34 Une danse différente

Furlan ne cessa pas de jacasser tout en guidant ses hôtes vers leurs chambres. Perrin n’écouta pas un mot de son discours pompeux. Plongé dans ses pensées, il se demandait si la femme aux cheveux noirs savait ce que signifiait la couleur de ses yeux…

Que la Lumière me brûle ! elle me regardait !

Soudain, un fragment de phrase de l’aubergiste retint l’attention du jeune homme :

— … proclamé le Dragon, au Ghealdan.

Le jeune homme eut l’impression que ses oreilles devenaient aussi pointues que celles de Loial.

Moiraine se pétrifia dans l’encadrement de sa porte.

— Il y a un autre faux Dragon au Ghealdan, aubergiste ?

Même si son visage restait invisible, tout en Moiraine indiquait qu’elle était bouleversée. En elle, et pour la première fois depuis qu’il la connaissait, Perrin crut sentir de la peur.

— Ma dame, vous n’avez rien à craindre… Nous sommes à des centaines de lieues du Ghealdan, et personne ne vous fera d’ennuis ici, surtout avec des défenseurs comme maître Andra et les seigneurs Orban et Gann. Pourquoi… ?

— Réponds à la question ! souffla Lan. Y a-t-il un faux Dragon au Ghealdan ?

— Eh bien… Hum, pas exactement, maître Andra… J’ai dit qu’un homme avait proclamé l’avènement du Dragon au Ghealdan. Nous avons entendu cette histoire il y a quelques jours. L’homme annonce la venue du Dragon, pourrait-on dire. Il fait peut-être allusion au type qui se serait déclaré au Tarabon. Ou en Arad Doman, selon d’autres sources… Très loin d’ici, dans tous les cas… Un jour normal, ce serait le grand sujet de conversation, dans ma salle commune. Peut-être avec ces histoires absurdes sur le retour des armées d’Artur…

Sous le regard assassin de Lan, Furlan se ratatina à vue d’œil. Mais il cessa d’essayer de noyer le poisson.

— Maître Andra, je sais très peu de choses… On dit que le regard de ce type peut hypnotiser n’importe qui, et qu’il débite tout un tas d’âneries au sujet du Dragon, qui viendrait pour nous sauver, d’après lui. Il prétend que nous devrons tous le suivre, et que les bêtes elles-mêmes seront dans son camp. Je ne peux pas vous dire si ce provocateur est déjà sous les verrous. Mais ça ne devrait pas tarder. Au Ghealdan, on ne fait pas de vieux os quand on tient des discours pareils.

Masema ! pensa Perrin. C’est l’œuvre de ce maudit Masema !

— Tu as raison, aubergiste, ce fou ne risque pas de nous embêter, ici. Naguère, j’ai connu un gars qui aimait tenir des discours délirants. Dame Alys, tu te souviens de lui ? Un nommé Masema ?

Moiraine sursauta.

— Masema ? Oui, bien sûr… Je l’avais chassé de mon esprit… Si je le revois, il regrettera que quelqu’un ne l’ait pas écorché vif pour faire des bottes avec sa peau.

Elle entra dans sa chambre, claquant si fort la porte derrière elle que tout le couloir en trembla.

— Un peu de calme ! lança une voix, à l’extrémité du corridor. Ma tête me fait un mal de chien !

— Hum… (Furlan se frotta les mains une fois dans un sens, puis une fois dans l’autre.) Maître Andra, pardonnez ma franchise, mais dame Alys semble être une femme… détonante.

— Uniquement avec les fous qui lui déplaisent… Mais sa morsure est bien pire que ses aboiements.

— Ah ! vraiment… Vraiment… Vos chambres sont par là. Prévenu de votre arrivée, ami ogier, j’ai eu le temps de retrouver un lit qui prenait la poussière au grenier depuis près de trois siècles. C’est…

Perrin laissa les mots couler sur lui comme l’eau sur les ailes d’un canard. Il repensa à la femme, cependant. Et à l’Aiel prisonnier.

Une fois dans sa chambre – prévue pour un domestique, puisque Lan n’avait rien fait pour détromper l’aubergiste –, il fit machinalement les gestes qui s’imposaient, mais resta plongé dans ses pensées.

Après l’avoir débandé – garder la corde trop longtemps en tension la détériorait et ne faisait aucun bien à l’arme –, il rangea son arc dans un coin, posa sa couverture et ses sacoches de selle à côté de l’aiguière et laissa tomber sa cape dessus. Puis il suspendit son ceinturon d’armes à un crochet et faillit s’allonger sur le lit. Mais un bâillement vite étouffé lui rappela à quel point ça risquait d’être dangereux. Bien qu’il fût étroit, son matelas semblant tout défoncé, le lit paraissait plus tentant que tous ceux qu’il avait vus dans sa vie. Prudent, Perrin prit place sur un tabouret, histoire de réfléchir tout à son aise. Depuis toujours, il adorait récapituler les événements qui s’enchaînaient dans sa vie.

Mais Loial gratta à la porte, l’ouvrit et passa la tête dans la chambre. Souriant aux anges, les oreilles frémissant d’excitation, il s’écria :

— Perrin, tu ne vas pas me croire ! Mon lit ogier, il est en bois-chanté ! Tu te rends compte, il doit avoir au moins mille ans ! Depuis dix siècles, aucun Chanteur de mon peuple n’a créé une pièce si imposante. Je ne m’y risquerais pas, et je suis pourtant un des Chanteurs actuels les plus doués. Pour être franc, il n’y a plus beaucoup de concurrence, de nos jours… Mais je suis quand même un des meilleurs !

— C’est passionnant…, marmonna Perrin.

Un Aiel dans une cage. Min avait dit exactement ça… Et pourquoi cette femme me regardait-elle ?

— Je pensais que ça t’intéresserait, au moins, soupira Loial. Perrin, le dîner est prêt, en bas. L’aubergiste a préparé un festin, au cas où les Quêteurs auraient faim, mais il y en aura un peu pour nous.

— Va manger, mon ami. Moi, je n’ai pas d’appétit…

De fait, les odeurs de cuisson n’interpellaient pas le jeune homme, qui remarqua à peine le départ de Loial.

Les mains sur les genoux, un bâillement le dérangeant de temps en temps, Perrin tenta de faire le point. L’exercice lui rappela les puzzles que fabriquait maître Luhhan, leurs pièces métalliques semblant inextricablement liées. Mais il y avait toujours une astuce pour dissocier les boucles et les volutes de fer. Eh bien, il devait en aller de même dans le cas présent.

La femme le regardait, c’était acquis. La couleur de ses yeux pouvait suffire à expliquer cette curiosité, mais l’aubergiste ne l’avait pas remarquée et les clients non plus. Avec un Ogier, des Quêteurs et une dame en visite – sans parler d’un Aiel en cage –, ils avaient tous d’autres chats à fouetter. Et pas une seconde d’intérêt à gaspiller pour un vulgaire serviteur…

Dans ce cas, pourquoi me regardait-elle, cette femme ?

Et l’Aiel enfermé dans une cage ? Les visions de Min étaient toujours lourdes de sens. Mais que pouvait-il en faire ? Comment aurait-il dû réagir ?

J’aurais pu empêcher les gamins de lancer des pierres. J’aurais même dû le faire.

Bien entendu, les adultes lui auraient certainement dit de se mêler de ses affaires, parce qu’il était un étranger et que le sort du prisonnier ne le regardait pas. Mais en réalité, ça ne changeait rien.

Parce que j’aurais dû essayer, coûte que coûte !

N’ayant obtenu aucune réponse satisfaisante, Perrin reprit tout du début avec une patience inébranlable. Après avoir répété plusieurs fois l’opération, il dut se rendre à l’évidence : il regrettait sa lâcheté, et voilà tout !

À un moment de sa méditation, le jeune homme s’avisa que la nuit devait être tombée, puisqu’il se tenait au milieu d’une chambre obscure. Enfin, pas totalement, parce qu’un rayon de lune filtrait de l’unique fenêtre. Une lumière suffisante pour ses yeux, décida-t-il après avoir envisagé d’allumer la bougie posée sur le manteau de la cheminée.

Je dois faire quelque chose, n’est-ce pas ?

Perrin se leva, remit son ceinturon d’armes… et marqua une pause. Il avait fait ce geste machinalement, comme si porter cette hache était devenu chez lui une seconde nature. Une évolution qui ne lui plaisait pas. Il décida cependant de s’en accommoder, et sortit.

Avec la lumière qui sourdait de l’escalier, le couloir lui sembla vivement éclairé. Des échos de conversations et des éclats de rire montaient de la salle commune d’où dérivaient également des odeurs de cuisine.

Perrin remonta le corridor, s’arrêta devant la porte de Moiraine, frappa une seule fois et entra avant qu’on l’y ait invité.

Il se pétrifia, les joues en feu.

Très calme, l’Aes Sedai finit d’enfiler une très seyante robe bleue.

— Tu as besoin de quelque chose ? demanda-t-elle sèchement.

Elle tenait encore une brosse à dos d’argent et ses cheveux noirs brillaient intensément.

La chambre de l’Aes Sedai, remarqua le jeune homme, était bien plus luxueuse que la sienne. Des murs lambrissés, des lampes fixées à des supports d’argent, un bon feu dans la cheminée en briques… En plus de tout, une délicieuse senteur de savon parfumé à la rose planait dans l’air.

— Je croyais que Lan était là, réussit à dire Perrin. Vous êtes toujours en train de tenir des messes basses, et… Eh bien, j’ai cru que…

— Qu’est-ce qui t’amène, Perrin ?

— Est-ce l’œuvre de Rand ? Je sais que Lan l’a suivi jusqu’ici, et tout paraît si étrange… Les Quêteurs, l’Aiel prisonnier… Rand y est pour quelque chose ?

— Je ne crois pas… Mais j’en saurai plus quand Lan m’aura rapporté ce qu’il aura découvert cette nuit. Avec un peu de chance, le résultat de son enquête m’aidera à choisir.

— Choisir ?

— Rand peut avoir traversé la rivière pour continuer par voie de terre son chemin vers Tear. Ou il peut avoir pris un bateau pour l’Illian, avec l’idée de gagner le port de Tear ensuite. Par cet itinéraire, la distance est beaucoup plus longue, certes, mais le voyage nettement plus rapide.

— Moiraine, je ne crois pas que nous le rattraperons. J’ignore comment il s’y prend, mais même à pied, il garde de l’avance sur nous. Si Lan ne s’est pas trompé, il a déjà un avantage d’une demi-journée…

— Je me suis demandé s’il n’avait pas appris à Voyager, avoua l’Aes Sedai. Mais c’est idiot, parce que dans ce cas, il se serait directement propulsé à Tear. Non, en lui coule le sang de marcheurs infatigables et de coureurs imbattables. Mais pour en revenir à mon choix, un bateau ne serait pas une mauvaise idée. Si nous ne le rattrapons pas, j’arriverai à Tear très peu de temps après lui. Qui sait ? je l’y devancerai peut-être.

Perrin sauta nerveusement d’un pied sur l’autre. Il n’aimait pas la colère rentrée qui sous-tendait ces propos…

— Vous m’avez dit un jour que vous pouviez « sentir » un Suppôt, en tout cas s’il est très impliqué avec les Ténèbres. Lan en est capable aussi… Avez-vous capté une présence de ce genre ici ?

Moiraine eut un rire amer, puis elle se détourna du miroir en pied au cadre et aux pieds d’argent richement ouvragé où elle se contemplait. Tenant le haut de sa robe fermé d’une main, de l’autre, elle se passa la brosse dans les cheveux.

— Très peu d’humains sont engagés à ce point sur la voie du mal, Perrin, même les pires Suppôts des Ténèbres. (La brosse s’immobilisa soudain.) Pourquoi cette question ?

— Dans la salle commune, une femme me regardait fixement. Elle ne s’intéressait ni à vous ni à Loial, contrairement à tous les autres…

La brosse se remit en mouvement et un sourire se dessina sur les lèvres de l’Aes Sedai.

— Tu oublies trop souvent que tu es un fort beau jeune homme, Perrin… Certaines filles sont en admiration devant une paire d’épaules comme les tiennes.

L’apprenti forgeron s’agita nerveusement, trahissant son embarras.

— Tu voulais autre chose, mon garçon ?

— Eh bien, non…

Au sujet des visions de Min, l’Aes Sedai ne pouvait pas aider Perrin – à part en lui disant qu’il ne fallait pas les prendre à la légère, ce qu’il savait déjà. D’autant plus qu’il ne voulait pas décrire à Moiraine les nouvelles images qu’avait vues la jeune femme.

Lorsqu’il fut ressorti, la porte refermée dans son dos, il resta un long moment adossé au mur, dans le couloir…

Par la Lumière ! dire que je suis entré comme ça, et pour la voir…

Sans nul doute, Moiraine était une très jolie femme.

Oui, et probablement assez âgée pour être ma mère ! Au moins…

Certes, mais Mat aurait probablement proposé à Moiraine de descendre danser avec lui…

Non, même lui, il n’est pas assez fou pour essayer de séduire une Aes Sedai.

Pourtant, Moiraine ne détestait pas danser. Il avait gambillé avec elle, un soir. En s’emmêlant les pinceaux presque à chaque pas.

Arrête de penser à elle comme à une fille du village, tout ça parce que tu as vu… Nom de nom, c’est une Aes Sedai ! Et tu dois t’occuper de cet Aiel.

La salle commune était prise d’assaut. Toutes les chaises étant occupées, on avait apporté des tabourets et des bancs. Comme il ne restait pas une place là non plus, des dizaines de clients étaient adossés aux murs sur tout le périmètre de la pièce. Perrin ne repéra pas la femme aux cheveux noirs et personne ne lui accorda une once d’attention tandis qu’il se dirigeait vers la sortie.

Orban occupait une table à lui tout seul. Sa jambe blessée reposant sur une chaise – à ce pied-là, il portait une délicate pantoufle de velours –, il vidait avec une remarquable assiduité le gobelet d’argent qu’une servante s’acharnait à remplir avec un dévouement tout aussi louable.

— Bien sûr, Gann et moi, nous n’ignorions rien de la férocité des Aiels… Mais l’heure n’était pas à l’hésitation. Dégainant mon épée, j’ai talonné Lion…

Perrin sursauta avant de comprendre que le triste sire avait baptisé son cheval « Lion »…

Fat comme il est, il serait tout à fait capable de prétendre qu’il chevauche un fauve.

L’apprenti forgeron se sentit un peu coupable de cette pensée. Il n’aimait pas Orban, c’était peu de le dire, mais ça ne l’autorisait pas à le prendre pour un vantard si grotesque.

Mal à l’aise, Perrin sortit sans se retourner.

Devant l’auberge, la rue était noire de monde – des gens qui n’avaient pas pu trouver une place à l’intérieur, et qui tentaient de voir par les fenêtres ou d’entendre des échos de la geste héroïque d’Orban. Même s’il dut les bousculer un peu pour passer, ces curieux n’accordèrent pas davantage d’intérêt au jeune homme.

La ville entière devait s’être donné rendez-vous à l’auberge, car il n’y avait pas âme qui vive dans les autres rues. De temps en temps, une ombre furtive passait devant une fenêtre éclairée, mais c’était absolument tout. Pourtant, Perrin aurait juré qu’on l’épiait. Regardant autour de lui, il ne vit rien que des rues désertes. Autour de la place centrale, la plupart des fenêtres du rez-de-chaussée ne laissaient déjà plus filtrer de lumière.

La cage pendait toujours à la potence, trop haut pour que Perrin puisse l’atteindre. Apparemment réveillé, puisqu’il avait la tête droite, le prisonnier ne daigna pas baisser les yeux sur l’apprenti forgeron. Les pierres lancées par les gamins gisaient toujours sur le sol, autour de leur cible.

La cage restait en suspension grâce à un système de poulie très semblable à celui qu’on utilisait dans les installations de levage, sur les quais de tous les ports du monde. La longueur de corde supplémentaire, qui permettait de faire redescendre la charge, reposait au pied du poteau principal.

Perrin regarda de nouveau autour de lui, car il avait toujours le sentiment qu’on l’épiait. Encore une fois, il ne vit rien. Des senteurs de feux de chauffe et de cuisson planaient dans l’air, occultant presque l’odeur acide de la sueur du prisonnier. En revanche, Perrin ne capta aucune émanation de peur…

Il y a son poids, et celui de la cage…, pensa-t-il en approchant de la potence.

Il aurait été incapable de dire quand il s’était décidé à agir – en admettant qu’il y ait eu un moment précis – mais une certitude demeurait : il allait agir.

Passant une jambe autour du poteau, il dégagea la corde de ses buttées, histoire de donner un peu de mou à la cage. Voyant bouger la corde, il en déduisit que le prisonnier venait de se déplacer, mais il était trop tard pour s’arrêter et lui dire ce qu’il avait l’intention de faire. Une fois la corde totalement dégagée, il banda ses muscles afin que la cage descende lentement jusqu’au sol et s’y pose sans faire un boucan d’enfer qui aurait alerté la ville entière.

L’Aiel regardait à présent fixement Perrin, qui ne dit toujours rien. Quand le jeune homme eut examiné la cage, il ne put réprimer une grimace de dégoût. Lorsqu’on fabriquait quelque chose – même une horreur pareille – il fallait travailler soigneusement. Mais là… La façade de la cage n’était qu’une porte montée à la hâte sur des gonds branlants et un cadenas de qualité passable verrouillait une chaîne aussi mal façonnée que le reste de la structure. Trouvant sans trop de mal le maillon le plus faible, Perrin y introduisit la pique de sa hache et fit levier d’un coup sec. La lamentable pièce de ferronnerie s’ouvrit sans offrir la moindre résistance. Très content de lui, Perrin déroula la chaîne et ouvrit la porte.

Le prisonnier ne broncha pas.

— Alors ? Je t’ai libéré, mais je ne vais pas te porter !

Perrin regarda pour la énième fois autour de lui. Toujours rien en vue, mais l’impression d’être espionné persistait.

— Tu es fort, homme des terres mouillées, dit l’Aiel sans manifester l’intention de bouger. Il a fallu trois hommes pour me hisser là-haut. Et voilà que tu m’as ramené au sol. Pourquoi ?

— Je déteste voir des gens en cage…, marmonna Perrin.

Il brûlait d’envie de filer. La cage était ouverte, mais on l’épiait toujours. Hélas, ce fichu Aiel ne semblait pas décidé à en sortir.

Quand tu fais une chose, fais-la bien !

— Tu consentirais à sortir de là avant que des gens arrivent ?

Le prisonnier saisit les montants de la cage et se hissa dehors dans un mouvement fluide. Puis il resta campé devant Perrin, le dos encore voûté après une si longue station assise. Bien redressé, il devait mesurer une bonne tête de plus que son sauveur. Remarquant les yeux du jeune homme, il les sonda un moment, mais ne se permit aucune réflexion.

— Je suis là-dedans depuis hier, homme des terres mouillées, annonça le prisonnier.

Il parlait comme Lan. Leurs voix et leurs accents ne se ressemblaient pas, mais ils avaient en commun un calme inébranlable, comme si rien n’aurait pu entailler la roche dont ils étaient faits.

— Il va me falloir un moment avant de pouvoir marcher, c’est pour ça que je me retiens toujours à la cage. Je suis Gaul, du clan Imran des Aiels Shaarad. Je suis un Shae’en M’taal, un Chien de Pierre, dans ta langue. Mon eau est à toi, ami.

— Je suis Perrin Aybara, du territoire de Deux-Rivières. Forgeron de mon état…

Le prisonnier étant hors de la cage, Perrin aurait pu s’en aller sans remords. Mais si quelqu’un arrivait avant que les jambes de Gaul veuillent bien marcher, l’Aiel retournerait en cage ou il serait exécuté. Dans les deux cas, les efforts de Perrin n’auraient servi à rien.

— Si j’y avais pensé, j’aurais apporté une gourde… Pourquoi m’appelles-tu « homme des terres mouillées » ?

Gaul désigna la rivière. Même avec sa vue hors du commun, Perrin n’aurait pas pu le jurer, mais pour la première fois, il eut l’impression que l’Aiel était mal à l’aise.

— Il y a trois jours, j’ai vu une femme s’ébattre dans une étendue d’eau qui devait bien faire vingt pas de large. Elle a plongé dedans, puis… (Gaul fit un geste qui évoquait de très loin les mouvements d’un nageur.) Une femme courageuse, vraiment ! Traverser des rivières a bien failli me faire peur… Chez moi, on ne pense jamais qu’il pourrait y avoir « trop d’eau ». Chez vous, eh bien… on dirait qu’il y en a plus que dans le monde entier !

Perrin en resta ébahi. Bien entendu, il savait que le désert des Aiels contenait très peu d’eau – il ne fallait pas être grand clerc pour s’en douter – mais il n’aurait jamais pensé qu’un des fiers guerriers pouvait être impressionné par un simple étang.

— Tu es bien loin de chez toi, Gaul… Que fais-tu ici ?

— Nous cherchons Celui Qui Vient Avec L’Aube.

Perrin avait déjà entendu ce nom, et dans des circonstances qui ne lui laissaient aucun doute sur son sens.

Par la Lumière ! on en revient toujours à Rand. Je suis lié à lui comme un cheval rétif qu’on veut à tout prix ferrer.

— Tu cherches dans la mauvaise direction, Gaul… Je suis sur sa piste aussi, et il est en chemin pour Tear…

— Tear ? Pourquoi… ? Non, c’est logique. Les prophéties le disent : lorsque la Pierre de Tear tombera, nous devrons quitter la Tierce Terre.

Perrin reconnut le nom que les Aiels donnaient à leur désert.

— Nous serons transformés et nous recouvrerons ce qui fut à nous et que nous avons perdu.

— C’est possible… Gaul, je ne connais pas les prophéties de ton peuple. Es-tu prêt à partir ? On pourrait venir d’une minute à l’autre…

— Il est trop tard pour courir…, lâcha Gaul.

Au même moment, une voix cria :

— Le sauvage s’est libéré !

Une dizaine d’hommes en cape blanche déboulèrent sur la place, épée au clair, leur casque conique brillant sous les rayons de lune. Des Fils de la Lumière…

Comme s’il disposait de tout le temps du monde, Gaul saisit une sorte de foulard, sur son épaule, puis s’en enveloppa la tête. Il acheva de se préparer en mettant en place le voile noir qui ne laissait plus rien voir de son visage, à part ses yeux.

— Tu aimes danser, Perrin Aybara ? demanda-t-il.

Sur ces mots, il s’écarta de la cache et chargea les Capes Blanches. Un instant, la surprise paralysa les Fils de la Lumière. Un instant seulement, mais qui suffit au guerrier aiel. Pour commencer, il fit sauter d’un coup de pied l’épée que brandissait le premier Fils. Presque dans le même temps, ses doigts tendus frappèrent l’homme à la gorge, le tuant sur le coup. Gaul contourna sa première victime et brisa le bras de l’homme qui la suivait. Puis il poussa celui-ci dans les jambes d’un troisième serviteur de la Lumière, qui partit en vol plané.

Sans perdre de temps, Gaul décocha un coup de pied au visage d’un quatrième type. En fait, dut admettre Perrin, c’était bien d’une danse qu’il s’agissait. Sans jamais s’arrêter ni même ralentir, Gaul virevoltait parmi ses adversaires, les faisant passer pour des balourds.

Perrin dut vite cesser de contempler les exploits de l’Aiel. Plusieurs Capes Blanches, délaissant le prisonnier, fondaient sur lui, et il allait devoir défendre sa peau. S’emparant de sa hache, il para d’extrême justesse un coup d’épée qui lui aurait probablement fendu la tête en deux.

Dans un même mouvement, le tranchant en demi-lune de la hache ouvrit proprement la gorge du Fils de la Lumière. Révulsé, Perrin aurait voulu crier son dégoût, mais il n’en eut pas le temps, car d’autres adversaires accouraient.

Mais comme il abominait la blessure qu’il venait d’infliger à un autre être humain ! Comme il haïssait ce tranchant d’acier qui fendait indistinctement le cuir, les casques, la peau et les os ! La violence lui donnait envie de vomir.

Pourtant, il n’avait aucune envie de mourir…

Le temps sembla à la fois se compacter et s’étirer indéfiniment. Comme si ses ennemis et lui se déplaçaient au ralenti dans un air devenu gélatineux, Perrin eut l’impression de se battre pendant des heures. Alors que des hommes tombaient autour de lui, il se sentit glacé jusqu’aux os malgré la sueur qui ruisselait de son front. Luttant pour sa vie, il se déchaîna jusqu’à ce que le calme revienne enfin – après combien de temps, il aurait été incapable de le dire…

Lorsqu’il s’immobilisa enfin, balayant du regard la place centrale où gisaient une bonne dizaine de cadavres, Perrin constata que la lune n’avait pas bougé dans le ciel. Tout s’était déroulé très vite…

Certains Fils de la Lumière gémissaient encore. D’autres se taisaient et n’émettraient plus jamais un son. Toujours voilé, sans une arme entre les mains, Gaul se tenait au milieu du champ de bataille. La plupart des victimes étaient à mettre à son crédit. Perrin les lui aurait bien attribuées toutes, mais cette forme de lâcheté lui fit soudain horreur. L’odeur du sang et de la mort montait à ses narines, et il devait assumer ses responsabilités.

— Tu danses plutôt bien la chorégraphie des lances, Perrin Aybara.

— Je me demande bien comment douze types sont venus à bout de vingt gaillards comme toi, l’ami…

— C’est ce que racontent ces hommes ? (Gaul éclata de rire.) Nous étions deux, Sarien et moi, probablement trop confiants après un long séjour dans vos terres si paisibles… Comme le vent soufflait dans la mauvaise direction, nous n’avons rien senti. Bref, nous sommes tombés dans l’embuscade comme des bleus… Sarien a payé notre erreur de sa vie, et j’ai fini dans une cage. À présent, homme des terres mouillées, il est temps de courir. Je n’oublierai pas : Tear. (Gaul abaissa enfin le voile noir.) Puisses-tu toujours trouver de l’eau et de l’ombre.

L’Aiel se détourna et s’enfonça dans la nuit.

Perrin se mit lui aussi à courir, puis il s’avisa qu’il tenait une hache ensanglantée. À la hâte, il essuya le tranchant sur la cape d’un mort.

Il ne sent plus rien, et ses vêtements sont déjà imbibés de sang !

Avant de reprendre sa course, le jeune homme prit le temps de glisser la hache dans la boucle de sa ceinture.

Soudain, il aperçut la femme, mince silhouette vêtue d’une étroite jupe noire. Alors qu’elle s’enfuyait, il vit que le vêtement était du type culotte pour lui permettre de courir. S’éloignant de l’orée de la place, elle disparut bientôt dans une rue obscure.

Lan rejoignit Perrin avant qu’il ait atteint l’endroit où se tenait l’inconnue. Saisissant la situation en un seul coup d’œil, le Champion renversa la tête en arrière comme s’il allait hurler de rage. Mais il se retint et lâcha d’une voix glaciale :

— C’est ton œuvre, forgeron ? Que la Lumière me consume ! Quelqu’un peut faire le lien entre ce carnage et toi ?

— Une femme… Ou une jeune fille… Je crois qu’elle a tout vu. Mais je ne veux pas que tu lui fasses du mal, Lan. De toute façon, il peut y avoir eu des dizaines de témoins, avec toutes ces fenêtres éclairées…

Lan prit Perrin par la manche de sa veste et le tira vers l’auberge.

— J’ai vu une silhouette féminine, mais j’ai cru… Oublie ça ! Va chercher l’Ogier et filez tous les deux aux écuries. Il faut conduire nos chevaux sur les quais le plus vite possible. Je ne sais pas si des bateaux appareillent à cette heure tardive, mais sinon, l’argent rend tout possible, à condition d’en avoir beaucoup. Ne pose pas de questions, forgeron ! File ! Allez, en route !

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