Egwene laissa le saidar déferler en elle avant même qu’un cri ait fini de quitter sa gorge. Du coin de l’œil, elle vit la même aura envelopper Elayne. Un moment, elle se demanda si Ellisor, les ayant entendues, allait leur envoyer du secours. Après tout, la Grue Bleue était à moins d’une demi-lieue de là.
Puis elle oublia toute idée d’assistance et entreprit au contraire de modeler le flot d’Air et de Feu pour le transformer en éclairs. Dans le silence revenu, elle aurait cru entendre siffler ces armes mortelles.
Les bras croisés, l’air déterminée mais sereine, Nynaeve n’avait pas bronché. Parce qu’elle avait vu la première ce qu’Egwene venait à peine de remarquer ? Ou parce qu’elle n’était pas assez furieuse, de toute façon, pour accéder à la Source Authentique ?
En tout cas, la personne qui venait de jaillir de nulle part était une femme à peine plus vieille qu’Egwene, même si elle la dominait d’une bonne tête.
La jeune femme ne se coupa pas pour autant du saidar. Si les hommes étaient souvent assez naïfs pour se sentir en sécurité face à une représentante du « sexe faible », Egwene avait depuis longtemps renoncé aux illusions de ce genre. Dans un coin de sa tête, elle nota cependant que l’aura d’Elayne avait disparu. La Fille-Héritière avait besoin de sérieux cours de réalisme…
C’est vrai qu’elle n’a jamais été prisonnière des Seanchaniens…
Même si elle ne portait pas d’arme, la femme qui se tenait devant elles n’était pas du genre qu’un mâle – même frappé de déficience intellectuelle – aurait tenu pour inoffensif.
Les yeux bleu-vert, les cheveux cuivrés coupés court, à l’exception d’une natte qui lui tombait sur les épaules, elle portait une tenue parfaite pour le camouflage dans tous les environnements comportant de la terre ou des rochers. Pour avoir entendu des descriptions, par le passé, Egwene sut immédiatement qu’elle avait affaire à une Aielle.
En la regardant mieux, elle éprouva une étrange sympathie pour la guerrière. Comment cela se faisait-il ?
On croirait la cousine de Rand…
Cette explication n’apaisa quand même pas la curiosité d’Egwene.
Au nom de la Lumière ! que fait-elle ici ? Depuis la guerre, les Aiels n’ont plus quitté leur désert.
Toute sa vie, Egwene avait entendu parler de la cruauté des Aiels. Et les Promises de la Lance, la version féminine des terribles guerriers, ne passaient pas pour plus clémentes que leurs équivalents masculins. Pourtant, la jeune femme n’éprouvait plus la moindre angoisse – au contraire, elle était très énervée d’avoir cédé à la panique, au début. Tant que le saidar alimentait le Pouvoir de l’Unique, au fond d’elle-même, elle n’avait rien à craindre de personne.
N’était une sœur pleinement formée… Mais aucune autre femme, serait-ce une Aielle, ne peut me menacer.
— Je me nomme Aviendha, dit la guerrière. Je viens du clan des Sept Vallées, et j’appartiens aux Aiels Taardad… (Son ton resta aussi neutre et aussi imperturbable que son expression.) Je suis une Far Dareis Mai, ce que vous appelez une Promise de la Lance. (Elle se tut un moment, étudiant les trois jeunes femmes.) Vous n’avez pas le visage qui convient, mais nous avons vu vos bagues… Chez vous, il existe l’équivalent de nos Matriarches – des Aes Sedai, je crois… Faites-vous partie des sœurs de la Tour Blanche ?
Un moment, Egwene se sentit mal à l’aise. Qui était le nous en question ? Regardant alentour, elle ne vit rien de suspect derrière les buissons, et ce dans un cercle de vingt bons pas de rayon.
S’il y avait d’autres Aielles, elles devaient être dans le bosquet suivant, à plus de deux cents pas de là. Ou dans le suivant encore, au double de distance. En d’autres termes, trop loin pour être dangereuses.
Sauf si elles ont des arcs…
Et à condition d’être de très bonnes archères. À Deux-Rivières, durant les compétitions de Bel Tine ou du Jour du Soleil, seuls les meilleurs concurrents parvenaient à être précis à des distances pareilles.
De toute façon, Egwene pouvait foudroyer d’un éclair quiconque s’amuserait à la prendre pour cible…
— Nous sommes bien des sœurs de la Tour Blanche, répondit très calmement Nynaeve.
Elle s’efforçait de ne pas regarder autour d’elle, enfin de ne pas en avoir l’air, avec une concentration qui gâchait tous ses effets. Même Elayne ne pouvait pas s’en empêcher…
— Maintenant, quant à savoir si nous sommes aussi sages que vos Matriarches… Que veux-tu de nous, petite ?
Aviendha eut un sourire désarmant. Elle était vraiment très mignonne, constata Egwene, même si jusque-là, elle avait fait beaucoup d’efforts pour le cacher.
— En tout cas, tu parles comme une Matriarche… Toujours directe, et très peu de patience pour les imbéciles… (Le sourire se volatilisa, mais le ton d’Aviendha resta serein.) L’une d’entre nous est très grièvement blessée – peut-être à mort, pour ce que j’en sais. Les Matriarches arrachent souvent des gens à la mort. J’ai entendu dire que les Aes Sedai faisaient d’encore plus grands miracles. Aiderez-vous ma compagne ?
Egwene en resta un moment sans voix.
Une de ses amies se meurt ? Et elle nous demande de l’aide comme si elle voulait que nous lui prêtions un peu de farine ?
— Je l’aiderai si c’est possible, répondit Nynaeve. Aviendha, je ne peux rien te promettre. Malgré mes efforts, elle peut mourir quand même.
— La mort vient pour tout le monde… Tout ce que nous pouvons choisir, c’est la manière de l’affronter. Je vais vous conduire jusqu’à notre amie…
Deux nouvelles Aielles jaillirent du néant, à moins de dix pas de là – en fait, elles étaient cachées pour l’une dans un repli de terrain qu’Egwene aurait cru insuffisant pour dissimuler un chien, et pour l’autre dans des herbes qu’il fallait être très optimiste pour qualifier de « hautes ».
Elles abaissèrent leur voile noir – un choc pour Egwene, car les Aiels des deux sexes, selon Elayne, se voilaient uniquement quand ils prévoyaient de tuer – et dénouèrent puis laissèrent reposer sur leurs épaules l’écharpe qui leur servait à s’envelopper la tête.
Une des femmes avait les mêmes cheveux cuivrés qu’Aviendha. L’autre était une rousse de feu aux yeux bleus. Pas plus vieilles qu’Egwene et Elayne, elles semblaient bien résolues à se servir des lances qu’elles brandissaient.
La rousse tendit ses armes à Aviendha. Un long couteau à la lame très large, un carquois plein de flèches et un arc court qui semblait en corne. Lorsqu’elle se fut équipée, le couteau et le carquois à la ceinture et l’arc en bandoulière, l’Aielle saisit les quatre courtes lances à la pointe acérée et la petite rondache que l’autre guerrière avait gardées pour elle. Comme ses compagnes, Aviendha trimballait cette panoplie aussi naturellement qu’une villageoise de Champ d’Emond arborait un foulard.
— Suivez-moi, dit-elle, repartant vers les buissons que le trio avait dépassés un peu plus tôt.
Egwene se coupa enfin du saidar. Si elles entendaient la transpercer avec leurs lances, les Aielles seraient trop rapides pour qu’elle ait le temps de se défendre. Mais ce n’était pas l’intention de ces femmes, même si elles se montraient méfiantes…
Mais que se passera-t-il si Nynaeve ne parvient pas à soigner leur amie ? J’aimerais vraiment qu’elle nous consulte, avant de prendre des décisions qui nous engagent toutes les trois.
Alors que le petit groupe se dirigeait vers les arbres, les Aielles sondèrent les environs comme si elles s’attendaient à y repérer des ennemis aussi doués qu’elles pour le camouflage. Aviendha ouvrant la marche, Nynaeve se porta à sa hauteur.
— Je suis Elayne de la maison Trakand, Fille-Héritière de la reine Morgase d’Andor.
Tout ça dit sur un ton neutre, comme si la jeune femme parlait de la pluie et du beau temps.
Egwene faillit s’en emmêler les pinceaux.
Par la Lumière ! elle perd la tête ? Andor a joué un rôle capital dans la guerre des Aiels. Ça fait peut-être vingt ans, mais ce peuple est réputé pour sa mémoire…
— Je me nomme Bain, du clan la Roche Noire, des Aiels Shaarad, répondit simplement une des guerrières.
— Moi, je suis Chiad, dit l’autre, une blonde plus petite que ses deux compagnes, du clan de la Rivière de Pierre, des Aiels Goshien…
— Je m’appelle Egwene al’Vere, se présenta Egwene.
Voyant que les Aielles semblaient sur leur faim, elle ajouta :
— Fille de Marin al’Vere, de Champ d’Emond, sur le territoire de Deux-Rivières.
Cette information sembla satisfaire les guerrières. Pourtant, cette filiation devait leur sembler aussi opaque que les clans et les sous-clans dont elles parlaient comme si les non-Aiels n’avaient dû connaître que ça.
Ce sont des structures familiales… Plus ou moins.
— Vous êtes des premières-sœurs ? demanda Bain, s’adressant apparemment aux trois jeunes femmes.
Prenant le mot « sœur » dans l’acception que lui donnaient les Aes Sedai, Egwene répondit d’un « oui » franc et massif.
— Non, lâcha Elayne exactement au même moment.
Chiad et Bain se regardèrent comme si elles doutaient fortement de la santé mentale des deux jeunes femmes.
— Premières-sœurs, dit Elayne d’un ton professoral, désigne des femmes qui ont la même mère. Deuxièmes-sœurs s’utilise quand leurs mères sont sœurs… (Elle se tourna vers les guerrières.) Nous ne savons pas grand-chose de votre peuple, il faut nous en excuser. Je pense souvent à Egwene comme si elle était ma première-sœur, mais en réalité, nous ne sommes même pas parentes.
— Alors, pourquoi ne prononcez-vous pas vos vœux devant votre Matriarche ? demanda Chiad. Bain et moi sommes devenues premières-sœurs…
Egwene ne put dissimuler sa confusion.
— Comment peut-on le devenir ? Soit on a la même mère, soit on ne l’a pas, non ? Maintenant, ne vous vexez surtout pas… Le peu que je sais sur les Promises de la Lance, c’est Elayne qui me l’a appris. Je sais que vous vous battez comme des lionnes et que vous ne vous intéressez pas aux hommes, et c’est à peu près tout.
Elayne acquiesça. Sa description des Promises en faisait un assez étrange croisement entre des sœurs de l’Ajah Rouge et des « Championnes », si une telle corporation avait existé…
Les deux Aielles se regardèrent de nouveau comme si elles avaient le sentiment de converser avec des démentes.
— Nous ne nous intéressons pas aux hommes ? répéta Chiad, interloquée.
Bain fronça pensivement les sourcils.
— Ce que tu dis ressemble à la vérité… et pourtant, c’en est très loin. Quand nous nous unissons à la Lance, nous jurons de ne nous lier ni à un homme ni à un enfant… Certaines d’entre nous renoncent à la Lance pour les beaux yeux d’un homme ou l’amour d’un enfant, mais une fois fait, ce choix stupéfiant est irréversible.
— Il arrive aussi qu’une Promise renonce à la Lance pour aller à Rhuidean, précisa Chiad. Car une Matriarche ne peut pas épouser la Lance.
Bain regarda sa compagne comme si elle venait de déclarer pompeusement que le ciel était bleu, ou que la pluie tombait des nuages. Le regard qu’elle coula à Egwene et Elayne sembla sous-entendre qu’elles n’étaient peut-être pas informées de ces réalités-là.
— Oui, c’est vrai, même si certaines tentent de s’opposer à la règle.
— Elles essaient, oui, renchérit Chiad.
On eût dit que les deux Aielles faisaient allusion à un secret connu d’elles seules…
— Mais je me suis écartée de mes explications, reprit Bain. Les Promises ne dansent pas le ballet de la Lance les unes contre les autres, même quand leurs clans sont ennemis. Mais les Aiels Shaarad et les Aiels Goshien se détestent et se combattent depuis quatre cents ans. Chiad et moi avons trouvé que nos vœux de mariage avec la Lance ne suffisaient pas. Nous sommes donc allées accomplir devant les Matriarches de nos clans – chacun confiant sa vie à l’autre – le rituel qui a fait de nous des premières-sœurs. Comme toutes les premières-sœurs qui appartiennent également aux Promises, chacune protège les arrières de l’autre et aucune n’accueille un homme hors de la présence de l’autre… Dans ce contexte, je ne dirais pas que les hommes ne nous intéressent pas… (Chiad acquiesça avec l’ombre d’un sourire.) La vérité t’apparaît-elle clairement, Egwene ?
— Oui, répondit la jeune femme.
Croisant le regard d’Elayne, elle y lut la stupéfaction qui devait s’afficher dans le sien.
Pas l’Ajah Rouge… Le Vert, peut-être… Un mélange entre des « Championnes » et des sœurs vertes, plus quelque chose que je ne saisis pas vraiment… Enfin, je crois…
— La vérité est tout à fait limpide pour moi, Bain… Merci beaucoup.
— Si vous avez le sentiment d’être des premières-sœurs, toutes les deux, dit Chiad, vous devriez aller voir vos Matriarches pour accomplir le rituel. Mais malgré votre jeunesse, vous êtes des Matriarches… Dans un cas pareil, je ne sais pas comment il faut procéder.
Egwene se demanda si elle devait éclater de rire ou rougir jusqu’aux oreilles. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à Elayne et elle, partageant le même homme…
Non, minute ! C’est réservé aux premières-sœurs qui sont aussi des Promises, si j’ai bien compris…
Elayne avait le rose aux joues. À coup sûr parce qu’elle pensait à Rand, devina Egwene.
Mais nous ne le partageons pas, mon amie… Aucune de nous ne peut l’avoir, c’est différent…
— Chiad, dit Elayne, je crois qu’il n’y a pas besoin de rituel. Egwene et moi protégeons déjà nos arrières…
— Comment est-ce possible ? demanda l’Aielle. Vous n’êtes pas mariées à la Lance, et de plus, vous êtes des Matriarches. Qui lèverait la main sur une Matriarche ? Je n’y comprends plus rien… Quel besoin de protection avez-vous ?
Egwene aurait été bien en mal de répondre, mais l’entrée dans le bosquet lui épargna cette peine. Sous les arbres, deux Aielles de plus se tapissaient – du côté de l’eau, constata Egwene. Il y avait là Jolien du clan du Sel Plat, des Nakai Aiels, une petite femme aux cheveux roux clair et aux yeux bleus qui veillait sur Dailin, une compagne de sous-clan et de clan d’Aviendha. Les cheveux empoissés de sueur, la jeune blessée ouvrit une seule fois ses yeux gris, lorsque les cinq femmes arrivèrent, puis elle les garda clos et ne releva plus la tête. Sa veste et sa tunique reposaient à côté d’elle et du sang maculait le pansement qu’elle portait autour du torse.
— Un coup d’épée…, expliqua Aviendha. Quelques « soldats », comme les appellent les renégats tueurs d’arbres, nous ont prises pour un groupe de bandits – cette terre en est infestée, en ce moment. Pour les convaincre qu’ils se trompaient, nous avons dû tuer ces imbéciles. Mais Dailin… Aes Sedai, peux-tu l’aider ?
Nynaeve s’agenouilla à côté de Dailin, souleva le pansement et fit la grimace en découvrant l’étendue des dégâts.
— L’avez-vous déplacée depuis qu’elle a été blessée ? Une croûte s’était formée, mais elle a été brisée…
— Elle voulait mourir près de l’eau, dit Aviendha.
Elle regarda la berge, puis détourna vivement la tête. Egwene eut l’impression qu’elle frissonnait.
— Imbéciles ! s’écria Nynaeve en fouillant dans sa sacoche à herbes médicinales. La déplacer avec une blessure pareille ! Vous avez failli la tuer ! Elle voulait mourir près de l’eau, paraît-il ? Porter les mêmes armes que les hommes vous rend-il aussi stupides qu’eux ? (Elle sortit une coupe en bois de sa sacoche et la tendit à Chiad.) Va la remplir d’eau. Il faut que je dilue mes plantes, pour les lui faire boire.
Chiad et Bain allèrent ensemble au bord de l’eau. Même si elles n’en avaient rien montré, Egwene aurait juré qu’elles redoutaient la rivière, comme si des tentacules avaient pu en jaillir pour s’emparer d’elles et les entraîner vers le fond.
— Si nous ne l’avions pas portée jusqu’à l’eau, Aes Sedai, souligna Aviendha, nous ne t’aurions pas rencontrée, et elle serait morte à coup sûr.
Nynaeve entreprit de mélanger des poudres dans la coupe d’eau.
— De la racine de coren pour reconstituer son sang, des pétales d’hépatique blanche pour la cicatrisation et une bonne dose de guérit-tout, bien entendu…
L’ancienne Sage-Dame continua à énumérer des noms, bien trop bas pour que ses compagnes l’entendent.
Aviendha ne cacha pas sa perplexité.
— Nos Matriarches utilisent des plantes, mais je n’ai jamais entendu dire que les Aes Sedai y avaient également recours.
— Je fais ce qui me chante ! lança Nynaeve avant de se concentrer de nouveau sur ses décoctions.
— Elle a le caractère et la façon de parler d’une Matriarche, souffla Chiad à Bain.
Sa compagne hocha gravement la tête.
À part Dailin, toutes les Aielles brandissaient leurs armes, et elles semblaient bien décidées à s’en servir s’il le fallait.
Et Nynaeve ne fait rien pour les calmer…, pensa Egwene. Si je trouvais un sujet de conversation ? Ce serait judicieux, non ? Quand ils bavardent gentiment, les gens ne pensent pas trop à étriper leurs prochains…
— N’y voyez aucune offense, commença la jeune femme, mais j’ai cru remarquer que la rivière vous met toutes mal à l’aise. Elle n’est jamais dangereuse, savez-vous, sauf en cas de tempête. Même si le courant est assez fort, vous pourriez y nager…
Elayne secoua frénétiquement la tête, mais il était trop tard pour changer de sujet.
Soudain blême, comme toutes ses compagnes, Aviendha souffla :
— J’ai vu un homme du Shienar nager, un jour…
— Un jour ? Je ne comprends pas, insista lourdement Egwene. Je sais qu’il y a peu d’eau dans votre désert, mais Jolien, tu appartiens au clan de la Rivière de Pierre, dis-tu. N’as-tu donc jamais nagé dans ses eaux ?
Elayne regarda son amie comme si elle venait de perdre la raison.
— Nager ? fit Jolien, très dubitative. Tu veux dire… aller dans l’eau ? Toute cette eau, et sans rien pour se tenir ? (Elle frissonna.) Aes Sedai, avant de traverser le Mur du Dragon, je n’avais jamais vu un cours d’eau que je ne pouvais pas enjamber. La Rivière de Pierre… Certains disent qu’il y avait de l’eau dans son lit, jadis, mais ce sont des fadaises. Elle est remplie de pierres, et c’est tout. Les plus anciens récits des Matriarches et des chefs de clan racontent qu’il n’y a jamais rien eu d’autre depuis le jour où notre clan, se séparant de celui de la Haute Plaine, revendiqua ce territoire. Nager ! Nager !
Jolien serra plus fort sa lance, comme si elle désirait en découdre avec ce mot. D’instinct, Bain et Chiad s’éloignèrent d’un pas de plus du bord de l’eau.
Egwene soupira – et rosit quand elle croisa le regard d’Elayne.
Très chère, je ne suis pas une Fille-Héritière, pour savoir toutes ces choses… Mais j’apprendrai, c’est certain…
Regardant les Aielles, Egwene dut reconnaître qu’elle ne les avait pas calmées, bien loin de là.
Si elles tentent quelque chose, je les contiendrai avec une invocation d’Air.
Saurait-elle maîtriser quatre personnes en même temps ? Elle n’en savait rien, mais ça ne l’empêcha pas de s’ouvrir au saidar, de préparer le tissage de Pouvoir et d’attendre, très sereine.
Le Pouvoir pulsait en elle, avide de se déchaîner. Du coin de l’œil, elle remarqua qu’aucune aura n’entourait Elayne – qui secouait de nouveau furieusement la tête.
— Je ne ferais jamais de mal à une Aes Sedai, dit soudain Aviendha. Vous devriez le savoir, mais… Que Dailin survive ou non, ça ne changera rien. Pas question que je lève un jour une lance contre une femme. Et encore moins contre une Aes Sedai.
Egwene eut le sentiment, assez pénible, somme toute, que l’Aielle essayait de calmer le jeu.
— Je le sais, fit Elayne comme si elle répondait à Aviendha, mais en s’adressant en réalité à Egwene. Personne n’en sait très long sur ton peuple, mais on m’a dit que vous ne maltraitiez jamais une femme, sauf si elle est… mariée à la Lance, c’est comme ça qu’on dit ?
Bain parut estimer que la Fille-Héritière passait une fois de plus à côté de la vérité.
— Il n’en va pas exactement ainsi, Elayne… Si une femme qui n’est pas mariée à la Lance m’attaque avec une arme, je lui en ferai passer l’envie très violemment, tu peux me croire. Un homme… Un homme peut penser qu’une femme de chez vous est « mariée » parce qu’elle porte des armes… Je ne sais pas trop, les hommes sont si bizarres…
— Oui, bien sûr, dit Elayne. En résumé, tant que nous ne vous attaquons pas avec des armes, nous n’avons rien à craindre de vous.
Les quatre Aielles semblaient vraiment troublées. Histoire de ponctuer son discours, la Fille-Héritière jeta un regard appuyé à son amie.
Egwene ne se coupa pourtant pas du saidar. Tout ce qu’Elayne avait appris n’était pas parole sainte, y compris lorsque les Aielles disaient la même chose. De plus, sentir le saidar en elle était délicieux…
Nynaeve souleva la tête de Dailin et entreprit de lui faire boire sa préparation.
— Allons, courage ! Je sais que c’est infect, mais il faut tout avaler !
Dailin s’étrangla à moitié mais but quand même.
— Même si vous nous attaquiez, Aes Sedai, dit Aviendha à Elayne, nous ne vous frapperions pas… (Elle garda pourtant un œil sur Nynaeve et Dailin.) Avant la Dislocation du Monde, dit-on, nous servions les Aes Sedai. Aucun récit ne précise comment et en quoi, mais une chose est sûre : nous n’avons pas été à la hauteur. C’est peut-être le péché qui nous a valu l’exil dans la Tierce Terre. Je n’en sais rien, et personne n’en a la moindre idée, à part peut-être les Matriarches et les chefs de clan – qui garderont à tout jamais le secret. En tout cas, si nous trahissons une nouvelle fois les Aes Sedai, il est écrit qu’elles nous détruiront.
— Bois tout ! marmonna Nynaeve. Des épées ! Des épées et des muscles, et pas de cerveau !
— Nous ne vous détruirons pas, affirma Elayne.
Aviendha acquiesça.
— Si tu le dis, Aes Sedai… Mais les anciens récits sont très clairs sur un point : nous ne devons jamais combattre les Aes Sedai. Si vous me bombardez avec vos éclairs et vos torrents de feu, je danserai sur votre musique, mais je ne vous ferai aucun mal.
— Blesser les gens ! grogna Nynaeve. (Elle reposa la tête de Dailin et lui palpa le front.) Blesser des femmes !
Aviendha fronça de nouveau les sourcils, et d’autres Aielles l’imitèrent.
— Torrents de feu ? Aviendha, que sont ces « torrents de feu » ?
La guerrière parut ne pas en croire ses oreilles.
— Tu l’ignores ? Dans les anciens récits, les Aes Sedai les contrôlent. On dit que ce sont des armes terribles, mais je n’en sais pas plus. Hélas, nous avons oublié énormément de choses, au fil des siècles.
— La Tour Blanche en a peut-être oublié aussi, dit Egwene.
J’en ai entendu parler dans ce rêve qui n’en était pas un. Un songe aussi réel que Tel’aran’rhiod, j’en prendrais le pari contre Mat en personne !
— Pas le droit ! rugit Nynaeve. Personne n’a le droit de déchiqueter ainsi des corps. Ce n’est pas juste !
— Est-elle en colère ? demanda Aviendha, inquiète.
Chiad, Bain et Jolien ne semblaient guère plus rassurées.
— Tout va bien, les rassura Elayne.
— C’est même mieux que ça ! s’écria Egwene. Elle s’énerve, et c’est ce qui pouvait arriver de plus souhaitable.
L’aura du saidar enveloppa soudain l’ancienne Sage-Dame. Alors qu’Egwene et Elayne tendaient le cou pour mieux voir, Dailin se redressa en sursaut et cria à s’en casser les cordes vocales. Aussitôt, Nynaeve la força à se rallonger, et l’aura disparut quelques instants après. Les yeux de nouveau clos, la blessée resta allongée, le souffle heurté.
Je l’ai vue faire…, pensa Egwene. Enfin, je crois…
Avait-elle vraiment distingué les multiples flux que Nynaeve avait tissés ensemble à une vitesse qui dépassait l’entendement ? C’était comme fabriquer quatre tapis en même temps avec un bandeau sur les yeux. Un exploit impensable…
Nynaeve utilisa le pansement ensanglanté pour nettoyer le ventre de Dailin, éliminant des fragments de sang séché en même temps que du fluide vital tout frais. Il n’y avait plus de plaie, pas de cicatrice, juste une peau régénérée nettement plus claire que sur le visage de l’Aielle.
Avec une grimace, Nynaeve ramassa tous les tissus souillés et les jeta dans l’eau.
— Finissez de la laver, dit-elle, et habillez-la, parce qu’elle a très froid. Préparez à manger, surtout. Elle sera morte de faim, à son réveil.
Sur ces mots, l’ancienne Sage-Dame s’accroupit au bord de l’eau afin de se laver les mains.