D’un gracieux hochement de tête, Egwene répondit au salut respectueux du marin qui passa près d’elle, les pieds nus, tirant sur un cordage qui semblait déjà tendu – une manœuvre visant sans doute à modifier très légèrement l’orientation d’une des grandes voiles carrées. Alors que l’homme revenait vers la barre, où le capitaine au visage rond se tenait près du timonier, il s’inclina encore et Egwene lui répondit une seconde fois avant de se concentrer de nouveau sur le rivage du Cairhien dont la Grue Bleue n’était plus séparée que par une vingtaine de brasses.
Sur cette berge richement boisée se dressait un village, ou plutôt ce qu’il en restait. La plupart des maisons n’étaient plus que des ruines fumantes d’où émergeaient encore des cheminées restées debout par miracle. Sur tous les autres bâtiments, les portes et les fenêtres battaient au vent. Dans les rues, des fragments de meubles et des lambeaux de vêtements jonchaient le sol, gisant là où on les avait jetés.
Il n’y avait plus âme qui vive dans ce village, à part un chien qui disparut derrière la façade de ce qui devait avoir été une auberge – un cabot à demi mort de faim qui ne daigna même pas tourner la tête vers le bateau.
Comme d’habitude devant un tel spectacle de désolation, Egwene eut l’estomac retourné, mais elle tenta de maintenir la sérénité extérieure qu’elle jugeait digne d’une Aes Sedai. Cet effort louable ne l’aida pas à se sentir mieux. Derrière le village, à environ trois quarts de lieue, une colonne de fumée montait dans le ciel.
Ce n’était pas la première que voyait Egwene depuis que le fleuve Erinin suivait le tracé de la frontière du Cairhien, et pas le premier village dévasté non plus. Au moins, dans celui-ci, il n’y avait eu aucun cadavre visible. À cause des bancs de sable très nombreux sur cette section du fleuve – et à la localisation très fluctuante – le capitaine Ellisor devait souvent naviguer très près de la berge, côté Cairhien. Mais jusque-là, la jeune femme n’y avait jamais vu un seul être humain vivant.
Alors que le village en ruine et la colonne de fumée disparaissaient derrière le navire, un nouveau spectacle de désolation s’annonça à la proue. Ici, la forêt devenait moins dense, les frênes, les faux bleuets et les sureaux cédant la place à des saules, des chênes des marais et des bouleaux blancs.
La cape d’Egwene battait au vent, lui faisant sentir le fond indiscutablement frais de l’air. Après des mois à arborer exclusivement du blanc, la jeune Acceptée se réjouissait de porter une tenue dans des tons de marron. Même si elles ne correspondaient pas vraiment à ses goûts, la robe et la cape étaient de très belle facture et taillées dans une laine de qualité.
Un autre marin frôla Egwene et la salua. Lasse de passer pour une ignorante, elle aurait aimé avoir au moins une idée de ce que faisaient ces hommes. Quant au respect qu’on lui témoignait sans cesse, comment s’en étonner lorsqu’on portait à la main droite la bague au serpent, et ce sur le pont d’un navire dont l’équipage et le capitaine étaient natifs de Tar Valon ?
Persuadée d’être la seule des trois assez âgée pour avoir l’air d’une Aes Sedai, Nynaeve avait dû reconnaître son erreur. Lorsqu’elles avaient embarqué sur la Grue Bleue, cet après-midi-là, sur un quai du Port sud, Egwene et Elayne s’étaient attiré pas mal de regards surpris – le capitaine Ellisor lui-même avait froncé les sourcils sous sa parfaite calvitie, mais ça ne l’avait pas empêché de faire montre d’amabilité et de courtoisie.
— C’est un honneur, vraiment… Trois Aes Sedai à mon bord ? Je m’engage à vous conduire aussi loin que vous voudrez, et aussi vite qu’il vous siéra. Et ne vous faites pas de souci pour les bandits du Cairhien. Je n’accoste plus de ce côté du fleuve. Bien sûr, je le ferai si vous le désirez, Aes Sedai. Les soldats d’Andor y tiennent quelques bastions… Je suis très honoré, sincèrement…
Ellisor avait froncé de plus belle les sourcils lorsque les trois femmes avaient demandé à partager une seule cabine. Mais Nynaeve elle-même refusait de rester seule la nuit, autant que possible. N’ayant pas d’autres passagers, Ellisor s’était montré tout disposé à leur allouer autant de cabines qu’elles en désireraient. Sa cargaison était à bord, et si des Aes Sedai avaient un besoin pressant de descendre le fleuve, il n’allait sûrement pas les retarder – même d’une heure – pour attendre d’hypothétiques clients.
Inflexibles, les trois femmes avaient insisté pour partager une cabine.
Surpris et décontenancé, Chin Ellisor, né et élevé à Tar Valon, n’était pas du genre à contester les décisions d’un trio d’Aes Sedai. Et si deux de ces femmes paraissaient vraiment très jeunes, eh bien, il arrivait que certaines Aes Sedai sortent à peine de l’adolescence…
Alors que les ruines disparaissaient de la vue d’Egwene, la nouvelle colonne de fumée devint plus nette et une autre, juste derrière, apparut au sortir d’un lacet du fleuve. Ici, la forêt cédait la place à une plaine hérissée de buttes généreusement dotées de végétation. Les arbres qui fleurissaient au printemps offraient à la vue un étourdissant éventail de couleurs et de formes – un grand spécimen au tronc très droit dont Egwene ignorait le nom arborait des fleurs blanches plus larges que les deux mains juxtaposées de la jeune femme. De temps en temps, des rosiers sauvages coloraient de blanc, de jaune ou de rouge les entrelacs de buissons aux feuilles d’un vert éblouissant. Après l’affligeant spectacle des villages incendiés, ce foisonnement de beauté naturelle avait quelque chose de gênant, comme si le cœur ne pouvait pas y être vraiment…
Egwene aurait aimé pouvoir interroger une Aes Sedai digne de sa confiance. Caressant sa bourse du bout des doigts, elle sentit les contours du ter’angreal qu’elle y gardait…
Depuis le départ de Tar Valon, elle avait essayé l’artefact presque toutes les nuits, et il n’avait jamais fonctionné deux fois de la même façon. À chaque occasion, elle s’était bien retrouvée au cœur de Tel’aran’rhiod, mais elle n’avait rien vu d’utile à part la Pierre de Tear – sans Sylvie pour lui révéler des informations. Bref, elle ne savait rien de neuf sur l’Ajah Noir…
Ses propres rêves, sans l’influence du ter’angreal, avaient été emplis d’images qui semblaient être des reflets du Monde Invisible. Rand y revenait régulièrement, brandissant une épée qui brillait plus fort que le soleil. Mais était-ce vraiment lui ? Et s’agissait-il pour de bon d’une épée ?
Dans les songes d’Egwene, Rand était menacé d’une multitude de façons, aucune ne semblant le moins du monde réelle. Dans l’un des plus fous, debout sur un plateau de jeu géant, entouré de pierres blanches et noires hautes comme des tours, il essayait d’échapper aux mains démesurées qui déplaçaient les pions, tentant de l’écraser avec.
Un rêve pareil devait avoir un sens. Il en avait probablement un, mais lequel, à part que quelqu’un – ou plutôt, deux personnes, semblait-il – menaçait la vie de Rand ?
Je ne peux pas l’aider, de toute façon… J’ai une mission à remplir, et j’ignore où il est – à part que c’est au minimum à cinq cents lieues d’ici.
Elle avait rêvé de Perrin, le voyant avec un loup, puis avec un faucon et un épervier qui se battaient sauvagement. Elle l’avait vu fuir un danger indéterminé, puis sauter d’une falaise en disant : « Il faut le faire. J’apprendrai à voler avant d’avoir atteint le fond… »
Egwene avait également rêvé à un Aiel, et ce songe-là paraissait aussi avoir un rapport avec Perrin, même si elle n’en aurait pas mis sa main au feu. Ensuite, elle avait vu Min passer sur un piège à loups et le traverser sans même s’en apercevoir…
Mat aussi avait défilé dans les songes de la jeune femme. Elle avait vu des dés tourner autour de lui – au moins, elle savait d’où lui venait cette image – puis le garçon avait été poursuivi par un homme qui n’était pas là. Un homme qui n’était pas là ? Même en réfléchissant, impossible de comprendre ce que ça voulait dire. Il y avait bien un poursuivant – voire plusieurs – mais d’une certaine façon, il était absent… Dans un autre rêve, Mat chevauchait ventre à terre vers une direction invisible qu’il devait absolument atteindre. Dans un autre encore, il était en compagnie d’une femme qui semblait jeter autour d’elle des fusées de feu d’artifice. Une Illuminatrice, fallait-il supposer. Cela dit, ça n’avait aucun sens quand même…
Egwene faisait bien trop de rêves pour continuer à s’y fier. Était-ce parce qu’elle utilisait trop le ter’angreal, ou simplement parce qu’elle l’avait sur elle ? Ou découvrait-elle tout bêtement le pain quotidien d’une Rêveuse ? Des songes désordonnés et frénétiques…
Des hommes et des femmes s’évadaient d’une cage puis se posaient une couronne sur la tête… Une femme tirait les fils d’un pantin – des fils qui aboutissaient, dans un autre rêve, entre les mains de marionnettes plus grandes, elles-mêmes reliées à des pantins géants que contrôlaient des poupées hautes comme des montagnes…
Des rois mouraient, des reines pleuraient, des batailles faisaient rage avant de disparaître dans les profondeurs de l’oubli…
Un régiment de Capes Blanches dévastait Deux-Rivières.
Comble de l’angoisse, Egwene avait même rêvé plusieurs fois aux Seanchaniens. Mais ces songes-là, emprisonnés dans un coin de son esprit, n’avaient aucun droit de cité dans sa conscience.
Toutes les nuits, bien sûr, elle voyait son père et sa mère.
Au moins, ça, elle savait pourquoi…
Je suis sur la piste de l’Ajah Noir, j’ignore ce que signifient mes rêves et je n’ai pas la moindre idée du mode d’emploi de ce maudit artefact. Alors que je meurs de peur, est-il étonnant que j’aie le mal du pays ?
Un moment, Egwene imagina combien il serait agréable d’entendre sa mère l’envoyer au lit – avec la certitude que tout irait mieux le lendemain, bien entendu.
Maman n’est plus là pour résoudre mes problèmes, ni papa pour me promettre de chasser les monstres cachés dans ma chambre. De toute façon, je n’y croirais plus, et c’est mon travail, désormais…
Que tout cela était loin, à présent. Egwene n’aurait pas voulu en revenir à ce temps-là – pas vraiment, en tout cas – mais elle en gardait un souvenir ému. Qu’il aurait été agréable de les revoir, de revivre quelques-uns de ces moments, d’entendre des voix chéries…
Surtout quand je ne porte pas l’anneau qui n’a qu’une seule face…
Egwene avait enfin consenti à prêter le ter’angreal à ses amies – les deux nuits où elle avait fait des rêves qui n’appartenaient qu’à elle. À sa grande surprise, se défaire de l’artefact avait été un crève-cœur. Et Nynaeve comme Elayne, si elles s’étaient réveillées en évoquant bel et bien le Monde des Rêves, n’avaient qu’à peine aperçu le Cœur de la Pierre. En d’autres termes, elles n’avaient rien glané d’utile.
L’épaisse colonne de fumée s’élevait maintenant droit devant la Grue Bleue. À environ deux lieues, estima la jeune femme. L’autre était à peine une volute à l’horizon. Il aurait pu s’agir d’un nuage, mais ce n’était sûrement pas le cas.
Alors qu’Egwene observait la berge semée de petits buissons entre lesquels les bandes de terre verdoyante se frayaient un chemin jusqu’au bord de l’eau, Elayne émergea sur le pont et vint rejoindre son amie devant le bastingage. Elle aussi était chaudement et sobrement vêtue. Une des victoires de Nynaeve, lors d’épiques débats. Selon Egwene, même en voyage, les Aes Sedai portaient toujours leurs plus beaux atours. Par exemple les riches tenues de soie qu’elle arborait toujours dans le Monde des Rêves… L’ancienne Sage-Dame avait objecté que le coût de la vie, en aval du fleuve, risquait d’être très élevé, même en tenant compte de la bourse bien pansue que la Chaire d’Amyrlin avait discrètement déposée au fond de son armoire. D’après les servantes, Mat ne mentait pas au sujet de la guerre civile au Cairhien et de ses conséquences inflationnistes. À la grande surprise d’Egwene, Elayne avait abondé dans le sens de Nynaeve : les sœurs marron, avait-elle souligné, portaient plus souvent de la laine que de la soie. Pressée de fuir les cuisines, la Fille-Héritière aurait accepté de revêtir des haillons pour se retrouver le plus loin possible des chaudrons à récurer.
Je me demande ce que fait Mat. Il doit sûrement essayer de jouer aux dés avec le capitaine du vaisseau sur lequel il navigue…
— Terrible, murmura Elayne. C’est terrible…
— Quoi donc ? demanda Egwene, distraite.
J’espère qu’il n’exhibe pas à tout bout de champ le sauf-conduit que nous lui avons confié…
— Ce spectacle ! s’écria la Fille-Héritière en désignant la berge. Comment peux-tu y être insensible ?
— Tu veux le savoir ? Parce que je refuse de penser à ce qu’endurent les gens, puisque je ne peux rien y changer. Et parce que nous devons atteindre Tear, pour accomplir notre mission.
Egwene fut étonnée par sa propre véhémence.
Cela dit, c’est la stricte vérité : je ne peux rien y changer, et l’Ajah Noir nous attend à Tear.
Plus elle y pensait, et plus la jeune femme était sûre qu’elles devraient entrer dans le Cœur de la Pierre. C’était, disait-on, le domaine réservé des Hauts Seigneurs de Tear. Certes, mais pour déjouer les plans de l’Ajah Noir, les trois émissaires de la Chaire d’Amyrlin auraient bel et bien besoin de s’y introduire.
— Egwene, j’ai conscience de tout ce que tu dis, et ça ne m’empêche pas d’éprouver de la compassion pour les victimes.
— J’ai suivi des cours sur les guerres qui ont opposé le royaume d’Andor au Cairhien… Selon Bennae Sedai, ton pays et le Cairhien se sont plus souvent affrontés que n’importe quelles nations au monde, à part Tear et l’Illian.
Elayne coula un regard dubitatif à sa compagne, toujours aussi surprise de constater qu’Egwene ne se considérait pas comme une Andorienne. Pourtant, sur les cartes, le territoire de Deux-Rivières faisait incontestablement partie du royaume. Et en tant que future reine, Elayne accordait un respect tout particulier aux cartes…
— Il y a eu des guerres, c’est vrai, mais depuis les ravages de la guerre des Aiels, Andor a vendu plus de grain au Cairhien que Tear ! Ces échanges commerciaux n’existent plus depuis que toutes les maisons nobles du Cairhien se déchirent pour la possession du Trône du Soleil. C’est logique, puisqu’il n’y a plus personne pour acheter le grain ni le distribuer au peuple… Si les combats sont aussi cruels que le laissent penser les villages dévastés… Eh bien, on ne peut pas nourrir des gens pendant vingt ans et ne pas avoir le cœur serré quand ils sont condamnés à crever de faim.
— Un Homme Gris, dit soudain Egwene.
Elayne sursauta et regarda frénétiquement autour d’elle, l’aura du saidar l’enveloppant en un clin d’œil.
— Où ça ?
Elayne aussi balaya le pont du regard, mais uniquement pour s’assurer que personne ne les écoutait. Toujours à la poupe, le capitaine Ellisor surveillait le timonier torse nu qui maniait la barre. À la proue, un marin sondait l’eau en quête des bancs de sable si redoutés. Deux autres arpentaient le pont, effectuant de temps en temps des réglages sur la voilure. Quand l’un d’eux s’arrêta pour vérifier les fixations du canot de sauvetage, attaché à l’envers sur le pont, elle attendit qu’il ait terminé avant de souffler :
— Imbécile… Pas toi, Elayne, je parle de moi ! Inutile de briller comme ça devant moi… Je voulais dire qu’un Homme Gris traque Mat. Ce doit être le sens profond de mon rêve, mais il m’a fallu une éternité pour comprendre. Vraiment, je suis stupide !
L’aura disparut autour de la Fille-Héritière.
— Ne sois pas trop dure avec toi-même… Tu as peut-être raison, mais je n’avais pas davantage compris que toi, et Nynaeve non plus. Egwene, ça n’est pas tellement logique… Pourquoi un Homme Gris poursuivrait-il Mat ? Dans ma lettre à Morgase, il n’y a rien de très important…
— Je ne sais pas pourquoi, mais il doit y avoir une raison… C’est ce que veut dire mon rêve, j’en mettrais ma tête à couper.
— Même si tu as raison, mon amie, tu ne peux rien y faire…
— Je sais, hélas…
Pour être franche, elle ne savait même pas où était Mat. En avance sur elles ? En retard ? En avance, probablement, parce qu’il n’était pas du genre à traîner…
— Mais quoi qu’il en soit, c’est très négatif… Je sais enfin ce que signifie un de mes rêves, et ça ne nous avance à rien !
— Puisque tu as interprété un songe, tu réussiras peut-être avec les autres. Nous devrions en parler, qui sait si… ?
La Grue Bleue s’immobilisa soudain, si abruptement que les deux jeunes femmes s’étalèrent sur le pont. Lorsqu’elle se releva, Egwene constata que la ligne de côte ne défilait plus devant ses yeux. Le bateau venait de s’échouer, la proue relevée et le pont incliné sur un côté. Devenues inutiles, les voiles continuaient à battre bruyamment au gré du vent.
Sans prendre la peine d’aider le timonier, Chin Ellisor se releva et se précipita vers la proue.
— Espèce de ver de terre aveugle et décérébré ! cria-t-il au marin chargé de sonder les eaux. (Le pauvre avait à demi basculé par-dessus le bastingage, mais son chef ne parut pas s’en émouvoir.) Crotte de chèvre desséchée ! Imbécile congénital ! Tu ne sais donc pas repérer un banc de sable à la façon dont l’eau ondule un peu avant ?
Le capitaine prit l’homme par l’épaule et le tira sur le pont. Le propulsant au loin sans ménagement, il alla lui-même se pencher à la proue.
— Si ma coque est trouée, je me servirai de tes tripes pour la calfeutrer !
Les autres marins s’étaient relevés, tous venant rejoindre leur chef au pas de course.
Nynaeve émergea de l’entrepont en tirant très dignement sur sa robe. Après avoir jeté un coup d’œil aux hommes affolés, elle s’autorisa un coup sec sur sa natte puis vint rejoindre ses deux amies.
— Il s’est enlisé, c’est ça ? Après nous avoir raconté qu’il connaît le fleuve mieux que sa propre femme ? À mon avis, la pauvre ne doit pas avoir souvent droit à ses attentions…
L’ancienne Sage-Dame se dirigea vers la proue, où Ellisor et ses marins contemplaient dubitativement l’onde.
Egwene jugea inutile de se joindre à la pensive assemblée.
Il nous sortira plus vite de là si on lui fiche la paix…
Nynaeve, en revanche, allait sûrement donner à Ellisor un cours sur l’art de renflouer un navire.
Elayne sembla partager l’analyse de son amie, car elle soupira d’agacement en voyant tous les hommes oublier le banc de sable pour regarder l’ancienne Sage-Dame.
Très vite, une clameur monta du petit groupe de marins, puis le capitaine leva les bras au ciel, comme s’il s’insurgeait contre quelque folle déclaration. Après un moment, Nynaeve revint vers ses compagnes, Ellisor la poursuivant tout en s’épongeant le visage avec un grand mouchoir rouge.
— … Du côté andorien, il y a bien six lieues jusqu’au prochain village ! s’écria-t-il. Et au moins deux du côté opposé… Ce hameau-là est tenu par des Andoriens, c’est vrai, mais il vous faudra traverser un terrain hostile…
— Un banc de sable artificiel…, annonça Nynaeve à ses deux compagnes. L’œuvre des pirates, selon le capitaine. Il va tenter de nous dégager à la rame, mais il ne semble pas croire que ça marchera.
— Aes Sedai, comme je voulais vous conduire au plus vite à destination, le choc fut très violent.
Ellisor s’épongea de plus en plus frénétiquement, sans doute parce qu’il craignait d’être accusé de sabotage par ses passagères.
— Nous sommes sacrément enlisés, mais il n’y a pas de voie d’eau, selon moi. Donc, aucune inquiétude à avoir. Un autre navire finira par arriver, et deux jeux de rames nous dégageront à coup sûr. Franchement, vous n’avez aucune raison de débarquer. Je le jure sur la Lumière !
— Tu veux quitter le navire ? demanda Egwene à Nynaeve. Ça te semble sage ?
— Bien entendu !
Nynaeve foudroya Egwene du regard. Ne s’en laissant pas conter, la jeune femme releva le défi. Un peu calmée, sa compagne exposa ses arguments :
— Selon le capitaine, un bateau peut arriver dans une heure. Ou dans un jour ou deux… Moi, je pense que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre tant de temps. Il y a un village – Jurene, c’est ça, capitaine ? – à environ deux heures de marche. Si Ellisor renfloue son navire aussi vite qu’il l’espère, nous rembarquerons à Jurene, et l’affaire sera entendue. Il y fera escale, pour voir si nous y sommes. Dans le cas contraire, nous trouverons sûrement un autre navire au village, parce que les vaisseaux marchands s’y arrêtent volontiers, à cause des soldats andoriens…
» Me suis-je clairement expliquée ? Ou y a-t-il encore des questions ?
— Pas en ce qui me concerne, dit Elayne avant qu’Egwene ait pu ouvrir la bouche. Et ça me semble un bon plan. Tu partages mon opinion, Egwene ?
— S’il le faut, oui…
— Aes Sedai, intervint Ellisor, choisissez au moins la rive andorienne. Pensez à la guerre, aux pirates, aux pillards et aux soldats réguliers qui ne valent guère mieux. Vous avez vu ce qu’on a fait à mon bateau ?
— Du côté « Cairhien », nous n’avons vu personne, rappela Nynaeve. Et de toute façon, nous ne sommes pas sans défense, capitaine. Je ne marcherai pas six lieues alors que deux peuvent suffire.
— Bien sûr, Aes Sedai… (Le pauvre capitaine ruisselait désormais pour de bon de sueur.) Sans défense, ça, vous ne l’êtes pas… Je n’aurais jamais insinué une chose pareille…
Il s’épongea, mais il luisait toujours comme une pomme mouillée de rosée.
Nynaeve ouvrit la bouche pour parler, regarda Egwene et sembla modifier considérablement son discours :
— Je descends chercher mes affaires, dit-elle en regardant le vide, entre ses deux amies.
Puis elle se tourna vers Ellisor :
— Capitaine, préparez votre canot !
L’homme s’inclina et courut exécuter l’ordre avant même que Nynaeve ait tourné le dos.
— Quand l’une de vous dit « noir », souffla Elayne lorsque Nynaeve fut hors de vue, l’autre s’écrie « blanc ». Si vous continuez comme ça, nous n’arriverons jamais à Tear.
— Nous y arriverons, et même plus tôt que prévu, si Nynaeve consent à s’apercevoir qu’elle n’est plus la Sage-Dame de jadis. Nous sommes toutes des…
Egwene ravala le mot « Acceptées », car trop d’oreilles indiscrètes tournaient autour d’elles.
— Nous sommes toutes égales, désormais…
Elayne eut un soupir résigné.
Moins d’une demi-heure plus tard, le canot déposa à terre les trois femmes. Munies de bâtons de marche, leurs affaires dans des baluchons, elles se mirent en chemin alors que les rames de la Grue Bleue luttaient en vain contre le banc de sable.
Sans un regard en arrière, Egwene prit la tête de la colonne avant que Nynaeve ait eu l’occasion de le faire.
Lorsque l’ancienne Sage-Dame et elle l’eurent rattrapée, Elayne coula un regard plein de reproche à la villageoise.
Marchant à côté de Nynaeve, la Fille-Héritière lui fit part des déductions d’Egwene au sujet de l’Homme Gris qui traquait Mat.
— Eh bien, il devra se débrouiller seul, dit simplement l’ancienne Sage-Dame sans paraître plus émue que ça.
Après quelques autres tentatives infructueuses, Elayne renonça à alimenter la conversation, et l’excursion continua dans un silence pesant.
Les bosquets qui poussaient sur la berge avaient très rapidement dissimulé la Grue Bleue. Si peu denses qu’ils fussent, les trois femmes évitèrent de les traverser, car la Lumière seule savait ce qui pouvait s’y cacher.
— Si nous rencontrons des pirates, annonça Egwene, j’ai bien l’intention de me défendre. Ici, il n’y a pas de Chaire d’Amyrlin pour nous surveiller.
Nynaeve fit bien évidemment la moue.
— Si besoin est, lança-t-elle à personne en particulier, nous effraierons les pirates comme nous avons flanqué la trouille aux Capes Blanches… S’il n’y a pas d’autres solutions…
— Vous seriez gentilles de parler d’autre chose ? demanda Elayne. J’aimerais atteindre ce village sans…
Elle ne finit jamais sa phrase, car une silhouette tout de gris et de marron vêtue jaillit d’un buisson, pratiquement sous son nez.