Egwene finit par retourner s’asseoir afin de boire son infusion. À dire vrai, Elayne n’avait peut-être pas eu tort de l’accuser d’être allée trop loin, mais s’excuser lui semblait un effort surhumain. Les trois jeunes femmes restèrent donc assises en silence jusqu’au retour d’Ailhuin.
Un homme accompagnait la guérisseuse. D’âge moyen, très élancé, il semblait avoir été taillé dans un très ancien bois. Après avoir retiré ses sabots à la porte, Juilin Sandar, puisque c’était lui, accrocha son chapeau de paille à une patère. Une dague brise-lame assez semblable à celle de Hurin – sauf que la lame était dentelée des deux côtés – pendait à son ceinturon. Vêtu d’une veste marron, il portait un bâton qui faisait très précisément sa taille. Assez peu épais – le diamètre de son pouce, environ –, cet étrange objet était taillé dans le bois clair que les bouviers utilisaient pour fabriquer leur aiguillon. Sous ses cheveux noirs coupés très court, ses yeux vifs semblaient avoir enregistré en un éclair tous les détails importants de la pièce. Et tous ceux qui comptaient au sujet de ses occupantes…
Egwene aurait mis sa main au feu que Sandar s’était particulièrement attardé sur Nynaeve, y revenant même à deux fois. L’absence de réaction de l’ancienne Sage-Dame n’avait rien de naturel, ça crevait les yeux – comme si elle se concentrait pour ne rien laisser paraître de ce qu’elle était vraiment.
Ailhuin invita Sandar à s’asseoir. L’homme retourna les manches de sa veste, pour qu’elles ne le gênent pas, fit une courte révérence à chacune des trois femmes, puis s’assit, le bâton appuyé contre son épaule. Silencieux pendant que Mère Guenna refaisait une théière d’infusion noire, il attendit que tout le monde ait goûté le breuvage avant de prendre la parole :
— Mère Guenna m’a informé de votre problème, dit-il d’un ton égal tout en posant sa tasse sur la table. Je suis disposé à vous aider, si c’est dans mes cordes, mais les Hauts Seigneurs risquent d’avoir très bientôt besoin de mes services…
Ailhuin ricana.
— Juilin, quand as-tu pris l’habitude de marchander comme un boutiquier qui voudrait vendre du lin au prix de la soie ? Ne nous fais pas croire que tu sais à l’avance quand les Hauts Seigneurs auront recours à toi.
— Je ne suis pas devin, répliqua Sandar avec un petit sourire, mais quand je vois des ombres furtives sur les toits, la nuit, je sais ce que ça signifie… Oh ! j’aperçois simplement des silhouettes du coin de l’œil – ces types se cachent comme des hippocampes au milieu des roseaux – mais ça me suffit amplement. Personne ne s’est encore plaint d’avoir été cambriolé, mais il y a des voleurs en ville, vous pouvez parier votre dîner là-dessus. Croyez-moi, d’ici à une semaine, je serai convoqué à la forteresse parce qu’une bande organisée pille les maisons des marchands et les manoirs des nobles. Les Défenseurs assurent l’ordre dans les rues, mais contre les monte-en-l’air, c’est un pisteur qu’on mobilise, et votre serviteur plus souvent qu’à son tour. Ailhuin, je n’essaie pas de gonfler mes tarifs. Mais quoi que je fasse pour ces jolies dames, il faudra que je le fasse vite.
— Il ne ment pas…, souffla Mère Guenna. Il prétendrait que la lune est verte et que l’eau est blanche, si ça pouvait lui valoir un baiser de l’une d’entre vous, mais en moyenne, il maltraite beaucoup moins la vérité que les autres hommes. C’est peut-être bien le type le plus honnête qui soit né dans ce fichu quartier – en passant, on appelle ce coin l’Assommoir.
Elayne mit une main devant sa bouche pour dissimuler son sourire et Egwene eut quelque peine à rester sérieuse. Nynaeve resta de marbre, comme depuis le début de la conversation.
Sandar se demanda comment il devait prendre le compliment, puis il sembla décider de passer à autre chose.
— J’admets être très intrigué par ces voleuses, dit-il en souriant à Nynaeve. Je connais des voleuses, bien entendu, et des bandes de malfaiteurs, mais je n’avais jamais entendu parler d’une bande de voleuses. En plus de cet intérêt tout professionnel, je dois une longue liste de faveurs à Mère Guenna.
— Votre prix ? demanda l’ancienne Sage-Dame.
— Quand il s’agit de biens volés, je prends dix pour cent de tout ce que je retrouve. Pour chercher des gens, c’est une couronne d’argent par personne. Selon Mère Guenna, les objets volés n’ont qu’une valeur sentimentale, donc je vous suggère d’opter pour la première solution. (Sandar sourit de nouveau, exhibant des dents décidément très blanches.) Si ma confrérie ne risquait pas de tiquer, je ne vous facturerais rien, mais bon… Une ou deux pièces de cuivre feront l’affaire…
— Je connais un pisteur, dit Elayne, qui exerce au Shienar. Un homme hautement respectable. Il porte une épée, en plus d’une dague brise-lame. Pourquoi n’en avez-vous pas ?
Sandar parut surpris, puis agacé contre lui-même d’avoir réagi ainsi. Il ne semblait pas avoir saisi la pique d’Elayne – ce « respectable » lourdement accentué – à moins qu’il ait décidé de l’ignorer.
— Vous n’êtes pas de Tear, gente dame… J’ai entendu au sujet du Shienar des histoires terribles. Là-bas, les Trollocs abondent et chaque homme est un guerrier.
À son sourire, Sandar ne croyait pas un mot de ces fadaises.
— Des histoires vraies, dit Egwene. Dans les grandes lignes, en tout cas. J’ai été au Shienar…
Sandar en cligna des yeux de surprise.
— Je ne suis pas un seigneur, ni un riche marchand ni même un soldat. Les Défenseurs tolèrent que les étrangers portent une épée – s’ils ne restent pas trop longtemps – mais on me jetterait dans les oubliettes de la Pierre, si je m’y risquais. Il y a des lois, ici, jeune maîtresse… (Sandar passa machinalement la main le long de son bâton.) Même sans épée, je ne me débrouille pas mal du tout, quand ça chauffe. (De nouveau, il sourit à Nynaeve.) Maintenant, si vous aviez l’obligeance de me décrire ces objets…
Sandar regarda l’ancienne Sage-Dame poser une bourse sur la table et en sortir treize couronnes d’argent. Egwene remarqua que sa compagne choisissait les pièces les plus légères. Essentiellement des couronnes de Tear, et une seule andorienne… La Chaire d’Amyrlin leur avait confié une petite fortune, mais aucune somme n’était inépuisable…
Nynaeve baissa les yeux sur la bourse, la considéra un moment, l’air pensive, puis la referma et la remit dans sa poche de ceinture.
— Treize femmes à trouver, treize pièces à gagner, et encore treize en cas de succès, maître Sandar ! Occupez-vous des voleuses, nous nous chargerons de récupérer nos biens, quand vous leur aurez mis la main dessus.
— Je le ferai pour moins cher que ça ! protesta Sandar. Et il est inutile de me proposer un bonus. Mon prix est ferme et définitif. Ne craignez pas non plus que je me laisse graisser la patte…
— C’est exclu, renchérit Ailhuin. N’ai-je pas dit qu’il est honnête ? En revanche, ne le croyez pas s’il prétend vous aimer !
Sandar foudroya du regard la guérisseuse.
— C’est moi qui paie, maître Sandar, dit Nynaeve, donc j’ai le droit de choisir ce que j’achète. Voulez-vous chercher ces femmes, et rien de plus ? (Elle attendit que le pisteur ait acquiescé – à contrecœur, cependant.) Elles peuvent être ensemble, mais ce n’est pas obligatoire. La première est une Tarabonaise. Un peu plus grande que moi, les yeux noirs et des cheveux blond paille qu’elle porte en une multitude de petites tresses, à la mode de chez elle. Certains hommes la jugeraient jolie, mais elle n’apprécierait pas le compliment, vous pouvez me croire… Elle fait presque toujours une moue boudeuse… La deuxième est une Kandorienne. Elle a de longs cheveux noirs, avec une mèche blanche au-dessus de l’oreille gauche, et…
Nynaeve ne donna aucun nom, et Sandar n’en demanda pas, car il était tellement facile d’en changer. Maintenant qu’il parlait travail, le pisteur ne souriait plus. Il écouta attentivement les treize descriptions. Et quand Nynaeve eut fini, Egwene aurait parié qu’il aurait pu les réciter à l’envers sans oublier un mot.
— Mère Guenna vous l’a peut-être dit, conclut Nynaeve, mais je me dois d’insister. Ces femmes sont plus dangereuses que vous pouvez l’imaginer. Elles ont au moins dix morts sur la conscience, à ma connaissance, et je ne serais pas étonnée qu’il faille multiplier ce nombre par quatre ou cinq.
Sandar et Ailhuin ne purent s’empêcher de sursauter.
— Si elles découvrent que vous les cherchez, vous mourrez. Si elles vous capturent, elles vous forceront à dire où nous sommes, et Mère Guenna sera condamnée aussi.
La guérisseuse parut juger que sa nouvelle amie exagérait.
— Je n’en rajoute pas ! s’écria Nynaeve. Si vous en doutez, je reprends mes pièces, et je me mettrai en quête d’un pisteur doté d’un cerveau.
— Quand j’étais jeune, dit Sandar, très sérieux, une coupe-bourse m’a planté son couteau dans les côtes parce que je pensais qu’une jolie fille hésiterait à faire une boutonnière à un homme. Je n’ai jamais répété cette erreur. N’ayez crainte, je me comporterai comme si j’avais affaire à des Aes Sedai de l’Ajah Noir !
Egwene faillit s’étouffer. Sandar lui sourit gentiment pendant qu’il rangeait les pièces dans sa bourse, avant de la rattacher à sa ceinture.
— Je ne voulais pas vous effrayer, jeune maîtresse… Il n’y a pas d’Aes Sedai à Tear. Il va me falloir quelques jours, sauf si elles sont ensemble. Treize femmes qui ne se quittent pas sont plus faciles à localiser. Mais dans tous les cas, je les trouverai. Et je ne les ferai pas fuir avant de vous avoir dit où elles sont.
Lorsque Sandar fut sorti après avoir repris son chapeau et ses sabots, Elayne attendit quelques secondes avant de soupirer :
— Ailhuin, j’espère qu’il ne se surestime pas… Il a compris qu’elles étaient dangereuses, n’est-ce pas ?
— Sandar ne se comporte jamais comme un imbécile, sauf pour une jolie paire d’yeux ou de chevilles… Mais c’est une faiblesse commune à tous les hommes. C’est le meilleur pisteur de Tear. Ne vous en faites pas, mes amies, il trouvera vos Suppôts des Ténèbres.
— Il pleuvra de nouveau avant demain matin, dit Nynaeve, frissonnant malgré la chaleur qui régnait dans la pièce. Je sens un orage approcher…
Ailhuin hocha simplement la tête, puis elle entreprit de servir la soupe de poisson, pour le dîner.
Quand elles eurent mangé et tout nettoyé, Nynaeve et Ailhuin se rassirent et entamèrent un long débat sur les plantes et les diverses thérapies. Elayne travailla un peu sur les broderies qu’elle avait décidé d’ajouter à sa cape – aux épaules, des petites fleurs bleues et blanches – puis s’empara d’un ouvrage sur la petite étagère que Mère Guenna consacrait aux livres. Les Essais de Willim de Manaches, un recueil de textes très connu…
Egwene tenta aussi de lire, mais elle ne parvint pas à se concentrer, que ce soit sur les divers essais ou sur les Voyages de Jain l’Explorateur. Elle n’eut pas plus de succès avec les récits humoristiques d’Aleria Elffin.
Où sont-elles ? se demanda-t-elle en caressant le ter’angreal de pierre sous le tissu de sa robe. Que veulent-elles faire dans le Cœur de la Pierre ? Personne à part le Dragon – à part Rand ! – ne peut toucher Callandor. Alors, que cherchent-elles ?
Quand il se fit un peu trop tard pour veiller, Ailhuin montra leurs chambres à ses invitées. Dès que la guérisseuse fut allée se coucher au rez-de-chaussée, les trois amies se retrouvèrent chez Egwene à la lumière d’une unique lampe. Déjà en sous-vêtements, la jeune femme se glissa sous les couvertures. Entre ses seins, l’anneau de pierre pesait bien plus lourd que la bague au serpent.
Depuis leur départ de Tar Valon, à l’exception de la fameuse nuit avec les Aiels, les trois femmes s’adonnaient chaque soir à ce rituel.
— Réveillez-moi dans une heure, dit Egwene à ses compagnes.
— Si vite ? s’étonna Elayne.
— Tu as des problèmes ? demanda Nynaeve. Parce que tu utilises trop souvent le ter’angreal ?
— Si je n’avais pas pris ce risque, nous serions toujours en train de récurer des chaudrons avec le vain espoir de démasquer une sœur noire avant qu’un Homme Gris nous règle notre compte.
Par la Lumière ! Elayne a raison ! Je couine comme une petite fille frustrée.
— Oui, il se peut que j’aie des problèmes… Peut-être parce que nous sommes très près du Cœur de la Pierre. Et de Callandor… Si près du piège, quel qu’il soit…
— Sois prudente…, souffla Elayne.
— Très prudente, renchérit Nynaeve en tirant nerveusement sur sa natte. Je t’en supplie !
Au moment où Egwene ferma les yeux, ses deux amies assises de chaque côté du lit, le tonnerre gronda dans le lointain.
Le sommeil fut long à venir…
Egwene se retrouva au milieu des collines moutonnantes, comme chaque soir. Sous un soleil radieux, des papillons voletaient au-dessus des fleurs caressées par une douce brise. Accueillie par les trilles d’oiseaux coutumiers, la jeune femme portait cette fois une robe de soie verte ornée de broderies sur la poitrine – des oiseaux dorés – et une paire d’escarpins en velours. Ici, sans le poids de la bague au serpent pour le retenir, le ter’angreal semblait assez léger pour sortir tout seul de sa robe.
En tâtonnant, Egwene avait appris les règles de base de Tel’aran’rhiod. Car le Monde des Rêves lui aussi en avait, et si elle n’en connaissait pas le dixième, la jeune femme savait à présent se rendre à volonté où elle désirait. Fermant les yeux, elle vida son esprit comme elle l’aurait fait pour entrer en contact avec le saidar. L’exercice était compliqué, parce que la rose apparaissait sous son œil mental, cet événement étant vite suivi par la sensation d’être proche de la Source Authentique – et le désir brûlant de s’unir à elle. Mais pour voyager dans le monde invisible, elle devait imaginer autre chose que la fleur.
Egwene se représenta le Cœur de la Pierre tel qu’elle l’avait vu dans ses rêves précédents.
Les colonnes de pierre rouge, les dalles du sol polies par le temps, le dôme très haut au-dessus de sa tête… Et Callandor, insaisissable, qui tournait lentement sur elle-même dans le vide… Quand tout lui parut assez réel pour qu’elle puisse toucher les colonnes ou le sol, Egwene ouvrit les yeux… et constata qu’elle était dans le Cœur de la Pierre, comme prévu. Ou du moins, le Cœur de la Pierre tel qu’il existait dans le Monde des Rêves.
Callandor scintillait, comme d’habitude. Mais tout autour de l’épée, presque aussi éthérées que des ombres, treize femmes assises en tailleur ne manquaient pas une seule de ses révolutions.
Liandrin aux cheveux de paille tourna la tête, riva les yeux sur Egwene et lui sourit.
Egwene s’assit si brusquement dans le lit qu’elle faillit en tomber.
— Que se passe-t-il ? demanda Elayne. Tu sembles terrorisée.
— Tu viens juste de t’endormir, dit Nynaeve. Depuis le début, c’est la première fois que tu reviens à la réalité sans que nous t’ayons réveillée. Il est arrivé quelque chose, n’est-ce pas ? Tu vas bien ?
Comment suis-je revenue ? se demanda Egwene. Par la Lumière ! je ne sais même pas ce que je fais…
Dénouant la lanière, autour de son cou, elle posa la bague au serpent et le ter’angreal sur sa paume.
— Elles nous attendent, dit-elle. (Inutile de préciser qui, bien entendu…) Et elles savent que nous sommes à Tear, j’en ai peur…
Dehors, l’orage se déchaînait sur la ville.
Tandis que la pluie martelait le pont, au-dessus de sa tête, Mat regardait le plateau de jeu posé sur un guéridon entre Thom et lui. Même avec pour enjeu une couronne d’argent andorienne, le jeune homme ne parvenait pas à se concentrer sur la partie.
Alors que les éclairs zébraient le ciel, derrière les hublots de la cabine, quatre lampes illuminaient le fief du capitaine du Véloce.
Ce fichu bateau est profilé comme un oiseau, c’est vrai, mais il se traîne quand même sur ce fleuve de malheur !
Le navire eut une sorte d’à-coup, puis un autre, ses mouvements se modifiant.
J’espère que le capitaine ne l’a pas enlisé ! S’il ne tire pas de ce rafiot toute la vitesse qu’il a dans le ventre, je lui ferai avaler son or, à ce marin de carnaval !
Mat bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Bien trop inquiet, il n’avait pas réussi à dormir correctement depuis le départ de Caemlyn. Il posa néanmoins une pierre blanche à l’intersection de deux cases. En trois coups, il allait prendre près du cinquième des pièces adverses…
— Tu pourrais être un très bon joueur, mon garçon, dit Thom entre ses dents serrées sur le tuyau de sa pipe, mais il faudrait que tu te concentres.
Le trouvère posa une pierre noire sur le plateau de jeu.
Mat tendit la main vers la pile de pierres blanches posée à côté de son coude… puis il se pétrifia. Également dans trois coups, les pierres de Thom auraient encerclé plus du tiers des siennes. Une manœuvre qu’il n’avait pas vue venir et qui se révélait imparable.
— Tu perds de temps en temps ? Depuis quand ça ne t’est plus arrivé ?
Thom retira la pipe de sa bouche et se lissa les bacchantes de la phalange d’un index.
— Ça fait un sacré moment… Morgase me battait une fois sur deux, environ… Tu sais ce qu’on dit ? Les bons généraux et les maîtres du Grand Jeu sont excellents aux pierres. Morgase est une championne du Grand Jeu, et je suis sûr qu’elle saurait diriger une armée sur un champ de bataille.
— Si on rejouait aux dés ? Les parties de pierres durent trop longtemps.
— Quand je joue, fiston, j’aime bien avoir plus d’une chance sur dix de gagner…
Mat se leva d’un bond, car la porte venait de s’ouvrir pour laisser entrer le capitaine Derne. En marmonnant des jurons, l’homme au visage carré secoua la pluie qui s’était accumulée sur les épaules de sa cape cirée.
— Que la Lumière calcine mes os ! Je me demande bien pourquoi je vous ai laissés louer le Véloce ! Me demander d’aller toujours plus vite, malgré la pluie et la nuit. Plus vite, plus vite et encore plus vite ! Nous aurions pu nous échouer cent fois sur un banc de sable !
— Vous vouliez mon or, Derne, répondit Mat, peu commode, et vous avez prétendu que ce vieux rafiot était rapide. Quand arriverons-nous à Tear ?
Le capitaine eut un petit sourire.
— Nous sommes en train d’accoster, messire ! Et que le Ténébreux m’emporte si j’accepte de nouveau une cargaison dotée de la parole. Bon, en parlant d’or, où est la seconde moitié du mien ?
Mat alla se camper devant un hublot et jeta un coup d’œil dehors. À la lueur des éclairs, il distingua un quai de pierre trempé, et rien de plus. Il sortit cependant de sa poche la deuxième bourse de pièces d’or qu’il avait préparée et la lança à Derne.
Un capitaine qui ne joue pas aux dés, qui aurait cru que ça existait ?
— Ce n’est pas trop tôt, Derne…
J’espère surtout que ce n’est pas trop tard.
Mat s’empara du sac de cuir où il avait rangé ses vêtements de rechange et ses couvertures, puis le présentoir à fusées, qu’il saisit par sa lanière de fermeture. Glissant tout ça sous ses bras, il s’assura que les pans de sa cape protégeaient bien ses trésors – les fusées, surtout, qui craignaient l’eau plus que tout au monde. S’il se mouillait lui-même parce que sa cape bâillait sur le devant, il serait rapide à sécher, une fois à l’abri. Un test dans un seau avait montré qu’il en allait tout autrement avec les fusées.
Le père de Rand avait raison…
Mat avait toujours cru que le Conseil refusait de faire un feu d’artifice sous la pluie parce que le résultat était moins spectaculaire. En fait, il n’y avait pas de résultat du tout…
— Tu n’es pas encore décidé à vendre ces trucs ? demanda Thom en ajustant sa cape sur ses épaules.
Le vêtement protégerait les étuis en cuir de sa flûte et de sa harpe. En revanche, le trouvère porterait sur l’épaule son sac de vêtements et ses couvertures.
— Pas avant d’avoir compris comment ils marchent, Thom, répondit Mat. Et puis, pense un peu comme ça sera drôle quand je les ferai tous exploser en même temps.
Le trouvère frissonna.
— Très drôle oui, si tu t’abstiens de les jeter tous dans la cheminée à l’heure du dîner… Je ne me fie pas du tout à toi, dès qu’il s’agit de ces fichues fusées. Tu peux te réjouir que notre bon capitaine ne nous ait pas fait jeter par-dessus bord, il y a deux jours…
— Il n’y aurait même pas pensé, avec cette seconde bourse dans la balance… Pas vrai, Derne ?
Le marin fit rebondir la bourse dans sa paume.
— Je m’étais abstenu de demander jusque-là, mais l’or est à moi, et vous ne me le reprendrez pas. Pourquoi cette histoire de vitesse ? À un prix de fou ?
— Un pari, Derne…, répondit Mat en bâillant de nouveau. (Il s’empara de son bâton.) Oui, un pari…
— Un pari ? (Derne regarda la bourse dont il gardait la sœur jumelle dans son coffre.) L’enjeu doit être un fichu royaume !
— Plus que ça, répondit Mat avant de sortir de la cabine.
Quand il émergea sur le pont, la pluie tombait si dru qu’il ne parvint pas à distinguer la passerelle, sauf quand un éclair illuminait brièvement le ciel. Alors que le vacarme du tonnerre l’empêchait de penser clairement, il plissa les yeux et vit des fenêtres éclairées au bout d’une rue. Des auberges, sans aucun doute…
Le capitaine n’avait pas jugé bon de venir assister au départ de ses passagers. S’inspirant de leur chef, les marins aussi étaient restés au sec. Mat et Thom débarquèrent donc avec le ciel d’orage pour seul témoin.
Mat tempêta quand ses bottes s’enfoncèrent dans la boue, lorsqu’il s’engagea dans une rue, mais il n’y avait rien à faire. Il continua donc à avancer aussi vite que possible, ses semelles et l’embout de son bâton produisant à chaque pas un bruit de succion dégoûtant.
Une odeur de poisson pas toujours très frais flottait dans l’air malgré l’orage.
— Nous allons trouver une auberge, cria le jeune homme pour que son compagnon l’entende, puis j’irai faire des recherches en ville…
— Avec ce temps ? brailla Thom en réponse.
Il était trempé jusqu’aux os, mais ça ne semblait pas l’inquiéter tant que ses instruments restaient au sec.
— Comar a dû quitter Caemlyn avant nous… S’il avait un bon cheval, pas un canasson comme les nôtres, il a pu partir d’Aringill avec une journée d’avance sur nous. Qui sait combien de temps cet idiot de Derne nous aura permis de rattraper ?
— Nous avons fait vite, dit Thom. Le Véloce mérite bien son nom.
— Si tu le dis, mon ami… Mais qu’il pleuve ou non, je dois trouver Comar avant qu’il tombe sur les trois femmes.
— Mon garçon, quelques heures de plus ou de moins ne feront aucune différence… Dans une ville comme Tear, il y a des centaines d’auberges. Et tu peux en ajouter d’autres centaines autour de la cité, certaines si petites qu’elles proposent à peine dix ou douze chambres. Des établissements si insignifiants qu’on peut passer devant sans même les remarquer… (Le trouvère tira sur la capuche de sa cape.) Il nous faudra des semaines pour les explorer toutes… Mais Comar aura exactement le même problème. Donc, nous pouvons passer la nuit à l’abri de l’orage. Tu peux parier tout l’argent qui te reste que notre ami Comar ne sortira pas cette nuit.
Mat secoua pensivement la tête…
Dix ou douze chambres, une petite auberge ?
Avant de partir de chez lui, le jeune homme n’avait jamais vu un plus gros bâtiment que l’auberge de Deux-Rivières, baptisée La Cascade à Vin. Bran al’Vere, le patron, accessoirement bourgmestre de Champ d’Edmond, avait-il dix ou douze chambres à louer ? C’était peu probable, sachant qu’Egwene, ses sœurs et le couple parental occupaient toutes les chambres de devant du deuxième étage…
Par la Lumière ! nous n’aurions jamais dû partir de chez nous !
Mais Rand y aurait été obligé un jour ou l’autre, et Egwene serait probablement morte si elle n’était pas partie pour Tar Valon…
Et maintenant, elle risque de mourir parce qu’elle y est allée !
Mat doutait de se réhabituer à vivre à la ferme, car les vaches et les moutons ne jouaient pas aux dés. Mais Perrin, lui, pouvait toujours rentrer au bercail.
Retourne à la maison, Perrin ! Fais-le tant que c’est encore possible !
Mat secoua la tête pour s’éclaircir les idées.
Crétin, pourquoi ferait-il ça ?
Un instant, le jeune homme pensa à un lit douillet, mais il résista à la tentation.
Non, pas encore…
Trois éclairs déchirèrent en même temps le ciel, illuminant une maison étroite et ses fenêtres presque cachées par des plantes. À côté, Mat reconnut la boutique d’un potier aux assiettes et aux coupes qui illustraient son enseigne. Bâillant de plus en plus, il accéléra le pas – ou du moins essaya, car il devenait de plus en plus difficile de décoller ses bottes de la gadoue.
— Thom, je crois que nous pouvons oublier ce quartier de la ville… Toute cette boue, et la puanteur du poisson… Tu vois Nynaeve ou Egwene – sans parler d’Elayne ! – choisir de séjourner ici ? Les femmes aiment les endroits proprets qui sentent bon, mon ami.
— C’est possible, mon garçon… Tu serais surpris de ce que ces dames peuvent supporter. Mais ton raisonnement se tient.
Tenant les pans de sa cape pour protéger les fusées, Mat allongea ses enjambées.
— Viens, Thom ! Je veux trouver Comar ou nos amies ce soir !
Toussant de temps en temps, le trouvère suivit le mouvement sans protester.
Les deux hommes franchirent les portes de la ville – avec ce temps, ils ne virent pas l’ombre d’une sentinelle. À partir de là, Mat se félicita de sentir de bons vieux pavés sous ses semelles. Après moins de cinquante pas, il eut l’intense plaisir d’aviser une auberge dont les fenêtres projetaient dans la rue une pâle lumière. Des échos de musique montaient de ce qui, sous un tel orage, ressemblait furieusement à un havre de paix. Malgré sa claudication, Thom lui-même avala à toute vitesse cette dernière ligne droite.
Le patron du Croissant Blanc, fort corpulent, menaçait de faire craquer le haut comme le bas de sa veste longue. Pourtant, la mode vestimentaire, à en juger par les clients, était au « moulant » en haut et au « bouffant » en bas… En parlant de « bouffant », le pantalon du type était assez grand pour héberger deux hommes normaux, un dans chaque jambe.
Des serveuses en robe noire à ras du cou et en tablier blanc passaient de table en table. Entre les deux cheminées, un musicien jouait du xylophone. Thom l’étudia, fit la grimace et secoua la tête.
Le gros aubergiste, Cavan Lopar, fut ravi de louer deux chambres à ses nouveaux clients. Au début, il fit la moue devant leurs bottes boueuses, mais quelques pièces d’argent – les couronnes d’or commençaient à se faire rares – et la cape multicolore de Thom le mirent promptement dans de meilleures dispositions. Lorsque le trouvère confirma qu’il était prêt à se produire certains soirs pour un cachet modique, les multiples mentons de Lopar en sautillèrent de satisfaction.
Hélas, il ne savait rien d’un homme à la barbe noire divisée par une mèche blanche. Et il n’avait jamais ne serait-ce qu’aperçu trois femmes correspondant aux descriptions que lui fit Mat.
Mat déposa toutes ses affaires dans sa chambre, prenant à peine le temps de s’assurer qu’il y avait un lit, puis il en ressortit avec sa cape et son bâton. Après avoir englouti une assiette de ragoût de poisson, il repartit sans se soucier de la pluie et fut surpris de voir Thom lui emboîter le pas.
— Je croyais que tu voulais rester au sec…
Le trouvère tapota l’étui de sa flûte, qu’il avait emporté avec lui, laissant toutes ses autres possessions dans sa chambre.
— Les gens parlent volontiers à un trouvère, mon garçon… Je peux apprendre des choses qu’on ne te dirait pas… Tu sais, je tiens autant que toi à sauver ces filles…
Les deux hommes trouvèrent une autre auberge une centaine de pas plus loin, sur le trottoir d’en face, puis une autre et encore une autre. Dans chacune, Mat resta assez longtemps pour laisser le temps à Thom de faire des effets de cape, de raconter une histoire, puis d’accepter le gobelet qu’un client lui proposait invariablement. Pendant que le trouvère recueillait les confidences de son nouvel ami, le jeune homme demandait aux uns et aux autres s’il n’avait pas vu un type à la barbe striée de blanc ou trois femmes.
S’il gagna quelques pièces aux dés, Mat n’apprit rien d’intéressant, et Thom fit chou blanc aussi. En revanche, il ne finit jamais son gobelet de vin, une tempérance qui rassura son compagnon. Sur le bateau, il avait pratiquement fait abstinence, mais Mat n’aurait pas juré qu’il ne replongerait pas dans l’alcool une fois arrivé à Tear.
Après une dizaine de salles communes, le jeune homme eut l’impression que ses paupières pesaient des tonnes. S’il pleuvait moins fort, le vent s’était rafraîchi et il ne faisait pas bon se promener dans les rues à cette heure tardive – ou plutôt, presque matinale, car l’aube ne se ferait plus beaucoup attendre.
— Mon garçon, grogna Thom, si on ne rentre pas au Croissant Blanc, je vais dormir dans la rue. (Il s’arrêta, pris d’une quinte de toux.) Sais-tu que tu es passé devant trois auberges sans les voir ? Je suis si fatigué que je n’arrive plus à réfléchir. As-tu prévu un itinéraire dont tu ne m’aurais pas parlé ?
Mat regarda en haut de la rue, où un grand type en cape sombre avançait à pas rapides.
Moi, je suis épuisé… Rand est à cinq cents lieues d’ici, en train de jouer les fichus Dragons…
— Quoi ? Trois auberges, tu dis ?
Les deux hommes étaient immobiles devant un autre établissement. Le Godet d’Or, annonçait l’enseigne.
Ce nom décida Mat à tenter une dernière fois le coup.
— Encore une, Thom… Si on ne trouve rien, on rentrera se coucher…
L’idée de dormir semblait plus séduisante qu’une partie de dés avec cent pièces d’or au vainqueur, mais le jeune homme se força à continuer.
Il n’avait pas fait deux pas dans la salle commune quand il aperçut Comar. Il portait une veste verte aux manches bouffantes rayées de bleu, mais c’était bien lui, avec sa courte barbe noire striée de blanc. Assis sur une étrange chaise au dossier très bas, au fond de la salle, il secouait un godet tout en souriant à l’homme qui lui faisait face de l’autre côté d’une table. Cet homme portait une redingote et un large pantalon, et lui ne souriait pas, les yeux rivés sur les pièces empilées au milieu de la table – un trésor qu’il semblait regretter de ne plus avoir dans ses poches.
Mat remarqua qu’un autre godet reposait près du coude droit de Comar.
Le sbire de Gaebril lança les dés et éclata de rire – une fraction de seconde avant que le résultat soit définitif, sembla-t-il à Mat.
— Qui est le suivant ? lança-t-il en ramenant les mises vers lui.
Il trônait déjà derrière une petite montagne de pièces. Rayonnant, il remit les dés dans le godet et le secoua.
— Quelqu’un d’autre veut tenter sa chance, j’en suis sûr !
À l’évidence, les candidats ne se bousculaient pas au portillon. Sans se laisser démonter, Comar continua à secouer les dés en riant.
Même si les tabliers n’étaient pas à la mode à Tear pour les aubergistes, le patron du Godet d’Or se révéla facile à repérer, car il portait une veste bleu foncé qui semblait être l’uniforme de sa profession, du moins pour ce qu’en avait vu Mat. Rondouillard, l’homme faisait cependant la moitié de la corpulence de Lopar, et sa collection de doubles mentons était considérablement moins fournie. Assis seul à une table, il polissait une chope en étain avec une ardeur rageuse, foudroyant Comar du regard chaque fois que celui-ci ne risquait pas de s’en apercevoir. Pas mal d’autres clients considéraient le joueur barbu d’un œil noir, mais jamais quand il pouvait le remarquer.
Mat résista à l’envie d’approcher de Comar, de lui flanquer un bon coup de bâton sur le crâne et de lui demander où étaient Egwene et les autres femmes.
Quelque chose clochait dans cette salle commune. Comar était le premier homme armé d’une épée qu’il voyait à Tear, mais la peur qu’il inspirait aux clients et à l’aubergiste ne venait pas que de là. Même la serveuse qui vint lui apporter un gobelet de vin – se faisant pincer les fesses pour sa peine – affichait une nervosité bizarre.
Étudie la question sous tous ses angles… Dans ta vie, tu t’es fourré dans la mouise chaque fois que tu as omis de le faire. Alors, réfléchis !
Mais c’était difficile, quand on avait la tête dans le sac à cause de la fatigue.
Mat fit un signe à Thom, et tous deux allèrent rejoindre l’aubergiste, qui leur jeta un regard noir quand ils s’assirent à sa table.
— Qui est l’homme à la barbe striée de blanc ? demanda Mat.
— Vous êtes des étrangers, pas vrai ? Eh bien, lui aussi… Je ne l’ai jamais vu, mais je peux vous dire qui il est. Un type venu d’ailleurs qui a fait fortune dans le commerce. Un marchand désormais assez riche pour porter une épée. Ce qui ne devrait pas l’autoriser à nous traiter comme des chiens.
— Si vous ne l’avez jamais vu, dit Mat, comment savez-vous que c’est un marchand ?
L’aubergiste regarda le jeune homme comme s’il était stupide.
— Sa veste, mon gars, et son arme… S’il n’est pas d’ici, ça ne peut pas être un soldat ni un seigneur, donc, il ne reste plus qu’un riche marchand. Enfin, ça tombe sous le sens ! Ces gens viennent ici nous regarder de haut et séduire nos femmes, c’est comme ça. Mais il n’a pas le droit de nous dépouiller ainsi. Quand je vais dans l’Assommoir, je ne joue pas avec les pêcheurs. Et au quartier Tavar, il ne me viendrait pas à l’idée de rançonner les fermiers qui sont là pour vendre leur récolte. (Il polit sa chope avec une férocité encore accrue.) Ce type a une chance incroyable. Il a dû s’enrichir comme ça…
— Il gagne beaucoup, hein ? fit Mat entre deux bâillements.
Jouer avec un autre veinard serait sûrement intéressant…
— Pas toujours… Il perd les petits coups, de temps en temps… Mais quand l’enjeu augmente… Ce soir, je l’ai vu gagner une pièce d’or ou d’argent à au moins dix reprises, et chaque fois en tirant trois couronnes et deux roses. Et quand il joue avec des dés à points, il aligne les combinaisons de trois « six » et deux « cinq ». Au Trois-Trois, il ne tire naturellement que des « six », et au Compas, il aligne les « cinq ». S’il est né verni, tant mieux pour lui, mais qu’il aille donc plumer d’autres marchands, comme le veut l’éthique. Mais comment avoir tant de chance ?
— En jouant avec des dés pipés, dit Thom avant de tousser bruyamment. Quand il a besoin de gagner, il utilise des dés qui montrent toujours la même face quand on les lance. Comme il est malin, il ne tire pas toujours la combinaison maximale – ça finirait par éveiller les soupçons – mais « seulement » la deuxième ou la troisième d’un jeu, qui est pratiquement impossible à battre. Cela dit, ses dés affichent toujours le même résultat, et ça, il ne peut pas le cacher.
— J’ai entendu parler de cette tricherie…, dit l’aubergiste. Les Illianiens utilisent des dés de ce genre. Mais là, les deux joueurs se servent du même godet et des mêmes dés. Donc, ce n’est pas ça…
— Apportez-moi deux godets et deux jeux de dés – à figures ou à points, c’est sans importance, pourvu que les deux soient du même type.
L’aubergiste coula un regard soupçonneux au trouvère, mais il se leva, en emportant sa chope, et revint très vite avec deux godets revêtus de cuir. Thom fit tomber cinq dés en os devant Mat. Où qu’il soit allé, le jeune homme n’avait jamais vu que des dés en bois ou en os. Ceux-là, très classiques, étaient marqués avec des points.
Mat les ramassa puis regarda Thom.
— Je suis censé voir quelque chose ?
Le trouvère fit tomber dans sa paume les dés de l’autre godet. Puis, presque trop vite pour qu’on suive ses mouvements, il les remit dedans et renversa le godet sur la table trop rapidement pour que les dés puissent en sortir.
Il posa une main sur le godet renversé.
— Marque chacun de tes dés, mon garçon. Discrètement, mais en t’assurant que tu reconnaîtras ton encoche.
Mat et l’aubergiste se regardèrent, perplexes. Puis ils baissèrent les yeux sur le godet que Thom maintenait à l’envers, l’autre jeu de dés à l’intérieur. Le trouvère préparait un tour, c’était évident. Un de ces trucs apparemment impossibles, comme avaler du feu ou faire jaillir du néant des foulards de soie. Mais comment espérait-il réussir alors qu’un joueur expérimenté comme Mat le regardait de si près ? Dégainant son couteau, le jeune homme fit une petite entaille sur la face « six » de chaque dé.
— Bien, dit-il en les reposant sur la table, montre-moi ton tour.
Thom ramassa les dés et les reposa quelques pouces plus loin.
— Cherche ta marque, mon garçon.
Mat fronça les sourcils. L’autre main du trouvère tenait toujours le godet renversé. Il ne l’avait jamais bougée, et les dés marqués ne s’étaient à aucun moment approchés du godet.
Le jeune homme ramassa les cinq dés… et écarquilla les yeux. Pas un n’était marqué.
L’aubergiste ne put étouffer un petit cri de surprise.
Thom retourna sa main libre, révélant cinq dés.
— Tes marques sont sur ceux-là… Voilà comment procède Comar. C’est un tour très simple, mais je n’aurais jamais cru qu’il avait l’agilité requise.
— Tout à coup, je doute d’avoir envie de jouer avec toi aux dés…, souffla Mat.
L’aubergiste regardait les dés, mais il n’avait toujours pas compris le truc.
— Appelez la garde, lui dit Mat, ou ce qui en tient lieu ici. Et faites arrêter ce tricheur.
Dans une cellule, il ne risquera plus de tuer quelqu’un… Mais si Egwene et les autres étaient déjà mortes ?
Une idée horrible que le jeune homme tenta en vain de chasser de son esprit.
Dans ce cas, j’aurai la peau de Comar, puis de Gaebril, quoi que ça me coûte. Mais je suis sûr qu’elles sont vivantes toutes les trois !
L’aubergiste secoua la tête.
— Moi, dénoncer un marchand aux Défenseurs ? Ils ne regarderaient même pas ses fichus dés… Un seul mot de lui, et je me retrouverais couvert de chaînes en train de draguer le canal dans les Doigts du Dragon. Et s’il décidait de m’abattre sur-le-champ, les Défenseurs lui donneraient raison. Non, je ne peux rien faire… Mais il finira peut-être par s’en aller.
— Si je le démasque, dit Mat, ça vous suffira ? Appellerez-vous vos « Défenseurs » ?
— Vous ne comprenez pas… Vous êtes un étranger. Même s’il n’est pas de Tear non plus, c’est un homme riche et important.
— Attends-moi ici, dit Mat à Thom. Je ne lui livrerai pas Egwene et les autres, quoi que ça me coûte.
Il se leva en bâillant.
— Une minute, mon garçon ! souffla Thom. (Il se leva aussi.) Fichue tête de pioche, tu ne sais pas dans quoi tu mets les pieds !
Mat fit signe à son ami de rester où il était, puis il alla se camper devant Comar. Personne n’ayant relevé le défi, le sbire de Gaebril regarda avec intérêt le jeune homme appuyer son bâton contre la table puis s’asseoir.
— Tu veux jouer quelques sous de cuivre, paysan ? Je ne perds pas mon temps avec…
Comar se tut quand Mat posa sur la table une couronne andorienne – en bâillant et sans prendre la peine de mettre la main devant sa bouche.
— Tu n’es pas causant, paysan, mais l’or parle tout seul et il rend inutiles les bonnes manières.
Comar secoua le godet et lança les dés. Avant même qu’ils s’immobilisent, il eut un gloussement, puis annonça :
— Trois couronnes et deux roses, rien que tu puisses battre, paysan. As-tu encore dans tes haillons de l’or que tu aimerais perdre ? Qu’as-tu donc fait pour t’enrichir ? Détrousser ton maître ?
Comar voulut ramasser les dés, mais Mat fut plus rapide. Très mécontent, le tricheur laissa quand même le godet à son adversaire. En cas d’égalité, on relançait jusqu’à ce qu’un des deux joueurs gagne. Si Mat empêchait Comar d’échanger les dés quand ce n’était pas à lui de jouer, il n’y aurait que des égalités. Et toujours avec la même combinaison. De quoi éveiller l’intérêt des Défenseurs, surtout avec le témoignage de tous les clients de l’auberge.
Mat lança les dés, et ils roulèrent très bizarrement. En même temps, le jeune homme sentit comme un… basculement. À croire que sa chance, d’un seul coup, devenait folle. La salle commune sembla bouger autour de lui, comme si elle tirait sur des ficelles invisibles reliées aux dés.
Enfin, les cinq petits cubes s’immobilisèrent.
Cinq couronnes, la combinaison maximale. Les yeux de Comar manquèrent lui sortir de la tête.
— Tu as perdu, lâcha Mat.
Si sa chance allait jusqu’à des extrêmes si impensables, n’était-il pas temps de la pousser au maximum ? Dans sa tête, une petite voix lui dit de réfléchir, mais il était trop fatigué pour l’écouter.
— Je crois que tu as épuisé ta chance, Comar. Et si tu as fait du mal à ces femmes, elle ne pourra de toute façon rien pour toi.
— Je n’ai même pas trouvé ces… (Comar s’interrompit, les yeux rivés sur les dés. Puis il releva la tête, blanc comme un linge.) Comment diantre connais-tu mon nom ?
Il ne les a toujours pas trouvées… Ma chère chance, ne m’abandonne pas !
— Retourne à Caemlyn, Comar. Dis à Gaebril que tu as échoué, ou qu’elles sont mortes. Dis-lui ce que tu veux, mais quitte Tear ce soir. Si je te revois, je te tuerai.
— Qui es-tu ? demanda le tueur, incertain. Qui… ?
Il se leva et dégaina son épée.
Mat renversa la table sur lui, et s’empara au vol de son bâton. Mais il avait oublié combien Comar était grand et costaud. Le barbu poussa la table dans l’autre sens, fauchant les jambes du jeune homme. Alors que celui-ci basculait en arrière avec sa chaise, manquant lâcher son bâton, Comar poussa la table de côté et passa à l’attaque.
Le jeune homme leva les jambes, percutant le ventre du tueur afin de le repousser. En même temps, il fit avec son bâton un mouvement très court, mais suffisant pour dévier l’épée qui fonçait vers sa poitrine. Mais l’impact lui arracha son arme des mains. Par bonheur, il réussit à saisir le poignet de Comar, la lame de l’épée s’immobilisant à cinq pouces de son visage.
Mat se laissa aller en arrière, les jambes tendues au maximum. Décollant du sol, Comar passa au-dessus de son adversaire, vola sur quelques pas et alla s’écraser sur une table.
Le jeune homme récupéra son bâton et se mit en position de combat. Mais il n’y avait plus personne en face de lui.
Comar reposait sur la table – le bas de son corps, en tout cas, le haut pendant dans le vide. Les clients qui occupaient cette table s’étaient levés d’un bond, s’écartant du danger. Pour l’heure, ils se tordaient les mains en échangeant des regards inquiets. Un murmure angoissé courait dans la salle commune – pas le vacarme auquel Mat se serait attendu.
L’épée de Comar était tombée à portée de sa main, mais il ne faisait pas un geste pour la récupérer. En revanche, il leva les yeux quand Mat éloigna l’arme d’un coup de pied.
Je crois qu’il a l’échine brisée, songea le jeune homme en s’agenouillant près du tueur.
— Tu aurais dû m’écouter et partir, Comar… Je t’ai dit que ta chance était épuisée.
— Imbécile…, souffla le colosse vaincu. Tu crois… que je suis… le seul à les traquer ? Elles ne vivront plus… très…
Les yeux braqués sur Mat, Comar ouvrait toujours la bouche, mais plus un son n’en sortirait jamais.
Mat sonda ce regard mort comme s’il avait le pouvoir de faire parler les défunts.
Qui d’autre les traque ? Combien d’hommes ? Ma chance ? Tu parles d’une chance ! Elle me lâche au moment le plus important.
Le jeune homme s’avisa que l’aubergiste le tirait frénétiquement par la manche.
— Tu dois filer, il le faut… Si les Défenseurs te trouvent… Je leur montrerai les dés. Puis je leur parlerai d’un étranger, mais très grand et avec des cheveux roux et des yeux gris. Cette description ne te nuira pas. C’est un rêve que j’ai fait, la nuit dernière, pas une personne réelle. On ne me contredira pas, parce que ce tricheur a détroussé tous mes clients… Mais tu ne peux pas rester là !
Dans la salle commune, tout le monde prenait grand soin de ne pas regarder Mat.
Celui-ci se laissa tirer loin du cadavre, puis pousser dehors. Thom l’attendait déjà sous la pluie. Dès qu’il le vit, il le prit par le bras et l’entraîna loin de l’auberge. Le jeune homme n’ayant pas relevé sa capuche, ses cheveux furent vite trempés et de l’eau ruissela sur sa nuque, mais il s’en aperçut à peine. En avançant, le trouvère jeta sans cesse des coups d’œil en arrière, comme s’il redoutait qu’on les poursuive.
— Pourquoi titubes-tu comme ça, mon garçon ? demanda-t-il. On dirait que tu dors debout. Tu étais pourtant bien réveillé, face à ce type. Quelle que soit la description que donnera l’aubergiste, les Défenseurs arrêteront tous les étrangers qu’ils trouveront dans les environs de l’auberge.
— La chance…, marmonna Mat. J’ai tout compris… Les dés… Ma chance est bien plus utile dans les jeux de hasard. Pour les cartes, c’est moins bien. Quant aux pierres… C’est trop logique… Moi, j’ai besoin du hasard. Même pour trouver Comar, ça a marché quand j’ai arrêté d’entrer dans toutes les auberges. J’ai choisi celle-là par hasard. Thom, pour trouver Egwene et les autres avant qu’il soit trop tard, je vais devoir chercher au petit bonheur la chance.
— Comment ça, avant qu’il soit trop tard ? Comar est mort. S’il a déjà tué nos amies, eh bien, tu viens de les venger. Sinon, elles ne risquent plus rien. Bon, voudrais-tu marcher un peu plus vite ? Les Défenseurs ne tarderont plus, et ils sont beaucoup moins accommodants que les Gardes de la Reine.
Mat dégagea son bras et avança d’un pas hésitant, tirant son bâton au lieu de s’appuyer dessus.
— Il m’a dit qu’il ne les avait pas trouvées, Thom. Mais qu’il n’était pas le seul à les chercher. Je le crois, parce qu’un moribond ne ment pas… Rien n’a changé : je dois toujours localiser les femmes, et désormais, je ne sais même pas qui les poursuit.
Cachant un bâillement derrière son poing, le trouvère releva la capuche de Mat.
— Pour ce soir, c’est terminé, mon garçon… J’ai besoin de dormir, et toi aussi.
Je suis trempé… De l’eau coule de mes cheveux…
Mat évoluait dans une sorte de brouillard, et c’était à cause du manque de sommeil. L’épuisement l’avait rattrapé et vaincu.
— D’accord, Thom… Mais dès l’aube, je me remettrai en chasse.
Thom acquiesça, eut une quinte de toux, puis continua son chemin en silence jusqu’au Croissant Blanc.
L’aube vint très vite. Pourtant, Mat tint parole. En compagnie de Thom, il entreprit dès les premières lueurs de l’aube l’exploration de toutes les auberges situées à l’intérieur des murs de Tear. Comme prévu, il ne suivit aucun plan logique, négligeant certains établissements et jouant à pile ou face pour savoir s’il allait entrer dans d’autres.
Les recherches durèrent trois jours et trois nuits. Et pendant tout ce temps, il ne cessa pas une minute de pleuvoir. Pas toujours des averses, bien sûr, mais le ciel ne cessa jamais de déverser ses eaux.
La toux de Thom s’aggravant, il dut renoncer à jouer de la flûte et à raconter ses histoires. Comme de juste, il refusa d’exposer sa précieuse harpe à un temps pareil. Cela dit, il insista pour venir, car un trouvère déliait toujours plus facilement la langue des gens.
Depuis qu’il avait opté pour des recherches aléatoires, la chance de Mat aux dés s’avérait encore plus insolente. Hélas, il ne pouvait jamais se permettre de rester longtemps dans une partie, et ses gains furent anecdotiques.
Les deux hommes firent chou blanc. Ils n’apprirent rien sur leurs amies, et glanèrent des rumeurs qui ne les avancèrent pas à grand-chose. On parlait d’une guerre entre Tear et l’Illian… D’une invasion de Mayene par Andor. On disait que le Peuple de la Mer avait cessé toute activité commerciale. Que les armées d’Artur revenaient d’entre les morts… Que le Dragon se réincarnerait bientôt…
Les compagnons de jeu de Mat commentaient sinistrement toutes ces rumeurs, comme s’ils retenaient uniquement les plus sombres et les répétaient jusqu’à y croire plus qu’à moitié. Mais dans tout ça, les deux amis ne recueillirent pas le moindre mot susceptible de les conduire à Egwene et à ses amies. Aucun aubergiste n’avait vu trois femmes correspondant à leur description.
Mat se mit alors à faire des cauchemars. Egwene, Elayne et Nynaeve, en compagnie d’un vieux type aux cheveux blancs bouclés – et à la veste aux manches bouffantes à rayures, comme celle de Comar –, riaient aux éclats tout en tissant un filet autour d’elles.
Parfois, les détails changeaient, et c’était Mat qui tissait un filet autour de Moiraine. À d’autres occasions, il brandissait une épée à la lame de cristal qui brillait comme un soleil dès qu’il la touchait.
À d’autres moments, c’était Rand qui tenait l’épée. Pour une raison inconnue, le fils de Tam était très présent dans ses rêves.
Mat mettait ces désordres sur le compte du manque de sommeil et de repas réguliers. Mais il continua quand même ses recherches, car il avait un pari à gagner.
Il n’était pas question de perdre, même s’il devait en crever.