la pointe d’un couteau. Malgré cette soudaine faiblesse, il s’avisa que les Aes Sedai et les Acceptées n’étaient pas les seules à le regarder. Sur le terrain d’entraînement, plus personne ne s’exerçait. Champions et élèves avaient suivi le combat sans en perdre une miette.

Hammar approcha de Galad. Recroquevillé sur le sol, le jeune homme tentait vainement de reprendre son souffle pour se relever.

— Qui était le plus grand escrimeur de tous les temps ? demanda le Champion d’une voix de stentor.

Des dizaines d’aspirants répondirent en chœur :

— Jearom, Gaidin !

— Oui, Jearom ! Au cours de sa vie, il se battit plus de dix mille fois, que ce soit à la guerre ou en duel. Savez-vous combien de fois il connut la défaite ? Une seule ! Et qui la lui infligea, selon vous ? Un paysan armé d’un bâton ! N’oubliez jamais ça, ni ce que vous venez de voir. (Hammar baissa les yeux sur Galad et parla d’un ton plus mesuré.) Puisque tu ne te relèves pas, mon gars, l’affaire est entendue.

Dès qu’il eut levé une main pour signaler la fin des hostilités, les Aes Sedai et les Acceptées se précipitèrent sur le bellâtre en fort mauvais état.

Épuisé, Mat se laissa tomber à genoux. Pas une seule Aes Sedai n’avait daigné accorder un regard au vainqueur. Une seule Acceptée dérogea à cette règle – une fille bien en chair que Mat aurait volontiers invitée à danser, si elle s’était destinée à une autre… profession. Mais la future Aes Sedai lui fit une moue réprobatrice, puis elle l’oublia pour s’intéresser à Galad, comme toutes les autres femmes.

Non sans soulagement, Mat vit que Gawyn était déjà remis de sa mésaventure. Le voyant approcher, il se redressa, s’aidant toujours du bâton.

Je ne dois pas montrer de faiblesse… Si ces fichues bonnes femmes décident de me materner du matin au soir, je ne réussirai jamais à leur fausser compagnie.

Du sang maculait toujours la tempe de Gawyn, mais on n’y voyait plus trace d’une blessure.

— La prochaine fois, je serai moins présomptueux, grogna-t-il tout en glissant deux pièces d’argent dans la main de Mat. Tu t’inquiètes pour mon crâne, fermier ? Les Aes Sedai m’ont guéri, mais ce n’était pas bien grave. Elayne m’a fait pire plus d’une fois. Cela dit, tu es très fort au bâton.

— Pas autant que mon père… À l’occasion de Bel Tine, je l’ai toujours vu remporter le concours de bâton de combat. Sauf une ou deux fois, quand c’est le père de Rand qui a gagné.

Une lueur d’intérêt dansa soudain dans le regard de Gawyn. Mat regretta aussitôt d’avoir mentionné Tam al’Thor.

— Les Aes Sedai et les Acceptées sont toujours auprès de Galad, dit-il histoire de changer de sujet. J’ai dû lui faire très mal. C’était involontaire, mais…

Gawyn tourna la tête vers l’endroit où il n’y avait rien à voir, sinon deux cercles de dos féminins. Les robes blanches des Acceptées formaient le cercle intérieur tandis qu’elles regardaient par-dessus l’épaule des Aes Sedai.

— Tu ne l’as pas tué, lança Gawyn, soudain de très bonne humeur. Je le sais, parce que je l’ai entendu gémir, en passant près de lui. Cela dit, tu as raison, il devrait s’être déjà relevé. Mais ses admiratrices ne vont pas rater l’occasion de l’avoir pour elles toutes seules, et il n’est pas encore sorti de l’auberge ! Et quatre d’entre elles sont de l’Ajah Vert !

Mat eut un regard interloqué. L’Ajah Vert ? Et alors ? Qu’est-ce que ça pouvait bien changer ?

— Laissons tomber…, soupira Gawyn. Rassure-toi, en tout cas. Le pire risque que coure Galad, c’est de se retrouver Champion d’une sœur verte avant même d’avoir repris ses esprits. (Il éclata de rire.) Non, ces femmes ne feraient jamais ça ! Mais je te parie mes deux pièces d’or que certaines d’entre elles le regrettent.

— Ce ne sont pas vos pièces, rectifia Mat en glissant son butin dans sa poche, mais les miennes.

Les explications de Gawyn ne lui avaient rien expliqué du tout. Il en retenait cependant une information : Galad n’était pas à l’article de la mort. Pour le reste, il ne savait rien des rapports entre les Aes Sedai et leur Champion. À part ce qu’il avait vu de ses yeux avec Moiraine et Lan, et ça ne ressemblait pas du tout à ce que sous-entendait le futur Prince de l’Épée.

— Si je vais récupérer mon dû sur le blessé, vous pensez que ces femmes m’en voudront ?

— Il y a des chances, oui, dit Hammar qui venait de rejoindre les deux jeunes hommes. Pour le moment, tu n’as pas la cote auprès de ces Aes Sedai. (Il ricana.) On pourrait croire que les sœurs, même celles de l’Ajah Vert, sont assez grandes pour ne pas se comporter comme des gamines qui viennent de lâcher les jupes de leur mère. Enfin, ce garçon n’est pas si beau que ça !

— Absolument d’accord, acquiesça Mat.

Gawyn sourit à ses deux compagnons – jusqu’à ce que Hammar le foudroie du regard.

— Tiens, gamin, dit le Champion en posant deux autres pièces dans la paume de Mat, je te fais l’avance. Galad me remboursera plus tard… D’où viens-tu, mon gars ?

— De Manetheren, répondit Mat, stupéfié par le nom qui venait de quitter ses lèvres. Je veux dire… de Deux-Rivières. Désolé, j’ai dû entendre trop d’anciennes histoires… (Gawyn et Hammar se contentèrent de dévisager en silence le jeune expert du bâton de combat.) Bien, je vais retourner dans la tour et voir si je me trouve quelque chose à manger.

Un prétexte idiot pour se défiler, alors que la cloche de 10 heures n’avait pas encore sonné. Mais le prince et le Champion hochèrent la tête comme si ça allait de soi.

Gardant le bâton, puisque personne ne lui avait dit de le rendre, Mat s’en servit comme d’une béquille et avança lentement jusqu’à ce que les arbres le dissimulent. Là, il s’arrêta et s’appuya au bâton comme si c’était la seule chose qui le tenait encore debout. Franchement, il se demandait si ce n’était pas vrai…

S’il écartait les pans de sa cape, Mat aurait parié qu’il découvrirait un trou à l’emplacement de son estomac. Pourtant, la faim occupait un espace très réduit dans son paysage mental. En boucle, il entendait des voix dans sa tête.

« Tu parles l’ancienne langue, mon garçon ? Manetheren… »

Ce simple nom fit frémir l’ami d’enfance de Rand et de Perrin.

Lumière, aide-moi, parce que je continue à m’enfoncer dans la folie. Si je ne sors pas d’ici, ma santé mentale n’y survivra pas. Mais comment m’y prendre ?

Très lentement, comme un vieil homme fatigué, Mat se tourna vers la Tour Blanche.

Oui, comment filer d’ici, nom de nom ?

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