5 Cauchemars ambulants

Perrin sauta de son lit, s’empara de sa hache et, malgré le froid, sortit de la cabane en sous-vêtements. Auréolant les nuages de sa lumière blafarde, la lune lui fournit assez de lumière – grâce à ses fichus yeux, bien entendu ! – pour qu’il distingue clairement les silhouettes qui se faufilaient entre les arbres sur tout le périmètre du camp. Des créatures au moins aussi grandes que Loial, mais au visage semblable à un museau ou à un bec – des demi-humains affublés de cornes ou de crêtes couvertes de plumes et qui avançaient plus souvent sur des sabots ou des pattes que sur des pieds.

Alors que Perrin allait pousser un cri d’alarme, la porte de la cabane de Moiraine s’ouvrit pour laisser passer Lan, épée au poing.

— Des Trollocs ! Debout ! Debout, tout le monde ! Debout !

Des cris firent écho à cet appel, puis des hommes sortirent en titubant des cabanes. Vêtus pour la nuit, soit, en général, dans le plus simple appareil, tous brandissaient une épée.

Les Trollocs chargèrent en rugissant.

— Pour le Shienar ! crièrent les défenseurs. Et pour le Dragon Réincarné !

Lan était tout habillé et équipé, sans doute parce qu’il ne s’était même pas allongé. Comme si ses vêtements de laine étaient des plates d’armure, il fonça à la rencontre des Trollocs. Ne faisant plus qu’un avec son épée, il exécuta dans la nuit un ballet de mort frénétique, fauchant les monstres comme de vulgaires épis de blé.

Moiraine sortit à son tour et gratifia les créatures de sa propre danse macabre. En guise d’arme, elle semblait n’avoir qu’une cravache, mais chaque fois qu’elle l’abattait sur un Trolloc, sa peau s’embrasait sur toute la longueur de l’impact. De sa main libre, l’Aes Sedai invoquait des lances de feu qu’elle projetait ensuite sur les monstres. Foudroyés, ils s’écroulaient, se roulant à terre pour tenter en vain d’éteindre l’incendie qui les consumait.

Touché par un projectile, un arbre se consuma du tronc jusqu’à la cime. Un autre suivit, puis encore un autre. La soudaine lumière blessa les yeux des Trollocs, qui hurlèrent de rage, mais ne les empêcha pas de continuer à manier leurs haches de guerre et leurs cimeterres.

Du coin de l’œil, Perrin vit Leya sortir à pas prudents de la cabane du Champion et de l’Aes Sedai. Alors qu’il était très loin de la Zingara, le jeune homme oublia tout le reste. S’adossant à la façade en rondins, la Tuatha’an porta une main à sa gorge. À la lueur des arbres en feu, l’apprenti forgeron vit très bien l’expression horrifiée de cette adepte du Paradigme de la Feuille. Un carnage pareil la révulsait, et ça n’avait rien de surprenant.

— Cache-toi ! cria Perrin. Retourne dans la cabane !

Comprenant que le rugissement des flammes couvrait sa voix, le jeune homme se mit à courir vers la cabane de Moiraine.

— Leya, cache-toi ! Pour l’amour de la Lumière, mets-toi à l’abri !

Un Trolloc au long bec crochu se campa soudain devant l’apprenti forgeron. Une cotte de mailles le protégeant des épaules jusqu’aux genoux et des piques saillant de son plastron, le Contrefait avait en guise de pieds des serres de faucon. Comme beaucoup de ses congénères, il maniait une épée à la lame incurvée.

Une odeur de boue, de sueur et de sang agressa les narines de Perrin. Se baissant pour éviter un grand coup circulaire, il cria de fureur et riposta avec sa hache. En toute logique, il aurait dû crever de peur, mais face à l’urgence, il était aisé de s’oublier soi-même. Une seule chose importait : rejoindre Leya et la mettre en sécurité. Le Trolloc qui entendait l’en empêcher devait disparaître.

Alors que le jeune homme aurait été bien en peine de dire où il l’avait touché, le monstre s’écroula, se convulsant de douleur. Était-il blessé ou agonisant ? Aucune importance ! Sautant par-dessus son ennemi vaincu, Perrin continua à courir.

À la lueur des flammes qui dévoraient les arbres, des ombres démesurées dansaient un peu partout dans la cuvette et sur ses versants. Près de la cabane de Moiraine, une de ces ombres se révéla être un Trolloc en chair et en os qui arborait un museau et des cornes de chèvre. Maniant à deux mains une hache de guerre, il semblait vouloir se jeter dans la mêlée, en contrebas, mais ses yeux se posèrent sur Leya.

— Non ! cria Perrin. Par la Lumière ! non !

Alors que des pierres glissaient sous la plante de ses pieds nus, il accéléra le rythme, insensible à la douleur.

— Leyaaaa ! cria-t-il tandis que le monstre levait sa hache.

Cet appel sauva la Zingara. Alarmé, le Trolloc se retourna, prêt à affronter un adversaire visiblement plus dangereux. Pour éviter un premier coup, Perrin dut se jeter à terre, et le tranchant de la hache lui entama le dos. Par réflexe, il tendit un bras, sentit ses doigts se refermer sur ce qui devait être un sabot et tira de toutes ses forces. Le Trolloc s’écroula et commença à dévaler la pente sur le ventre. Hélas, il eut le temps de refermer sur le torse de Perrin ses deux énormes mains, l’entraînant avec lui.

La puanteur du monstre retourna l’estomac de Perrin. La pression exercée par les bras du Trolloc lui coupait le souffle et ses côtes ne résisteraient plus très longtemps à ce régime. En tombant, la créature avait lâché sa hache, mais elle venait de mordre le jeune homme à l’épaule gauche et la douleur, inconcevable, lui tétanisait tout le bras.

Sans doute à cause du choc, la vision de Perrin commençait à se brouiller. Encore lucide, cependant, il prit conscience que son bras droit était libre et qu’il avait réussi à ne pas laisser échapper le manche de sa hache. Faisant glisser sa main sur le bois, il tint l’arme horizontalement.

Avec un rugissement qui acheva de vider ses poumons, Perrin enfonça la pique de l’arme dans la tempe du Trolloc. Aussitôt, le monstre eut un spasme qui se communiqua à tous les muscles de son corps. Puis il lâcha sa proie et continua à dévaler la pente. Par miracle, Perrin réussit à serrer sa hache assez fort pour qu’elle ne lui soit pas arrachée et se dégage naturellement du crâne de la créature agonisante.

Un moment, le jeune homme resta étendu, luttant pour reprendre sa respiration. Dans son dos, la blessure lui faisait un mal de chien, et il sentait l’humidité visqueuse du sang sur sa peau. Malgré les protestations de son épaule gauche, il poussa sur ses bras et se releva.

— Leya ?

La Zingara n’avait pas bougé. À dix pas de lui, toujours pressée contre la façade de bois, elle regardait Perrin avec une telle commisération qu’il dut résister à l’envie de détourner la tête.

— Je ne veux pas de ta pitié ! rugit-il. Ne va pas croire que…

Un Myrddraal sauta du toit de la cabane, sa cape plus noire que la nuit n’ondulant même pas durant sa chute, qui sembla durer anormalement longtemps, comme si le temps avait ralenti son cours. Rivant son regard sans yeux sur Perrin, le Demi-Humain fit un pas en avant, une incroyable puanteur de charogne le suivant comme son ombre.

Perrin se pétrifia.

— Leya, souffla-t-il, cache-toi, je t’en prie !

Le Blafard observa sa proie, persuadé que la peur la tenait dans ses rets. Avançant avec la grâce d’un serpent, il dégaina une épée si noire qu’elle se serait confondue avec la nuit, sans la lueur des arbres en feu.

— Quand on coupe une patte du trépied, grinça-t-il, le reste s’écroule.

Une voix qui évoquait le crissement du cuir desséché par le temps.

Leya agit soudain. Se jetant en avant, elle tenta d’encercler avec ses bras le haut des jambes du Blafard. Comme s’il chassait une mouche, celui-ci frappa en arrière avec son épée de ténèbres et ne se retourna même pas pour voir la Zingara s’écrouler.

Des larmes perlèrent aux paupières de Perrin.

J’aurais dû l’aider… La sauver… Bon sang ! j’aurais dû intervenir !

Mais sous le « regard » du Myrddraal, réfléchir était déjà un effort surhumain.

Frère, nous arrivons ! Oui, Jeune Taureau, nous arrivons !

Dans la tête de Perrin, ces mots résonnèrent comme une sonnerie de cloche. Alors que l’onde de choc se répercutait dans tout son corps, les loups déferlèrent dans son esprit. Une bonne vingtaine de tueurs qui déboulaient en même temps dans la conscience de leur frère et sur le site de la bataille. Des loups gris et blanc des montagnes, très hauts sur pattes, qui chargeaient les Contrefaits en ayant parfaitement conscience de la stupéfaction des humains – les deux-pattes, comme ils les appelaient.

Face à cette invasion mentale, Perrin faillit oublier qu’il était un homme. Voyant ses yeux jaunes briller intensément, le Myrddraal s’arrêta, soudain beaucoup moins sûr de lui.

— Blafard…, murmura Perrin.

Mais un autre nom lui vint à l’esprit, directement inspiré par les loups. Les Trollocs, des Contrefaits fabriqués pendant la guerre des Ténèbres, étaient détestables, mais les Myrddraals…

— Jamais-Né ! s’écria Jeune Taureau.

Les lèvres retroussées comme des babines, il se jeta sur le Demi-Humain.

Son adversaire avait la souplesse d’un reptile et son épée noire frappait avec la violence de la foudre, mais il était Jeune Taureau, à présent. Les loups l’appelaient ainsi. Jeune Taureau aux cornes d’acier qu’il maniait avec ses mains… Désormais, il ne faisait plus qu’un avec les loups. Devenu l’un d’eux, il était prêt à mourir cent fois pour détruire un des Jamais-Nés.

Acculé à la défensive, le Blafard reculait pour ne pas être taillé en pièces.

D’abord mordre au jarret, et ensuite au cou. Les loups tuaient ainsi. Jeune Taureau s’écarta soudain, mit un genou en terre et visa la jambe du Blafard. En d’autres circonstances, le cri de douleur du Demi-humain aurait glacé les sangs de Perrin. Là, il le combla de joie. Le Jamais-Né tenait toujours fermement son épée, mais la hache frappa de nouveau avant qu’il ait pu recouvrer son équilibre.

Une frappe au cou. Presque tranchée net, la tête du Myrddraal se détacha de son torse pour pendre en arrière dans son dos. Malgré tout, le sbire du Ténébreux décrivait encore des arabesques dans l’air avec sa lame. Les Jamais-Nés mettaient toujours un temps infini à mourir…

En plus de ce qu’il voyait autour de lui, des images envoyées par les loups indiquèrent à Perrin que des Trollocs, sans avoir été blessés, s’écroulaient un peu partout. Liés au Blafard, ils crèveraient au même instant que lui, si personne ne les exécutait avant.

Perrin brûlait d’envie de rejoindre ses frères au fond de la cuvette. Massacrer les Contrefaits et traquer le Blafard survivant – il y en avait nécessairement un –, voilà bien ce dont rêvait Jeune Taureau. Mais en lui demeuraient les vestiges de ce qui était d’habitude un homme.

Lâchant sa hache, il se tourna vers Leya. Le visage souillé de sang, elle le dévisagea, son regard plus accusateur que jamais – ou se faisait-il des idées ?

— C’était pour te sauver… Cesse de me regarder comme ça ! Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Il t’aurait tuée, si je ne l’avais pas abattu.

Jeune Taureau, viens avec nous massacrer les Contrefaits.

Porté par la ferveur des loups, Perrin se détourna de la Zingara et ramassa sa hache au tranchant rouge de sang. Ses yeux jaunes exorbités, il dévala la pente.

Non ! Jeune Taureau dévala la pente.

Des arbres brûlaient sur tout le périmètre et un grand pin s’embrasa lorsque Jeune Taureau se jeta dans la mêlée.

Un éclair bleu jaillit quand la lame de Lan – œuvre d’antiques Aes Sedai – percuta celle d’un autre Myrddraal, griffe d’acier noir forgée dans la vallée de Thakan’dar, à l’ombre du mont Shayol Ghul.

Loial maniait un bâton de combat incroyablement long, fauchant tous les Trollocs qui s’aventuraient dans le rayon d’action de cette arme hors du commun.

À la lueur des flammes, les deux-pattes se battaient de leur mieux. Jeune Taureau s’inquiéta néanmoins de voir que plusieurs d’entre eux gisaient sur le sol.

Ses frères et ses sœurs combattaient par groupes de trois ou quatre. Évitant les coups d’épée et de hache, ils déchiquetaient les jarrets et les gorges. Quand on luttait pour la survie, il n’était question ni de gloire, ni d’honneur ni de pitié. Les loups étaient là pour tuer, pas pour guerroyer. Sa hache lui tenant lieu de crocs, Jeune Taureau prit sa place dans un des groupes.

Aussitôt, il perdit toute notion globale de la bataille. Il n’y avait plus que les Trollocs, lui et les loups – les frères coupés du reste du monde et résolus à éliminer les Contrefaits. Les uns après les autres, méthodiquement, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul. Dans la cuvette, d’abord, puis dans le monde entier. Comme ses frères, Jeune Taureau ne vivait plus que pour utiliser ses crocs – sa hache, dans son cas – et courir à la vitesse du vent.

Courir dans les cols de haute montagne. Pourchasser un cerf, le ventre s’enfonçant dans la neige. Oui, courir tandis qu’un vent glacial ébouriffait sa fourrure. Alors qu’il grognait avec ses frères, les Trollocs couinaient de peur, tétanisés par ses yeux jaunes, qui semblaient les terrifier plus encore que ceux des autres loups.

Soudain, Jeune Taureau s’avisa qu’il n’y avait plus un Contrefait vivant dans la cuvette. Au-delà, ses frères poursuivaient les survivants. Une meute de sept traquait une autre proie dans les ténèbres. Un Jamais-Né qui courait vers son quatre-pattes-de-corne – son cheval, souffla une petite voix dans la tête de Jeune Taureau. Sept frères et sœurs le suivaient, les naseaux emplis de son odeur de charogne.

Jeune Taureau était avec eux en esprit, voyant tout ce qu’ils voyaient. Alors qu’ils gagnaient du terrain, le Jamais-Né se retourna, sa lame d’obscurité et ses vêtements noirs se fondant presque à la nuit.

Mais la nuit était le domaine des loups. La complice qui les aidait à chasser.

Jeune Taureau gémit lorsque le premier de ses frères mourut, partageant sa douleur jusqu’à ce qu’elle s’éteigne à jamais. La meute n’en fut pas découragée, et d’autres frères et sœurs périrent sous les coups du Jamais-Né. Quand les survivants parvinrent à le jeter à terre, il se défendit avec ses propres crocs, déchirant des gorges, et ses griffes, que les deux-pattes nommaient des ongles, fendirent la peau et la chair comme celles d’un ours.

Au prix de leur vie, les frères et les sœurs mirent à mort l’ignoble Contrefait. Après une éternité de haine et de furie, une sœur survivante s’écarta de l’amas de chair et de fourrure ensanglantées. Brume du Matin, voilà comment elle s’appelait. Mais comme tous les noms, celui-ci n’était qu’un aperçu de quelque chose de bien plus vaste. Un matin glacial où planaient dans l’air la menace d’une tempête de neige, et au cœur de la vallée, la brume amoureusement caressée par un vent annonciateur de chasses abondantes.

Levant la tête, Brume du Matin hurla à la lune, pleurant sa mort qu’elle sentait venir. Imitant sa sœur, Jeune Taureau hurla aussi, car il partageait son chagrin.

Lorsqu’il baissa enfin la tête, il s’avisa que Min le regardait fixement.

— Tu vas bien, Perrin ? demanda-t-elle, hésitante.

Une manche de sa veste déchirée, Min avait une coupure sur la joue droite. L’air épuisée, elle serrait encore une dague et une massue toutes deux rouges de sang.

Tous les survivants le dévisageaient, s’avisa Perrin. Loial, appuyé à son bâton… Les soldats, qui se tenaient en demi-cercle après avoir porté leurs morts et leurs blessés près d’un feu où Moiraine examinait ces derniers, Lan accroupi à ses côtés. Du coin de l’œil, l’Aes Sedai aussi observait l’apprenti forgeron…

Les arbres en feu produisant toujours une lumière vacillante, Perrin vit que des cadavres de Trollocs gisaient partout. Mais les guerriers du Shienar avaient payé un lourd tribut à la victoire, tout comme les loups.

Tant de sœurs et de frères tués…

Sentant qu’il allait de nouveau hurler à la lune, Perrin se coupa mentalement des loups. Un torrent d’images et d’émotions tenta de déferler dans sa tête, mais il tint bon, et ne capta bientôt plus rien de la douleur, de la haine, du désir de traquer encore les Contrefaits…

L’apprenti forgeron se détacha de Jeune Taureau. Redevenu un homme, il constata que sa blessure dans le dos l’élançait. Quant à son épaule gauche, elle semblait avoir été martelée pendant des heures sur une enclume. Ses pieds nus couverts de coupures lui faisaient un mal de chien, et l’odeur du sang lui donnait la nausée. La puanteur des Trollocs et de la mort…

— Oui, Min, je vais bien…

— Tu t’es bien battu, forgeron, dit Lan avant de lever sa lame au-dessus de sa tête. « Tai’shar Manetheren ! Tai’shar Andor. »

Le vrai sang de Manetheren… Et le vrai sang d’Andor.

Les rares soldats survivants levèrent également leur épée.

Tai’shar Manetheren ! Tai’shar Andor.

Ta’veren…, dit simplement Loial.

Gêné, Perrin baissa les yeux. Lan venait de lui épargner un flot de questions auxquelles il ne désirait pas répondre, mais en lui rendant des honneurs qu’il ne méritait pas. Les autres ne comprenaient pas ce qui lui était arrivé. S’ils avaient su la vérité, comment auraient-ils réagi ?

Min approchant de lui, Perrin murmura :

— Leya est morte… Je suis arrivé presque à temps, mais…

— Tu n’aurais rien pu y changer, et tu le sais très bien… (La jeune femme regarda l’épaule de Perrin, puis son dos.) Moiraine s’occupera de toi… Elle tente de guérir ceux qui ont encore un souffle de vie…

Perrin hocha distraitement la tête. Le sang séché, dans son dos, collait désagréablement à sa peau, et la douleur persistait, mais il s’en apercevait à peine.

Par la Lumière ! cette fois, j’ai failli ne pas revenir ! Il ne faut pas que ça se reproduise. Jamais !

Pourtant, lorsqu’il était avec les loups, tout devenait si différent… En ces instants-là, il n’avait plus besoin de redouter que des inconnus aient peur de lui parce qu’il était grand et fort. Et son goût pour la prudence ne passait pas pour de la balourdise. Même quand ils ne s’étaient jamais rencontrés, tous les loups se connaissaient, et avec eux, il n’était plus qu’un frère parmi tant d’autres.

Non ! Non ! pensa Perrin en serrant plus fort le manche de sa hache.

— C’était un signe, dit soudain Masema, faisant sursauter l’apprenti forgeron.

Sa poitrine nue couverte de sang – il avait tout juste eu le temps d’enfiler un pantalon avant d’aller se battre –, le vétéran promena sur ses compagnons un regard où brillait une ferveur plus vibrante que jamais. Blessé sans doute, mais sûrement pas à mort…

— Oui, un signe pour confirmer notre foi. Les loups eux-mêmes sont venus se battre pour le Dragon Réincarné. Lors de l’Ultime Bataille, le Seigneur Dragon appellera les bêtes sauvages pour qu’elles viennent lutter à nos côtés. C’est la preuve que nous devons aller de l’avant. Seuls les Suppôts des Ténèbres refuseront de se joindre à nous.

Deux soldats approuvèrent du chef.

— Tu vas fermer ton fichu clapet, Masema ! s’exclama Uno.

Le sergent borgne semblait indemne, mais il combattait déjà les Trollocs avant la naissance de Perrin. Cela dit, il paraissait épuisé, seul son œil factice donnant des signes de fraîcheur.

— Nous « irons de l’avant », comme tu dis, quand le Seigneur Dragon nous en donnera le fichu ordre ! Collez-vous bien ça dans le crâne, maudits paysans bornés !

Uno regarda la file de guerriers qui attendaient d’être soignés par Moiraine. Même après l’intervention de l’Aes Sedai, très peu étaient en état de tenir assis.

— Au moins, nous aurons assez de fichues peaux de loup pour tenir les blessés au chaud.

— Non ! s’écria Perrin, sa conviction surprenant les lanciers. Ils se sont battus pour nous, et nous les enterrerons avec nos morts.

Uno plissa le front, prêt à discuter ferme, mais le regard jaune de Perrin le tétanisa, et ce fut lui qui finit par baisser les yeux.

De nouveau mal à l’aise, Perrin se tourna vers Min pendant que le sergent ordonnait à ses hommes de réunir les dépouilles des loups.

— Où est Rand ? demanda le jeune homme à son amie – qui le regardait bizarrement, comme toujours quand elle voyait des auras et des images.

— Quelque part dans l’obscurité… Par là-haut… Il refuse de parler et envoie sur les roses quiconque ose l’approcher.

— Il me parlera…, souffla Perrin avant de se mettre en route.

Min le suivit en protestant parce qu’il aurait dû, selon elle, attendre d’avoir été vu par Moiraine avant de s’éclipser.

Par la Lumière ! que voit-elle lorsqu’elle me regarde ? Je préfère ne pas savoir…

Juste au-delà du cercle de lumière des arbres embrasés, Rand était assis à même le sol, le dos contre le tronc d’un chêne rabougri. Les bras autour du torse, les mains glissées sous sa veste rouge, comme s’il avait froid, il regardait dans le vide et ne sembla pas remarquer que quelqu’un approchait. Min s’assit près de lui, mais il ne broncha pas, même quand elle lui posa une main sur le bras. Si loin du champ de bataille, Perrin sentait toujours l’odeur du sang – et pas seulement du sien.

— Rand…, commença-t-il.

Mais son ami ne le laissa pas continuer.

— Sais-tu ce que j’ai fait pendant la bataille ? (Rand continua à scruter la nuit, comme si c’était à elle qu’il s’adressait.) Rien ! Rien d’utile… Au début, quand j’ai essayé de puiser dans la Source Authentique, je n’y suis pas arrivé. Je luttais, mais elle m’échappait, comme si elle me glissait entre les doigts. Quand j’ai enfin réussi, j’avais l’intention de carboniser tous les Trollocs et les Myrddraals. Et qu’ai-je fait, à part ficher le feu à quelques arbres ? (Il eut un rire silencieux, puis une moue douloureuse.) Le saidin m’emplissait au point que je redoute d’exploser comme une fusée de feu d’artifice. Contraint de le canaliser et de l’expulser avant qu’il me consume, j’ai eu l’idée de faire s’écrouler la montagne afin qu’elle ensevelisse les Trollocs. J’ai presque essayé. Voilà ce que fut mon combat. Il ne m’opposait pas aux monstres, mais à moi-même, parce que j’avais l’idée ignoble de nous faire tomber une montagne sur la tête !

Min coula un regard chagriné à Perrin, comme si elle l’appelait au secours.

— Nous avons… réglé le problème sans ton aide, Rand, dit l’apprenti forgeron.

Pensant aux blessés et aux morts, dans la cuvette, il ne put s’empêcher de frissonner.

Mais ce serait pire si la montagne s’était écroulée…

Rand appuya la tête contre le tronc d’arbre et ferma les yeux.

— Je les ai sentis venir, soupira-t-il. Sans savoir ce que c’était… C’était comme capter la souillure du saidin… Et le saidin est toujours là – il m’appelle et chante pour moi. Quand je me suis avisé que c’était davantage que ça, Lan était déjà en train de réveiller tout le monde. Si je contrôlais mon don, j’aurais pu vous avertir bien plus tôt. Mais une fois sur deux, quand je réussis à atteindre le saidin, je n’ai pas la première idée de ce que je fais. Le flot du Pouvoir m’emporte, voilà tout… Mais j’aurais dû vous prévenir…

Mal à l’aise, Perrin se dandina… et ses plantes de pied douloureuses se rappelèrent à son bon souvenir.

— Nous avons été prévenus assez tôt…

Une tentative d’autosuggestion, et ça s’entendait de loin…

Si j’avais parlé avec les loups, j’aurais pu alerter tout le monde avant qu’il soit presque trop tard… Ils savaient que des Trollocs et des Myrddraals rôdaient dans les montagnes, et ils ont tenté de me le dire.

Certes, mais s’il avait ouvert son esprit aux loups, n’aurait-il pas été en train de courir avec eux, à l’instant même ? Comme Elyas Machera, le solitaire qui lui avait fait découvrir son étrange don ? Elyas vivait en permanence avec une meute, et ça ne l’empêchait pas de savoir qu’il était un homme. Mais il n’avait pas confié son secret à Perrin, qui ne l’avait plus vu depuis un bon moment…

Des bruits de pas annoncèrent l’arrivée de deux nouvelles personnes. L’air charriant leur odeur jusqu’à ses narines, Perrin sut immédiatement que c’étaient Lan et Moiraine. Il ne prononça pourtant pas de nom avant qu’ils soient assez près pour que n’importe qui puisse les identifier.

Le Champion donnait le bras à Moiraine, comme s’il entendait la soutenir sans qu’elle s’en aperçoive. Le regard vide, l’Aes Sedai tenait dans une main une statuette en ivoire noirci par l’âge. Représentant une femme, il s’agissait d’un angreal, un antique artefact permettant à une Aes Sedai de puiser davantage de Pouvoir dans la Source Authentique sans risquer d’être carbonisée. Si elle en avait eu besoin pour guérir, Moiraine devait être au bord de l’épuisement.

Min se leva pour lui porter assistance, mais l’Aes Sedai la repoussa d’un geste.

— J’ai vu tout le monde… Quand j’en aurai fini ici, je pourrai me reposer.

Se dégageant de l’amicale emprise de Lan, Moiraine se concentra puis passa une main sur l’épaule blessée de Perrin. Ensuite elle s’occupa de la coupure, dans son dos.

— Ce n’est pas très grave, dit-elle alors que l’apprenti forgeron sentait sa peau picoter. Cela dit, la morsure et la plaie sont profondes, et… Bref, prépare-toi ! Ce ne sera pas douloureux, mais…

Perrin détestait être près d’une personne qui canalisait le Pouvoir, surtout s’il était directement concerné. Il n’en était pas à sa première expérience du pouvoir thérapeutique de Moiraine, mais ces interventions visaient seulement à le débarrasser de sa fatigue à certains moments de crise. Jusque-là, il n’avait pas été blessé.

Les yeux de l’Aes Sedai parurent soudain voir à l’intérieur de son corps. Poussant un petit cri, il faillit en laisser tomber sa hache. Il sentit d’abord les muscles de son dos bouger et palpiter alors qu’ils cicatrisaient tout seuls, puis son épaule commença à trembler et sa vision se brouilla. Il eut l’impression que la moelle de ses os se glaçait, puis la sensation de froid devint plus profonde encore. Bougeait-il ? Tombait-il ? Volait-il ? Il n’aurait su le dire, mais il aurait juré qu’il fonçait vers quelque chose et que ce mouvement ne s’interromprait jamais.

Après ce qui lui parut une éternité, tout redevint normal. Alors qu’elle s’écartait de lui, Moiraine vacilla et Lan la reprit par le bras.

Secoué, Perrin regarda son épaule, où il ne restait aucune trace de la morsure. Il bougea les bras et son dos réagit tout à fait normalement. La douleur ayant disparu, il devina qu’il ne restait plus rien non plus de la coupure.

Comme pour fêter ça, son estomac grommela.

— Ne tarde pas à manger, dit Moiraine. Une bonne partie de la force qui t’a guéri venait de toi. Il faut la reconstituer.

Des images dansaient déjà dans la tête de Perrin. Du bœuf bien saignant, du mouton, du sanglier… Non sans efforts, il s’obligea à ne plus penser à de la viande. Une de ces curieuses racines au goût de navet devrait le rassasier, quand il aurait le temps de manger. À cette idée, son estomac protesta.

— Il ne reste pas l’ombre d’une cicatrice, forgeron, dit Lan.

— La plupart des loups blessés se sont réfugiés dans la forêt, souffla Moiraine, mais j’ai soigné ceux que j’ai trouvés…

Perrin sursauta. Mais l’Aes Sedai ne semblait pas avoir d’arrière-pensées. Si une telle chose était possible.

— Ils sont venus pour des raisons qui les regardent, mais sans eux, nous serions probablement tous morts…

Gêné, Perrin baissa les yeux.

Moiraine tendit la main vers la joue blessée de Min, mais celle-ci recula d’un pas.

— Ce n’est pas grave, et vous êtes fatiguée… Je me suis déjà fait plus mal en tombant toute seule.

Moiraine n’insista pas et laissa Lan lui prendre l’autre bras.

— D’accord… Et toi, Rand ? Es-tu blessé ? Une égratignure due à la lame d’un Blafard peut être mortelle, et certains Trollocs manient des armes tout aussi dangereuses.

Perrin remarqua soudain un détail.

— Rand, ta veste est trempée…

Le Dragon sortit de sous le vêtement une main rouge de sang.

— Ni un Myrddraal ni un Trolloc, dit-il distraitement. La blessure que j’ai récoltée à Falme s’est rouverte.

Moiraine échappa à Lan et se laissa tomber à genoux à côté du jeune homme. Écartant les pans de sa veste, elle examina la plaie. Perrin ne vit rien, car elle lui cachait la blessure, mais l’odeur du sang lui monta aux narines.

L’Aes Sedai bougea les mains et Rand grimaça de douleur.

— « Tombant sur la roche du mont Shayol Ghul, le sang du Dragon Réincarné libérera l’humanité des Ténèbres. » C’est bien ce que disent les Prophéties du Dragon.

— De qui tiens-tu ça ?

— Si vous utilisiez les Chemins ou une Pierre-Portail pour me conduire jusque là-bas, continua Rand, nous pourrions en finir. Plus de morts… Fini les rêves. La paix, enfin…

— Si c’était si simple que ça, je n’hésiterais pas une minute. Mais tout ce qu’on trouve dans Le Cycle de Karaethon ne doit pas être pris au pied de la lettre. Pour chaque chose incontestable, on en trouve dix qui peuvent avoir une centaine de sens différents. Même si quelqu’un t’a fait connaître l’ensemble des prophéties, ne va surtout pas croire que tu sais tout de l’avenir…

Moiraine se tut, serra plus fort son angreal et passa sa main libre le long du flanc de Rand comme s’il n’était pas couvert de sang.

— Serre les dents !

Les yeux écarquillés, Rand se redressa contre son tronc d’arbre. Tremblant comme une feuille, il gémit puis cria.

Tandis que l’Aes Sedai le soignait, Perrin avait eu le sentiment que la « séance » durait une éternité. En quelques secondes, ce fut terminé avec Rand, comme ç’avait dû l’être avec lui.

— J’ai fait de mon mieux…, murmura Moiraine. Oui, de mon mieux… Tu devras être prudent, parce que la plaie risque de se rouvrir si…

Sa voix mourant, l’Aes Sedai s’affaissa.

Rand la retint, mais Lan bondit et la prit dans ses bras. À cet instant, Perrin vit sur le visage de pierre du Champion une tendresse dont il ne l’aurait pas cru capable.

— Elle est épuisée… Tout le monde a bénéficié de ses bienfaits, et il n’y a personne pour lui rendre la pareille. Je vais la mettre au lit.

— Rand pourrait…, commença Min.

Mais le Champion secoua la tête.

— Je sais que tu ne refuserais pas d’essayer, berger, mais en l’état actuel des choses, tu risquerais de la tuer…

— Exact, lâcha Rand. Je suis indigne de confiance. Lews Therin Fléau de sa Lignée n’a-t-il pas tué tous ses proches ? Avant de crever, je ferai peut-être comme lui…

— Je parlais de ton inexpérience, berger… Allons, reprends-toi ! Le sort du monde repose sur tes épaules. Souviens-toi que tu es un homme et agis en conséquence !

Rand leva les yeux. Étrangement, toute son amertume semblait s’être volatilisée.

— Je me battrai jusqu’à mon dernier souffle… Parce que je suis le seul à pouvoir le faire… C’est mon devoir, j’en ai conscience. Mais rien ne me force à aimer ce que je suis devenu. (Rand ferma les yeux comme s’il allait s’endormir.) Je lutterai. Les rêves…

Lan regarda un moment le Dragon, puis il tourna la tête vers Min et Perrin.

— Mettez-le au lit et prenez un peu de repos aussi. Demain, nous devrons mettre au point des plans et la Lumière seule sait ce qui nous attend encore.

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