Perrin retourna dans sa chambre par l’escalier de service. Un peu plus tard, Simion lui apporta un plateau recouvert d’un torchon qui ne parvenait pas à occulter l’odeur du mouton rôti, des haricots rouges, des navets et du pain tout juste sorti du four. Étendu sur son lit, l’apprenti forgeron ne broncha pas, contemplant le plafond sans se soucier que son repas refroidisse. Des images de Noam tournaient en boucle dans sa tête. Noam mordant les planches de sa prison. Noam stupéfait d’être libre, puis bondissant dehors pour se perdre dans la nuit. Pour se changer les idées, il tenta de penser au cadenas – pour fabriquer une pièce pareille, la trempe puis le façonnage devaient être sans faille – mais son stratagème ne fonctionna pas.
Ignorant le plateau, il se leva, sortit et remonta le couloir jusqu’à la chambre de Moiraine. Quand il eut gratté à la porte, l’Aes Sedai lui lança :
— Entre donc, Perrin !
Un instant, toutes les histoires terrifiantes au sujet des « sorcières » de Tar Valon revinrent à la mémoire du jeune homme. Mais il les repoussa et ouvrit la porte.
Moiraine était seule, une chance pour lui. Assise sur le grand lit, un encrier en équilibre sur les genoux, elle écrivait dans un petit carnet relié de cuir. Sans relever les yeux, elle reboucha l’encrier et essuya le bout de sa plume sur un petit morceau de parchemin.
Des flammes crépitaient dans la cheminée, réchauffant l’atmosphère.
— Je t’attendais depuis un moment, Perrin… Je n’avais jamais abordé ce sujet, parce qu’il semblait évident que tu ne voulais pas que je le fasse. Mais après ce qui s’est passé ce soir… Que désires-tu savoir ?
— C’est le sort qui m’attend ? Finir comme Noam ?
— Peut-être, oui…
Perrin attendit la suite, mais Moiraine rangea la plume et l’encrier dans un coffret en bois de rose, puis elle entreprit de souffler sur le carnet afin de sécher l’encre.
— C’est tout ? Peut-être ? Moiraine, je ne veux pas d’une réponse alambiquée d’Aes Sedai. Si vous savez quelque chose, il faut me le dire.
— Je n’ai pas grand-chose à ajouter, mon garçon… Alors que je consultais les grimoires et les rouleaux de parchemin conservés par deux amies à moi – des érudites – je suis tombée par hasard sur un fragment de livre – une copie, en fait – qui évoquait ta… situation. C’est probablement le seul texte qui en parle, et l’unique fac-similé disponible dans le monde. Et ça ne m’a rien appris d’extraordinaire.
— Ce sera toujours ça ! Moi, je ne sais rien du tout ! Que la Lumière me brûle ! je me suis inquiété pour Rand, parce qu’il risquait de devenir timbré. Je n’aurais jamais cru que mon cas était au moins aussi grave.
— Même durant l’Âge des Légendes, l’époque où fut écrit ce texte, les gens n’en savaient pas très long. Et je n’ai découvert qu’un fragment… La femme qui l’a rédigé n’était même pas certaine qu’il ne s’agisse pas d’un mythe. Selon elle, certains humains capables de parler aux loups finissaient par perdre leur humanité. J’insiste sur le « certains ». Mais est-ce un sur dix, sur cinq ou sur deux ? Elle ne le précisait pas…
— Je peux… congédier… les loups. J’ignore comment je m’y prends, mais j’arrive à refuser de les écouter. Est-ce susceptible de m’aider ?
— C’est possible… (Moiraine dévisagea Perrin et prit le temps de choisir soigneusement ses mots.) Le fragment de texte parlait surtout des rêves. Les songes peuvent être dangereux pour toi, mon garçon.
— Vous me l’avez déjà dit. Qu’est-ce que ça signifie, exactement ?
— Toujours selon l’auteur, les loups vivent en partie dans ce monde et en partie dans un univers onirique.
— Un univers onirique ?
— C’est bien ce que je viens de dire, et c’était exprimé ainsi dans le texte. La façon dont les loups communiquent entre eux, et avec toi, semble liée à cet univers. Je ne prétends pas comprendre comment… (Moiraine marqua une courte pause, le front plissé de perplexité.) D’après les écrits d’Aes Sedai dotées du don de Rêver, les Rêveuses rencontrent souvent des loups dans leurs songes. Et ces animaux se comportent comme des guides. Si tu veux éviter tes « frères », tu devras te montrer aussi prudent la nuit que le jour. Mais bien sûr, tu n’es pas obligé d’opter pour cette solution.
— Pas obligé ? Moiraine, je ne finirai pas comme Noam !
L’Aes Sedai étudia un moment son interlocuteur en hochant pensivement la tête.
— Tu parles comme si ça dépendait de toi, mais tu es ta’veren, ne l’oublie pas.
Perrin alla se camper devant la fenêtre. Le dos tourné à l’Aes Sedai, il sonda la nuit.
— À cause de Rand, parce que je sais exactement ce qu’il est, je n’ai pas accordé assez d’attention aux deux autres ta’veren qui gravitaient autour de lui. Trois ta’veren nés dans le même village à quelques semaines d’intervalle ? C’est inédit dans l’histoire, je peux te l’assurer. En d’autres termes, Mat et toi avez peut-être un rôle plus important à jouer que je l’imaginais. Votre place dans la Trame pourrait être plus… centrale.
— Je ne veux jouer aucun rôle dans la Trame ! explosa Perrin. De toute façon, si j’oublie que je suis humain, je ne vois pas ce que je pourrais faire. Moiraine, êtes-vous disposée à m’aider ?
Prononcer cette phrase n’avait pas été facile.
Et si elle me dit maintenant qu’elle doit recourir au Pouvoir de l’Unique pour me sortir de là ? Oublier mon identité n’est-il pas un destin moins effrayant ?
— Aidez-moi à ne pas me perdre moi-même !
— Si je peux protéger ton intégrité, je le ferai, n’en doute pas… Mais pas au détriment du combat contre les Ténèbres. Tu dois connaître cette restriction, Perrin.
Lorsque le jeune homme se retourna, il constata que l’Aes Sedai était aussi impassible qu’à l’accoutumée.
Et si ça implique que je meure demain, ça ne vous arrêtera pas ?
Sur ce point, il n’y avait hélas pas le moindre doute…
— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ?
— Perrin, ne va pas trop loin… Oui, évite de dépasser les bornes, parce que…
Comprenant la menace implicite, l’apprenti forgeron hésita avant de poser sa question suivante.
— Pouvez-vous protéger mes rêves, comme vous le faites pour Lan ?
— J’ai déjà un Champion, répondit Moiraine avec l’ombre d’un sourire. Et je m’arrêterai là. Je suis de l’Ajah Bleu, pas du Vert.
— Vous savez bien ce que je veux dire ! Devenir un Champion ne m’intéresse pas !
Par la Lumière ! être lié toute ma vie à une Aes Sedai ? Autant choisir les loups, dans ce cas…
— Je n’interviendrai pas, Perrin. Cette « protection » évite les agressions extérieures. Dans ton cas, le danger est intérieur ! (Moiraine rouvrit son carnet.) Tu devrais aller dormir… Même si tu dois te méfier de tes songes, tu ne peux pas te passer de sommeil.
De retour dans sa chambre, Perrin relâcha le contrôle qu’il exerçait sur son esprit – une simple diminution de la pression, pour redonner un peu de liberté à ses sens. Aussitôt, il sut que les loups étaient là, tout autour de Jarra. Terrorisé, il ferma de nouveau une main de fer sur sa conscience.
— Il me faut une ville…, marmonna-t-il. Ça les dissuaderait d’approcher…
Dès que j’aurai trouvé Rand et achevé ce que je suis censé accomplir avec lui, je me réfugierai dans une mégalopole.
Moiraine ne pouvait rien pour la sécurité de ses rêves. Était-ce vraiment une mauvaise nouvelle ? Le Pouvoir de l’Unique ou les loups ? À sa place, qui aurait été pressé de choisir entre la peste et le choléra ?
Laissant éteinte la cheminée, Perrin ouvrit en grand les deux fenêtres de sa chambre. Un air glacé s’y engouffra, le faisant frissonner. Déterminé, il jeta sur le sol les couvertures et l’édredon, puis s’étendit tout habillé sur le lit défoncé – sans chercher à trouver une position confortable.
Si quelque chose pouvait l’empêcher de sombrer dans un sommeil profond – et donc de rêver – c’était bien ce matelas dévasté.
Sur cette dernière pensée, il s’endormit comme une masse.
Perrin avançait dans un long couloir aux murs et au plafond de pierre luisant d’humidité. Des ombres mystérieuses y dansaient, leur forme distordue n’évoquant rien de réel. Alors qu’elles commençaient et s’arrêtaient sans logique apparente, elles semblaient bien trop noires pour la lumière qui les séparait. Une lumière, s’avisa le jeune homme, dont il aurait été bien incapable de localiser la source.
— Non ! s’exclama-t-il. NON ! C’est un rêve, et il faut que je me réveille. Allons, ouvre les yeux, crétin !
Le décor ne changea pas autour de Perrin.
Danger…
C’était la voix mentale d’un loup, à peine audible…
— Je vais me réveiller !
Pour échapper au sommeil, le jeune homme flanqua un coup de poing dans un mur. Cela lui fit un mal de chien, mais il ne se réveilla pas. En revanche, il avait eu l’impression qu’une des ombres sinueuses s’était écartée pour éviter son poing.
Cours, frère ! Cours !
— Tire-d’Aile ? demanda Perrin, stupéfié.
Il connaissait le loup dont il captait les pensées. Tire-d’Aile, qui rêvait de voler, avait toujours envié les aigles…
— Tire-d’Aile est mort !
Cours !
Perrin détala, une main tenant sa hache pour que le manche ne batte pas contre sa jambe. Vers où courait-il et pourquoi ? Il n’en avait pas la première idée, mais Tire-d’Aile ne lui aurait pas conseillé de filer sans une excellente raison.
Tire-d’Aile est mort… Mort !
Peut-être, mais ça n’empêchait pas le jeune homme de courir.
Beaucoup de couloirs, montant parfois et descendant en d’autres occasions, croisaient celui où Perrin était. Si les intersections formaient des angles plus que bizarres, les corridors, eux, se ressemblaient tous. Des murs et un plafond humides et des zones d’ombre irrégulières.
Alors qu’il approchait d’une fourche, Perrin ralentit puis s’arrêta. Vêtu d’une veste et d’un pantalon jaune vif plutôt étranges – la veste s’évasait sur ses hanches exactement comme les jambes du pantalon au-dessus de ses bottes –, un homme attendait là, de l’hésitation dans le regard.
— C’est plus que je n’en peux supporter, marmonna-t-il pour lui-même, pas à l’intention de Perrin. Voilà que je ne me contente plus de voir des paysans en rêve. À présent, il faut que ce soient des étrangers bizarrement habillés. Fiche le camp de mon songe, petit gars !
Surpris par l’accent du type et par son débit extrêmement rapide, Perrin mit un moment avant de demander :
— Qui êtes-vous ?
L’inconnu fronça les sourcils comme s’il était vexé.
Autour des deux hommes, les bandes d’ombre ondulèrent. L’une d’elles se détacha du haut plafond et se laissa flotter jusqu’à la tête de l’inconnu, s’enroulant dans ses cheveux. Alors que le type écarquillait les yeux, les événements s’enchaînèrent à toute vitesse. L’ombre se rétracta, filant vers le plafond, et entraîna avec elle une forme blafarde. Perrin sentit des gouttes poisseuses s’écraser sur son visage et il entendit un cri qui lui glaça les sangs.
Tétanisé, Perrin baissa les yeux sur la masse informe et ensanglantée qui portait toujours les habits de l’inconnu. Puis il leva la tête vers l’espèce de sac vide qui pendait du plafond. Alors que l’ombre plus noire que la nuit en absorbait déjà une partie, il reconnut une peau humaine, apparemment entière et intacte.
Alors que d’autres ombres s’agitaient autour de lui, l’apprenti forgeron repartit au pas de course. Des cris de douleur retentirent autour de lui et il eut l’impression que des sortes de vagues, dans les ombres, se lançaient à sa poursuite.
— Sors d’ici ! cria Perrin. Que la Lumière te brûle ! change de lieu. Dans un rêve, c’est possible !
Le décor se modifia. Flanquées par des chandeliers en or dont les dizaines de bougies illuminaient le sol dallé et le plafond peint – des oiseaux contrefaits volant dans un ciel lourd de nuages cotonneux –, des tapisseries aux couleurs vives pendaient sur tous les murs. Dans ce couloir-là, rien ne bougeait et il n’y avait pas d’ombres. Bien au contraire, les chandeliers méthodiquement alignés éclairaient le chemin aussi loin que portait la vue, illuminant jusqu’aux arches de pierre blanche qui brisaient par endroits la monotonie des murs.
Danger…
Le message était encore plus étouffé que la première fois. Et bien plus impérieux, si c’était possible…
Sa hache au poing, Perrin sonda le couloir en marmonnant dans sa barbe :
— Réveille-toi… Réveille-toi, Perrin Aybara ! Puisque tu sais que c’est un rêve, modifie-le encore ou reviens dans le monde réel. Par le sang et les cendres ! fiche le camp d’ici !
Le nouveau couloir demeura aussi banalement concret que tous ceux qu’il avait arpentés dans sa vie.
Quand il arriva au niveau de la première arche blanche au sommet pointu, Perrin vit qu’elle donnait sur une grande salle certes dépourvue de fenêtres mais décorée comme le hall d’apparat d’un palais, l’or et l’ivoire parant de leur splendeur jusqu’au meuble le plus insignifiant. Au milieu, une femme, sourcils froncés, étudiait un antique grimoire posé grand ouvert sur une table. Vêtue de blanc et d’argent, cette beauté arborait une magnifique chevelure aile-de-corbeau et des yeux pareillement sombres.
Au moment où Perrin la reconnaissait, elle leva la tête et la tourna vers lui.
— Toi ! s’écria-t-elle, le regard brillant de colère. Que fais-tu ici ? Et comment as-tu… ? Tu vas dévaster des choses qui dépassent de très loin ta pauvre imagination !
Soudain, la scène s’aplatit, comme si l’apprenti forgeron ne voyait plus la pièce, mais un tableau la représentant. Puis cette image pivota sur elle-même, devenant une ligne verticale brillant dans un océan d’obscurité. Un moment éblouissante comme un soleil, cette ligne se volatilisa, laissant Perrin face à une étendue plus noire que la nuit.
Le sol se terminait quelques pouces devant la pointe des bottes du jeune homme. Sous ses yeux, les dalles blanches étaient avalées par les ténèbres, comme du sable recouvert par la marée montante.
L’apprenti forgeron recula d’un bond.
Fuis !
Quand Perrin se retourna, il découvrit Tire-d’Aile tel qu’il l’avait vu la dernière fois, lors du combat contre les Capes Blanches. Un fantastique loup au pelage grisonnant et taché de sang.
— Tu es mort ! Je l’ai vu de mes yeux. Je t’ai senti quitter ce monde.
Enfuis-toi ! Tu ne devrais pas être ici ! Un terrible danger te menace ! Pire que tous les Jamais-Nés réunis. Tu dois fuir. Tout de suite !
— Comment ? demanda Perrin. Je ne demande que ça, mais comment faire ?
Cours !
Les babines retroussées, Tire-d’Aile sauta à la gorge de Perrin.
S’éveillant sur un cri étouffé, Perrin s’assit dans son lit et porta les mains à sa gorge pour tenter d’enrayer l’hémorragie fatale. Quand ses doigts se posèrent sur de la peau intacte, il soupira de soulagement, mais sa joie ne dura pas, car il sentit soudain sous ses paumes un liquide poisseux à demi séché.
Sautant du lit si vite qu’il faillit s’étaler, il courut jusqu’à une petite table, s’empara du broc qui reposait dessus et s’aspergea le visage d’eau.
Le liquide qui retomba dans la bassine était rosâtre. Le sang du type si bizarrement attifé, dans le premier couloir…
La veste et le pantalon de Perrin en étaient également souillés. Se déshabillant frénétiquement, le jeune homme les jeta ensuite dans un coin de la chambre. Au matin, après son départ, Simion se chargerait de les brûler…
Transi de froid en chemise et en sous-vêtements, Perrin s’assit à même le sol et s’adossa au lit. Dans cette position, il ne sentait pas trop le courant d’air frais qui circulait entre les fenêtres.
Et je devrais être assez mal installé pour ne pas me rendormir profondément.
L’amertume, l’inquiétude et l’angoisse le torturant, Perrin parvint à se raccrocher à sa détermination.
Pas question que je baisse les bras ! Jamais de la vie !
Il tremblait toujours de froid quand il bascula dans un demi-sommeil qui ne l’empêcha pas de rester conscient de son environnement. Dans cette semi-hébétude, il fit des cauchemars, mais aucun qui fût comparable à celui qu’il venait de vivre.
Recroquevillé sous le couvert des arbres, dans la nuit, Rand regardait le chien noir massif qui approchait lentement de sa cachette. La blessure que Moiraine n’avait pas pu guérir lui faisait un mal de chien, mais il la traitait par le mépris. À la chiche lumière de la lune, il distinguait assez mal le molosse, à part ses crocs qui brillaient dans l’obscurité comme des pointes d’argent acérées. D’une hauteur inhabituelle, le poitrail imposant, le maudit cabot savait très exactement où était sa proie.
Approche encore… Allez ! Qu’il n’y ait pas d’avertissement pour ton maître, cette fois. Allez ! Encore un effort.
Le chien n’était plus qu’à dix pas. Les babines retroussées, il bondit soudain, avalant la distance en un clin d’œil.
Rand sentit le Pouvoir de l’Unique se déverser en lui. Quelque chose qu’il n’identifia pas jaillit de ses mains tendues. Un éclair blanc, vit-il, aussi solide qu’une lame. Pris dans la lueur aveuglante de cette improbable lance de lumière, le chien sembla devenir translucide, puis il se volatilisa.
La lueur blanche mourut aussitôt, sauf sur la cornée de Rand, où elle resta un moment imprimée. Secoué, il s’appuya à un tronc d’arbre, le rude contact de l’écorce contre sa joue le ramenant un peu à la réalité.
Alors, il soupira de soulagement, puis rit en silence.
Cette fois, ça a fonctionné ! Que la Lumière en soit louée, j’ai réussi !
Ce n’était pas le premier molosse de la nuit, et vaincre les autres s’était parfois révélé délicat.
Comme toujours lorsque le Pouvoir était en lui, Rand eut envie de vomir à cause de la souillure du saidin. Malgré la fraîcheur nocturne, il transpirait à grosses gouttes et un goût ignoble persistait sur sa langue. Malade au point de vouloir s’étendre sur le sol et se laisser mourir, Rand aurait donné cher pour que Nynaeve lui fasse boire une de ses mystérieuses potions. Il aurait même accepté une intervention de Moiraine, si ça avait pu faire cesser son calvaire.
Mais le saidin, il le savait, était aussi une source de vie, d’énergie et de lucidité. Malgré le lourd tribut à payer au Ténébreux – le responsable de la souillure – l’existence, sans le Pouvoir, n’était qu’une mascarade. Un océan d’ennui et de vide…
Si je canalise le Pouvoir, il leur sera plus facile de me traquer, puis de me tomber dessus… Je dois atteindre Tear. Là, je trouverai la réponse à toutes mes questions. Si je suis vraiment le Dragon, tout cela finira bientôt. Si je ne le suis pas, abusé par des mensonges, la comédie s’achèvera elle aussi. Dans tous les cas, j’en aurai terminé avec le devoir…
À contrecœur, et avec une lenteur infinie, Rand coupa tout contact avec le saidin. À l’instant fatidique, renoncer à l’étreinte du Pouvoir ressemblait à s’y méprendre à une petite mort. Dans la nuit soudain sinistre, les ombres cessèrent de fluctuer à l’infini et se fondirent dans la banale obscurité ambiante.
À l’ouest, dans le lointain, un chien aboya à la mort.
Rand releva la tête et sonda la direction du couchant comme s’il avait pu voir l’animal malgré la distance.
Un molosse répondit au premier aboiement. Puis un autre encore, et deux nouveaux… Obstinés, ces prédateurs se déployaient pour acculer leur victime désignée.
— Bonne chasse ! les défia Rand. Traquez-moi si ça vous chante, mais je ne suis plus un gibier sans défense !
S’éloignant des arbres, Rand pataugea dans un cours d’eau glacé mais plutôt étroit, puis il se mit en route vers l’est d’un pas résolu. Avoir les bottes pleines d’eau n’avait rien d’agréable et sa blessure l’élançait terriblement. Restant fidèle à sa stratégie, il continua à traiter ces maux par le mépris.
Traquez-moi ! Mais je peux vous rendre la pareille, parce que je ne suis plus une proie impuissante.