39 Des fils dans la Trame

Jolien posa une main tremblante sur l’abdomen de Dailin, à l’endroit de la blessure. Touchant du bout des doigts une peau parfaitement lisse, elle poussa un petit cri, comme si elle n’en croyait pas ses yeux.

Nynaeve se redressa et se sécha les mains sur le devant de sa robe. À contrecœur, Egwene dut admettre que la laine se prêtait mieux à cet usage que la soie ou le velours.

— Je vous ai dit de la laver et de l’habiller, rappela l’ancienne Sage-Dame.

— Oui, oui, Matriarche ! s’écria Jolien.

Chiad, Bain et elle bondirent sur leurs pieds pour exécuter ces ordres. Aviendha eut un étrange éclat de rire qui semblait très proche des larmes.

— J’ai entendu dire qu’une Matriarche du clan de la Flèche Déchiquetée est capable d’un exploit pareil. Une autre, du clan des Quatre Trous, serait également en mesure de le réaliser. Mais j’ai toujours cru qu’il s’agissait de vantardises. (Aviendha prit une grande inspiration et recouvra un semblant de contenance.) Aes Sedai, je suis ta débitrice… Mon eau t’appartient et l’ombre du fief de mon clan sera toujours à ta disposition. Car Dailin est ma deuxième-sœur.

Devant la perplexité de Nynaeve, elle précisa :

— La fille de ma tante… Une très proche parente. Aes Sedai, j’ai envers toi une dette de sang.

— Si j’avais du sang à verser, répondit sèchement Nynaeve, je m’en chargerais moi-même… Si tu veux me remercier, dis-moi s’il y a un navire à Jurene, en ce moment. C’est le prochain village, en direction du sud…

— Celui où les soldats arborent l’étendard au Lion Blanc ? Il y avait un navire hier, quand j’y suis allée jeter un coup d’œil… Les antiques récits parlent de « bateaux », mais en voir un fut une étrange expérience.

— Fasse la Lumière qu’il ne soit pas encore parti, dit Nynaeve en commençant à rassembler ses sachets de poudres et d’herbes. J’ai fait ce que j’ai pu pour Dailin, Aviendha. Maintenant, nous devons partir. Qu’elle se repose et mange beaucoup, et tout devrait aller bien. Essaie d’empêcher qu’on lui plante une épée dans le corps, si c’est possible.

— Aes Sedai, ce qui doit arriver arrive…

— Aviendha, intervint Egwene, étant donné l’angoisse que vous inspirent les rivières, comment faites-vous pour les traverser ? Je suis certaine qu’il y en a une entre ici et votre désert. Et qu’elle est au moins aussi large que l’Erinin.

— Oui, la rivière Alguenya, dit Elayne. On peut la contourner, mais…

— Les rivières sont innombrables, chez vous, mais il y a ces structures que vous appelez des « ponts », et également ce que vous nommez des « gués ». Pour les autres cas, Jolien s’est souvenue que le bois flottait… (Aviendha tapota le tronc d’un grand bouleau blanc.) C’est très gros, un rondin, mais ça flotte aussi bien qu’une branche… Nous avons appris à fabriquer une embarcation qui permet de traverser. Je crois que le nom exact est « radeau ».

Egwene en écarquilla les yeux de surprise. Si quelque chose l’avait effrayée au point où les cours d’eau terrorisaient les Aielles, aurait-elle su faire face avec tant de panache ? Elle en doutait profondément…

Et l’Ajah Noir ? demanda une petite voix dans sa tête. Tu n’en as plus peur, ma fille ?

Une question judicieuse en apparence – mais en apparence seulement.

C’est différent… Le courage n’a rien à voir là-dedans. Soit je traque mes ennemis, soit j’attends, tel un lapin qui s’offre en sacrifice à un faucon.

D’ailleurs, un vieux proverbe ne disait-il pas : « Il est toujours meilleur d’être le marteau que le clou » ?

— Nous devrions partir, dit Nynaeve.

— Encore un instant…, lui répliqua Elayne. Aviendha, pourquoi avez-vous fait tout ce chemin et affronté de telles épreuves ?

L’Aielle secoua la tête, l’air dégoûtée.

— Nous n’avons pas fait beaucoup de chemin… Nous étions parmi les dernières à partir. Les Matriarches me harcelaient comme des chiens sauvages qui encerclent un veau, disant que j’avais d’autres devoirs… (Soudain, Aviendha sourit et désigna les autres Aielles.) Elles sont restées pour se moquer de mes malheurs, ont-elles prétendu, mais je doute fort que les Matriarches m’auraient laissée partir si elles n’avaient pas été là pour m’accompagner.

— Nous cherchons celui dont l’avènement est annoncé…, dit Bain. (Elle soutenait Dailin, encore inconsciente, afin que Chiad puisse lui faire enfiler une chemise de lin ocre.) Celui qui Vient avec l’Aube.

— Il nous conduira hors de la Tierce Terre, ajouta Chiad. Et les prophéties disent qu’il doit naître d’une Far Dareis Mai…

Elayne fronça les sourcils, désorientée.

— N’avez-vous pas dit que les Promises de la Lance ne sont pas autorisées à avoir des enfants ? En tout cas, c’est ce qu’on m’a enseigné…

Bain et Chiad se regardèrent de nouveau, l’air de penser que la Fille-Héritière venait une fois encore de passer à côté de la vérité.

— Quand une Promise a un enfant, expliqua Aviendha, elle le remet aux Matriarches de son clan, qui le confient à une mère adoptive, mais en prenant soin qu’on ignore à jamais l’identité de la véritable génitrice.

L’Aielle semblait ennuyée, comme si elle avait dû donner un cours à quelqu’un pour lui apprendre que la pluie mouillait.

— Toutes les femmes sont prêtes à s’occuper d’un pareil enfant, puisqu’il pourrait très bien s’agir de Celui qui Vient avec l’Aube.

— La Promise peut aussi renoncer à la Lance et épouser le père de son enfant, dit Chiad.

— Oui, confirma Bain, il y a parfois des raisons de se détourner de la Lance…

Aviendha jeta à ses deux compagnes un regard un rien courroucé, puis elle continua comme si elles n’étaient pas venues perturber sa belle démonstration :

— Mais les Matriarches disent maintenant que l’Élu est ici, de l’autre côté du Mur du Dragon par rapport à notre désert. « Le sang de notre sang, mais mêlé à celui d’une antique lignée, et élevé par une femme de cette ancienne race. » Je ne comprends pas très bien ce que ça signifie, mais les Matriarches semblent sûres de leur fait. (Aviendha marqua une pause afin de choisir soigneusement ses mots.) Aes Sedai, tu as posé beaucoup de questions. Moi, je n’en poserai qu’une. Tu dois comprendre que nous sommes à la recherche d’augures et de signes. Pourquoi trois Aes Sedai arpentent-elles une terre où la seule main qui ne brandisse pas une arme appartient à quelqu’un de trop affamé pour en avoir encore la force ? Pourquoi, et pour aller où ?

— Tear, répondit Nynaeve. Sauf si nous restons ici à jacasser jusqu’à ce que le Cœur de la Pierre tombe en poussière !

Elayne ajusta ses bagages sur son épaule, comme si elle consentait à se remettre en chemin. Après une brève hésitation, Egwene l’imita.

Les Aielles se regardèrent, Jolien se pétrifiant alors qu’elle était en train de boutonner la tunique ocre de Dailin.

— Tear ? répéta Aviendha, dubitative. Trois Aes Sedai traversant une terre hostile pour gagner Tear ? Voilà qui est bien étrange. Pourquoi cette destination, Aes Sedai ?

Egwene regarda Nynaeve sans cacher son inquiétude.

Au nom de la Lumière ! il y a une minute, elles plaisantaient, et les voilà plus tendues que jamais.

— Nous poursuivons de très mauvaises femmes, répondit Nynaeve, mal à l’aise. Des Suppôts des Ténèbres…

— Des Tisseuses d’Ombres, dit Jolien avec une grimace, comme si ces mots lui laissaient un mauvais goût dans la bouche.

— Des Tisseuses d’Ombres à Tear…, ajouta Bain.

— Et trois Aes Sedai en route pour le Cœur de la Pierre, enchaîna Chiad.

— Quand ai-je dit que nous nous dirigions vers le Cœur de la Pierre ? J’ai précisé que je ne voulais pas m’attarder ici jusqu’à ce qu’il tombe en poussière, c’est tout… Egwene, Elayne, vous êtes prêtes ?

Sans attendre de réponse, l’ancienne Sage-Dame sortit à grands pas du bosquet, son bâton de marche martelant le sol.

Ses deux jeunes compagnes prirent le temps de dire adieu aux Aielles, puis elles lui emboîtèrent le pas.

Les quatre guerrières valides les regardèrent s’éloigner un long moment.

Dès que son amie et elle furent sorties du bosquet, Egwene soupira à pierre fendre.

— J’ai failli avoir une attaque quand tu leur as révélé ta véritable identité. N’as-tu pas craint qu’elles tentent de te tuer ou de te capturer ? La guerre des Aiels est encore toute fraîche, et malgré leurs belles déclarations – par exemple, quand elles disent ne jamais faire de mal à des femmes qui ne portent pas de lances – je crois que nos « amies » seraient capables d’étriper n’importe qui.

Elayne secoua tristement la tête.

— Je viens de mesurer à quel point je suis ignorante au sujet des Aiels, c’est vrai, mais on m’a toujours dit qu’ils ne considéraient pas comme un véritable conflit ce que nous nommons la guerre des Aiels. La réaction de ces femmes, face à moi, laisse penser que cette partie de ma formation est fiable. Ou est-ce parce que ces guerrières m’ont prise pour une Aes Sedai ?

— Ces gens sont bizarres, je sais, mais qui ne tiendrait pas trois ans de combat pour une guerre ? Même si les Aiels passent leur temps à s’entre-tuer, une guerre reste une guerre !

— Pas pour eux… Des milliers d’Aiels traversèrent la Colonne Vertébrale du Monde, mais ils se voyaient comme des justiciers – ou des bourreaux – venus punir le roi Laman parce qu’il avait osé couper Avendoraldera… Pour eux, ce n’était pas une guerre, mais une expédition punitive.

Selon un cours de Verin, Avendoraldera était une pousse de l’Arbre de Vie offerte au Cairhien par les Aiels quelque cinq cents ans plus tôt – un gage de paix incroyable accompagné du droit de traverser le désert, un privilège normalement réservé aux colporteurs, aux trouvères et aux Gens de la Route. Depuis, la prospérité du Cairhien reposait sur le commerce de l’ivoire, du parfum, des épices et surtout de la soie – tout ça avec des pays situés au-delà du désert des Aiels. Verin elle-même ignorait comment les Aiels avaient pu se procurer une pousse d’Avendesora. Primo, parce que l’Arbre de Vie, tous les grimoires s’accordaient sur ce point, ne produisait pas de graines. Secundo, parce que nul ne savait où il pouvait bien être. Quelques informations à l’évidence fausses circulaient à ce sujet, mais de toute façon, l’arbre mythique ne pouvait avoir aucun rapport avec les Aiels. Ce n’était sûrement pas lui qui expliquait pourquoi les Aiels appelaient « Frères d’Eau » les habitants du Cairhien, ni pourquoi ils insistaient pour que les caravanes de marchands arborent un étendard orné d’une feuille à trois pointes typique…

À contrecœur, Egwene comprenait que les Aiels aient déclenché une guerre – même s’ils estimaient que ce n’en était pas une – parce que le roi Laman avait coupé leur cadeau pour se fabriquer un trône unique au monde. Le Péché de Laman, disait-on souvent. Toujours selon Verin, le droit de passage commercial était caduc depuis le début de cette guerre. De plus, aucun citoyen du Cairhien s’aventurant dans le désert n’avait plus la moindre chance d’en revenir. À ce qu’on disait, ces fous étaient « vendus comme des animaux » dans ces mêmes terres situées au-delà du désert. Mais Verin elle-même ne parvenait pas à comprendre comment on pouvait « vendre » un être humain.

— Egwene, dit soudain Elayne, tu sais qui est Celui qui Vient avec l’Aube, n’est-ce pas ?

Les yeux rivés sur le dos de Nynaeve, toujours très loin devant, Egwene eut un soupir agacé.

Elle a l’intention de faire la course jusqu’à Jurene ?

Puis elle assimila pour de bon ce que venait de dire son amie… et s’arrêta net.

— Tu veux dire que… ?

— C’est ce que je pense, en tout cas… Je ne sais pas grand-chose sur les Prophéties du Dragon, mais j’en connais quelques-unes. En particulier celle qui dit que le Dragon naîtra sur un versant du pic du Dragon et aura pour mère une Promise mariée à aucun homme… Egwene, Rand a toutes les caractéristiques d’un Aiel. Il ressemble aussi aux portraits de Tigraine que j’ai vus, mais elle a disparu avant sa naissance, et il semble peu probable qu’elle soit sa mère. Je parierais que Rand est le fils d’une Promise de la Lance.

Egwene se remit en route. Plongée dans ses souvenirs, elle repensa à tout ce qu’elle savait sur la naissance et la jeunesse de Rand. Après la mort de Kari, il avait été élevé par Tam, mais si Moiraine disait la vérité, il ne pouvait pas s’agir de ses véritables parents. À l’occasion, Nynaeve avait paru garder pour elle un secret concernant les origines de Rand.

Mais je ne pourrais pas le lui arracher, même sous la torture !

Les deux amies rattrapèrent finalement l’ancienne Sage-Dame. Egwene continua à méditer sombrement, Nynaeve garda le regard braqué devant elle, comme si elle voyait déjà Jurene et le bateau providentiel, et Elayne les regarda, accablée de les voir se comporter comme si elles étaient deux gamines en colère à cause du partage inégal d’un gâteau – selon elles, en tout cas.

Après une longue marche silencieuse, la Fille-Héritière n’y tint plus :

— Nynaeve, tu t’en es très bien tirée… Je veux parler de la guérison et de tout le reste. Les Aielles n’ont pas douté un instant que tu étais une Aes Sedai. Et grâce à ton assurance, elles ont cru la même chose de nous…

— Du bon travail, oui, concéda Egwene un peu plus tard. Je n’avais jamais prêté vraiment attention à ce qui se passe pendant une guérison. À côté, lancer des éclairs paraît aussi simple que de préparer des galettes d’avoine.

— Merci du compliment, fit Nynaeve, sincèrement surprise et ravie.

Elle tendit le bras et tira très légèrement sur les cheveux d’Egwene, un geste qu’elle affectionnait à l’époque où sa protégée était enfant.

Mais je ne suis plus une petite fille !

Le moment d’intimité passa en un clin d’œil, et le silence armé reprit ses droits. Agacée, Elayne émit un soupir sonore qui ne mina pas la détermination des deux belligérantes.

Même s’il leur fallut s’écarter un peu de l’eau pour contourner des broussailles peu engageantes, les trois femmes couvrirent très rapidement un bon quart de lieue supplémentaire. Nynaeve tenant à ne pas traverser les bosquets, Egwene obéit, mais pensa très fort qu’ils n’étaient quand même pas tous truffés d’Aielles. Cela dit, considérant la petite taille des obstacles naturels, les détours ne rallongèrent pas beaucoup la distance à parcourir.

Elayne prit cependant la précaution de surveiller les bosquets, même de loin, et ce fut donc elle qui poussa un cri d’alarme :

— Attention !

Egwene tourna la tête et vit des hommes jaillir d’un bosquet, leur fronde tournant au-dessus de leur tête. Alors qu’elle s’ouvrait au saidar, quelque chose heurta sa tempe et elle sombra dans l’inconscience.


Egwene sentit que son corps se balançait – ou plus précisément, que quelque chose oscillait sous elle. Sa tête lui faisant atrocement mal, elle tenta de la toucher, mais ses mains refusèrent de bouger, une sensation de brûlure, au niveau des poignets, laissant penser qu’elles étaient entravées.

— … mieux que rester là toute la journée à attendre la nuit, dit soudain une voix d’homme rauque. Qui sait si un autre bateau n’arrivera pas bientôt ? De toute façon, je n’aime pas celui-là… Sa coque est pleine de trous.

— Tu ferais mieux de prier pour qu’Adden croie que tu as vu les bagues avant de prendre ta décision, dit un autre homme. Il veut une cargaison bien grasse, pas des femmes, je crois…

Le premier homme marmonna quelque chose d’obscène sur ce qu’Adden pouvait faire avec son bateau troué et ses fichues cargaisons.

Egwene ouvrit les yeux. Alors que des points argentés dansaient dans son champ de vision, elle crut vomir en voyant le sol défiler sous sa tête. Attachée en travers d’une selle, les chevilles et les poignets entravés par une seule corde qui courait sous son ventre, elle avait la tête en bas, les cheveux frôlant la poussière.

Il faisait encore jour. Se tordant le cou pour regarder autour d’elle, la jeune femme vit une multitude de cavaliers vêtus comme des vagabonds. Tant de cavaliers, à la vérité, qu’elle ne parvint pas à déterminer si Nynaeve et Elayne étaient prisonnières comme elle. Certains types portaient des pièces d’armure – un casque bossué, un plastron usé ou une tunique encore à demi couverte de disques métalliques – mais la plupart avaient sur les épaules des vestes ou des manteaux qu’on n’avait plus lavés depuis des mois. À l’odeur, les cavaliers non plus ne devaient plus avoir vu d’eau depuis beau temps. Bien entendu, tous étaient armés, certains arborant une épée sur la hanche et d’autres en travers des omoplates.

La colère et la peur – mais surtout la colère – explosèrent en Egwene.

Non, je refuse d’être encore prisonnière et attachée ! Je refuse !

Elle voulut s’unir au saidar, mais la douleur faillit lui faire exploser le crâne. Serrant les dents, elle parvint à étouffer un gémissement.

Tous les chevaux s’immobilisèrent, il y eut quelques cris, puis le grincement de gonds rouillés. Les montures firent de nouveau quelques pas et s’arrêtèrent définitivement, les hommes entreprenant de mettre pied à terre.

Alors qu’ils s’éparpillaient, Egwene vit un peu mieux où elle était. Une palissade de bois érigée au sommet d’une butte délimitait la circonférence d’une sorte de fort. Perchés sur un chemin de ronde également en bois, des archers surveillaient les abords de cette place forte. Au pied de cette muraille, une cabane très basse et sans fenêtres semblait jaillir de la terre ou y plonger ses racines. À part elle, il n’y avait aucune autre structure, sinon quelques minuscules appentis. En plus des hommes crasseux qui venaient d’entrer et de leurs chevaux, tout l’espace libre était occupé par des feux de cuisson, des montures attachées et d’autres hommes au moins aussi crasseux. En tout, ça devait bien faire une centaine de ruffians…

Les chèvres, les volailles et les cochons enfermés dans des cages faisaient un vacarme assourdissant à grand renfort de bêlements, de couinements et de caquètements. Les braillements et les rires des hommes, dominant le tout, menacèrent de percer les tympans de la pauvre Egwene.

Du coin de l’œil, elle vit Nynaeve et Elayne, saucissonnées comme elle sur le dos d’un cheval. Aucune des deux ne bougeait, et la précieuse natte de l’ancienne Sage-Dame traînait dans la poussière.

Tant pis pour l’espoir qu’une des deux femmes soit libre et puisse venir au secours des autres !

Lumière, je ne supporterai pas d’être de nouveau prisonnière ! C’est hors de question !

Plus prudemment que la première fois, Egwene tenta d’entrer en contact avec le saidar. Elle eut beaucoup moins mal, ce coup-ci – à peine plus que si quelqu’un lui avait laissé tomber une pierre sur la tête –, mais la souffrance suffit à faire exploser le vide mental avant qu’elle ait eu le temps de penser à une fleur.

— Une des prisonnières est réveillée ! cria un type, à l’évidence paniqué.

Egwene tenta de rester inerte, afin de ne pas avoir l’air menaçante.

Au nom de la Lumière ! comment pourrais-je paraître menaçante dans cette position ridicule ? Bon sang ! il faut que je gagne du temps ! Il le faut !

— Je ne vais rien te faire…, dit-elle au bandit au visage luisant de sueur qui se précipitait vers elle.

Avait-elle prononcé ces mots, ou tenté de le faire ? Elle n’aurait su le dire et n’eut aucun moyen de vérifier, car quelque chose s’abattit de nouveau sur sa tête, la renvoyant dans de nauséeuses ténèbres.


Le second réveil fut plus facile. Si sa tête lui faisait toujours mal, Egwene trouva que c’était moins grave, bien que ses pensées fussent toujours un peu… tourbillonnantes.

Au moins, mon estomac ne veut pas… Non, mieux vaut ne pas trop réfléchir à ça !

Un goût de vin aigre, avec en plus quelque chose d’amer, lui restait sur la langue. Allongée sur le dos dans le noir, la jeune femme voyait un peu de lumière filtrer des craquelures horizontales d’un mur de fortune.

Après avoir constaté qu’elle gisait dans la poussière, Egwene repéra la porte de sa prison. Un battant un peu disjoint, lui aussi, mais qui semblait assez solide…

Tentant de se mettre à quatre pattes, la jeune femme s’avisa qu’elle n’était pas attachée. À l’exception de la cloison de bois aux rondins mal assemblés, les autres murs étaient semblait-il en pierre brute. À la très chiche lumière, Egwene vit que Nynaeve et Elayne gisaient elles aussi dans la poussière. Du sang maculait le visage de la Fille-Héritière, qui ne bougeait pas davantage que l’ancienne Sage-Dame. Mais toutes deux respiraient, et c’était déjà ça.

Egwene hésita. Devait-elle essayer de réveiller ses deux amies, ou tenter d’abord de voir ce qu’il y avait derrière la cloison disjointe ?

Un coup d’œil pour commencer… Avant de les réveiller, autant voir dans quelle mouise nous sommes…

Une façon comme une autre de se convaincre qu’elle ne redoutait pas d’être incapable de réveiller ses compagnes – alors que cette idée la terrorisait. Collant un œil à une des craquelures, près de la porte, Egwene pensa au sang, sur le visage d’Elayne. Puis elle tenta de se remémorer précisément ce que Nynaeve avait fait pour Dailin.

La pièce attenante était très grande – sans nul doute, le reste de la cabane qu’Egwene avait repérée – et dépourvue de fenêtres, mais des lampes suspendues à des crochets l’éclairaient vivement. Après avoir relevé l’absence de cheminée, la prisonnière nota que le sol de terre brute était occupé par des tables et des chaises – du mobilier de ferme – et des coffres aux ferrures plaquées or et aux incrustations d’ivoire. Un tapis en mosaïque servait de descente à un grand lit à baldaquin recouvert de couvertures et d’édredons. Contrairement au reste du mobilier, c’était une belle pièce d’ébénisterie aux montants et aux pieds sculptés.

Une dizaine d’hommes assis ou debout occupaient la pièce. Tous regardaient un type aux cheveux clairs qui aurait pu être beau si son visage n’avait pas été noir de crasse. Une main sur le pommeau de son épée, il se tenait devant une table, un index de sa main libre jouant à déplacer de petits objets que la jeune femme ne pouvait pas voir.

La porte d’entrée s’ouvrit, laissant apercevoir le ciel nocturne. Un type très mince à qui il manquait l’oreille gauche entra et annonça :

— Il n’est pas encore arrivé… Je n’aime pas traiter avec les gars de ce genre…

Egwene remarqua qu’il manquait également deux doigts à la main gauche du bandit.

L’homme aux cheveux clairs n’accorda aucune attention au nouveau venu et continua à manipuler ses mystérieux objets.

— Trois Aes Sedai, souffla-t-il avant d’éclater de rire. Une marchandise qui se vend bien, quand on a les tripes de négocier avec le bon acheteur. Et qu’on accepte le risque de se les faire arracher s’il s’avère qu’on a essayé de le rouler… Un boulot moins tranquille que de trancher la gorge d’un tas de matelots abrutis, sur un navire de commerce… Pas vrai, Coke ? Du travail moins peinard, non ?

Les autres hommes s’agitèrent nerveusement, et le nommé Coke, un costaud au regard fuyant, se pencha en avant sans dissimuler son anxiété :

— Ce sont des Aes Sedai, Adden…

Egwene reconnut la voix du bandit qui avait proféré des obscénités au sujet dudit Adden, de son bateau et de ses cargaisons.

— Il n’y a pas de doute, Adden ! Les bagues en sont la preuve, crois-moi !

Adden ramassa sur la table un des objets avec lesquels il jouait. Un anneau d’or reconnaissable entre des milliers.

Egwene étouffa un petit cri et palpa les doigts de sa main droite.

Ils m’ont pris la bague au serpent !

— Je n’aime pas ça, maugréa l’homme à l’oreille coupée. Des Aes Sedai… Chacune de ces femmes peut nous tuer… Que la bonne Fortune m’emporte ! Coke, tu es bien un fou furieux, et je devrais te trancher la gorge, comme à un de ces crétins de matelots. Que se passera-t-il si une de ces femmes se réveille avant l’arrivée de notre homme ?

— Elles vont dormir pendant des heures, affirma un gros type à la voix rocailleuse et à la bouche édentée. Ma grand-mère m’a appris à préparer la potion qu’on leur a fait boire. Elles dormiront jusqu’à l’aube, et il viendra bien avant ça.

Egwene comprit d’où lui venaient le goût de vin aigre et la sensation d’amertume.

Mon gars, ta grand-mère était une sacrée menteuse ! Dommage qu’elle ne t’ait pas étranglé dans ton berceau, au fait…

Avant l’arrivée du mystérieux client qui croyait pouvoir acheter des Aes Sedai – comme un fichu Seanchanien – Egwene se faisait fort d’avoir réveillé ses deux amies.

Elle rampa jusqu’à Nynaeve. À première vue, elle dormait à poings fermés. Du coup, la méthode la plus simple semblait s’imposer.

Egwene secoua l’ancienne Sage-Dame, qui ouvrit aussitôt les yeux.

— Que… ?

Egwene plaqua une main sur la bouche de son amie.

— Nous sommes prisonnières…, dit-elle. Il y a une dizaine de bandits dans la pièce d’à côté, et au moins dix fois plus dehors. Ils nous ont donné une potion censée nous faire dormir, mais l’effet n’est pas convaincant… Tu te souviens, maintenant ?

Nynaeve dégagea son épaule de la prise d’Egwene.

— Oui, souffla-t-elle. (Elle fit une étrange grimace, tordant bizarrement les lèvres.) De la racine de bon-sommeil… Ces idiots nous ont donné de la racine de bon-sommeil mélangée à du vin – enfin, à du vinaigre, plutôt. Voyons si tu te souviens de mes leçons. Comment agit la racine de bon-sommeil ?

— Elle guérit les maux de tête, afin qu’on puisse s’endormir… Oui, les pauvres imbéciles ! Ce gros idiot a mal écouté les conseils de sa grand-mère. La potion a soulagé notre migraine et nous a un peu étourdies, c’est tout !

— Exactement, approuva Nynaeve. Dès que nous aurons réveillé Elayne, nous les remercierons à notre façon, ces abrutis !

Nynaeve se leva et alla s’accroupir près de la Fille-Héritière.

— J’ai vu près de cent hommes quand nous sommes arrivés ici, murmura Egwene. Pour une fois, tu ne m’en voudras pas d’utiliser le Pouvoir comme une arme, je suppose ? Au fait, quelqu’un doit venir nous acheter. J’ai l’intention de secouer un peu ce personnage, histoire qu’il marche dans la Lumière jusqu’à la fin de ses jours.

Nynaeve était toujours penchée sur Elayne, et aucune des deux ne bougeait.

— Que se passe-t-il ?

— Elle est grièvement blessée… Une fracture du crâne, je crois… Sa respiration m’inquiète… Egwene, elle agonise, exactement comme Dailin.

— Tu peux intervenir ?

Egwene tenta de se remémorer tous les flux que Nynaeve avait combinés pour guérir l’Aielle, mais elle n’alla pas au-delà de trois.

— Il faut que tu la sauves !

— Ils m’ont pris ma sacoche d’herbes…, souffla Nynaeve. Sans ça, je ne peux rien faire…

Stupéfiée, Egwene comprit que l’ancienne Sage-Dame était au bord des larmes.

— Que la Lumière les brûle tous ! je suis impuissante ! (Nynaeve prit Elayne par les épaules, comme si elle entendait la secouer pour la ramener à la vie.) Voilà qui ne se passera pas comme ça, ma fille ! Je ne t’ai pas amenée jusque-là pour que tu meures ! Bon sang ! j’aurais dû te laisser à tes chaudrons ! Ou t’attacher dans un sac et te confier à Mat, histoire qu’il te ramène à ta mère. Tu ne me mourras pas sur les bras, c’est compris ? Je te l’interdis !

L’aura du saidar enveloppa soudain l’ancienne Sage-Dame.

Elayne ouvrit les yeux et la bouche. Pour étouffer son cri, Egwene lui plaqua les mains sur les lèvres. Mais lorsque ses paumes entrèrent en contact avec la peau de la Fille-Héritière, le flux thérapeutique tumultueux de Nynaeve emporta la jeune femme comme si elle était un brin de paille pris dans le champ d’action d’un tourbillon. Gelée jusqu’à la moelle des os, Egwene eut le sentiment que toute sa chaleur la désertait pour ne plus laisser d’elle qu’une masse de chair sans vie. Alors que tout tournait autour d’elle, le monde s’évanouit dans un vortex de sensations contradictoires. L’impression de tomber, de s’envoler, de tourner sur elle-même et de sombrer dans le vide…

Lorsque cela cessa, Egwene, le souffle court, baissa les yeux sur son amie. Très calme, la Fille-Héritière regardait la main que la villageoise de Champ d’Emond lui pressait toujours sur la bouche.

Le mal de tête d’Egwene n’était plus qu’un mauvais souvenir. L’intervention de Nynaeve, même si la jeune femme n’en avait pas bénéficié directement, avait suffi pour lui rendre toute son intégrité physique.

De l’autre côté de la porte, il ne se passait rien de spécial. Si Elayne avait crié – ou Egwene, pour ce qu’elle en savait – Adden et ses complices n’avaient rien entendu.

À quatre pattes, la tête baissée, Nynaeve tremblait comme une feuille.

— Par la Lumière…, souffla-t-elle. Le faire comme ça, c’était… c’était comme m’écorcher vive… (L’ancienne Sage-Dame baissa les yeux sur Elayne.) Comment vas-tu, petite ?

La Fille-Héritière écarta les mains d’Egwene.

— Fatiguée… Et affamée… Où sommes-nous ? J’ai vu des hommes avec des frondes…

Egwene résuma la situation à son amie, dont le visage s’assombrit.

— Et maintenant, ajouta Nynaeve d’un ton dur, nous allons montrer à ces chiens de quel bois nous nous chauffons.

Une nouvelle fois, l’aura du saidar l’enveloppa.

Elayne se releva péniblement, la lueur du Pouvoir l’auréolant aussi.

Lorsque les trois femmes regardèrent de nouveau par les craquelures, pour voir à quoi elles devaient s’attendre exactement, elles découvrirent que trois Myrddraals venaient d’entrer dans la pièce.

Leur cape noire immobile comme celle d’une statue de marbre, ils se tenaient près de la table. À part Adden, les autres bandits avaient tous reculé, se plaquant contre les murs, les yeux baissés sur leurs chaussures pour ne pas voir les monstres. Derrière sa table, Adden soutenait le regard sans yeux des Blafards, mais de la sueur ruisselait sur ses joues, creusant des sillons dans la crasse.

Un des Myrddraals ramassa un anneau, sur la table. Egwene vit qu’il n’y avait pas seulement des bagues au serpent dans le lot qu’Adden avait manipulé.

L’œil collé à une craquelure, Nynaeve étouffa un petit cri tout en tirant sur le col de sa robe.

— Trois Aes Sedai…, siffla le Demi-Humain, amusé – chez lui, la joie s’exprimait par une sorte de grincement évoquant celui d’une lime sur un os – et l’une d’entre elles portait cette bague.

Il jeta sur la table l’anneau qui produisit un son cristallin.

— Ce sont bien les femmes que je cherchais…, siffla un autre Blafard. Tu vas recevoir une belle récompense, humain…

— Nous devons les prendre par surprise…, souffla Nynaeve. Comment cette porte est-elle fermée ?

Egwene parvint à apercevoir un cadenas placé sur une chaîne assez grosse pour retenir un taureau enragé.

— Préparez-vous, dit-elle.

Elle canalisa un filament de Terre – plus fin qu’un cheveu – en priant pour que les Blafards ne puissent pas sentir une intervention si minime. Puis elle s’attaqua à ce qui lui parut le maillon le plus faible de la chaîne.

Un des Myrddraals leva la tête, alarmé. Un autre se pencha vers Adden, par-dessus la table.

— Je sens comme une démangeaison, humain… Tu es sûr qu’elles dorment ?

Pas vraiment à l’aise, Adden hocha la tête.

Le troisième Blafard tourna la tête vers la porte de la prison des trois femmes.

Lorsque la chaîne tomba sur le sol, le Blafard rugit de haine. Mais au même moment, la porte d’entrée s’ouvrit, laissant passer plusieurs silhouettes voilées de noir.

Dans un vacarme de fin du monde, les bandits dégainèrent leur épée pour se défendre face aux lances des Aiels. Les Myrddraals tirèrent au clair des lames plus noires encore que leur cape, et se préparèrent à vendre chèrement leur peau.

Enfant, Egwene avait un jour vu six chats se battre les uns contre les autres. C’était le même genre de spectacle, en cent fois plus violent.

Pourtant, il suffit de quelques secondes pour que le silence retombe.

Tous les humains au visage découvert gisaient sur le sol, une lance au travers du corps. Adden était piqué à la cloison de bois comme un papillon sur son présentoir de liège. Deux Aiels étaient tombés, gisant parmi le mobilier renversé et les autres cadavres.

Dos à dos, les Myrddraals se campaient au centre de la pièce, l’arme au poing. L’un se tenait le flanc, comme s’il était blessé, mais à part ça, il ne trahissait aucun autre signe de faiblesse. Un autre avait sur le visage une ouverture béante qui ne saignait pas.

Cinq Aiels entouraient ce dernier cercle de résistance. Dehors, des bruits métalliques signalaient que d’autres guerriers voilés affrontaient les bandits.

Tournant autour des Myrddraals, les Aiels tapèrent en rythme sur leur rondache avec leur lance. Comme s’ils dansaient au son de tambourins, les Blafards tournaient à l’unisson avec leurs adversaires. Le doute se lisait sur leur visage sans yeux, comme s’ils s’inquiétaient de ne pas sentir chez ces guerriers la peur qui paralysait d’habitude les humains, face à des représentants de leur race.

— Danse avec moi, Homme des Ténèbres ! lança soudain un des Aiels.

La voix d’un jeune homme, semblait-il.

— Oui, danse avec moi, Sans-Yeux ! répéta une voix féminine.

— Danse !

— Danse !

— Je crois qu’il est temps, dit simplement Nynaeve.

Elle ouvrit la porte, et trois furies auréolées par la lueur du saidar firent irruption dans la pièce.

Pour les Myrddraals, il sembla que les Aiels venaient de se volatiliser. Pareillement, les guerriers voilés parurent ne plus voir leurs adversaires monstrueux.

Egwene entendit une des Aielles pousser un petit cri, comme si elle ne parvenait pas à croire ce qu’elle voyait.

La réaction des Blafards fut très différente – plus intérieure, comme il sied à toute créature vivante qui contemple en face sa propre mort. Quand ils voyaient des Aes Sedai en train de canaliser, les Myrddraals savaient les reconnaître, et ils ne se faisaient pas d’illusions sur ce qui les attendait.

Egwene sentit chez les Demi-Humains un irrépressible désir de la tuer. Au prix de leur propre existence, ils étaient prêts à se payer la peau d’une Aes Sedai – ou plus précisément, à lui arracher l’âme du corps afin de les offrir l’une comme l’autre aux Ténèbres, qui ne manqueraient pas de…

Alors qu’elle venait juste d’entrer dans la pièce, la jeune femme aurait juré qu’elle était exposée à cette haine depuis des heures.

— Je n’en supporterai pas davantage ! rugit-elle avant de déchaîner un enfer de Feu.

Les flammes enveloppèrent les trois Myrddraals, qui hurlèrent à la mort – un cri pareil au grincement d’une carcasse découpée au hachoir par un boucher.

Dans sa rage, Egwene avait oublié que Nynaeve et Elayne étaient à ses côtés. Alors que les flammes consumaient les Blafards, une force invisible les souleva du sol puis les comprima en une sphère de feu d’où montaient toujours des hurlements à glacer les sangs.

Miséricordieusement, en tout cas pour les oreilles d’Egwene, un éclair jaillit des mains de Nynaeve, lance de lumière à côté de laquelle la lumière du jour aurait paru terne, s’il y en avait eu. La lance explosa en une boule lumineuse, la sphère se désintégra et les Blafards quittèrent ce monde comme s’ils ne l’avaient jamais arpenté.

L’ancienne Sage-Dame sursauta, puis son aura se dissipa.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Elayne, bouleversée.

Nynaeve secoua la tête.

— Je n’en sais rien… J’avais si peur, et j’étais si furieuse à l’idée de ce qu’ils voulaient… Non, je ne sais pas ce que c’était…

Torrent de feu…, pensa Egwene.

Sans savoir pourquoi, elle en avait la certitude. À contrecœur, elle se coupa du saidar, ou le convainquit de se séparer d’elle – sans pouvoir déterminer quelle opération était la plus difficile.

Je n’ai rien vu de ce qu’elle a fait !

Les Aiels abaissèrent leur voile. Avec une hâte surprenante, songea Egwene, comme s’ils entendaient signifier qu’ils n’avaient plus l’intention de se battre. Il y avait trois guerriers – dont un vieil homme aux cheveux cuivrés déjà bien plus que grisonnants – et tous, quel que soit leur âge, arboraient la sérénité et la grâce mortelle qu’Egwene associait en général aux Champions. La mort était perchée sur les épaules de ces hommes, ils le savaient et cela ne les inquiétait pas un instant.

Aviendha était l’une des deux femmes.

Dehors, les cris mouraient les uns après les autres, signalant la fin imminente des hostilités.

Nynaeve avança vers les deux Aiels étendus sur le sol.

— C’est inutile, Aes Sedai, dit le vieux guerrier. Ils ont été frappés par l’acier des Blafards !

Nynaeve se baissa quand même pour soulever le voile des deux Aiels, leur relever les paupières et leur palper la carotide.

Quand elle eut examiné le deuxième cadavre, elle se releva, livide.

— Dailin…, souffla-t-elle. Que la Lumière te brûle ! Que la Lumière vous brûle tous !

Ses invectives s’adressaient-elles à la morte, à Aviendha, au vieil homme ou à tous les Aiels de la Création ?

— Je ne l’ai pas sauvée pour qu’elle meure ainsi !

— La mort vient pour chacun de nous, commença Aviendha.

Quand Nynaeve se tourna vers elle, elle se tut.

Les Aiels se regardèrent comme s’ils envisageaient de subir le même sort que les trois Myrddraals. Ils ne semblaient pas effrayés, simplement conscients du risque.

— L’acier des Hommes des Ténèbres ne blesse jamais, dit Aviendha, il tue chaque fois.

Le vieil Aiel regarda sa compatriote comme si elle venait d’enfoncer une porte ouverte. À l’instar de Lan, quand cet homme plissait le front, il exprimait une stupéfaction sans bornes.

— Rhuarc, ces gens ne savent presque rien, expliqua Aviendha.

— Je suis désolée que nous ayons interrompu votre danse, dit Elayne. Nous n’aurions peut-être pas dû nous en mêler.

Egwene regarda son amie, perplexe, puis elle comprit le sens de sa manœuvre.

Elle veut mettre à l’aise les Aiels et laisser à Nynaeve le temps de se calmer.

— Vous vous en tiriez très bien, renchérit la jeune villageoise. En intervenant, nous vous avons peut-être vexés…

Rhuarc eut un petit rire.

— Aes Sedai, je vous suis très reconnaissant… eh bien, de ce que vous avez fait.

Un moment, l’Aiel sembla douter de ses propres paroles, mais il revint à de meilleurs sentiments. Le sourire avenant et les traits carrés, il était fort beau, en dépit de son âge.

— Nous aurions peut-être gagné, mais contre trois Hommes des Ténèbres… Eh bien, nous aurions pu perdre deux ou trois guerriers. Ou succomber tous les cinq, sans avoir tué tous nos adversaires. Pour les jeunes gens, la mort est un ennemi idéal quand il s’agit de se faire les dents. Lorsqu’on a un peu blanchi sous le harnais, on sait qu’elle est une vieille amie – ou maîtresse – mais on n’est jamais vraiment pressé de la revoir.

Nynaeve parut se détendre, comme si la philosophie fataliste du vieil Aiel l’avait aidée à se sentir mieux.

— Je devrais vous remercier, dit-elle, et je ne m’en priverai pas. Cela dit, je suis surprise de vous voir ici. Aviendha, t’attendais-tu à nous trouver en ce lieu ? Et si oui, comment est-ce possible ?

— Je vous ai suivies, répondit la guerrière comme s’il n’y avait rien de plus naturel. Pour voir ce que vous alliez faire… J’ai assisté à votre capture, mais de trop loin pour pouvoir intervenir. J’étais sûre que vous me repéreriez si j’approchais à plus de cent pas. Quand j’ai compris que vous ne vous en tireriez pas sans aide, il était trop tard pour que j’intervienne toute seule.

— Je suis sûre que tu as fait ton maximum, assura Egwene.

Elle était à cent pas de nous ? Et les bandits ne l’ont même jamais aperçue ?

Aviendha prit la phrase d’Egwene pour une invitation à en dire plus.

— Je savais où était Coram, et j’avais une idée sur la position de Dhael et de Luaine. Quant à eux, ils savaient… (Aviendha marqua une pause pour mieux dévisager le vieil homme.) Je ne m’attendais pas à trouver un chef de clan – et encore moins, le chef de mon clan – parmi ceux qui sont venus ici. Rhuarc, qui dirige les Aiels Taardad, pendant ton absence ?

Le guerrier haussa les épaules comme si ça n’avait pas d’importance.

— Les chefs de clan se relaieront, et si je meurs, ils devront décider s’ils désirent vraiment aller à Rhuidean. Je ne serais pas venu, mais Amys, Bair, Melaine et Seana m’ont harcelé comme des guépards qui poursuivent une gazelle. Les rêves affirmaient que je devais venir. La question était de savoir si je désirais mourir dans un lit, plus vieux qu’un chêne et gras comme un cochon.

Aviendha trouva follement amusante cette façon de présenter les choses.

— D’après ce qu’on dit, un homme pris entre sa femme et une Matriarche espère souvent qu’une dizaine d’ennemis mortels viennent l’attaquer pour le tirer de là. Alors, un malheureux pris entre son épouse et trois Matriarches – sa femme étant en plus elle-même une Matriarche – doit avoir envie d’aller défier en duel le Faiseur d’Aveugles en personne.

— Cette idée m’a effectivement traversé l’esprit…

Rhuarc baissa les yeux et fronça les sourcils lorsqu’il aperçut sur le sol les trois bagues au serpent gisant près d’une chevalière visiblement faite pour la main d’un homme.

— La tentation est toujours présente…, continua le vieux guerrier. Toutes les choses doivent changer, mais je ne participerai pas à ces bouleversements si je peux faire autrement. Trois Aes Sedai en route pour Tear…

Les autres Aiels se regardèrent très discrètement, comme s’il avait fallu qu’Egwene et ses compagnes ne s’en aperçoivent pas.

— Tu as parlé de rêves, dit Egwene. Tes Matriarches savent-elles interpréter leurs songes ?

— Certaines en sont capables, oui… Si tu veux en apprendre plus, il faudra aller leur poser la question. Qui sait ? elles parleront peut-être à une Aes Sedai. Aux hommes, elles ne disent rien, sauf que les rêves leur dictent leur conduite… (Soudain, Rhuarc sembla très las.) Quand c’est possible, c’est justement ce que nous préférons éviter…

Il se pencha pour ramasser la chevalière sur laquelle une grue volait au-dessus d’une lance et d’une couronne. Egwene reconnut alors le bijou. Elle l’avait vu très souvent pendre au cou de Nynaeve, au bout d’une lanière de cuir.

L’ancienne Sage-Dame avança et arracha la chevalière au vieux guerrier. En plus de la colère, le visage de Nynaeve exprimait bien trop d’émotions pour qu’Egwene puisse les déchiffrer.

Rhuarc ne fit pas mine de récupérer le bijou, mais il continua d’un ton agressif :

— Trois Aes Sedai, l’une portant une chevalière dont j’entends parler depuis ma jeunesse. La bague des rois du Malkier. Des guerriers qui s’allièrent à ceux du Shienar, à l’époque de mon père. Des hommes très habiles quand il s’agissait de danser avec les lances. Mais le Malkier fut englouti par la Flétrissure. On dit que seul un enfant roi survécut, et qu’il courtise la mort qui s’empara de son royaume comme d’autres aventuriers tentent de séduire les plus belles femmes d’un pays. C’est vraiment une étrange chose, Aes Sedai. Depuis que Melaine m’a arraché de mon fief pour me forcer à traverser le Mur du Dragon, je crois n’avoir rien vu de plus bizarre. Le chemin que tu choisis pour moi ne compte pas parmi ceux que j’envisageais de suivre un jour.

— Je n’ai choisi aucun chemin, se défendit Nynaeve. Mon seul désir est de continuer ma route. Ces bandits avaient des chevaux. Nous en prendrons trois, et nous partirons sans tarder.

— En pleine nuit, Aes Sedai ? Vous êtes pressées au point de traverser une terre hostile dans l’obscurité ?

Nynaeve lutta contre son impulsivité naturelle et parvint à émettre une réponse raisonnable :

— Non, pas à ce point… Mais nous filerons dès les premières lueurs de l’aube.

Les Aiels évacuèrent promptement tous les cadavres. Malgré tout, Egwene et ses compagnes refusèrent catégoriquement d’utiliser le lit crasseux d’Adden. Après avoir récupéré leurs bagues, elles dormirent à la belle étoile, enroulées dans leur cape et dans des couvertures prêtées par les Aiels.

Dès que l’horizon s’éclaira, à l’est, les Aiels offrirent un petit déjeuner aux « Aes Sedai ». De la viande séchée – Egwene hésita jusqu’à ce qu’Aviendha lui dise que c’était de la chèvre –, du pain blanc presque aussi difficile à mâcher que la carne en question et un fromage à pâte blanche veinée de bleu qui se révéla presque aussi coriace que le reste. Les mâchoires douloureuses, Elayne marmonna que les Aiels devaient s’entraîner en mâchonnant des cailloux. Ça ne l’empêcha pas de manger deux fois plus que ses compagnes réunies.

Lorsque les trois femmes se furent choisi des montures, les Aiels libérèrent toutes les autres. Sauf quand ils y étaient obligés, expliqua Aviendha, les guerriers voilés de noir préféraient de très loin la marche à l’équitation.

Presque de la taille de destriers, l’étalon noir de Nynaeve, la jument rouanne d’Elayne et la belle bête grise d’Egwene avaient vraiment fière allure.

Egwene décida de baptiser sa monture Brume, avec l’espoir qu’un nom poétique adoucirait son caractère. De fait, peu après l’aube, la jument se mit en route d’un pas léger et paisible.

Les Aiels escortèrent les trois femmes en marchant. En plus des deux abattus par les Myrddraals, trois autres guerriers étaient tombés dans le camp des bandits. Du coup, ils n’étaient plus que dix-neuf en tout.

Suivre les chevaux ne leur posa aucun problème. Au début, Egwene tenta de retenir un peu Brume, mais elle vit que ça amusait beaucoup les guerriers.

— Faisons la course sur quatre lieues, proposa Aviendha, et nous verrons si c’est ton cheval ou moi qui gagnera.

— Même pari sur dix lieues, lança Rhuarc, souriant.

Egwene prit ces propos très au sérieux. Quand ses compagnes et elle laissèrent un peu la bride sur le cou à leurs montures, elle ne fut pas surprise de voir que ça ne posa pas l’ombre d’un problème aux Aiels.

Lorsque les toits de chaume de Jurene furent en vue, Rhuarc fit un petit discours d’adieu :

— Portez-vous bien, Aes Sedai… Puissiez-vous toujours trouver de l’eau et de l’ombre. Qui sait ? nous nous reverrons peut-être avant que le grand changement soit accompli.

Le chef de clan semblait ne pas trop y croire, et il paraissait d’humeur maussade. Alors que les Aiels obliquaient vers le sud, Aviendha, Bain et Chiad firent de grands gestes amicaux aux trois femmes. Maintenant qu’ils ne devaient plus suivre des équidés, les guerriers ne ralentissaient pas le rythme – au contraire, ils l’avaient accéléré un peu, estima Egwene. Très probablement, ils continueraient à ce train d’enfer jusqu’à avoir atteint leur mystérieuse destination.

— Que voulait-il dire avec son histoire de « grand changement » ? demanda Elayne.

— Je n’en sais rien, et je m’en fiche, répondit Nynaeve. Je suis contente qu’ils soient intervenus hier, mais les voir s’en aller ne me brise pas le cœur… J’espère que nous allons nous dénicher un bateau…

Jurene était un hameau plus qu’un village. On y trouvait exclusivement des maisons en bois, et toutes à un seul étage. Mais l’étendard au Lion Blanc du royaume d’Andor y flottait en haut d’un très grand poteau, et une cinquantaine de Gardes de la Reine tenaient solidement la place.

Selon leur capitaine, ils étaient là pour assurer la sécurité des réfugiés désireux de fuir le royaume d’Andor, mais il en venait très peu chaque jour. La plupart choisissaient des villages plus en aval, dans les environs d’Aringill.

L’officier se félicita que les trois femmes ne soient pas venues plus tard, car il s’attendait chaque jour à recevoir l’ordre de retourner en Andor. Et les rares habitants de Jurene semblaient prêts à partir en même temps que les militaires, laissant ce qui restait de l’agglomération aux brigands et aux soldats du Cairhien appartenant aux maisons belligérantes.

Elayne garda la capuche de sa cape relevée. Une précaution inutile, car aucun soldat ne sembla faire le rapprochement entre cette jeune femme aux cheveux blond tirant sur le roux et leur Fille-Héritière.

Se montrant directs, certains hommes lui demandèrent de rester avec eux. Une requête vexante ou flatteuse ? Egwene n’aurait su le dire, mais pour sa part, elle répondit aux soldats qui lui firent la même demande qu’elle n’avait pas de temps à leur consacrer. En un sens, être courtisée ainsi avait un côté agréable. Même si aucun de ces types ne lui plaisait, la jeune villageoise trouva plaisant de savoir que certains mâles la jugeaient au moins aussi jolie qu’Elayne.

Nynaeve, elle, flanqua carrément une gifle à un de ses « galants ». Egwene faillit éclater de rire et Elayne en sourit sans fausse honte.

L’ancienne Sage-Dame en avait rajouté, estima Egwene. En réalité, malgré son regard furieux, elle non plus n’avait pas détesté d’être l’objet d’attentions masculines.

Les trois voyageuses ne portaient pas leur bague. Sans trop d’efforts, Nynaeve était parvenue à les convaincre que Tear était le dernier endroit où elles avaient intérêt à se faire passer pour des Aes Sedai – surtout si l’Ajah Noir les y attendait.

Egwene rangea son anneau dans sa bourse, avec le ter’angreal qui lui permettait d’accéder au Monde des Rêves. Très souvent, elle posait les doigts sur le tissu pour s’assurer que ses trésors n’avaient pas disparu.

Nynaeve ajouta la bague au serpent à la lanière de cuir où pendait déjà la chevalière de Lan.

Un navire mouillait bien dans le petit port de Jurene. Pas celui qu’avait vu Aviendha, à l’évidence, mais un bateau restait un bateau !

Egwene fut déçue quand elle aperçut l’énorme bâtiment ventru deux fois plus massif que la Grue Bleue. Baptisé le Projectile, le navire semblait aussi peu vif que son capitaine, un petit homme au ventre rebondi.

Quand elle lui demanda si son navire était rapide, le loup de rivière indolent regarda Nynaeve comme si elle avait perdu la tête.

— Rapide ? Avec ma cargaison de bois du Shienar et de tapis du Kandor ? Qui a besoin de se dépêcher avec des marchandises pareilles ? Les prix montent tout le temps, alors pourquoi s’en faire ? Oui, j’imagine qu’il y a des bateaux plus véloces derrière moi, mais ils ne font pas escale ici. D’ailleurs, je m’en serais abstenu si nous n’avions pas trouvé des vers dans nos réserves de viande. Mais croire qu’il y a de la bonne bidoche en vente au Cairhien est une fichue erreur ! La Grue Bleue ? Oui, j’ai vu Ellisor échoué… Il n’est pas près de repartir, selon moi. Voilà ce qu’on gagne quand on veut battre des records de vitesse.

Nynaeve paya trois passages, plus une petite fortune pour les chevaux. Voyant la tête que tirait l’ancienne Sage-Dame, Egwene et Elayne jugèrent judicieux de ne pas lui adresser la parole avant que le Projectile ait poussivement levé l’ancre.

Prudentes, elles attendirent encore un long moment avant de s’y aventurer.

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