46 Un messager sorti de l’ombre

Alors qu’il retournait vers la Cité Intérieure, à pied, cette fois, Mat n’était pas certain du tout que son plan allait fonctionner. Ça ne devait pas poser de problèmes, si ce qu’on lui avait dit était vrai, mais il avait justement un doute à ce sujet.

Évitant la place ovale, devant le palais, il fit le tour de l’immense complexe, suivant des rues circulaires qui s’adaptaient à la configuration des collines. Comme pour le narguer, les dômes de la demeure royale, si proches et pourtant inaccessibles, brillaient de tous leurs feux. Le jeune homme était pratiquement revenu à son point de départ, la place ovale, quand il vit enfin ce qu’il cherchait. Un versant de colline abrupt, semé de fleurs, et qui montait de la rue jusqu’à un mur de pierre blanche brute. Des branches feuillues dépassaient du mur et on devinait qu’il y avait d’autres grands arbres derrière – rien que de très normal, dans un des jardins du palais.

Un mur qui ressemble à une falaise, et un jardin derrière… Rand disait peut-être la vérité…

Regardant à droite et à gauche, Mat constata que cette section de la rue lui appartenait pour le moment. Mais il devrait se dépêcher, car avec les tournants, la visibilité n’était pas bien bonne, et un gêneur pouvait débouler à tout moment. Il gravit donc le versant à toute vitesse, sans se soucier des ravages que faisaient ses bottes dans le massif de fleurs rouges et blanches. Comme on pouvait s’y attendre, le mur brut se révéla généreusement doté en prises et l’ascension devrait en principe être un jeu d’enfant.

Étonnante, cette négligence, pensa Mat pendant qu’il grimpait.

Un moment, cet exercice le ramena dans son enfance, à l’époque où Rand, Perrin et lui s’étaient aventurés dans les collines de Sable, sur les contreforts des montagnes de la Brume. Lorsqu’ils étaient revenus à Champ d’Emond, ils avaient dû subir le courroux, voire la rage, de tous les gens qui avaient pu leur mettre la main dessus. Mat plus que les deux autres, parce qu’on le soupçonnait – une habitude dans son village – d’être l’instigateur de l’excursion. Mais pendant trois jours, ils avaient escaladé des falaises, dormi à la belle étoile, mangé des œufs volés dans des nids d’oiseaux à crête rouge, fait rôtir des oies sauvages abattues d’une flèche ou d’une pierre de fronde et savouré des lapins pris au collet. Tout ça en se vantant de se ficher de la mauvaise réputation des montagnes et en riant aux éclats à l’idée du trésor qu’ils espéraient trouver. De cette expédition, Mat avait rapporté un étrange caillou dans lequel était enchâssée la tête d’un poisson – une curiosité, vraiment ! –, une magnifique plume blanche perdue par un aigle des neiges et un fragment de pierre blanche, large comme sa main, qui semblait avoir été sculpté pour ressembler à une oreille humaine.

Selon Mat, c’était bien une oreille de pierre. Même si Rand et Perrin ne partageaient pas cette opinion, Tam al’Thor s’était plutôt rangé de son côté.

Trop distrait, Mat rata une prise, faillit glisser et se rétablit de justesse. S’accrochant des deux mains au rebord du mur, il se hissa dessus à la force des bras. Prenant le temps de respirer, il pensa à la chute qu’il venait d’éviter. Rien de vertigineux, mais quand même de quoi se briser le cou, s’il était mal tombé.

Quel crétin ! Laisser vagabonder mon esprit comme ça… J’avais déjà failli me tuer sur les falaises, à cause de tout ça… Un passé depuis longtemps révolu, de toute façon…

La connaissant, sa mère avait déjà dû jeter les trois reliques… Regardant une fois encore à droite et à gauche, pour s’assurer qu’on ne l’observait pas, Mat se laissa tomber dans un jardin du palais royal.

Un parc, plutôt, avec des sentiers dallés qui serpentaient entre les bosquets et les massifs de fleurs, et des vignes grimpantes sur toute la surface des murs. Pour un amateur de fleurs, c’était un paradis. Mat admira de magnifiques boutons blancs, sur les poiriers, et les fleurs rouge et blanc qui foisonnaient sur les pommiers. Bien entendu, il y avait là des roses de toutes les couleurs, du jaune soleil à l’écarlate des gloires d’Edmond, sans parler de variétés qu’il n’avait jamais vues. Certaines lui parurent trop fantastiques pour être réelles. Les pétales pourpre et or d’une de ces fleurs ressemblaient à s’y méprendre à des oiseaux, alors qu’une autre avait toutes les caractéristiques d’un tournesol, n’était son diamètre de plus de deux pieds et la taille de sa tige, qui ne devait pas être loin de celle d’un Ogier…

Des bruits de bottes l’alertant, Mat s’accroupit derrière un buisson et regarda passer deux Gardes de la Reine dont le col blanc en « V » recouvrait en partie le plastron étincelant. Les deux hommes ne tournèrent jamais la tête dans la direction de l’intrus…

La chance, toujours ! Si elle continue à me sourire, j’aurai remis la lettre à Morgase avant que quiconque s’aperçoive de ma présence.

Mat avança dans le jardin, furtif comme s’il pistait des lapins et se réfugiant derrière un arbre ou des broussailles dès qu’il entendait des bruits de pas. Deux autres binômes de sentinelles l’obligèrent à se dissimuler, le second passant si près qu’il aurait suffi à Mat de faire deux pas pour leur pincer les fesses. Alors qu’ils s’éloignaient au milieu des arbres et des buissons, Mat cueillit une magnifique fleur rouge et se la piqua dans les cheveux en souriant. Se jouer des soldats était beaucoup plus facile que voler des parts de tarte aux pommes le jour de la Fête du Soleil. Car si les femmes veillaient toujours jalousement sur le produit de leurs fourneaux, les militaires, en tout cas ceux-là, marchaient en regardant le bout de leurs bottes…

Mat ne tarda pas à atteindre le mur blanc du palais proprement dit. Le longeant à l’abri d’une haie hérissée de roses blanches, il se mit en quête d’une porte. Au-dessus de sa tête, les hautes fenêtres ne manquaient pas, mais s’il devait se faire surprendre, mieux valait que ce soit dans un couloir, pas en escaladant une façade.

Deux nouveaux soldats apparurent. S’ils ne modifiaient pas leur trajectoire, ils allaient passer à trois pas de lui.

Dans son dos, filtrant d’une fenêtre, Mat capta les échos d’une conversation entre deux hommes.

— … en chemin pour Tear, Grand Maître, dit une première voix sur un ton obséquieux qui masquait mal une grande anxiété.

— Laissons-les saboter ses plans, si c’est possible…, répondit un homme à l’évidence habitué à commander. Si trois donzelles sans entraînement lui mettent des bâtons dans les roues, ce sera bien fait pour lui. Il a toujours été stupide, et ça n’a pas changé. Avons-nous des nouvelles du garçon ? Lui, en revanche, il peut nous détruire tous…

— Non, Grand Maître, il a disparu… Mais une des donzelles en question est la fille de Morgase.

Mat se tourna à demi puis s’immobilisa. Les soldats approchaient toujours, mais ils semblaient ne pas l’avoir vu.

Plus vite, espèce d’idiots ! Filez afin que je puisse voir qui parle…

Contraint de s’occuper de plusieurs choses à la fois, il avait loupé une partie de la conversation.

— … s’est montré beaucoup trop impatient depuis qu’il a recouvré sa liberté… Il n’a jamais compris que les bons plans avaient besoin de temps pour mûrir. Il veut le monde en un jour, et Callandor en prime. Que le Grand Seigneur l’emporte ! Il pourrait capturer la fille et tenter de l’utiliser à ses propres fins. Ce qui contrarierait mes plans…

— C’est vrai, Grand Maître… Dois-je ordonner qu’on la fasse sortir de Tear ?

— Non. Si ce crétin l’apprenait, il croirait que c’est une agression contre lui… Et qui peut dire ce qu’il choisira de surveiller, en plus de l’épée ? Comar, assure-toi que sa mort n’ait rien de spectaculaire. Je veux qu’elle quitte ce monde sans attirer l’attention, c’est compris ? (L’homme ricana.) Les catins ignorantes de la Tour Blanche vont avoir du mal à la renvoyer chez elle, après sa… disparition. C’est bien mieux comme ça, je crois… Qu’on en finisse le plus vite possible. Avant qu’il ait eu le temps de s’emparer d’elle…

Les deux soldats passaient devant Mat, qui supplia leurs pieds de bien vouloir bouger un peu plus vite.

— Grand Maître, dit le type obséquieux, ça risque d’être difficile… Nous savons qu’elle est en route pour Tear, mais nous avons retrouvé à Aringill le navire sur lequel elle naviguait, et toutes les trois n’y étaient plus… Comment savoir si elle a pris un autre bateau ou si elle chevauche vers le sud ? Et la trouver ne sera pas plus aisé lorsqu’elle aura atteint Tear, Grand Maître. Peut-être si vous…

— N’y a-t-il plus que des imbéciles en ce monde ? Tu crois que je peux aller à Tear sans qu’il le sache ? Je n’ai pas l’intention de l’affronter si tôt. Comar, apporte-moi la tête de cette fille. Les trois têtes de ces femmes, en fait… Sinon, tu me supplieras de placer la tienne sous la hache d’un bourreau !

— Oui, Grand Maître, il en sera fait comme vous le désirez… Bien sûr, bien sûr…

Les soldats passèrent, le regard rivé devant eux. Dès qu’il aperçut leur dos du coin de l’œil, Mat se retourna, sauta pour s’accrocher au rebord de la fenêtre et jeter un coup d’œil à l’intérieur du palais.

Il remarqua à peine le tapis à franges du Tarabon, qui devait pourtant valoir l’équivalent d’une bourse de pièces d’argent. Une porte était en train de se fermer et un grand homme aux larges épaules, sa poitrine musclée distendant la soie verte de sa veste brodée de fil d’argent, la fixait de ses yeux bleu foncé. Mat remarqua qu’il portait une barbe noire coupée très court avec une étroite mèche blanche juste au milieu du menton. Un vrai dur, habitué à donner des ordres et sans pitié quand on ne les exécutait pas.

— Oui, Grand Maître, dit-il soudain au battant qui venait de se refermer.

Mat faillit en lâcher le rebord de la fenêtre. Il pensait avoir sous les yeux le type à la voix assurée, mais c’était celui qui dégoulinait d’obséquiosité. Il ne dégoulinait plus, pour l’instant, mais ça ne changeait rien à l’affaire.

— J’obéirai, Grand Maître… J’irai même jusqu’à décapiter moi-même les trois donzelles. Quand je leur aurai mis la main dessus…

L’homme avança vers la porte et Mat se laissa glisser sur le sol.

Un moment, il resta accroupi derrière les rosiers. Au palais, quelqu’un désirait la mort d’Elayne – et accessoirement, celle d’Egwene et de Nynaeve.

Mais que vont-elles faire à Tear ?

Car bien sûr, les « trois donzelles » ne pouvaient être personne d’autre qu’elles…

Mat sortit la lettre d’Elayne de la doublure de sa veste et la regarda, les sourcils froncés. Grâce à cette missive, Morgase le croirait peut-être. De plus, il pourrait lui décrire un des deux hommes. Mais il ne fallait plus traîner. Le grand type obséquieux (à ses heures seulement) risquait d’être parti pour Tear avant qu’il ait trouvé Morgase. Et quoi qu’elle décide de faire après l’avoir écouté, rien ne garantissait que ça suffirait à sauver les trois filles.

Après avoir pris une grande inspiration, Mat sortit de sa cachette – au prix de quelques écorchures, puisque ces roses, comme toutes les autres, avaient leurs épines – et se lança à la poursuite des deux soldats. Brandissant la lettre en s’arrangeant pour que le sceau au lilas soit parfaitement visible, il prépara soigneusement le discours qu’il allait tenir. Lorsqu’il ne voulait surtout pas se faire repérer, les gardes étaient plus nombreux que des escargots après la pluie. Maintenant qu’il voulait en voir, ils devenaient plus rares que des truffes dans un sous-bois…

Mat passa devant plusieurs portes, mais il jugea trop risqué de s’introduire dans le palais sans y avoir été invité. Dans ce genre de cas, les gardes devaient étriper les intrus d’abord, et les interroger ensuite… Pourtant, si rien ne se passait, il allait devoir prendre le risque.

Par bonheur, une de ces portes s’ouvrit pour laisser sortir un jeune officier qui portait son casque sous le bras.

L’homme dégaina d’instinct son épée, libérant un bon pied d’acier avant que Mat ait eu le temps de lui tendre la lettre.

— Capitaine, Elayne, la Fille-Héritière, m’a chargé de remettre cette lettre à sa mère, la reine Morgase.

Présenté comme ça, on ne pouvait pas s’y tromper.

Du coin de l’œil, l’officier s’assura qu’il n’y avait pas d’autres intrus dans le coin. Puis son regard s’attarda sur la lettre et son sceau…

— Comment es-tu entré dans le jardin ? demanda l’officier. (Il ne finit pas de dégainer son arme, mais ne la remit pas non plus au fourreau.) Elber est en poste au portail. C’est un imbécile, mais il ne laisserait pas un inconnu entrer et se balader dans les jardins.

— Un gros type aux yeux de fouine ?

Mat se maudit d’avoir une si grande gueule, mais son interlocuteur eut l’ombre d’un sourire et hocha la tête. Cela dit, il ne relâcha pas sa vigilance.

— Quand il a su que je venais de Tar Valon, il a piqué une colère, sans me laisser le temps de lui montrer la lettre ni de mentionner la Fille-Héritière. Comme il m’a menacé de la prison, j’ai filé, et je suis revenu en douce… Capitaine, j’ai juré de remettre cette lettre à la reine Morgase, et je tiens toujours parole. Vous avez vu le sceau ?

— Tu as escaladé le mur du jardin, c’est ça ? J’ai toujours dit qu’il devrait être trois fois plus haut. Pour ta gouverne, je suis lieutenant de la Garde, pas capitaine. Je me nomme Tallanvor, et j’ai reconnu le sceau de la Fille-Héritière…

Rengainant enfin son épée, il tendit la main gauche à Mat.

— Donne-moi la lettre et je l’apporterai à la reine. Après t’avoir raccompagné à la sortie. S’ils te surprennent à rôder dans le jardin, d’autres soldats pourraient être moins accommodants que moi.

— J’ai promis de remettre la missive en main propre, dit Mat.

Par la Lumière ! je n’aurais jamais cru que ce serait si difficile !

— J’ai donné ma parole à la Fille-Héritière, et…

Mat eut à peine le temps de voir bouger la main droite de Tallanvor. En un éclair, il se retrouva avec la lame d’une épée sur la gorge.

— Je vais te conduire devant la reine, paysan, mais si tu tentes de lui faire du mal, sache que je peux te décapiter avant que tu aies eu le temps de cligner des yeux.

Mat se fendit de son plus beau sourire. Le contact de l’acier sur sa peau lui donnait des sueurs froides, mais il avait toujours été bon comédien.

— Je suis un loyal sujet d’Andor, dit-il, et un fervent fidèle de la reine, puisse la Lumière briller à jamais pour elle. Si j’avais été ici pendant l’hiver, j’aurais été loyal au seigneur Gaebril, c’est certain.

Tallanvor eut une moue dubitative, puis il écarta sa lame du cou de Mat, qui dut faire un effort pour ne pas se le palper frénétiquement, en quête d’une coupure.

— Enlève cette fleur de tes cheveux, paysan ! Tu crois être ici pour jouer les jolis cœurs ?

Mat retira la fleur et emboîta le pas au lieutenant.

Misérable imbécile ! Me mettre une fleur dans les cheveux ! Il va falloir que j’arrête mes bêtises, un de ces jours…

Même si Mat le suivait, Tallanvor garda un œil sur lui pendant tout le chemin. Du coup, ils devaient donner un étrange spectacle, tous les deux. Tallanvor, sur ses gardes, qui marchait en tournant la tête, et Mat, soucieux d’avoir l’air plus innocent qu’un bébé qui barbote dans une baignoire…

Les tapisseries et les tapis, même dans les couloirs, valaient tous une petite fortune. Ici, l’or et l’argent étaient partout, rehaussant le mobilier ou servant de matière première au plus petit objet décoratif et à toute la vaisselle. Dans un décor au moins aussi somptueux que celui de la Tour Blanche, les serviteurs des deux sexes en livrée rouge – avec le col et les manches en dentelle blanche – arboraient tous sur la poitrine le Lion Blanc d’Andor, et ils couraient dans tous les sens comme si leur vie en dépendait.

Mat se demanda si Morgase jouait aux dés…

Encore une idée de péquenot ! Les reines ne font pas ce genre de chose. Mais quand je lui aurai remis la lettre, la prévenant en plus d’un complot contre Elayne, je suis sûr que Morgase me donnera une bourse bien pansue.

Mat imagina un instant ce qu’on éprouvait lorsqu’une souveraine vous anoblissait. Le sauveur de la Fille-Héritière pouvait espérer une telle récompense, non ?

Ayant suivi Tallanvor dans une infinité de couloirs et de cours intérieures, Mat doutait d’être capable de retrouver seul son chemin si le besoin s’en faisait sentir. Tout d’un coup, dans une cour entourée de colonnades, les serviteurs se firent plus nombreux que des fourmis dans un garde-manger. Près d’une fontaine où des poissons jaunes nageaient paresseusement entre des lys blancs, des hommes et des femmes en riches atours faisaient assaut de révérences et de sourires à l’intention d’une femme rousse assise sur le bord du bassin. Le bout de ses doigts frôlant l’eau, la noble dame regardait avec mélancolie les poissons qui tournaient autour de sa main, la bouche ouverte en quête de nourriture.

Mat remarqua la bague au serpent qui brillait à l’annulaire de la femme. Debout à ses côtés, un grand homme à la peau noire semblait veiller sur la gente dame. Mais le jeune homme ne lui accorda qu’une attention discrète, même s’il prit note de sa veste d’uniforme rouge lestée d’ornements en or.

Seule Morgase l’intéressait. Car c’était elle, il n’avait pas eu besoin pour le deviner de voir son étole blanche rayée de rouge ornée du Lion Blanc d’Andor.

Matrim Cauthon, de Champ d’Edmond, avait devant lui Morgase, reine d’Andor par la Grâce de la Lumière, Protectrice du Royaume et du Peuple et Haute Chaire de la Maison Trakand.

Toute la beauté d’Elayne, mais avec une profondeur et une grâce que la Fille-Héritière n’aurait pas avant d’avoir mûri. Toutes les femmes présentes dans cette cour, écrasées par cette incroyable aura, devenaient transparentes à l’instant même où on posait les yeux sur Morgase.

Je danserai bien une gigue avec elle, avant de lui voler un baiser au clair de lune – et qu’importe son âge !

Se surprenant en flagrant délit d’idiotie, Mat se morigéna.

Bon sang ! rappelle-toi qui elle est exactement !

Tallanvor mit un genou en terre, un poing reposant sur le sol en marbre blanc.

— Majesté, j’ai ici un messager qui vous apporte une missive de dame Elayne.

Mat étudia la posture de l’officier… puis se contenta d’une profonde révérence.

— Cette lettre vient de la Fille-Héritière… Majesté.

Le jeune homme tendit la missive, le sceau bien visible.

Dès qu’elle l’aura lue et sera rassurée sur l’état de santé d’Elayne, je lui dirai la suite…

Morgase riva ses yeux bleus sur le jeune messager.

Bon sang ! j’espère que ça l’aura mise de meilleure humeur !

— Tu m’apportes une lettre de ma tête brûlée de fille ? Au moins, ça veut dire qu’elle est vivante ! Où est-elle donc ?

— À Tar Valon, Majesté…

Tant de colère à peine contenue… Par la Lumière ! je donnerais cher pour voir Morgase et la Chaire d’Amyrlin se défier du regard…

Après réflexion, Mat s’avisa qu’il n’était pas sûr d’y tenir tant que ça.

— Enfin, elle y était quand je suis parti.

Sur un geste impatient de la reine, Tallanvor se releva, prit la lettre à Mat et la lui apporta. Considérant un moment le sceau, elle finit par le briser d’un geste sec. Puis elle lut en secouant la tête, comme si elle n’en croyait pas ses yeux.

— Elle ne peut pas en dire plus, c’est ça ? Nous verrons bien si elle campe sur cette position… (Morgase s’épanouit soudain.) Gaebril, elle a été admise parmi les Acceptées. Tu te rends compte, après moins d’une année à la tour… (Le sourire disparut.) Quand je lui mettrai la main dessus, elle regrettera de ne plus être une novice…

Quelque chose peut mettre cette femme de bonne humeur ? se demanda Mat, affolé.

Il décida pourtant de se jeter à l’eau. Mais il aurait préféré que la reine n’ait pas l’air d’être sur le point de prononcer une sentence de mort.

— Majesté, par le plus grand des hasards, j’ai entendu…

— Silence, paysan ! dit le Noir en veste d’apparat.

Les très délicats, il aurait pu faire concurrence à Galad en matière de beauté, et il semblait presque aussi jeune que lui malgré ses tempes grisonnantes. Mais il était plus costaud que le prince – quelque chose comme la taille de Rand et les épaules de Perrin, en somme…

— Nous t’écouterons dans un moment…, ajouta-t-il.

Il prit la lettre à Morgase, qui le foudroya du regard, mais se calma dès qu’il lui eut posé une main sur l’épaule – sans détourner un instant les yeux de la lettre. Comme par miracle, la colère de la reine fondit.

— On dirait qu’elle a quitté de nouveau la tour…, fit l’homme une fois sa lecture terminée. Sur ordre de la Chaire d’Amyrlin. Cette femme te défie une nouvelle fois, Morgase.

Mat n’était pas le moins du monde marri d’avoir dû se taire.

Encore la chance !

De toute façon, sa langue pesait des tonnes.

Parfois, je me demande si cette chance est une bonne ou une mauvaise chose…

L’homme que Morgase venait d’appeler Gaebril était le « Grand Maître » qui voulait la tête d’Elayne.

Le conseiller de la reine veut faire assassiner la Fille-Héritière ? Par la Lumière ! c’est de la folie !

Et Morgase regardait ce félon avec les yeux d’un chien en admiration devant son maître.

Gaebril se tourna vers Mat.

— Que voulais-tu nous dire, jeune homme ?

— Eh bien… rien… mon seigneur. (Mat se racla la gorge, plus mal à l’aise sous le regard de cet homme que sous les yeux pourtant perçants de la Chaire d’Amyrlin.) J’étais à Tar Valon pour voir ma sœur… C’est une novice, Else Grinwell. Je me nomme Thom Grinwell, seigneur… Dame Elayne ayant appris que je voulais visiter Caemlyn avant de retourner chez moi – je viens de Comfrey, un village au sud de Baerlon –, elle m’a confié cette lettre pour la reine. Avant Tar Valon, je n’avais jamais vu de grande ville, alors, j’essaie d’en profiter.

Morgase avait tiqué en entendant parler d’un village au sud de Baerlon. Mais Comfrey existait bel et bien.

— Sais-tu où Elayne avait l’intention d’aller, mon garçon ? demanda Gaebril. Et pour accomplir quelle mission ? Si tu dis la vérité, il ne t’arrivera rien. Dans le cas contraire, tu seras soumis à la question.

Mat n’eut pas besoin de se forcer pour avoir l’air inquiet.

— Seigneur, j’ai vu une seule fois la Fille-Héritière… Elle m’a donné la lettre, plus une pièce d’or, et m’a demandé de l’apporter à la reine. Je ne sais rien de plus sur tout ça.

Gaebril réfléchit à ce qu’il venait d’entendre. Y croyait-il ou non, c’était impossible à dire !

— Non, Gaebril, dit soudain Morgase, trop de gens ont déjà été soumis à la question. Tu m’as convaincue qu’il le fallait, mais dans ce cas, je ne te suivrai pas. Ce garçon ignore tout du contenu de la lettre qu’il m’a apportée.

— Comme tu voudras, Majesté, capitula Gaebril.

Un ton plein de respect, sans nul doute. Mais quand il frôla du bout des doigts la joue de Morgase, elle rosit légèrement et ses lèvres s’entrouvrirent comme si elles étaient en quête d’un baiser.

— Thom Grinwell, comment se portait ma fille, quand tu l’as vue ?

— Majesté, elle souriait et avait la langue bien pendue – enfin, je veux dire…

Morgase sourit de la confusion du jeune homme.

— Ne t’excuse pas, mon garçon… Elayne a pour de bon la langue bien pendue, et ça lui joue souvent des tours… Je suis contente de la savoir en bonne santé. (Morgase dévisagea attentivement Mat.) Un jeune homme qui part de son village a souvent du mal à y revenir… Je crois que tu voyageras beaucoup avant de revoir Comfrey, mon ami… Qui sait ? tu retourneras peut-être à Tar Valon. Si c’est le cas, et si tu vois ma fille, dis-lui que les propos tenus sous le coup de la colère n’ont souvent aucun poids. Je ne la forcerai pas à quitter la Tour Blanche avant l’heure… Dis-lui que je pense souvent à mon séjour là-bas, et que les conversations avec Sheriam, dans le calme de son bureau, me manquent terriblement. N’oublie pas ce dernier point, Thom Grinwell…

— C’est que… Oui, bien sûr, Majesté, mais… Eh bien, je n’ai pas l’intention d’y retourner. Une visite suffit amplement dans la vie d’un homme. Et mon père a besoin de moi, à la ferme… Sans moi, mes sœurs sont obligées de traire les vaches, et…

Gaebril éclata de rire.

— Tu es pressé d’aller traire les vaches, paysan ? Tu devrais plutôt voir un peu le monde, avant qu’il change… Tiens !

Le conseiller sortit une bourse de sa poche et la lança à Mat.

— Si Elayne t’a donné une pièce d’or pour jouer les messagers, pourquoi ne t’en donnerais-je pas dix pour te récompenser ? Vois du pays avant de t’enterrer avec tes vaches, mon garçon !

— Oui, seigneur… (Mat brandit la bourse et eut un pâle sourire.) Merci, seigneur…

Mais Gaebril l’avait déjà oublié. Se tournant vers Morgase, il plaqua les poings sur les hanches.

— Majesté, je crois que l’heure est venue de cautériser la plaie béante qui souille la frontière d’Andor. Par ton mariage avec Taringail Damodred, tu peux avoir des prétentions sur le Trône du Soleil. Les Gardes de la Reine peuvent faire valoir tes droits, je m’en porte garant. Et il se peut que je sois en mesure de les aider, avec mes modestes moyens… Je t’en prie, écoute-moi.

Tallanvor tapota le bras de Mat. En s’inclinant, tous deux reculèrent et s’éclipsèrent. Personne ne s’en aperçut dans la cour. Gaebril parlait, et toute cette noblesse semblait suspendue à ses lèvres. Même Morgase, bien qu’elle fronçât parfois les sourcils, un rien dubitative.

Загрузка...