Vêtue d’une robe blanche tenue à la taille par une ceinture d’argent, une femme entra, referma derrière elle et s’adossa à la porte pour river sur Mat deux grands yeux plus noirs que tous ceux que le jeune homme avait vus.
Le souffle coupé par la beauté de sa visiteuse, Mat ne dit pas un mot. Ses cheveux aile-de-corbeau tenus par un cercle d’argent qui faisait écho à sa ceinture, cette femme parvenait à paraître plus gracieuse que n’importe quelle danseuse, même quand elle ne bougeait pas un cil. Le jeune homme eut le sentiment qu’il la connaissait, mais il arriva vite à la conclusion qu’il se trompait. Aucun homme ne pouvait oublier une pareille beauté.
— Une fois remplumé, dit-elle, tu devrais être plutôt pas mal… Pour le moment, tu ne voudrais pas mettre quelque chose ?
Un instant, Mat continua à admirer sa visiteuse. Puis il s’avisa soudain qu’il était nu comme un ver. Rouge comme une pivoine, il tituba jusqu’au lit et s’enroula dans la couverture. Épuisé par l’effort, il s’assit au bord du lit – ou plutôt, s’y laissa tomber.
— Je suis désolé de… Enfin, je veux dire… Eh bien je n’attendais pas de… (Mat prit une grande inspiration pour se calmer.) Désolé que vous m’ayez vu dans le plus simple appareil.
Le rouge toujours aux joues, Mat regretta que Rand (quoi qu’il ait pu devenir) ou Perrin ne soient pas là pour le conseiller. Avec les filles, ils n’avaient pas les mêmes problèmes que lui, loin de là. À Champ d’Emond, bien des jeunes filles s’étaient amourachées de Rand alors qu’elles le savaient promis à Egwene. Quant à Perrin, sa lenteur un peu balourde semblait avoir un grand succès auprès de la gent féminine.
En revanche, malgré tous ses efforts, Mat réussissait toujours à se ridiculiser devant ces dames. Comme il venait juste de le faire…
— En temps normal, je ne t’aurais pas rendu visite sans m’annoncer, Mat…, dit la femme. Mais j’étais à la Tour Blanche pour une autre raison, et j’ai voulu faire d’une pierre plusieurs coups en vous voyant tous…
Mat s’empourpra et tira sur les pans de la couverture. Mais l’inconnue ne semblait pas vouloir le taquiner. Avec plus de grâce qu’un cygne, elle approcha de la table.
— Tu es affamé, pas vrai ? Il fallait s’y attendre, avec la façon dont ces femmes s’y prennent… Mange absolument tout ce qu’elles te donnent, et tu reprendras du poids et des forces à une vitesse qui te stupéfiera.
— Désolé de poser cette question, dit timidement Mat, mais est-ce que je vous connais ? Ne soyez pas vexée, c’est juste que vous me semblez familière.
La visiteuse dévisagea le jeune homme jusqu’à ce qu’il se sente très mal à l’aise. À l’évidence, une femme comme elle n’imaginait pas qu’on puisse l’oublier.
— Tu m’as peut-être vue quelque part… Je m’appelle Selene.
Troublé, Mat eut le sentiment que ce nom, selon elle, aurait dû lui dire quelque chose.
Effectivement, ça lui disait quelque chose. Il devait l’avoir déjà entendu, mais de là à pouvoir dire où et quand !
— Vous êtes une Aes Sedai, dame Selene ?
— Non.
Une réponse sans passion mais néanmoins pleine de chaleur.
Pour la première fois, Mat oublia la beauté de Selene afin de mieux la découvrir. Presque aussi grande que lui, elle était mince comme une liane mais sûrement musclée et tonique, à voir sa façon de marcher. Si flambeur qu’il fût, le jeune homme n’aurait pas parié sur son âge. Un an ou deux de plus que lui, peut-être – voire une dizaine, mais pas plus. Comme pour confirmer ce qu’elle avait dit, elle ne portait pas la bague au serpent des Aes Sedai. En toute logique, ça n’aurait rien dû avoir d’étonnant, puisqu’elle n’avait pas cherché à se faire passer pour ce qu’elle n’était pas. Mais il y avait en elle des caractéristiques – la conscience sereine de sa supériorité, par exemple – que Mat associait d’instinct aux Aes Sedai.
— Vous n’êtes pas non plus une novice ? hasarda-t-il.
Les novices portaient du blanc – une récente découverte de Mat, au fil de ses aventures. Mais ce statut ne semblait pas convenir à Selene.
À côté d’elle, Elayne pourrait passer pour une fille de cuisine…
Elayne… Un autre nom qui hantait sa mémoire comme un fantôme.
— Pas davantage une novice, non…, répondit Selene avec une moue un rien méprisante. Disons que je suis une personne dont les intérêts convergent avec les tiens. Les Aes Sedai ont l’intention de t’utiliser, mais en gros, tu ne détesteras pas ça, je crois. Et tu t’y feras très bien. Tu n’es pas le genre d’homme qu’on doit pousser à partir en quête de gloire.
— M’utiliser ? répéta Mat.
Cette notion lui était familière, dès qu’on en venait aux Aes Sedai. Mais c’était Rand qu’elles voulaient manipuler comme un pantin, pas lui.
Moi, je leur suis parfaitement inutile. Pas vrai ? Lumière, fais que ce soit vrai !
— Que voulez-vous dire ? Je ne suis pas une personne importante. En réalité, je ne suis utile à personne, à part à moi-même. Et de quelle gloire parlez-vous ?
— Je savais que ça te motiverait… Tu as ça dans le sang.
Selene sourit et Mat craignit d’en défaillir de bonheur. Désireux de garder contenance, il se gratta la tête – mais il lâcha la couverture, et il dut la rattraper en catastrophe.
— Selene, écoutez-moi ! Les Aes Sedai n’ont aucun intérêt pour ma petite personne.
Même alors que j’ai soufflé dans le cor ?
— Je suis un modeste fermier…
Mais elles me croient peut-être lié à Rand d’une façon ou d’une autre… Non, car Verin a dit…
Ce qu’avaient pu dire Verin et Moiraine avant elle n’était plus qu’un trou noir dans ses souvenirs. Mais Mat restait convaincu que la plupart des Aes Sedai ne connaissaient rien du tout au sujet de Rand. Il fallait que ça continue ainsi jusqu’à ce qu’il soit trop loin d’ici pour s’en soucier encore.
— Encore une fois, je ne suis qu’un simple péquenot. J’aimerais voir un peu le monde, puis retourner au pays, dans la ferme de mon père.
Selene acquiesça comme si elle avait lu les pensées de Mat dans son esprit.
— Tu es plus important que tu veux bien le dire… Et sûrement beaucoup plus que ces prétendues Aes Sedai le savent. Si tu es assez malin pour ne pas leur faire confiance, la route de la gloire t’est grande ouverte.
— En tout cas, on entend bien que vous ne vous fiez pas à elles…
Prétendues Aes Sedai ?
Mat eut une idée très précise, mais il ne parvint pas à la formuler.
— Êtes-vous… ? Ne le prenez pas mal, mais…
— Tu veux savoir si je fais partie des Suppôts des Ténèbres ? (Selene ne semblait pas furieuse. Au contraire, elle souriait comme une fillette – mais avec pas mal de condescendance.) Un de ses minables sbires de Ba’alzamon qui espèrent recevoir de lui l’immortalité et la puissance ? Non, je n’obéis à personne, et je ne marche jamais au pas. Je serais prête à avancer aux côtés d’un homme qui me serait très cher, mais pas à le suivre. Ce n’est pas dans mes habitudes.
— Oui, c’est évident…, souffla Mat.
Par le sang et les cendres ! un Suppôt ne plaisanterait pas avec ce sujet comme elle vient de le faire. Mais si je me trompe, elle risque d’avoir sur elle un couteau à la lame empoisonnée.
Un vague souvenir dansait dans sa mémoire. Une femme vêtue comme une noble et qui brandissait une dague mortelle. Un Suppôt des Ténèbres, bien entendu…
— Je ne pensais pas à vous accuser de… Non, je… Eh bien, vous ressemblez à une reine. Voilà ce que je voulais dire. Seriez-vous une grande dame ?
— Mat, tu dois apprendre à me faire confiance. Bien sûr, je t’utiliserai aussi… Tu es trop soupçonneux de nature – et porter cette dague n’a rien arrangé – pour me croire si je te dis le contraire. Mais en entrant dans mon jeu, tu gagneras la fortune, la puissance et la gloire. De toute façon, je ne te contraindrai à rien. Un homme convaincu, j’en suis depuis toujours persuadée, est deux fois plus efficace qu’un exécutant terrorisé. Ces Aes Sedai ne mesurent pas à quel point tu es important.
» Il essaiera de te dissuader de me suivre ou de te tuer. Mais n’oublie pas que je peux te donner ce que tu désires.
— Il ? lança Mat.
Me tuer ? Par la Lumière ! ils poursuivaient Rand, pas moi ! Mais comment sait-elle au sujet de la dague ? Bah ! je suppose que toute la Tour Blanche est au courant…
— Qui est ce « il » qui tentera de me tuer ?
Selene pinça les lèvres comme si elle regrettait d’en avoir trop dit.
— Mat, tu sais ce que tu veux, et je n’ignore rien de tes désirs les plus intimes. Pour les réaliser, tu dois choisir à qui tu fais confiance. Moi, j’avoue que je t’utiliserai. Les Aes Sedai ne le reconnaîtraient pas sous la torture. Alors que je t’offrirai la richesse et la gloire, elles te garderont en laisse jusqu’à ce que tu crèves.
— Vous dites beaucoup de choses, mais comment savoir si c’est la vérité ? Qui me dit que vous êtes plus fiable que ces femmes ?
— Écoute ce qu’elles te disent et devine ce qu’elles te taisent… Par exemple, t’ont-elles raconté que ton père est venu à Tar Valon ?
— Papa ? Ici ?
— Abell Cauthon et Tam al’Thor ont voyagé jusqu’ici, oui. En harcelant les Aes Sedai, ils ont fini par obtenir une audience. Pour savoir où vous étiez, tes amis et toi… Siuan Sanche les a renvoyés à Deux-Rivières les mains vides, sans même les informer que vous étiez vivants. Si tu ne poses pas la question, pourquoi ces femmes t’en parleraient-elles ? Et même si tu la poses, tu crois qu’elles prendront le risque que tu décides de retourner chez toi tambour battant ?
— Papa croit que je suis mort ?
— Mais il peut apprendre que c’est faux, si je m’en charge… Demande-toi à qui tu peux faire confiance, Mat Cauthon ! Les Aes Sedai t’ont-elles dit que Rand al’Thor s’est enfui, forçant Moiraine à le poursuivre ? T’ont-elles confié que l’Ajah Noir est partout dans leur précieuse Tour Blanche ? Tu veux parier qu’elles ne préciseront jamais de quelle manière elles entendent t’utiliser ?
— Rand s’est enfui ? Mais il…
Selene savait-elle que Rand avait reconnu être le Dragon Réincarné ? Peut-être bien… et peut-être bien que non. Dans le second cas, ce ne serait pas lui qui l’en informerait.
L’Ajah Noir ! Par le sang et les cendres !
— Qui êtes-vous, Selene ? Pas une Aes Sedai, j’ai compris, mais qui d’autre ?
La femme eut un sourire mystérieux.
— Souviens-toi simplement qu’il y a un autre choix possible. Tu n’es pas condamné à être le pantin des Aes Sedai ou une proie pour les Suppôts de Ba’alzamon. Mat, le monde est bien plus complexe que tu l’imagines. Pour le moment, fais ce que te demandent les Aes Sedai, mais rappelle-toi que ce n’est pas la seule option. Le feras-tu ?
— Je ne vois pas en quoi j’ai le choix… Mais j’essaierai de garder ça à l’esprit, je suppose…
Le regard de Selene se durcit. Toute chaleur glissa de sa voix comme l’ancienne peau d’un serpent sur la nouvelle.
— Tu supposes ? Je ne suis pas venue te voir pour obtenir ce genre de réponse, Matrim Cauthon !
Selene tendit une main délicate.
Elle ne tenait aucune arme et se trouvait à quatre bons pas de Mat. Pourtant, il se pencha en arrière comme si elle le menaçait avec une dague. Il n’aurait su dire pourquoi il réagissait ainsi. Enfin, il y avait une raison, mais… Selene le menaçait du regard, et il aurait juré que le danger était réel.
Il sentit sa peau picoter et sa migraine revint.
Puis tout cessa d’un coup. Comme si elle venait d’entendre quelque chose à travers le mur, Selene se retourna. Fronçant les sourcils, elle baissa sa main.
— Nous nous reparlerons, Mat, dit-elle, sa voix redevenue amicale. J’ai encore beaucoup de choses à te révéler. N’oublie pas que tu as le choix. Et garde à l’esprit que bien des gens voudraient t’éliminer. Si tu veux bien me suivre, je te protégerai et tu auras tout ce que tu désires. Je suis la seule à t’offrir cela…
Aussi gracieuse et aussi discrète que lorsqu’elle était entrée, Selene sortit de la chambre.
Mat relâcha enfin sa respiration. Il était en sueur, et son cœur battait la chamade.
Bon sang ! qui est-elle ?
Un Suppôt des Ténèbres ? Peut-être, oui… Mais elle semblait mépriser Ba’alzamon presque autant que les Aes Sedai, et ça ne collait pas. Les sbires du mal parlaient du Ténébreux comme les plus fervents fidèles du camp d’en face parlaient du Créateur. De plus, Selene ne lui avait pas demandé de garder secrète sa visite, comme l’aurait sûrement fait une vraie alliée du démon.
Je me vois d’ici en parler à une Aes Sedai… Désolé, mais une femme est venue me voir. Elle n’appartenait pas à votre ordre, pourtant elle a failli utiliser sur moi le Pouvoir de l’Unique. À l’entendre, elle n’était pas un Suppôt du Ténébreux – elle m’a prévenu que vous envisagiez de m’utiliser, et révélé que l’Ajah Noir a noyauté la tour. Enfin, elle a dit que j’étais important. Je ne sais pas en quoi, mais bon… Si je m’en vais maintenant, vous n’en prendrez pas ombrage, pas vrai ?
À chaque minute passée, l’idée de prendre la tangente devenait de plus en plus séduisante. Toujours drapé dans sa couverture, Mat s’éloigna du lit et se dirigea d’un pas hésitant vers l’armoire. Ses bottes y étaient rangées et sa cape pendait à un crochet avec sa ceinture, sa bourse et son couteau glissé dans un fourreau. Ce n’était qu’un outil de campagnard, avec une lame grossière, mais en l’utilisant bien, on pouvait faire autant de dégâts qu’avec la plus élégante dague. Ses autres habits – deux vestes en laine rustiques, trois pantalons, quelques chemises et un assortiment de sous-vêtements – avaient été lavés ou brossés, selon les cas, puis soigneusement rangés sur une étagère.
La bourse accrochée à sa ceinture était vide. Mais son contenu se trouvait sur une autre étagère, à côté de tout ce qu’on avait retiré de ses poches.
Écartant une plume de faucon rouge, un galet poli dont il avait aimé les couleurs, son rasoir et son couteau de poche, il prit la plus petite bourse qui reposait sur une longueur de corde d’arc enroulée. Lorsqu’il eut ouvert la bourse et compté sa fortune, il regretta que sa mémoire, pour une fois, ne lui ait pas joué un mauvais tour.
— Deux pièces d’argent et de la petite monnaie en cuivre… Avec ça, je n’irai pas très loin…
À une époque, il aurait eu l’impression d’être riche. Mais ça, c’était avant de quitter Champ d’Emond.
Il se pencha pour regarder de nouveau ce qu’il y avait sur l’étagère.
Où sont-ils ?
Un instant, il redouta que les Aes Sedai les aient jetés, comme aurait fait sa mère dans des circonstances pareilles. Mais derrière sa boîte à feu et une petite pelote de ficelle à collet, il repéra ses deux godets revêtus de cuir.
Quand il les secoua, le bruit le rassura, mais il les ouvrit quand même. Tout son matériel était là. Cinq dés gravés de symboles, pour jouer à la couronne, et cinq classiques, avec des points pour figurer les chiffres. Avec ceux-ci, on pouvait pratiquer pas mal de jeux, mais ces derniers temps, la couronne avait les faveurs de la plupart des joueurs. Avec ces dés, les deux pièces d’argent feraient assez de petits pour qu’il puisse ficher le camp de Tar Valon.
Loin des Aes Sedai et de Selene… Ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups.
Quelqu’un frappa à la porte puis entra sans attendre d’y avoir été invité. Se retournant, Mat vit qu’il s’agissait de la Chaire d’Amyrlin et de sa Gardienne des Chroniques. Même sans leurs étoles – aux couleurs des sept Ajah pour la Chaire et bleue pour la Gardienne – il les aurait reconnues du premier coup d’œil. Très loin de Tar Valon, il les avait aperçues une seule et unique fois, mais nul ne pouvait oublier les deux Aes Sedai les plus influentes du monde.
Le voyant drapé dans une serviette, sa bourse et ses godets à la main, la Chaire d’Amyrlin arqua un sourcil à l’intention de Mat.
— Je doute que tu aies besoin de ces objets avant un bon moment, mon garçon, dit-elle sèchement. Remets-les à leur place et va te recoucher avant de t’étaler de tout ton long.
Mat hésita, mais ses fichus genoux choisirent ce moment pour se dérober. Sous le regard des deux Aes Sedai, qui semblaient avoir percé à jour ses velléités de rébellion, il obéit à petits pas, tenant à deux mains la couverture salvatrice. Puis il s’étendit, raide comme une planche, ne sachant pas trop ce qu’il pouvait faire d’autre.
— Comment te sens-tu ? demanda la Chaire d’Amyrlin en lui posant une main sur le front.
Mat en eut aussitôt la chair de poule. Venait-elle d’utiliser sur lui le Pouvoir, ou réagissait-il au simple contact d’une Aes Sedai ?
— Je vais bien… En fait, je suis en état de partir. Laissez-moi dire au revoir à Egwene et Nynaeve, et je ne vous traînerai plus dans les jambes. Enfin, je veux dire que je m’en irai… mère.
Moiraine et Verin ne s’étaient jamais formalisées de sa façon de parler, mais là, il s’adressait à la Chaire d’Amyrlin.
— Absurde, lâcha celle-ci.
Elle tira le fauteuil près du lit, s’assit et se tourna vers Leane :
— Les hommes refusent toujours d’admettre qu’ils sont malades. Et quand ils doivent s’y résigner, ça fait deux fois plus de travail aux femmes… Puis ils se proclament guéris beaucoup trop tôt, et tout recommence !
La Gardienne des Chroniques jeta un coup d’œil à Mat et acquiesça.
— C’est vrai, mère, mais celui-là ne peut pas prétendre qu’il est en pleine forme, puisqu’il tient à peine debout. Au moins, il n’a rien laissé sur son plateau.
— J’aurais été étonnée qu’il reste assez de miettes pour rassasier un moineau… Et je parie qu’il meurt encore de faim.
— Je peux lui faire apporter une tourte, mère. Ou un gâteau.
— Non, je crois qu’il faut lui laisser le temps de digérer. S’il venait à restituer son repas, ça ne lui ferait aucun bien…
Mat fulmina intérieurement. Quand un homme était malade, les femmes parlaient de lui comme s’il n’était pas là – ou comme s’il était retombé en enfance. Sa mère, ses sœurs, Nynaeve, la Chaire d’Amyrlin : sur ce point-là, elles se ressemblaient toutes.
— Je n’ai plus faim, dit Mat, et je me sens bien. Si vous me laissez m’habiller, vous verrez à quel point j’ai récupéré. Parce que je serai parti avant même que vous vous en soyez aperçues.
Les deux femmes le foudroyant du regard, il ajouta :
— Mère…
La Chaire d’Amyrlin ne se laissa pas démonter.
— Tu as mangé pour cinq, et si tu ne veux pas mourir de faim, tu devras faire trois ou quatre repas de ce genre par jour pendant quelques semaines. Sais-tu que tu viens d’être arraché à un lien avec le démon qui a tué toute la population d’Aridhol ? Et qui a attendu deux mille ans avant de fondre sur une nouvelle victime ? C’est plus grave qu’une arête de poisson plantée dans le pouce, mon garçon. Ce démon te tuait à petit feu et pour te sauver, nous sommes passées très près de t’achever…
— Je n’ai plus faim, persista Mat.
Bien entendu, son estomac gargouilla, histoire de le ridiculiser.
— J’ai tout compris de toi dès que je t’ai vu, dit la Chaire d’Amyrlin. Comme une anguille, tu glisses entre les mains de toute personne qui tente de t’attraper. Du coup, tu penses bien que j’ai pris des précautions.
— Des précautions ? répéta Mat.
Les deux femmes ne bronchèrent pas, mais il eut l’impression que leurs yeux le clouaient sur le lit.
— Ton nom et ta description seront bientôt connus de toutes les sentinelles et de tous les responsables des quais. Je ne te garderai pas de force dans la tour, mais pas question que tu quittes Tar Valon avant d’être rétabli. Si tu te caches en ville, la faim te forcera à sortir de ton trou. Sinon, nous te trouverons avant que tu sois mort d’inanition.
— Pourquoi vous acharner à m’emprisonner ?
Mat repensa à Selene. Selon elle, les Aes Sedai voulaient se servir de lui.
— Que vous importe mon estomac ? Et si j’ai faim, ne puis-je pas me nourrir tout seul ?
La Chaire d’Amyrlin eut un rire de gorge.
— Avec deux pièces d’argent et quelques piécettes de cuivre, mon garçon ? Pour régler tes notes de taverne, il faudrait que tu aies une chance insolente au jeu. Mais nous ne guérissons pas les gens pour qu’ils gâchent tout en mourant bêtement. De plus, tu auras peut-être encore besoin de nos services.
— Vous m’avez guéri, non ? Que pourriez-vous faire de plus ?
— Mon fils, tu as trimballé cette dague pendant des mois. En principe, nous devons t’avoir débarrassé de la souillure, mais si nous en avons laissé une trace, c’est suffisant pour te tuer. Et comment savoir quelles séquelles te laissera cette longue « infection » ? Dans six mois ou un an, tu risques d’être très content qu’une Aes Sedai consente à s’occuper à nouveau de toi.
— Je suis censé rester ici un an ?
Leane s’agita un peu et riva sur l’impertinent jeune homme un regard glacial. La Chaire d’Amyrlin, elle, ne perdit pas une once de sa sérénité.
— Peut-être pas si longtemps… Mais ce qu’il faudra pour avoir la certitude que tu es guéri. Tu ne peux pas vouloir qu’il en soit autrement. Lèverais-tu l’ancre avec un bateau dont le calfeutrage a peut-être été mal fait ? Ou qui pourrait avoir une ou plusieurs lattes de coque pourries ?
— Je ne connais rien aux navires…, marmonna Mat.
L’Aes Sedai disait peut-être la vérité. En théorie, ces femmes ne mentaient jamais. En théorie…
— Mère, je suis parti de chez moi depuis très longtemps… Papa et maman doivent penser que je suis mort.
— Si tu veux leur écrire une lettre, je m’assurerai qu’elle atteigne Champ d’Emond.
Mat attendit un peu, mais la Chaire d’Amyrlin ne dit rien de plus.
— Merci, mère… Je suis surpris que mon père ne m’ait pas cherché. C’est le genre d’homme à ne reculer devant rien…
Mat crut déceler un peu d’hésitation chez l’Aes Sedai, avant qu’elle réponde :
— Il est venu… Leane, parle à ce garçon.
La Gardienne des Chroniques prit aussitôt le relais :
— À ce moment-là, nous ne savions pas où tu étais, Mat. Je le lui ai dit, et il est parti avant les tempêtes de neige. Pour que son voyage de retour soit plus agréable, je lui ai donné un peu d’argent.
— Avoir de tes nouvelles lui fera plaisir, dit la Chaire d’Amyrlin. Et je ne parle même pas de ta mère ! Dès que tu l’auras écrite, remets-moi ta lettre et je m’en occuperai.
Les Aes Sedai lui avaient dit la vérité, mais il avait dû demander.
Elles n’ont pas mentionné le père de Rand. Parce qu’elles se disent que ça ne m’intéresserait pas, ou pour une autre raison ? Je n’en sais rien… Qui peut s’y retrouver avec les Aes Sedai ?
— Mère, je voyageais avec un ami, Rand al’Thor. Vous vous souvenez de lui ? Savez-vous comment il va ? Je parie que son père aussi est mort d’inquiétude.
— Pour ce que j’en sais, ton ami va bien, mais il n’y a aucune certitude. Je l’ai vu une fois, à Fal Dara, là où je t’ai rencontré également. (La Chaire d’Amyrlin se tourna vers la Gardienne.) Leane, un morceau de tourte lui ferait du bien. Et une boisson au miel pour lui adoucir la gorge, s’il continue à jacasser ainsi. Tu veux bien t’en occuper ?
La grande Aes Sedai se leva et sortit.
— Si tel est ton désir, mère…
Quand la Chaire d’Amyrlin regarda de nouveau Mat, elle souriait, mais ses yeux bleus étaient glaciaux.
— Certains sujets sont périlleux et il vaut mieux ne pas les aborder, même devant Leane. Les bavardages inconsidérés sont souvent plus mortels que la foudre, mon garçon.
— Périlleux, mère ?
La bouche sèche, Mat résista à l’envie de se passer la langue sur les lèvres.
Que sait-elle exactement sur Rand ? Bon sang ! si Moiraine était un peu moins adepte du secret…
— Mère, je ne sais rien de « périlleux ». De plus, j’ai presque tout oublié de mon passé.
— Tu te souviens du cor ?
— Quel cor, mère ?
Si vite qu’il ne suivit pas ses mouvements, la Chaire d’Amyrlin se leva, le toisant comme s’il méritait le fouet.
— Tu te moques de moi, et je te le ferai regretter au point que tu appelleras ta mère en pleurant. Je n’ai pas de temps à perdre en jeux stupides, et toi non plus. Alors, ça te revient ?
Mat resserra les pans de la couverture autour de son torse et lâcha un pitoyable :
— Oui, je me souviens, mère…
La Chaire d’Amyrlin se détendit un peu. Mat se sentit moins oppressé, comme si elle venait de l’autoriser à retirer sa tête du billot juste avant que le bourreau frappe.
— C’est bien, Mat… (L’Aes Sedai se rassit.) Sais-tu que tu es lié au cor ?
Mat remua les lèvres, répétant sans un bruit le mot « lié ».
— Oui, lié… Je me doutais que tu ne savais pas… Tu as soufflé dans le Cor de Valère, réveillant les héros morts. Si tu recommences un jour, le résultat sera identique. Mais pour toute autre personne, ce sera un banal instrument, du moins tant que tu vivras.
— Tant que je vivrai ? Mais vous auriez pu me laisser mourir ? (L’Aes Sedai acquiesça.) Et dans ce cas, vous auriez pu choisir n’importe qui pour souffler dans le cor.
— C’est bien vu, oui.
— Par le sang et les cendres ! c’est ça que vous voulez de moi ! Quand arrivera l’Ultime Bataille, vous entendez que j’appelle les héros morts afin qu’ils viennent affronter le Ténébreux. Par le sang et les maudites cendres !
— Tu préférerais que nous ayons opté pour l’autre solution ?
Mat ne comprit pas tout de suite ce que voulait dire l’Aes Sedai. Puis il se souvint : l’autre solution, c’était qu’il meure pour laisser sa place à quelqu’un.
— Vous voulez que je souffle dans le cor ? Pas de problème, je soufflerai. Ai-je dit que je ne le ferais pas ?
La Chaire d’Amyrlin eut un soupir agacé.
— Tu me fais penser à oncle Huan. Personne ne pouvait le coincer. Il adorait jouer, comme toi, et s’amuser ne lui laissait guère de temps pour travailler. Il est mort en sortant des enfants d’une maison en feu. Il a refusé d’abandonner tant qu’il y en avait encore un à l’intérieur. Serais-tu comme lui, Mat ? Pourrons-nous compter sur toi quand les flammes nous cerneront ?
Incapable de soutenir le regard de la Chaire d’Amyrlin, Mat baissa les yeux sur ses doigts, qui martelaient en rythme la couverture.
— Je ne suis pas un héros… Je fais ce qui doit être fait, mais je n’ai rien à voir avec un héros.
— La plupart des héros reconnus ont fait ce qui s’imposait à un moment donné, et rien de plus. Pour l’heure, je ne t’en demanderai pas plus. Ne parle à personne du cor, à part moi. Et n’évoque surtout pas le lien.
Pour l’heure ? pensa Mat. C’est la seule concession qu’elle te fera, et ce jusqu’à la fin des temps…
— Je n’ai pas l’intention de dire à quiconque…
La Chaire d’Amyrlin plissa le front. Conscient d’avoir crié, Mat reprit un ton plus amical :
— Je tiendrai ma langue. Bon sang ! j’aimerais tant que personne ne sache ! Mais pourquoi voulez-vous garder le secret ? Vous vous méfiez de vos Aes Sedai ?
Un long moment, Mat craignit d’être allé trop loin.
Le visage dur et le regard tranchant – comme une lame, pensa Mat, terrifié –, la Chaire d’Amyrlin déclara enfin :
— Si nous pouvions être les deux seuls à savoir, j’en serais ravie. Même sans mauvaise volonté, quand trop de gens le connaissent, un secret est vite éventé. L’immense majorité des gens croit que le Cor de Valère est une légende. Ceux qui savent qu’il n’en est rien pensent qu’il doit encore être découvert par un des Quêteurs. Mais au cœur du mont Shayol Ghul, on sait la vérité, et certains Suppôts doivent la connaître aussi. Mais ils ignorent où est l’instrument, et ils ne savent pas que c’est toi qui as soufflé dedans. Tu veux être la cible prioritaire des Suppôts, des Blafards et des Trollocs ? Ils veulent le cor, tu le sais. Car il peut servir tout aussi bien les Ténèbres que la Lumière. Mais pour qu’il passe dans leur camp, il faut que nos ennemis te capturent ou te tuent. Veux-tu avoir peur en permanence ?
Mat regretta de ne pas avoir une deuxième couverture et un édredon bien épais. D’un seul coup, la chambre lui paraissait glaciale…
— Dois-je comprendre que des Suppôts pourraient venir me chercher jusqu’ici ? Je croyais que la Tour Blanche leur était interdite.
Mat se souvint de ce que Selene avait dit de l’Ajah Noir. Comment réagirait la Chaire d’Amyrlin, s’il lui répétait les propos de sa visiteuse ?
— Une bonne raison de rester, non ? (L’Aes Sedai se leva et lissa sa robe.) Repose-toi, mon garçon. Bientôt, tu te sentiras beaucoup mieux. Dors…
La Chaire d’Amyrlin sortit et ferma délicatement la porte derrière elle.
Un long moment, Mat se perdit dans la contemplation du plafond. Plongé dans ses pensées, il remarqua à peine la servante qui vint lui apporter de la tourte aux pommes et une nouvelle carafe de lait. Et il la vit à peine ressortir avec le plateau d’assiettes vides. Même si l’odeur de pomme et de cannelle lui mit l’eau à la bouche, il ne jugea pas bon de se lever. La Chaire d’Amyrlin pensait le garder comme un mouton dans un enclos. Et Selene…
Par la Lumière ! qui est-elle ? Et que veut-elle ?
Selene avait parlé d’or sur certains points, mais la Chaire d’Amyrlin n’avait pas caché son intention de se servir de Mat. Cela dit, il restait encore trop de zones d’ombre dans son discours pour qu’il lui fasse confiance. Des trous dans le raisonnement qui pouvaient tous cacher un piège mortel.
La dirigeante suprême des Aes Sedai et Selene se disputaient un trophée : lui, en l’occurrence. Affronter des Trollocs était probablement un sort moins cruel qu’être l’enjeu de ce duel.
Mat devait fuir Tar Valon afin de leur échapper à toutes les deux. Une fois le fleuve traversé, il pourrait tenir à distance les Aes Sedai, Selene et les Suppôts des Ténèbres. De ça, il en était certain ! Il y avait une issue, et il la trouverait s’il abordait le problème sous tous ses angles.
Sur la table, la tourte refroidissait…