Prologue La Forteresse de la Lumière

Pedron Niall balaya du regard sa salle d’audience privée, mais ses yeux noirs, voilés par l’âge et de sinistres pensées, ne virent rien. Sur les lambris sombres qui recouvraient les murs de pierre – très épais, même au cœur de la Forteresse – les étendards des ennemis de jeunesse du seigneur général finissaient de perdre leurs couleurs. Massif et doté d’un haut dossier, à la manière d’un trône, l’unique siège présent dans la pièce restait invisible pour Niall, au même titre que les quelques tables qui complétaient le mobilier. Et il en allait de même pour l’homme en cape blanche agenouillé sur le grand soleil doré incrusté dans les lattes de bois du parquet. Malgré sa ferveur difficilement contenue, l’image de ce visiteur ne parvenait pas à se graver dans l’esprit de Niall. Pourtant, l’homme n’était pas du genre qu’on pouvait aisément prendre à la légère…

Avant de se présenter devant le seigneur général, Jaret Byar avait eu le temps de faire un peu de toilette. Mais son casque et son plastron restaient souillés par la poussière de la route et ternis par de trop longues années de service. Sur le visage émacié du Fils de la Lumière, deux petits yeux noirs enfoncés dans leurs orbites brillaient fébrilement. Comme il se devait en présence de Niall, Byar ne portait pas son épée. Ça ne l’empêchait pas d’être tendu à craquer, tel un chien avide de violence qui attend d’être libéré de sa laisse.

Placées à chaque extrémité de la salle, deux cheminées unissaient leurs efforts pour combattre les rigueurs de l’hiver finissant. Fidèle reflet de son occupant, la pièce était fonctionnelle, sans rien qui sortît de l’ordinaire. Le fief d’un militaire, ni plus ni moins, si on exceptait l’extravagant soleil. Mais si le mobilier était choisi par chaque homme qui accédait au poste de seigneur général des Fils de la Lumière, l’astre du jour composé de pièces d’or avait été usé jusqu’à la corde par les semelles d’une légion de pétitionnaires – avant d’être remplacé et de nouveau piétiné jusqu’à ce que « mort » s’ensuive. Assez d’or pour acheter un domaine en Amadicia et s’offrir le titre de noblesse qui allait avec. Depuis dix ans qu’il foulait allégrement aux pieds cette fortune, Niall ne lui avait pas accordé plus d’attention qu’au soleil brodé sur la poitrine de sa tunique blanche. Pour lui, les biens de ce monde n’avaient aucun intérêt…

Après avoir fait le tour de la salle sans rien voir, les yeux de Niall revinrent se poser sur la table la plus proche de lui. Au milieu des cartes, des rapports et de diverses missives, trois dessins sommairement enroulés attirèrent irrésistiblement le regard du seigneur général. À contrecœur, il en prit un au hasard. Choisir était inutile, puisque tous les trois, sans être de la même main, représentaient une scène identique.

Si la peau de Niall, fine comme du très vieux parchemin, paraissait devoir craquer à tout instant sous la pression d’un corps qui n’était plus qu’un assemblage d’os et de tendons, rien en lui n’évoquait la fragilité. Nul n’avait jamais atteint son poste avant d’avoir les cheveux blancs et tous ses prédécesseurs étaient au moins aussi durs que la pierre du Dôme de la Vérité. Si fort qu’il fût, Niall ne put refuser de voir telle qu’elle était la main tavelée par les ans qui tenait le dessin. Le temps pressait. Ou plutôt, il était pressé par le temps. Le délai qui lui restait devait suffire. En tout cas, il ferait tout pour ça.

Le vieil homme déroula à demi la feuille de parchemin – juste ce qu’il fallait pour découvrir le visage qui l’intéressait. Après un long séjour dans des sacoches de selle, la craie était un peu effacée, mais le personnage restait reconnaissable. Un jeune homme aux yeux gris et aux cheveux cuivrés. Très grand, semblait-il, mais ça pouvait être une fausse impression. Ses yeux et ses cheveux exceptés, il serait passé inaperçu dans n’importe quelle ville.

— Et ce… garçon… prétend être le Dragon Réincarné ? murmura Niall.

Le Dragon… Un nom qui faisait frissonner le seigneur général, accentuant les rigueurs de l’hiver et les misères de l’âge. Le surnom de Lews Therin Telamon, lorsqu’il avait condamné à la folie et à la mort tout homme en mesure de canaliser le Pouvoir – et ce pour les siècles des siècles. Trois mille ans s’étaient écoulés depuis que l’arrogance des Aes Sedai et la guerre des Ténèbres avaient provoqué la fin de l’Âge des Légendes. Trente siècles, oui, mais les prophéties et les fables alimentaient la mémoire des humains – pour l’essentiel, en tout cas, même si beaucoup de détails étaient à jamais perdus. Lews Therin Fléau de sa Lignée… Le responsable de la Dislocation du Monde, un désastre durant lequel des fous capables de canaliser le Pouvoir avaient rasé des montagnes et fait sombrer dans les eaux d’antiques pays. Alors que la face même de la terre était altérée, toutes les créatures survivantes avaient fui comme des bêtes sauvages pourchassées par un incendie. L’horreur avait duré jusqu’à la mort de l’ultime Aes Sedai mâle, condamnant ce qui restait de l’humanité à reconstruire sur des ruines – quand il en restait, ce qui n’était pas toujours le cas. Au fil des siècles, ces événements étaient devenus de sinistres histoires que les mères racontaient aux garnements pour les effrayer. Mais les prophéties affirmaient que le Dragon se réincarnerait un jour…

Pensant à tort que Niall lui avait posé une question, Byar pesa ses mots avant de répondre :

— Oui, seigneur général, c’est lui… Et ce faux Dragon est à l’origine d’une démence collective qui dépasse les « exploits » de tous ses prédécesseurs. Des milliers de gens lui ont juré allégeance. Déjà en conflit l’un contre l’autre, le Tarabon et l’Arad Doman sont dévastés par la guerre civile. On se bat partout dans la plaine d’Almoth et sur la pointe de Toman. Des Tarabonais contre des Domani, des Domani et des Tarabonais contre des Suppôts des Ténèbres ralliés au Dragon… Une boucherie, jusqu’à ce que l’hiver vienne refroidir les ardeurs des combattants. Seigneur général, je n’ai jamais vu un phénomène se répandre si rapidement. Comme quand on jette une lampe à huile dans une grange à foin… Avec la neige, l’incendie semble étouffé, mais au printemps, il reprendra avec encore plus de vigueur.

Niall leva un index pour interrompre l’officier. Par deux fois déjà, il avait laissé Byar lui raconter son histoire d’une voix vibrante de colère et de haine. Grâce à d’autres sources, le seigneur général connaissait déjà une bonne partie de ces faits – et sur certains points, il en savait bien plus long que Byar. Pourtant, à chaque audition, il avait eu du mal à cacher sa stupéfaction.

— Geofram Bornhald et un millier de Fils ont péri et des Aes Sedai en sont responsables ? Tu es sûr de ce que tu avances, Fils de la Lumière Byar ?

— Sûr et certain, seigneur général ! Après une escarmouche, sur la route de Falme, j’ai vu les cadavres de deux sorcières de Tar Valon. Nous avions fini par les cribler de flèches, mais non sans laisser cinquante hommes sur le carreau.

— Il s’agissait d’Aes Sedai, tu n’as pas le moindre doute ?

— Seigneur, le sol s’est ouvert sous nos pieds ! Et des éclairs se sont abattus sur nous alors qu’il n’y avait pas un nuage dans le ciel. Quelle autre explication pourrait-il y avoir ?

Jaret Byar n’ayant aucune imagination, on ne pouvait le soupçonner d’affabuler. Pour lui, la mort faisait partie du quotidien d’un soldat, et la manière dont elle venait n’importait pas vraiment. Sauf quand ça sortait pour de bon de l’ordinaire…

Niall hocha sombrement la tête. Depuis la Dislocation du Monde, il n’existait plus d’Aes Sedai mâles, mais les femmes qui revendiquaient désormais le titre n’avaient rien à envier à leurs confrères. Bien entendu, elles prêtaient les Trois Serments, jurant de dire exclusivement la vérité, de ne fabriquer aucune arme pouvant servir à un homme pour en tuer un autre et de ne jamais utiliser le Pouvoir à des fins guerrières, sauf contre les Suppôts et les Créatures des Ténèbres. Désormais, la supercherie était éventée, les « serments » se révélant d’ignobles mensonges. Selon Niall, nul ne pouvait aspirer à tant de puissance sans avoir l’intention de défier un jour le Créateur. Donc, de se mettre au service du Ténébreux…

— Et tu ne sais rien de ceux qui ont conquis Falme et massacré la moitié d’une de mes légions ?

— Le seigneur capitaine Bornhald m’a dit qu’ils se nommaient eux-mêmes les Seanchaniens. Un ramassis de Suppôts, selon lui. Même s’il n’a pas survécu, sa charge héroïque les a mis en déroute. Seigneur général, j’ai parlé à des gens qui fuyaient la cité. Tous étaient d’accord sur un point : débordés par le seigneur Bornhald et ses hommes, les envahisseurs ont fini par fuir. Une débandade, ni plus ni moins !

Niall soupira discrètement. Dans ses deux précédents récits, Byar avait utilisé les mêmes mots, à quelques rares nuances près.

Un bon soldat, comme aimait à le dire Geofram Bornhald, mais mal préparé à penser par lui-même…

— Seigneur général, mon supérieur m’a pour de bon demandé d’assister de loin à la bataille. J’avais mission de vous faire un rapport et de raconter au seigneur Dain comment était mort son père.

— Oui, oui, bien sûr…, souffla Niall, agacé.

Il dévisagea un moment l’officier au visage émacié et ajouta :

— Personne ne met en doute ton courage et ton honnêteté, Fils de la Lumière. Livrer une bataille sans espoir est tout à fait dans le style de Geofram Bornhald…

Mais pas dans le tien, mon pauvre ami, parce que tu manques beaucoup trop d’imagination pour ça…

Jugeant qu’il n’avait plus rien à tirer de l’officier, Niall lui fit signe de se relever.

— Tu as très bien agi, Fils de la Lumière Byar. Je t’autorise à aller voir Dain Bornhald afin de lui raconter la mort de son père. Il doit être avec Eamon Valda, dans les environs de Tar Valon. Tu peux partir quand ça te chantera…

— Merci, seigneur général, dit Byar. (À peine redressé, il se fendit d’une profonde révérence.) Mais je dois vous dire, seigneur… Eh bien, nous avons été trahis !

— Par le Suppôt que tu détestes tant, Fils de la Lumière Byar ?

Niall ne put dissimuler totalement son agacement. Les cendres d’un plan patiemment ourdi gisaient auprès des dépouilles de mille valeureux guerriers, et ce fichu Byar n’avait qu’un seul nom à la bouche.

— Le jeune costaud que tu as vu deux fois, si je ne m’abuse ? Le fameux Perrin de Deux-Rivières ?

— Oui, seigneur général… J’ignore les détails, mais je suis sûr qu’il est responsable du désastre. J’en mettrais ma tête à couper !

— Je verrai ce que je peux faire à son sujet, Fils de la Lumière Byar. (L’officier fit mine de parler, mais Niall lui intima le silence d’un geste vif.) Tu peux disposer, à présent…

L’officier dut capituler. Après un ultime salut, il tourna les talons et s’en fut.

Alors que la porte se refermait sur son visiteur, Pedron Niall se laissa tomber dans son grand fauteuil. Pourquoi Byar haïssait-il Perrin à ce point ? Les Suppôts étant légion, pour quelle raison gaspillait-il ainsi son énergie ? Au sommet de la société comme au plus bas de l’échelle, des traîtres à l’humanité, dissimulés derrière une courtoisie de façade et des sourires chaleureux, se dévouaient corps et âme au Ténébreux. Quelle différence pouvait faire un nom de plus sur cette longue liste ?

En quête d’un peu de confort pour ses vieux os, Niall changea de position sur son siège. Pas pour la première fois, loin de là, il songea vaguement qu’un coussin ne serait pas du luxe. Comme toujours, il repoussa cette idée. Alors que le monde menaçait de basculer dans le chaos, il n’avait aucune intention de faire des concessions à l’âge.

Revenant à des préoccupations plus pressantes, il récapitula mentalement tous les augures qui annonçaient un désastre. Le conflit entre le Tarabon et l’Arad Doman, la guerre civile qui faisait rage au Cairhien, la poussée de fièvre martiale que subissaient Tear et l’Illian – de vieux ennemis s’il en était… Ces divers affrontements ne signifiaient peut-être rien, pris individuellement – après tout, les hommes étaient belliqueux par nature – mais ils se présentaient tous en même temps, et ça n’avait rien d’habituel. De plus, si un faux Dragon sévissait dans la plaine d’Almoth, un autre faisait des ravages au Saldaea et un troisième se déchaînait à Tear. Trois imposteurs en même temps !

Car ce sont tous des imposteurs, n’est-ce pas ? Il faut qu’il en soit ainsi !

Une multitude de détails, voire de rumeurs, sans importance tant qu’on ne les prenait pas ensemble… Par exemple, on signalait des Aiels aussi loin à l’ouest que sur le territoire du Murandy et du Kandor. Deux ou trois individus, jamais plus que ça… Mais en binôme ou par milliers, les Aiels n’étaient sortis de leur désert qu’en une seule occasion, depuis la Dislocation du Monde. Une unique occurrence que nul n’était près d’oublier, cela dit… Dans le même ordre d’idées, les Atha’an Miere, autrement appelés le Peuple de la Mer, semblaient se détourner du commerce pour guetter des signes et des augures. Sans daigner préciser ce qu’ils attendaient, ils naviguaient dans des bateaux aux cales à moitié remplies, quand elles n’étaient pas tout à fait vides.

Autre indice qui ne trompait pas, l’Illian avait pour la première fois depuis quatre siècles lancé la Grande Quête du Cor. Des centaines de Quêteurs étaient partis à la recherche du Cor de Valère, un instrument légendaire censé, selon les prophéties, réveiller les héros morts afin qu’ils participent à Tarmon Gai’don, l’Ultime Bataille contre les Ténèbres. Et selon certaines rumeurs, les Ogiers – un peuple si refermé sur lui-même que bien des gens doutaient de son existence – organisaient des conciliabules entre leurs différents Sanctuaires pourtant dispersés aux huit coins du monde.

Il y avait plus parlant encore, en tout cas aux yeux de Niall : les Aes Sedai étaient sorties de l’ombre. D’après ce qu’on disait, elles avaient envoyé des sœurs au Saldaea afin d’affronter le faux Dragon Mazrim Taim. Si peu fréquent que ce fût pour un homme, Taim était capable de canaliser le Pouvoir de l’Unique. Cela suffisait à inspirer à son sujet à la fois la peur et le mépris. De l’avis presque général, un homme pareil ne pouvait pas être vaincu sans l’aide des Aes Sedai. Accepter leur intervention valait quand même mieux que de subir d’indicibles horreurs, lorsque le faux Dragon perdrait la raison. Cela dit, Tar Valon semblait avoir envoyé des sœurs soutenir l’autre imposteur qui sévissait à Falme. Aucune autre interprétation ne collait avec les faits…

Le schéma qui prenait forme devant les yeux de Niall lui glaçait jusqu’à la moelle des os. Le chaos se répandait et des événements jusque-là rarissimes se multipliaient. Le monde entier était en ébullition, comme si quelque chose se préparait. Et pour le seigneur général, la nature de ce « quelque chose » ne faisait pas de doute. L’Ultime Bataille était pour très bientôt.

Tous les plans de Niall s’en trouvaient réduits à néant. Des plans qui auraient pourtant dû, en théorie, inscrire son nom en lettres d’or dans la glorieuse histoire des Fils de la Lumière. Mais les périodes troubles comblaient souvent de bienfaits les opportunistes, et le vieil homme avait ourdi de nouveaux plans visant des objectifs différents. De quoi le satisfaire, s’il conservait assez de force et de volonté pour mener à bien ses grands projets.

Lumière, prête-moi assez de vie pour réussir !

Un coup discret, à la porte de la salle, tira Niall de sa sombre méditation.

— Entrez ! lança-t-il.

Un serviteur en livrée blanc et jaune pénétra dans la pièce et se fendit d’une révérence. Les yeux rivés sur le sol, il annonça que Jaichim Carridin, Initié de la Lumière et Inquisiteur de la Main de la Lumière, avait répondu à la convocation du seigneur général.

Sans laisser le temps à Niall de parler, Carridin vint se camper derrière le serviteur, que son maître congédia d’un geste distrait.

Avant que la porte se fût refermée sur le domestique, Carridin mit un genou en terre, faisant onduler comme une traîne sa cape blanche. Sous le soleil qui ornait le côté gauche du vêtement, un bâton de berger rouge sang signalait son appartenance à la Main de la Lumière, un ordre dont les membres étaient surnommés les « Confesseurs », un nom qu’il valait mieux éviter d’utiliser en leur présence.

— Pour répondre à ta convocation, seigneur général, je suis revenu à la hâte du Tarabon.

Niall étudia un moment son interlocuteur. De haute taille, Carridin n’était plus un jeune homme, comme en témoignaient ses tempes grisonnantes. Mais il gardait une belle prestance et semblait toujours plus dur que l’acier le mieux trempé. Comme à l’accoutumée, ses yeux sombres enfoncés dans leurs orbites exprimaient une profonde sagesse – à croire qu’il n’était plus dupe de rien depuis bien longtemps – et ils ne cillèrent pas quand le regard pénétrant de Niall les sonda. Très peu d’hommes avaient bonne conscience au point de ne pas tressaillir sous cet examen. À moins que Carridin ait simplement des nerfs d’acier ? Car enfin, devoir quitter ses troupes et rentrer d’urgence à Amador – sans un commencement d’explication – n’arrivait pas tous les jours. Mais Jaichim Carridin avait la réputation d’être plus patient et inébranlable qu’un rocher…

— Lève-toi, Fils de la Lumière Carridin. (Alors que le Confesseur obéissait, Niall passa tout de suite à l’offensive.) J’ai des nouvelles de Falme – des nouvelles inquiétantes, dois-je préciser.

Carridin tira sur les plis de sa cape, les rectifiant, puis il répondit d’un ton presque nonchalant, comme s’il s’était adressé à un égal, pas au chef qu’il avait juré de servir au péril de sa vie :

— Seigneur général, tu fais allusion aux nouvelles apportées par le Fils de la Lumière Byar, ancien second du seigneur capitaine Bornhald ?

Niall cligna imperceptiblement de l’œil gauche – un signe annonciateur de colère, chez lui. En théorie, trois hommes seulement savaient que Byar était à Amador. Et Niall aurait dû être le seul à pouvoir dire d’où il venait.

— Ne joue pas sans cesse au plus fin avec moi, Carridin… Ta volonté de tout savoir risque de te conduire un jour entre les mains de tes propres Confesseurs.

Si le nom employé lui déplut, l’Inquisiteur ne le montra pas – n’était sa façon soudaine de serrer les lèvres, comme s’il voulait empêcher quelques mots de s’en échapper.

— Seigneur général, la Main cherche la vérité en toutes circonstances, afin de servir la Lumière.

Servir la Lumière, pas les Fils de la Lumière…

Tous les membres de l’ordre servaient la Lumière, mais on pouvait se demander si les Confesseurs avaient encore conscience d’appartenir à une organisation.

— Et quelle vérité m’apportes-tu, au sujet de ce qui se passe à Falme ?

— Des Suppôts des Ténèbres, seigneur général…

— Des Suppôts ? (Niall eut un rire sans joie.) Il y a quelques semaines, tu m’annonçais que Geofram Bornhald servait le Ténébreux parce qu’il t’avait désobéi, conduisant une bonne partie de ses forces sur la pointe de Toman. Veux-tu maintenant me faire gober que ce même Bornhald, un Suppôt, a lancé ses hommes à l’assaut d’autres Suppôts des Ténèbres, signant ainsi leur arrêt de mort ?

— Nous ne saurons jamais si c’était un Suppôt, lâcha Carridin, puisqu’il est mort avant d’avoir été soumis à la question. Les desseins des Ténèbres sont souvent impénétrables. Pour ceux qui marchent dans la Lumière, ils peuvent sembler absurdes. Mais les conquérants de Falme étaient des Suppôts, j’en suis certain. Des Suppôts et des Aes Sedai se sont unis pour soutenir un faux Dragon. Si j’ai une certitude, seigneur général, c’est que le Pouvoir de l’Unique est responsable du massacre de Bornhald et de ses hommes. Pareillement, c’est à lui qu’on doit la destruction des troupes envoyées par le Tarabon et l’Arad Doman pour combattre les envahisseurs à Falme.

— Que fais-tu de l’hypothèse la plus répandue ? Selon laquelle ces conquérants auraient traversé l’océan d’Aryth…

Carridin secoua la tête.

— Seigneur général, les rumeurs vont bon train, voilà tout… Selon certaines d’entre elles, ces envahisseurs seraient les descendants des armées qu’Aile-de-Faucon chargea de traverser l’océan d’Aryth, il y a mille ans. Des descendants qui viendraient réclamer l’empire de leurs ancêtres ! Sais-tu que des fous prétendent avoir vu Artur à Falme ? Accompagné par la moitié de nos héros légendaires, qui plus est ! Seigneur, du Tarabon au Saldaea, l’Ouest est en ébullition, et de nouvelles fables, telles des bulles, éclatent chaque jour à la surface. Chacune se révèle plus inepte que la précédente, bien entendu. Les « Seanchaniens » sont simplement l’invention d’une bande de Suppôts réunis pour soutenir un faux Dragon. Mais avec l’aide des Aes Sedai, cette fois…

— Quelle preuve as-tu de ce que tu avances ? demanda Niall, sans faire mystère de ses doutes. Aurais-tu fait des prisonniers ?

— Non, seigneur général… Comme le Fils de la Lumière Byar a dû te le dire, la charge de Bornhald fut assez violente pour forcer l’ennemi à se débander. Quant aux gens que nous avons interrogés, ils n’auraient pour rien au monde admis qu’ils s’étaient ralliés à un faux Dragon. En guise de preuve, j’ai une démonstration en deux parties, si tu veux bien m’écouter, seigneur général.

Niall fit signe à son interlocuteur de continuer.

— La première partie repose sur la négation… Peu de navires ont tenté de traverser l’océan d’Aryth, et la plupart ne sont jamais revenus. Les rares qui se sont remontrés avaient rebroussé chemin avant d’être à court de vivres et d’eau potable. Malgré son goût du commerce, le Peuple de la Mer lui-même ne s’attaque pas à cet océan, et il s’aventure pourtant au-delà du désert des Aiels. Seigneur général, s’il y a un continent de l’autre côté de l’Aryth, il est bien trop loin pour que nous puissions l’atteindre. Faire traverser une armée d’invasion est impossible. Autant essayer de la faire voler !

— Je veux bien te suivre sur ce point…, souffla Niall. Ton raisonnement se tient, même s’il n’est pas concluant. Ta seconde partie, à présent ?

— Seigneur général, un grand nombre de… sujets… interrogés par nos soins ont affirmé que des monstres combattaient aux côtés des Suppôts. Même sous une pression maximale, ces « témoins » ne se sont pas rétractés. Il devait donc s’agir de Trollocs et d’autres Créatures des Ténèbres – une meute sortie on ne sait comment de la Flétrissure. (Carridin écarta théâtralement les bras.) De nos jours, la plupart des gens pensent que les Trollocs sont une invention de voyageurs friands de beaux mensonges. Quelques esprits éclairés reconnaissent leur existence, mais en ayant la certitude que ces sbires du Ténébreux furent tous tués durant les guerres des Trollocs. Comment s’étonner qu’on parle de « monstres » sans plus de précision ni de détails ?

— Oui, tu pourrais avoir raison, Fils de la Lumière Carridin. J’ai bien dit « pourrais ». (Pas question de capituler, même si Niall partageait en fait cette analyse.) Mais qu’en est-il de lui ? (Le seigneur général désigna les dessins enroulés.) Cet imposteur est-il dangereux ? Sait-il canaliser le Pouvoir ?

Connaissant Carridin, Niall ne doutait pas un instant qu’il avait dans ses bagages des copies de ces documents. L’Inquisiteur ne cilla même pas, comme si tout cela allait de soi…

— Peut-être bien que oui, seigneur général, et peut-être bien que non… Si ça leur chantait, les Aes Sedai pourraient nous faire gober qu’un chat est capable de canaliser. Quant à savoir si ce faux Dragon est dangereux… Eh bien, avant d’être vaincu, tout imposteur est menaçant. Étant soutenu par Tar Valon, celui dont nous parlons l’est dix fois plus que les autres. Mais il l’est moins aujourd’hui qu’il le sera dans six mois, si on le laisse faire… Les prisonniers que j’ai interrogés ne l’ont jamais vu et ils ignorent où il peut être. Ses forces sont dispersées, probablement jamais plus de deux cents fidèles au même endroit… S’ils n’étaient pas occupés à s’entre-tuer, les Tarabonais et les Domani, ensemble ou séparément, pourraient les écrabouiller sans peine.

— Mais un faux Dragon ne suffit pas à leur faire oublier quatre siècles de dispute autour de la plaine d’Almoth. Comme si l’un de ces deux pays était assez puissant pour tenir ce territoire, s’il le possédait…

Carridin ne bronchant toujours pas, Niall se demanda comment il pouvait afficher un calme pareil.

Mais tu vas bientôt t’énerver, Confesseur !

— Ces forces ne comptent pas, seigneur général… L’hiver les confine dans leur campement, n’étaient quelques raids et escarmouches sporadiques. Quand le temps se réchauffera assez pour que les mouvements de troupes soient possibles… Eh bien, Bornhald a perdu la moitié de sa légion sur la pointe de Toman. Avec l’autre moitié, je traquerai le faux Dragon jusqu’à sa mise à mort. Un cadavre n’est plus dangereux pour personne…

— Et si tu affrontes les adversaires supposées de Bornhald ? Des Aes Sedai qui utilisent le Pouvoir pour tuer ?

— Leur sorcellerie ne les protège pas des flèches, ni d’un couteau qui frappe au cœur de la nuit. Ces femmes meurent comme tout le monde… (Carridin sourit.) Je te promets un succès total avant l’été, seigneur général.

Niall acquiesça. L’Inquisiteur était en confiance, désormais. S’il y en avait eu, les questions délicates auraient déjà été posées…

Carridin, je suis un fin tacticien, tu aurais dû t’en souvenir…

— Pourquoi n’as-tu pas conduit tes propres forces à Falme ? La pointe de Toman étant infestée de Suppôts – et Falme leur appartenant – pourquoi n’as-tu pas tenté d’arrêter Bornhald ?

Carridin cilla, mais sa voix ne trembla pas :

— Au début, il n’y avait que des rumeurs – si folles que personne n’y croyait. Quand j’ai découvert la vérité, Bornhald avait déjà lancé sa charge. Il n’avait pas survécu et les Suppôts s’étaient débandés… Ma mission, ne l’oublions pas, était de restaurer le règne de la Lumière sur la plaine d’Almoth. Je ne pouvais pas m’en détourner pour courir après des chimères.

— Ta mission ? s’écria Niall.

Il se leva et le Confesseur, bien que le dominant d’une bonne tête, recula d’instinct.

— Ta mission ? Tu devais conquérir la plaine d’Almoth ! Un seau vide qui n’appartenait à personne, malgré un concert de rodomontades, et qu’il ne tenait qu’à toi de remplir. Le royaume d’Almoth se serait relevé de ses cendres sous la direction des Fils de la Lumière, sans devoir faire mine de se soumettre à quelque souverain abruti. Entre l’Amadicia et l’Almoth, le Tarabon aurait été pris comme dans un étau. Dans cinq ans, nous y aurions eu autant d’influence qu’ici, en Amadicia. Et tu as tout gâché, Carridin !

Le sourire du Confesseur s’effaça enfin.

— Seigneur général, comment aurais-je pu prévoir ce qui s’est passé ? Un autre faux Dragon ! Une véritable guerre entre le Tarabon et l’Arad Doman, après des siècles de querelles sans conséquences. Et pour ne rien arranger, les Aes Sedai qui révèlent leur vraie nature après trois mille ans de mascarade. Même ainsi, rien n’est perdu, je te l’assure. Je peux localiser et abattre le faux Dragon avant que ses partisans se soient rassemblés. Quant aux Tarabonais et aux Domani, il suffira de les laisser s’épuiser les uns contre les autres, puis de les attaquer et…

— Non ! cria Niall. Nous en avons terminé avec tes plans, Carridin ! Je me demande si je ne devrais pas te confier sur-le-champ aux bons soins de tes Confesseurs. Le Haut Inquisiteur n’y verrait pas d’objections, car il donnerait cher pour avoir sous la main un coupable idéal… Il n’aurait pas pris l’initiative de te désigner, mais si je le fais à sa place, je doute qu’il proteste. Quelques jours à subir la question, et tu avoueras n’importe quoi, y compris que tu es un Suppôt. En moins d’une semaine, tu serais bon pour la hache du bourreau.

Niall remarqua que de la sueur perlait sur le front de Carridin.

— Seigneur général, je… Eh bien, tu sembles penser qu’il existe un meilleur plan que le mien. Si tu consens à me mettre dans la confidence, je te servirai aveuglément, comme j’ai juré de le faire.

C’est le moment ! pensa Niall. Le moment de jeter les dés !

Le vieil homme eut la chair de poule, comme s’il était sur un champ de bataille, s’avisant soudain que tous les hommes qui l’entouraient portaient un uniforme ennemi. Les seigneurs généraux ne finissaient pas la tête sur le billot, mais plus d’un avait connu une mort brutale et inattendue. Très brièvement pleurés, ils étaient promptement remplacés par des hommes aux idées moins dangereuses.

— Fils de la Lumière Carridin, tu feras en sorte que ce faux Dragon ne meure pas. Si une Aes Sedai devait tenter de lui nuire au lieu de le soutenir, tu utiliseras ton couteau au cœur de la nuit.

L’Inquisiteur en resta bouche bée, mais il se reprit très vite.

— Tuer une Aes Sedai est une noble mission, mais protéger un faux Dragon, en revanche… Ce serait une trahison, et un blasphème.

Niall prit une profonde inspiration. S’il s’y prenait mal, le couteau serait pour lui, ça ne faisait aucun doute. Mais il ne pouvait plus reculer.

— Faire ce qui s’impose n’est jamais une trahison. Et pour la bonne cause, tous les blasphèmes sont acceptables. (Deux phrases qui suffiraient à valoir une condamnation à mort à n’importe qui, Niall le savait.) Sais-tu comment on peut rapidement rallier une foule à sa cause, Carridin ? Non ? Eh bien, il faut lâcher dans les rues un lion enragé. Quand les gens sont paniqués au point de s’oublier sur eux, il suffit de venir leur dire, très calmement, qu’on va régler le problème. Ensuite, une fois le lion tué, il convient d’ordonner aux couards de pendre sa carcasse à un endroit où tout le monde la verra. Avant que les « sujets » aient eu le temps de réfléchir, il faut leur donner un autre ordre qu’ils s’empresseront d’exécuter. Puis un autre et encore un autre… Ils obéiront à leur sauveur, parce qu’il n’y a pas de meilleur chef possible.

Carridin sembla douter de bien avoir compris.

— Seigneur général, tu prévois de tout conquérir ? Pas seulement la plaine d’Almoth, mais aussi le Tarabon et l’Arad Doman ?

— Ce que je « prévois » ne regarde que moi… Ton devoir est d’obéir, selon le serment que tu as prêté. J’entends que des messagers montés sur des étalons de course partent dès ce soir pour la plaine d’Almoth. Tu es sans nul doute capable de formuler des ordres assez subtilement pour que personne n’ait de soupçons. Si tu dois traquer et détruire quelqu’un, opte pour les Tarabonais et les Domani. Je détesterais qu’ils tuent mon lion enragé… Par contre, au nom de la Lumière, les forcer à faire la paix semble être un devoir sacré…

— Si tu le dis, seigneur général… Moi, je t’écoute et j’obéis…

Un ton bien trop conciliant, estima Niall, qui eut un sourire glacial.

— Au cas où ta loyauté ne serait pas sans faille, ouvre bien tes oreilles : si ce faux Dragon périt avant que j’en aie donné l’ordre, ou si les sorcières de Tar Valon s’en emparent, on te trouvera raide mort dans ton lit un matin, une dague dans le cœur. Et s’il devait m’arriver un accident – voire si je succombais à l’âge – tu ne me survivrais pas un mois.

— Seigneur général, j’ai juré d’obéir et…

— C’est exact, tu l’as juré. Alors, sois fidèle à ta parole. Et maintenant, retire-toi !

— Si le seigneur général me l’ordonne…

Cette fois, la voix du Confesseur tremblait un peu.

Quand la porte se fut refermée sur son visiteur, Niall se frotta les mains, car il mourait de froid. Les dés étaient jetés, et nul ne savait quelle face serait visible quand ils s’immobiliseraient. L’Ultime Bataille approchait pour de bon. Mais il ne s’agissait pas de Tarmon Gai’don tel que le décrivaient les légendes, le Ténébreux se libérant pour affronter le Dragon Réincarné. Non, ce n’était pas ça, Niall en aurait mis sa main au feu. Les Aes Sedai de l’Âge des Légendes avaient certes foré un trou dans la prison du Père des Mensonges, au cœur du mont Shayol Ghul, mais Lews Therin Fléau de sa Lignée et ses Cent Compagnons avaient scellé cet orifice. La riposte du Ténébreux avait à tout jamais souillé la moitié masculine de la Source Authentique, condamnant Therin et ses héros à la folie, mais un seul Aes Sedai de ce temps-là était capable de miracles que dix Aes Sedai actuelles seraient incapables de réaliser. Les sceaux créés par ces « sorciers »-là résisteraient à tout.

Homme de froide logique, Pedron Niall s’était fait une image réaliste de Tarmon Gai’don. Des hordes de Trollocs déferleraient de la Flétrissure, fondant sur le Sud, exactement comme lors des guerres des Trollocs, deux mille ans plus tôt. Des Myrddraals les commanderaient, peut-être en compagnie de Seigneurs de la Terreur choisis parmi les Suppôts des Ténèbres. Composée de nations qui ne cessaient de guerroyer les unes contre les autres, l’humanité ne résisterait pas à ce raz-de-marée. Sauf si Pedron Niall l’unissait sous l’étendard glorieux des Fils de la Lumière. Alors, de nouvelles légendes naîtraient pour raconter comment il avait remporté l’Ultime Bataille.

— Mais avant tout, il faut lâcher dans les rues notre lion enragé…, pensa à haute voix le seigneur général.

— Un lion enragé ? répéta une voix dans son dos.

Niall se retourna assez vite pour voir un petit homme maigre au gros nez crochu sortir de derrière une des bannières qui tenaient lieu de tentures. Avant que le panneau de tissu retombe en place, le vieil homme eut le temps d’apercevoir le panneau de bois qui se refermait déjà.

— Ordeith, je t’ai montré ce passage secret pour que tu puisses venir me voir discrètement lorsque je te fais mander. Pas afin que tu épies mes conversations privées.

Ordeith esquissa une révérence tout en traversant la pièce.

— Épier, noble seigneur ? Je ne me permettrais jamais une telle indélicatesse. Je viens d’arriver, et je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre vos derniers mots… Il n’y a rien de plus.

Un sourire quelque peu moqueur flottait sur les lèvres du petit homme. Mais c’était en permanence l’expression qu’il affichait, même lorsqu’il pensait que personne ne le regardait.

Un mois plus tôt, en plein cœur de l’hiver, Ordeith était arrivé à Amador. Vêtu de haillons et presque mort de froid, il avait réussi l’exploit de convaincre une petite armée de gardes de le laisser accéder à Pedron Niall en personne.

Au sujet de la pointe de Toman, Ordeith semblait connaître des détails qui ne figuraient pas dans les rapports tarabiscotés de Carridin ou dans le récit de Byar. À dire vrai, ces éléments n’étaient contenus dans aucun compte-rendu ni aucune rumeur qui eût atteint les oreilles du seigneur général.

Le nom du petit homme n’était pas authentique, bien entendu. Dans l’ancienne langue, « ordeith » signifiait « absinthe ». Lorsque Niall le lui avait fait remarquer, son visiteur s’en était tiré par une pirouette :

— Aucun être humain ne sait qui il est et la vie se révèle très amère.

En plus d’être rusé, Ordeith ne manquait pas d’intelligence. Grâce à lui, Niall avait pu voir le schéma directeur qui liait entre eux tous ces événements.

Le petit homme approcha de la table, s’empara d’un dessin et le déroula assez pour dévoiler le visage du jeune imposteur. Quand ce fut fait, son éternel sourire se transforma en rictus.

— Voir un faux Dragon t’incite à ricaner ? demanda Niall, toujours furieux qu’Ordeith se soit introduit chez lui sans qu’il l’ait convoqué. Ou ça te fiche la trouille ?

— Un faux Dragon ? Oui… Bien sûr, ça doit être ça. De qui d’autre pourrait-il s’agir ?

Ordeith éclata d’un rire grinçant qui vrilla les nerfs de Niall. Plus d’une fois, le seigneur général s’était demandé si le petit homme n’était pas à demi fou – au minimum.

Mais sain d’esprit ou non, il est intelligent…

— Que veux-tu dire, Ordeith ? On croirait que tu le connais ?

Le visiteur sursauta, comme s’il avait oublié la présence de son hôte.

— Le connaître ? Pour sûr, que je le connais ! Il se nomme Rand al’Thor. Originaire de Deux-Rivières, un territoire perdu du royaume d’Andor, c’est un Suppôt si intimement lié aux Ténèbres que vous crieriez grâce avant d’avoir entendu la moitié de ses méfaits.

— Deux-Rivières… Quelqu’un m’a parlé d’un autre Suppôt natif de la région. Un jeune type, également… Je trouve étrange qu’un coin si perdu soit un nid de zélateurs du mal. Mais ils sont partout, en voilà une preuve de plus…

— Un autre Suppôt, seigneur ? Serait-ce Matrim Cauthon ou Perrin Aybara ? Ils ont le même âge que Rand – et pas grand-chose à lui envier en matière de malfaisance.

— Perrin, c’est le nom qu’on a mentionné devant moi… Trois Suppôts, dis-tu ? Rien ne sort jamais de Deux-Rivières, à part du tabac et de la laine. C’est le pire coin perdu du monde, d’après ce que je sais…

— Dans une ville, les Suppôts doivent dissimuler leur véritable nature. Sinon, comment pourraient-ils frayer avec les habitants et tirer les vers du nez des voyageurs de passage ? Mais dans des villages isolés où presque personne ne passe jamais… Quels havres de paix, pour des serviteurs du mal !

— D’où connais-tu le nom de trois Suppôts issus d’un endroit pareil, Ordeith ? Tu gardes pour toi bien trop de secrets, Absinthe, et tu sors de tes manches plus de surprises qu’un fichu trouvère.

— Quel homme pourrait clamer haut et fort tout ce qu’il sait, seigneur ? Avant de se révéler utile, son discours passerait pour du bavardage… Mais je peux vous dire une chose : Rand al’Thor, le Dragon, a de très profondes racines dans le territoire de Deux-Rivières.

— Le faux Dragon ! rugit Niall. Oui, le faux !

— Bien entendu, seigneur… Ma langue a fourché…

Niall s’avisa soudain qu’Ordeith était en train de déchirer le dessin. Même s’il restait de marbre, n’était le rictus déjà mentionné, le petit homme s’acharnait à détruire le parchemin.

— Pas de ça ! ordonna Niall. (Il arracha le dessin à Ordeith et entreprit de le défroisser.) J’ai trop peu d’images de cet homme pour autoriser qu’on les détruise.

Les dégâts étaient considérables, une déchirure fendant en deux le torse du jeune homme, mais le visage – un pur miracle – n’avait pas du tout souffert.

— Pardonnez-moi, noble seigneur, fit Ordeith en s’inclinant bien bas, mais j’abomine les Suppôts des Ténèbres.

Niall étudia le visage dessiné à la craie.

Rand al’Thor, de Deux-Rivières…

— Je devrais peut-être songer à m’occuper de ce territoire… Quand la neige ne tombera plus, qui sait ?

— Comme vous le souhaitez, noble seigneur, grinça le petit homme au nez crochu.


L’expression de Carridin, tandis qu’il remontait à grandes enjambées les couloirs de la forteresse, n’incita personne à l’aborder. De toute façon, nul ne cherchait la compagnie des Confesseurs, même quand ils n’étaient pas d’humeur massacrante. Sur le passage de Carridin, les serviteurs se plaquaient contre les murs comme s’ils voulaient les traverser. Tout aussi peu pressés de frayer avec l’Inquisiteur, les Fils de la Lumière, officiers compris, s’engouffraient dans des couloirs latéraux dès qu’ils l’apercevaient.

Ouvrant à la volée la porte de ses appartements, Carridin la claqua derrière lui. Contrairement à ses habitudes, il n’éprouva aucune satisfaction devant les riches tapis du Tarabon et de Tear – pourtant de petites merveilles aux couleurs flamboyantes –, le miroir biseauté illianien et la table aux délicates sculptures dorées à l’or fin. Un maître artisan de Lugard s’était échiné plus d’un an durant sur cet extraordinaire meuble. Et pourtant, Carridin passa à côté comme s’il ne le voyait pas.

— Sharbon ! appela-t-il.

Le valet ne répondit pas à l’appel de son maître. Pourtant, il était censé apprêter les appartements…

— Que la Lumière te brûle ! où es-tu, maudit crétin ?

Captant un mouvement du coin de l’œil, Carridin tourna la tête, prêt à agonir le domestique d’injures. Mais les jurons se coincèrent dans sa gorge lorsqu’un Myrddraal, sortant des ombres, avança vers lui avec la grâce d’un reptile.

La silhouette était humaine, y compris en ce qui concernait la taille. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Dans ses vêtements noirs qui ne bougeaient pas alors qu’il se déplaçait, le Blafard paraissait d’une pâleur cadavérique.

Et ce visage sans yeux, dont le « regard » donnait pourtant des sueurs froides à Carridin, comme à des milliers d’humains avant lui…

— Que… ?

Le Confesseur s’interrompit pour s’humidifier les lèvres, puis il reprit d’une voix moins grinçante :

— Que faites-vous ici ?

Le ton restait trop haut perché, mais ça pouvait passer pour l’effet de la surprise…

Le Demi-Humain eut un rictus qui étira ses lèvres exsangues.

— Là où vont les Ténèbres, il est de mon devoir d’aller… (Plus qu’une voix, on eût dit le bruissement que produit le corps d’un serpent sur un tapis de feuilles.) Car j’aime surveiller tous ceux qui me servent de par le monde.

— Je sers le…

Carridin n’alla pas plus loin, car c’était peine perdue. Non sans effort, il détourna le regard du visage blême de son interlocuteur et pivota sur lui-même, frissonnant à l’idée d’exposer son dos à un Demi-Humain. Dans le miroir, en face de lui, tous les reflets étaient nets, à part celui du Blafard. Un spectacle peu plaisant, mais de loin préférable à l’omniprésence de ces yeux qui n’existaient pas. Du coup, la voix de Carridin reprit un peu d’assurance :

— Je sers le…

Il s’interrompit de nouveau, mais pour une autre raison que la première fois. Au cœur de la Forteresse de la Lumière, les mots qu’il avait failli prononcer lui auraient valu de finir entre les mains de ses propres Confesseurs. S’il les entendait, le Fils de la Lumière le plus ordinaire se sentirait en droit de l’abattre sur-le-champ. Mais Carridin était seul avec le Blafard – et peut-être Sharbon, s’il se terrait quelque part dans les ombres. Ne pas être en tête à tête avec le Myrddraal aurait rassuré l’Inquisiteur, même si ça l’aurait contraint à éliminer ensuite un témoin gênant.

Seul ou pas, Jaichim baissa le ton :

— Je sers le Grand Seigneur des Ténèbres, comme vous… Nous avons le même maître.

— Si tu préfères voir les choses ainsi…

Le Myrddraal éclata de rire – un son qui glaça les sangs de Carridin.

— Je veux quand même savoir ce que tu fais là, au lieu d’être dans la plaine d’Almoth.

— J’ai dû obéir aux ordres du seigneur général…

— De la fiente ! Voilà ce que sont les ordres de ton chef ! Tu étais chargé de trouver Rand al’Thor et de l’éliminer. C’était une priorité ! Tu connais le sens de ce mot ? Pourquoi n’as-tu pas obéi ?

Carridin inspira à fond. Le « regard » du Blafard lui donnait l’impression qu’une lame glacée allait et venait le long de sa colonne vertébrale.

— Les choses ont changé… Je n’ai plus autant de pouvoir qu’à une époque…

Un bruit grinçant força Carridin à se retourner. Le Blafard passait une main sur le plateau de la table et des copeaux jaillissaient sous ses ongles comme ils l’auraient fait sous la lame d’un rabot.

— Rien n’a changé, vermine humaine… Tu as renié le serment prêté à la Lumière et tu dois être loyal à ta nouvelle foi.

— Je ne comprends pas, osa dire l’Inquisiteur, les yeux rivés sur les sillons que le Myrddraal creusait dans le bois. Pourquoi tuer Rand est-il soudain si important ? J’avais cru comprendre que le Grand Seigneur des Ténèbres voulait se servir de lui.

— Tu doutes de ma parole ? Je devrais t’arracher la langue ! Poser des questions n’entre pas dans tes prérogatives. Et tu n’as rien à comprendre ! Ton rôle est d’obéir. Un jour, des chiens prendront des leçons de servilité de toi. Comprends-tu ça, misérable vermisseau ? Au pied chien, et fais ce que te dit ton maître !

La colère parvenant à occulter la peur, Carridin porta la main à sa hanche, mais son épée n’y était pas. Elle l’attendait dans la pièce attenante, où il l’avait laissée avant d’aller rejoindre Pedron Niall.

Le Myrddraal fut plus rapide qu’une vipère qui se détend comme un ressort vers sa proie. Sa main se referma sur le poignet de Carridin, étau si puissant et si dévastateur que l’Inquisiteur ne put s’empêcher de crier. Mais aucun son ne sortit de sa bouche, car le Blafard lui plaqua sa main libre dessus, le forçant à la refermer.

— Écoute-moi bien, humain : tu vas retrouver ce garçon et le tuer aussi tôt que possible. N’espère pas t’en tirer par la ruse, car certains de tes « Fils » me préviendront si tu essaies de te défiler. Cela dit, à tout hasard, voici de quoi te stimuler : si Rand al’Thor n’est pas mort dans un mois, j’exécuterai un de tes proches. Ton fils, ta fille, ta sœur ou ton oncle… Tu ne sauras pas jusqu’à ce que tu entendes le cri d’agonie de ma victime. Ensuite, si Rand survit un mois de plus, je prendrai une vie supplémentaire. Quand tu seras le dernier survivant de ta lignée, si Rand est encore de ce monde, je te conduirai au cœur du mont Shayol Ghul. Ton agonie durera des années, chien ! Tu saisis ce que je veux dire ?

Carridin émit un son étouffé. Prise dans un étau, sa gorge ne laissait presque plus passer d’air.

Le Blafard projeta sa proie au loin, l’envoyant s’écraser contre un mur. Sonné, le souffle coupé, Carridin se laissa glisser sur le sol.

— Tu as saisi, humain ?

— Oui… et j’obéirai…

N’entendant plus rien, Carridin lutta pour relever la tête. Il n’y avait plus personne dans la pièce. Selon la légende, les Blafards enfourchaient les ténèbres comme s’il s’agissait d’une monture et ils disparaissaient dès qu’ils obliquaient dans une direction ou une autre. Aucun mur ne les retenait…

Des larmes de souffrance lui perlant aux paupières, Carridin réussit à se relever malgré son poignet devenu inutile.

La porte s’ouvrit pour laisser passer un petit homme replet qui portait un panier.

— Maître, tu vas bien ? demanda Sharbon. Désolé d’avoir été absent, mais je suis allé t’acheter des fruits…

De sa main valide, Carridin fit sauter le panier des bras du domestique. Alors que des pommes ratatinées par l’hiver roulaient sur le sol, il gifla son imbécile de valet.

— Pardonne-moi, maître…

— Va me chercher de quoi écrire, espèce d’abruti ! Je dois rédiger des ordres.

Mais lesquels ? Bon sang ! lesquels ?

Alors que Sharbon s’empressait d’obéir, Carridin regarda de nouveau les sillons, sur la table, et ne put s’empêcher de frissonner.

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