11 Tar Valon

Le petit village appelé Darein se dressait au bord du fleuve Erinin depuis des lustres – presque depuis le temps où les tours de Tar Valon avaient poussé sur l’île. Avec ses petites maisons en pierre rouge ou en brique et ses rues artistiquement pavées, le bourg respirait la paix et donnait une impression de… permanence. Pourtant, il avait été incendié lors des guerres des Trollocs, mis à sac quand les armées d’Artur occupaient Tar Valon, pillé à plusieurs reprises durant la guerre des Cent Années et de nouveau brûlé lors de la guerre des Aiels, une vingtaine d’années plus tôt. Une histoire tumultueuse, pour une paisible bourgade. Mais sa position, au pied d’un des ponts qui menaient à Tar Valon, lui assurait d’être reconstruit autant de fois qu’il le faudrait. Tant que la cité attenante serait debout, en tout cas…

Au début, Egwene eut le sentiment que Darein se préparait à la guerre. Une colonne de piquiers patrouillait dans les rues, armes et armures brillant comme des sous neufs, et des archers au casque plat les suivaient, des carquois débordant de flèches accrochés à la ceinture. Un détachement de cavalerie, le visage des hommes invisible sous leur heaume à grille, obéissant à un ordre de son chef, s’écarta du chemin de Verin et de ses compagnons.

Tous ces soldats arboraient sur la poitrine, telle une larme immaculée, la fameuse Flamme Blanche de Tar Valon.

Mais à mieux y regarder, les villageois allaient et venaient avec une nonchalance qui démentait cette première impression. Sur le marché, la foule s’écartait pour laisser passer les soldats, certes, mais pratiquement sans les remarquer, comme s’ils faisaient depuis toujours partie du paysage. Quelques vendeurs de fruits ambulants des deux sexes, un panier dans les bras, suivaient les militaires pour tenter de leur vendre des pommes et des poires ratatinées récemment sorties des garde-manger hivernaux. À part ça, les boutiquiers et les colporteurs n’accordaient aucune attention aux soldats. Alors qu’elle guidait ses compagnons vers le pont, Verin aussi semblait ne pas remarquer les hommes en armes.

Passant au-dessus de près d’un quart de lieue d’eau et de terre, le pont délicatement ouvragé faisait penser à un ruban de dentelle minérale. À l’entrée, une dizaine de piquiers épaulés par cinq ou six archers arrêtaient toute personne qui manifestait l’intention de traverser. L’officier responsable de la surveillance, un type chauve qui avait accroché son casque à la poignée de son épée, semblait accablé par la file des voyageurs qui attendaient l’autorisation de passer. Des piétons, des cavaliers, des chariots et des charrettes… En réalité, la file n’était pas si longue que ça – une centaine de pas au maximum – mais chaque fois qu’un visiteur s’engageait sur le pont, un nouveau candidat le remplaçait en bout de colonne. Malgré son agacement, l’officier chauve prenait tout son temps quand il s’agissait d’interroger puis de repousser ou d’accepter tout nouvel arrivant.

Voyant que Verin remontait la file, ses compagnons à la traîne, il faillit brailler d’indignation. Regardant mieux l’Aes Sedai, il se ravisa et se hâta de remettre son casque là où il aurait toujours dû être. Ici, les gens n’avaient pas besoin de voir la bague au serpent pour reconnaître une Aes Sedai.

— Bien le bonjour, dame Aes Sedai, dit le chauve en s’inclinant bien bas, une main sur le cœur. Vous pouvez traverser, bien sûr…

Verin s’arrêta près de l’officier. Derrière elle, des murmures coururent dans les rangs, mais personne n’osa protester à haute voix.

— Des problèmes avec les Capes Blanches, capitaine ?

Pourquoi perdons-nous du temps ? se demanda Egwene. A-t-elle oublié que Mat est entre la vie et la mort ?

— Des problèmes ? répondit l’officier. Pas vraiment… Aucun affrontement, en tout cas. Les Fils ont tenté d’infiltrer Marché d’Eldone, de l’autre côté du fleuve, mais nous les en avons dissuadés. La Chaire d’Amyrlin voulait être sûre qu’ils n’essaieraient plus.

— Verin Sedai, intervint prudemment Egwene, Mat est…

— Nous verrons ça plus tard, mon enfant, répondit l’Aes Sedai, presque distraitement. Je ne l’ai pas oublié… (Après cette affirmation, elle se concentra de nouveau sur l’officier.) Et les villages environnants ?

Mal à l’aise, le militaire haussa les épaules.

— Nous ne pouvons pas en interdire l’accès aux Fils de la Lumière, mais ils en partent quand nos patrouilles arrivent. Ils essaient de nous provoquer, je pense…

Verin acquiesça. Elle se serait probablement remise en chemin, mais le capitaine de la garde n’en avait pas terminé.

— Je m’excuse, Aes Sedai, mais à l’évidence, vous venez de très loin… Avez-vous des nouvelles fiables ? Chaque bateau commercial décharge en même temps que sa cargaison un lot de rumeurs inédites. Il paraît qu’il y aurait un nouveau faux Dragon à l’ouest. On raconte aussi que les armées d’Artur Aile-de-Faucon, revenues d’entre les morts, ont combattu sous son commandement et massacré des Capes Blanches avant de raser une ville appelée Falme, que certains situent au Tarabon.

— On dit que les Aes Sedai ont aidé Artur ! cria une voix masculine dans la file d’attente.

Hurin inspira à fond et se tendit comme s’il prévoyait du grabuge.

Egwene sonda la foule, mais elle ne parvint pas à repérer le trublion. Tous les visiteurs semblaient concentrés sur une seule occupation : attendre plus ou moins patiemment qu’on les autorise à entrer.

Les choses avaient changé, et pas en bien… Au moment où la jeune fille avait quitté Tar Valon, une remarque désobligeante sur les Aes Sedai aurait au minimum valu à son auteur un bon coup de poing sur le nez.

Rouge de colère, l’officier aussi scrutait la file d’attente.

— Les rumeurs ont l’art de tout embrouiller, dit Verin. Je peux t’assurer que Falme est toujours debout. En revanche, cette ville n’a jamais été au Tarabon. Écoute moins les bavardages et fie-toi davantage à ce que dit la Chaire d’Amyrlin. Que la Lumière éclaire ton chemin, mon fils…

Comme tous les ponts de Tar Valon, celui-là força l’admiration d’Egwene. Pour donner naissance à une telle « dentelle », il avait sans doute fallu recourir aux meilleures « couturières » disponibles. Comment avait-on réussi pareil chef-d’œuvre avec de la pierre ? Et par quel miracle ce pont suspendu aux parois ajourées – la fameuse dentelle – tenait-il debout tout seul sur les quelque cinq cents pas de longueur qui lui permettaient de surplomber un bras du fleuve pour donner accès à la cité insulaire ?

Sur un plan plus personnel, la jeune fille avait une autre raison de s’ébaubir et de s’inquiéter. Si bizarre que cela parût, elle avait le sentiment que ce pont la ramenait à la maison.

C’est Champ d’Emond, ma maison…

Certes, mais c’était ici, à Tar Valon, qu’elle apprendrait tout ce qu’il lui fallait savoir pour rester en vie et ne plus jamais perdre sa liberté. À Tar Valon, également, qu’elle découvrirait pourquoi ses rêves la perturbaient tant et pour quelles raisons ils semblaient souvent avoir une signification cachée qui lui échappait. Bref, sa vie était liée à Tar Valon, désormais. Si elle retournait un jour à Champ d’Emond – par la Lumière ! que ce « si » était douloureux ! – ce serait pour rendre visite à ses parents. En quelques semaines, elle avait cessé d’être la fille d’un aubergiste. Cet héritage n’était plus le sien, non parce qu’elle le méprisait, mais parce qu’elle l’avait dépassé, tout simplement.

Première merveille visible, le pont n’était pas la seule, loin de là. Sur l’île, il déposait les visiteurs au pied des Murs Scintillants, cette muraille d’enceinte blanche aux reflets d’argent d’une telle hauteur qu’elle dominait largement le pont. À intervalles réguliers, des tours de garde construites avec la même pierre interrompaient les murs, leur base massive caressée par l’onde paisible du fleuve.

Au-delà se dressaient les légendaires tours de Tar Valon, souvent reliées par des passerelles, qui dessinaient un front de ciel majestueux, les flèches, les colonnes et les minarets se combinant harmonieusement pour composer une ode vibrante à la splendeur.

Et pourtant, ce n’était que le prologue à la gloire de Tar Valon.

Le portail de bronze assez large pour laisser passer vingt personnes de front n’était pas gardé. Au-delà, les visiteurs s’engageaient dans un quadrillage savant de larges avenues qui couvrait toute l’île. Alors que le printemps commençait à peine, un parfum de fleurs et de délicates épices flottait dans l’air.

Egwene eut le souffle coupé comme si elle découvrait la cité. Sur chaque place et au coin de presque toutes les rues, une fontaine, une statue ou un monument forçaient l’admiration. Mais dans cette ville, tout ce que l’œil voyait était d’une frappante beauté. Dans un feu d’artifice de splendeurs architecturales, les formes les plus banales – somme toute assez rares, mais inévitables – étaient sublimées par des ornements qui les transformaient quasiment en objets précieux. Et quand on faisait dans la sobriété, c’était pour mieux exalter la taille ou la complexité d’un détail d’architecture.

Qu’ils fussent grands ou petits, les bâtiments en pierre de couleur – un véritable arc-en-ciel minéral – évoquaient des coquillages, des vagues ou des falaises sculptées par les éléments. Une galerie de tableaux inspirés par la nature ou l’imagination humaine, avec une seule constante en commun : la beauté. À Tar Valon, les auberges, les écuries et les maisons, si insignifiantes soient-elles, étaient au service d’une ambition esthétique. Après la Dislocation du Monde, des artisans ogiers s’étaient chargés de reconstruire la mégalopole. Leurs descendants affirmaient toujours qu’ils n’avaient jamais rien créé de plus beau.

Des hommes et des femmes de toutes les origines arpentaient les rues. Représentant fièrement toutes les couleurs de peau, ils s’affichaient souvent dans des vêtements aux couleurs vives. D’autres passants portaient des tenues beaucoup plus neutres mais rehaussées d’accessoires ornementaux, et une minorité déambulaient dans des habits sombres et rigoureusement stricts.

Quelques badauds des deux sexes exhibaient un peu trop de peau nue au goût d’Egwene. D’autres promeneurs, en revanche, ne révélaient rien de plus que leurs yeux et le bout de leurs doigts. Partout, les chaises à porteurs et les carrosses se frayaient un chemin à travers la foule. Malgré les « faites place ! » furieux des porteurs et les cris des cochers, le trafic restait très lent, car les passants ne mettaient jamais une grande hâte à s’écarter.

Accompagnant parfois le numéro d’un jongleur ou d’un acrobate, des musiciens ambulants jouaient de la harpe, de la flûte ou de la cornemuse, un chapeau rempli de pièces posé à leurs pieds. Sans jamais faiblir, les colporteurs vantaient leur marchandise à grand renfort de beuglements. Campés sur le seuil de leur boutique, les commerçants donnaient eux aussi de la voix pour ne pas se laisser damer le pion par cette concurrence déloyale. Presque à toute heure, un bourdonnement montait de la ville – à croire qu’elle était vivante et chantait pour célébrer sa foisonnante joie de vivre.

Verin avait relevé sa capuche, dissimulant ainsi son visage. Egwene se demanda pourquoi, puisque personne, dans la foule, n’accordait la moindre attention aux six voyageurs – même Mat, dans sa litière, n’intéressait personne – sauf quelques angoissés qui faisaient un grand détour plutôt que de passer près d’un malade possiblement contagieux. De fait, il arrivait que des familles désespérées conduisent à la Tour Blanche des patients très gravement atteints…

Egwene vint chevaucher au niveau de Verin et se pencha vers elle :

— Vous êtes encore inquiète ? En ville, nous ne risquons rien. Et nous sommes presque arrivés.

Dominant tous les autres bâtiments, la Tour Blanche n’était plus qu’à quelques centaines de pas.

— Je ne suis jamais tranquille, répondit l’Aes Sedai, et tu devrais adopter cette habitude. Surtout dans la tour… Toutes les trois, prenez bien garde à vous. Votre… démonstration… a fait fuir les Capes Blanches. À la Tour Blanche, les mêmes débordements risquent de vous coûter la vie. Au minimum, on vous condamnera à être calmées.

— Je ne ferai jamais ça dans la tour ! se défendit Egwene. Et mes amies non plus…

Laissant Hurin s’occuper de la civière, Nynaeve et Elayne rejoignirent les deux autres femmes et acquiescèrent à la déclaration d’intention d’Egwene. La seconde avec une ferveur sincère, et la première avec une visible retenue, comme si elle ne souscrivait pas à l’intégralité de ce programme.

— Il ne faudra jamais recommencer, mon enfant ! Jamais ! (Malgré sa capuche, Verin parvint à jeter un regard en coin aux trois fautives.) Et j’espère que vous aurez aussi appris à ne pas caqueter quand le silence s’impose.

Elayne s’empourpra et Egwene sentit le rouge lui monter aux joues.

— Quand nous serons dans la tour, taisez-vous et acceptez tout ce qui se passera. Pas de protestations, c’est compris ? Vous ignorez tout de ce qui nous attend ici, et c’est très bien, parce que vous ne sauriez pas y faire face. Mais par pitié, fermez-la !

— Je vous obéirai, Verin Sedai, dit Egwene.

Elayne lui fit écho, mais pas Nynaeve. Soutenant le regard furieux de l’Aes Sedai, elle finit par acquiescer à contrecœur.

Les six voyageurs débouchèrent bientôt sur la grand-place qui s’étendait au cœur même de la cité. Au milieu de cet immense espace, la Tour Blanche s’élançait vers le ciel, flèche scintillante qui jaillissait d’un somptueux palais pour aller transpercer les nuages bien au-dessus des autres bâtiments de la cité.

D’abord surprise, Egwene nota que la place était quasiment déserte. Puis elle se souvint que les citadins ne s’y aventuraient jamais sans une excellente raison.

— Verin Sedai, dit Hurin, qui se chargeait toujours des chevaux de bât et de la civière, c’est là que nos chemins se séparent.

Après avoir jeté un coup d’œil à la tour, l’éclaireur du Shienar réussissait l’exploit de ne plus la regarder, alors qu’elle dominait le panorama. Même s’il venait d’un pays où on respectait profondément les Aes Sedai, la proximité de leur fief ne rassurait pas du tout le pauvre Hurin.

— Tu nous as été d’un grand secours, mon ami, dit Verin, et ce pendant un très long voyage. Si tu veux te reposer avant de repartir, tu seras le bienvenu à la tour.

— Verin Sedai, je n’ai pas de temps à perdre, serait-ce une journée, voire une heure… Je dois retourner au Shienar pour raconter au roi Easar et au seigneur Agelmar ce qui s’est vraiment passé à Falme. Je dois leur parler de…

S’interrompant brusquement, Hurin regarda autour de lui. Même s’il ne vit personne susceptible de l’entendre, il baissa la voix :

— Eh bien, du seigneur Rand. Ils doivent savoir que le Dragon s’est réincarné. Je vais filer au port et embarquer sur le premier bateau en partance pour l’Est.

— Dans ce cas, que la Lumière éclaire ton chemin, Hurin du Shienar.

— Qu’elle brille pour vous aussi, répliqua Hurin, prêt à secouer les rênes de sa monture.

Il hésita pourtant un moment et ajouta :

— Si vous avez besoin de moi, n’importe quand, envoyez un message à Fal Dara et je trouverai un moyen de vous rejoindre.

Gêné de s’être épanché ainsi, il se racla la gorge, talonna sa monture et s’éloigna au trot, soit assez vite pour être rapidement hors de vue.

— Les hommes, les hommes ! s’écria Nynaeve. Ils sont toujours prêts à accourir, mais quand on a besoin d’aide, ce n’est pas pour le mois prochain !

— Là où nous allons, lâcha Verin, aucun homme ne pourrait nous aider. Surtout n’oubliez pas : une fois dans la tour, je ne veux pas vous entendre !

Le départ de Hurin démoralisa Egwene, comme si elle avait perdu un ami cher. Pourtant, il n’avait jamais frayé avec les femmes, se contentant de parler à Mat, et Verin avait raison au sujet de la Tour Blanche, où tout homme, même le meilleur, se révélait impuissant face aux Aes Sedai. Cela dit, le petit groupe avait perdu un membre, et ça n’avait rien d’agréable. De plus, avoir un escrimeur avec soi, selon Egwene, ne pouvait jamais faire de mal. D’autant plus que cet escrimeur-là était un lien avec Rand et Perrin…

J’ai trop de soucis pour me préoccuper des leurs…

Pour l’heure, les deux garçons devraient se contenter de la protection de Moiraine.

Et de Min, parce que je suis sûre qu’elle « veillera » sur Rand.

Honteuse d’être si mesquine en un moment pareil, Egwene tenta d’étouffer dans l’œuf sa jalousie. Et elle faillit réussir…

Avec un soupir, elle saisit la longe du cheval de bât de tête. Couvert jusqu’au menton, Mat respirait de plus en plus irrégulièrement.

Tu seras bientôt soigné, mon ami… Pendant ce temps, nous découvrirons ce qui nous attend ici…

Verin était-elle vraiment obligée de les effrayer ainsi ? Ça se pouvait bien, hélas… Oui, ça se pouvait bien…

L’Aes Sedai fit le tour du complexe palatial pour gagner une petite porte latérale ouverte mais gardée par deux soldats. Rabattant sa capuche, Verin se pencha pour parler à l’un d’eux. Surpris, l’homme regarda Egwene et les autres voyageurs, puis il franchit la porte au pas de course en lâchant par-dessus son épaule :

— À vos ordres, Aes Sedai !

Sans hâte excessive, Verin franchit également la porte. Après avoir échangé un regard interloqué avec Nynaeve et Elayne – qui se demandaient comme elle ce que Verin pouvait avoir dit au soldat – Egwene suivit le mouvement, entraînant avec elle les chevaux de bât et la civière.

En forme d’étoile à six branches posée sur le côté, un corps de garde en pierre grise se dressait de l’autre côté du portail. Les sentinelles postées devant cessèrent de converser et s’inclinèrent sur le passage de l’Aes Sedai.

La colonne traversa ce qui se révéla être un parc intérieur semé d’arbres et de buissons. Au gré des tournants d’une allée de gravier, Egwene aperçut entre les végétaux la forme de plusieurs annexes et la masse blanche écrasante de la tour.

Les cinq voyageurs arrivèrent assez vite dans une cour d’écuries où des palefreniers – prévenus par le premier garde, à l’évidence – accoururent pour prendre en charge leurs montures. Obéissant à Verin, deux hommes détachèrent la civière et la posèrent délicatement sur le sol. Alors que les chevaux étaient conduits vers un repos bien mérité, Verin récupéra le sac de cuir caché aux pieds de Mat et le glissa sous son bras avec une nonchalance surprenante.

Cessant de se masser les reins, Nynaeve foudroya l’Aes Sedai du regard.

— Vous avez dit que Mat n’en avait plus pour très longtemps. Allez-vous le laisser… ?

Verin leva une main. Un geste suffisant pour imposer le silence à l’ancienne Sage-Dame ? Ou étaient-ce plutôt les bruits de pas qui retentissaient dans son dos ?

Sheriam Sedai apparut, suivie par trois Acceptées en robe blanche – la tenue traditionnelle, les couleurs des sept Ajah rehaussant son ourlet – et deux costauds en tenue de simples travailleurs. Légèrement enrobée, la Maîtresse des Novices arborait les pommettes hautes typiques du Saldaea. Épargnée par les rides, comme toutes ses sœurs, cette rousse aux yeux verts se remarquait de loin. Très calme, comme toujours, elle dévisagea Egwene avec une moue qui n’augurait rien de bon.

— Ainsi, tu ramènes nos trois fugueuses, Verin… Avec tout ce qui est arrivé, j’aurais presque tendance à le regretter…

— Nous ne sommes pas des…, commença Egwene.

— Tais-toi ! explosa Verin.

Serrant les poings, elle regarda les trois jeunes femmes comme si ça pouvait suffire à leur clouer à tout jamais le bec.

Pour Egwene, cela suffit amplement. Elle n’avait jamais vu Verin vraiment en colère, et ça ne donnait pas envie de la contrarier. Les bras croisés, Nynaeve marmonna entre ses dents mais n’alla pas plus loin. Derrière Sheriam, les Acceptées ne bronchèrent pas, écarquillant cependant les yeux pour ne pas perdre une miette du spectacle.

Quand elle fut certaine que les « fugueuses » tiendraient leur langue, Verin se tourna vers Sheriam :

— Le garçon doit être isolé… Il est très malade, et dangereux pour les autres autant que pour lui-même.

— Le soldat m’a dit qu’il faudrait porter une civière.

Sheriam fit signe aux deux costauds de soulever la civière. Puis elle leur souffla quelques mots, et ils emportèrent promptement Mat vers une destination inconnue.

Egwene voulut rappeler que son ami avait besoin d’aide en urgence, mais un regard de Verin la dissuada d’essayer. Furieuse, Nynaeve tirait sur sa natte assez fort pour l’arracher de sa tête.

— Sheriam, dit Verin, je suppose que toute la Tour Blanche sait que nous sommes de retour ?

— Si ce n’est pas déjà fait, ça ne tardera pas… Les arrivées et les départs sont devenus le principal sujet de conversation et de commérage. Falme n’est qu’en deuxième place, et la guerre civile du Cairhien est battue à plate couture. Tu voulais que ça reste secret ?

Verin prit à deux mains le mystérieux sac de cuir.

— Je dois voir la Chaire d’Amyrlin. Sans délai.

— Et ces trois-là ?

— Consignées et surveillées jusqu’à ce que la Chaire d’Amyrlin veuille leur parler. Si elle en a envie. Leurs chambres suffiront, mais surveillez-les bien. Les mettre en cellule attirerait trop l’attention des curieuses… Bien entendu, pas un mot à quiconque.

Verin s’adressait toujours à Sheriam, mais sa dernière phrase, comprit Egwene, était un pense-bête pour les « fugueuses ».

Le regard ombrageux, Nynaeve brandissait sa natte comme si elle avait voulu frapper quelqu’un avec. Ses beaux yeux bleus écarquillés, Elayne semblait encore plus pâle qu’à l’accoutumée. Pour sa part, Egwene aurait eu du mal à dire si elle était furieuse, morte de peur ou rongée par l’inquiétude. Un peu des trois, sans doute…

Avec un dernier regard lourd de sens pour ses compagnes de voyage, Verin sortit dans une belle envolée de cape, le sac de cuir serré contre sa poitrine. Plaquant les poings sur ses hanches, Sheriam étudia un moment les trois fugueuses.

Au début, Egwene eut l’impression que la tension ambiante se relâchait. Même quand elle distribuait des corvées supplémentaires pour punir une infraction au règlement, la Maîtresse des Novices conservait un calme maternel et un humour presque bon enfant qui adoucissaient ses sentences.

Mais là, elle prit la parole d’un ton sinistre :

— Pas un mot, voilà ce qu’a dit Verin Sedai, et il en sera ainsi. Si l’une d’entre vous ouvre la bouche – sauf pour répondre à une Aes Sedai – je lui ferai regretter le temps joyeux où ses malheurs se réduisaient à quelques coups de badine et au nettoyage des parquets. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Oui, Aes Sedai, dit Egwene.

Ses amies lui firent écho. Mais dans la bouche de Nynaeve, ces trois mots sonnaient plutôt comme un défi.

Sheriam émit un grognement dégoûté.

— Beaucoup moins de filles viennent à la Tour Blanche suivre une formation, dit-elle. Mais il en reste quelques-unes… Hélas, la plupart sont incapables de sentir la Source Authentique. Alors, quand il s’agit de la toucher… Quelques bienheureuses apprennent à ne pas se faire mal avec le Pouvoir, juste avant d’être expulsées. Une poignée de filles accèdent au rang d’Acceptées, et toutes ne seront pas capables de porter un jour le châle. C’est une vie dure, avec une discipline de fer. Pourtant, toutes les novices s’accrochent pour obtenir d’abord la bague puis le châle. Même quand elles s’endorment en pleurant chaque soir, parce qu’elles meurent de peur, elles luttent de toutes leurs forces. Et vous trois… Dotées de plus de potentiel que j’aurais rêvé d’en connaître dans toute ma vie ! Mais qu’avez-vous fait ? Quitter la tour sans autorisation, avec une formation lacunaire, comme des gamines irresponsables ? Et après des mois d’absence, vous voilà de retour, pensant être accueillies à bras ouverts et reprendre votre formation comme si de rien n’était ? (Sheriam exhala un long soupir, comme si elle voulait relâcher un peu de vapeur, histoire de ne pas exploser.) Faolain !

Les trois Acceptées sursautèrent comme si on venait de les surprendre à écouter aux portes. L’une d’elles, une brune aux cheveux bouclés, fit un pas en avant.

Les trois étaient jeunes, mais cependant plus âgées que Nynaeve, dont la promotion au sein de l’ordre avait été fulgurante. En règle générale, il fallait des années pour qu’une novice obtienne la bague au serpent. Et plus longtemps encore, à partir de là, pour qu’elle reçoive enfin le châle.

— Faolain, conduis-les dans leur chambre, et assure-toi qu’elles n’en sortent pas. Jusqu’à nouvel ordre de la Chaire d’Amyrlin, elles auront droit à du pain, du bouillon froid et de l’eau. Si l’une d’elles ose proférer un mot, mets-la de corvée de casseroles jusqu’à ce qu’elle ne tienne plus debout.

Sheriam se détourna et s’en fut, la colère transpirant de tous ses gestes.

Faolain étudia les trois jeunes femmes, l’air d’attendre une nouvelle transgression – venant de Nynaeve, par exemple, qui continuait à s’empourprer de colère. À l’évidence, la jeune brune au visage un peu rond n’avait aucune tendresse pour les femmes qui piétinaient si sauvagement le règlement. Sans nul doute, elle ne portait pas non plus dans son cœur une Naturelle, Nynaeve en l’occurrence, qui avait pu sauter le noviciat et qui canalisait le Pouvoir avant même d’arriver à Tar Valon.

Quand il devint évident que l’ancienne Sage-Dame ne craquerait pas, Faolain tenta de l’aiguillonner :

— Quand la Chaire d’Amyrlin te verra, elle te fera probablement calmer.

— Arrête ça, Faolain, intervint une autre Acceptée.

Doyenne des trois, elle arborait un cou de cygne et se déplaçait avec la grâce associée à cet oiseau.

— Je m’occuperai de toi, annonça-t-elle à Nynaeve. Je m’appelle Theodrin, et je suis une Naturelle, comme toi. Tu vas devoir te conformer aux ordres de Sheriam Sedai, mais je ne te provoquerai pas… Allez, suis-moi.

Nynaeve jeta un regard inquiet à ses amies, puis elle se résigna à emboîter le pas à sa gardienne.

— Les Naturelles…, lâcha Faolain.

Dans sa bouche, ce nom sonnait comme un juron. Lentement, elle se tourna vers Egwene.

La troisième Acceptée, une jolie jeune femme aux joues rondes comme des pommes, vint se placer à côté d’Elayne. Un demi-sourire flottait sur ses lèvres, mais le regard qu’elle adressa à la Fille-Héritière indiqua clairement qu’elle ne tolérerait aucune incartade, si minime fût-elle.

Mobilisant tout son calme, Egwene tenta de soutenir le regard de Faolain avec la dignité un rien hautaine dont parvenait à faire montre Elayne.

L’Ajah Rouge… Cette garce choisira l’Ajah Rouge, ça ne fait aucun doute… Mais c’est le cadet de mes soucis. Par la Lumière ! que vont-elles nous faire ? Pas ces trois filles, bien entendu, mais les Aes Sedai…

— Allez, bouge-toi ! lança Faolain. Inutile de rester plantées là toute la journée. Déjà que je vais devoir faire le pied de grue devant ta porte… En route !

Egwene inspira à fond, prit la main d’Elayne et suivit leurs geôlières.

Au moins, fasse la Lumière qu’elles se soient occupées de Mat.

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