22 Le prix de la bague

Egwene n’était pas très loin des appartements de Verin lorsqu’elle croisa Sheriam, qui semblait d’une humeur maussade.

— Si quelqu’un ne t’avait pas vue parler avec Verin, ou ne s’en était pas souvenu, j’aurais pu ne pas te trouver… Allons, suis-moi ! Tu retardes tout le monde ! Que sont ces documents ?

Egwene serra un peu plus fort les feuilles de parchemin, puis elle essaya de répondre d’un ton docile et respectueux :

— Verin Sedai pense que je devrais les étudier, Maîtresse des Novices.

Et maintenant, si Sheriam demandait à y jeter un coup d’œil ? Comment refuser ? Ou expliquer qu’elle avait en sa possession des informations sur treize membres de l’Ajah Noir et les ter’angreal qu’elles avaient volés ?

Mais Sheriam n’insista pas :

— Bon, aucune importance… Tu es demandée, et tout le monde t’attend.

Elle prit le bras d’Egwene et l’obligea à marcher plus vite.

— Demandée, Sheriam Sedai ? Et attendue ? Mais par qui ?

La Maîtresse des Novices secoua la tête, franchement agacée.

— As-tu oublié que tu dois être élevée au rang d’Acceptée ? Quand tu viendras dans mon bureau, demain, tu porteras la bague. Je doute que ça t’assagisse beaucoup, mais bon…

Egwene tenta de s’immobiliser, mais l’Aes Sedai l’entraîna sans ménagement et s’engagea dans un étroit escalier en colimaçon qui descendait à travers les murs mêmes de la bibliothèque.

— Ce soir ? Si vite ? Aes Sedai, je suis à moitié endormie, sale et… Je pensais avoir encore des jours pour me préparer.

— Le temps n’attend personne, dit Sheriam. La Roue tisse comme elle l’entend, et quand elle l’entend. Et à quoi veux-tu te préparer ? Tu sais déjà tout ce qu’il faut savoir. Ton amie Nynaeve n’était pas aussi bien préparée…

Au pied de l’escalier, Sheriam franchit une petite porte puis, tirant toujours Egwene, traversa un couloir pour gagner une rampe de service qui s’enfonçait dans les entrailles de la tour.

— J’ai écouté les leçons, et je m’en souviens très bien, mais… Je ne pourrais pas avoir une nuit de sommeil, avant ?

La rampe sinueuse semblait ne jamais devoir finir.

— La Chaire d’Amyrlin a décidé que tergiverser ne servirait à rien. Pour être précise, elle a dit : « Quand on décide de vider un poisson, pourquoi attendre qu’il soit pourri ? » Elayne est déjà passée sous les arches, et notre chef veut que tu fasses comme elle ce soir. Je ne suis pas convaincue que ce soit urgent à ce point, mais quand la Chaire d’Amyrlin donne un ordre, on ne discute pas.

Egwene se laissa entraîner en silence vers les sous-sols de la tour. Nynaeve ne s’était pas montrée bavarde au sujet de son ultime épreuve, et c’était peu de le dire. Tout ce qu’Egwene avait pu lui arracher s’était limité à une grimace et à un sonore : « Je déteste les Aes Sedai. »

Quand la rampe déboucha sur un grand couloir, dans des catacombes creusées à même la roche de l’île, Egwene s’avisa qu’elle tremblait. Et ce n’était pas de froid.

Le corridor dépourvu d’ornements était en pierre brute simplement polie. Au bout, les deux femmes se retrouvèrent devant une grande porte à deux battants qui aurait pu être celle d’une forteresse. Sans le moindre effort, Sheriam poussa un des battants, qui pivota sans grincer sur ses gonds, puis fit entrer Egwene dans une grande salle surmontée par un dôme.

— Eh bien, ce n’est pas trop tôt ! s’écria Elaida.

Drapée dans son châle aux franges rouges, elle se tenait près d’une table sur laquelle reposaient trois calices d’argent.

Des lampes fixées à de grands supports illuminaient la salle et la structure qui se dressait sous le centre du dôme. Trois arches d’argent juste assez grandes pour qu’on passe dessous reposant sur un cercle également en argent et se touchant les unes les autres. Devant chaque point de jonction avec le cercle, car en réalité, la structure était d’une seule pièce, une Aes Sedai était assise en tailleur sur le sol de pierre. Les trois femmes portaient leur châle. Alanna représentait l’Ajah Vert. Le Jaune et le Blanc avaient choisi des officiantes qu’Egwene n’avait jamais vues.

L’aura du saidar les enveloppant, les trois sœurs regardaient fixement les arches. À l’intérieur du ter’angreal, une lueur blanche naquit et devint de plus en plus forte. L’étrange structure datait de l’Âge des Légendes. Quelle que fût son utilité à l’époque, elle servait aujourd’hui à l’ultime initiation des Acceptées. À l’intérieur, Egwene serait confrontée à ses propres peurs. Par trois fois, une pour chaque arche.

Dans le ter’angreal, la lumière blanche se stabilisa. Sans sourdre des arches, elle emplissait entièrement l’espace.

— Un peu de patience, Elaida, dit Sheriam, très calme. Nous en aurons terminé bientôt. Egwene, les novices ont trois chances de réussir l’épreuve. Tu peux refuser deux fois d’entrer dans le ter’angreal, mais si tu te dérobes à la troisième occasion, nous t’expulserons à tout jamais de la tour. C’est le protocole rituel, et tu as tout à fait le droit d’en bénéficier, mais je doute que la Chaire d’Amyrlin soit ravie si tu le fais…

— Elle ne devrait pas avoir cette chance ! s’écria Elaida, le ton rageur et l’expression à peine moins agressive. Je me fiche de son potentiel ! Elle devrait avoir été expulsée de la tour, ou condamnée à briquer les parquets pendant dix ans consécutifs.

Sheriam foudroya la sœur rouge du regard.

— Tu étais bien moins dure avec Elayne… Elaida, tu as demandé à officier – peut-être à cause de la Fille-Héritière – et j’entends que tu joues ton rôle pour cette novice-là aussi. Si tu refuses, retire-toi, et je te ferai remplacer.

Les deux femmes se défièrent du regard. Alors qu’Egwene n’aurait pas été surprise de les voir canaliser le Pouvoir – un duel d’influence –, Elaida hocha la tête avec un grognement dépité.

— S’il faut le faire, finissons-en. Donne à cette gamine minable l’occasion de refuser, et partons d’ici, car il se fait tard.

— Je ne refuserai pas, dit Egwene.

Consciente que sa voix tremblait, elle redressa la tête, se racla la gorge et ajouta :

— Je veux continuer.

— Parfait, dit Sheriam. Parfait… Je vais donc te dire deux choses qu’aucune femme n’entend avant d’être dans cette salle, pour passer l’épreuve. Primo, si tu commences, il faut aller jusqu’au bout. Toute dérobade te vaudra une expulsion de la Tour Blanche, exactement comme en cas d’un troisième refus. Secundo, toute quête de connaissance implique de tutoyer le danger…

La Maîtresse des Novices devait avoir tenu des dizaines de fois ce discours. Bien que son visage fût aussi figé que celui d’Elaida, Egwene crut reconnaître dans le ton de Sheriam une compassion qui la terrorisa plus encore que tout le reste.

— Certaines femmes sont entrées dans le ter’angreal… pour ne plus jamais revenir. Quand la lueur qui la rend opaque s’est éteinte dans la structure, elles n’étaient plus là, voilà tout. Et on ne les a jamais revues. Si tu veux survivre, il te faudra être forte. À la moindre faiblesse ou à la moindre hésitation… (Sheriam ne crut pas utile d’en dire plus, et Egwene ne put s’empêcher de frissonner.) Je t’offre une dernière chance de refuser. Ça comptera pour la première fois, et il te restera encore deux tentatives. En revanche, si tu acceptes, il te sera impossible de rebrousser chemin. Il n’y a aucune honte à différer l’épreuve. Moi-même, je me suis dérobée, la première fois. Allons, choisis !

Des femmes n’en sont jamais revenues ? Mais je veux être une Aes Sedai – et pour ça, il faut accéder au statut d’Acceptée.

— Je suis prête.

— Dans ce cas, fais ce qui s’impose.

Egwene sursauta, puis elle se souvint de ce que Sheriam lui avait dit en chemin. Elle devait être nue. Mais qu’allait-elle faire des documents que lui avait remis Verin ? Si elle les laissait avec ses vêtements, Sheriam ou Elaida, voire les deux, pouvaient décider d’y jeter un coup d’œil. Et si elles trouvaient le petit ter’angreal, dans sa bourse ? Si elle avait refusé l’épreuve, elle aurait pu cacher tous ses trésors, par exemple chez Nynaeve. Mais c’était trop tard, puisqu’elle avait déjà commencé…

— Tu as déjà changé d’avis, mon enfant ? demanda Elaida. Même en sachant ce que ça signifie, au stade où tu en es ?

— Non, Aes Sedai, répondit Egwene.

Elle se déshabilla, plia soigneusement ses vêtements et les posa sur sa bourse et la liasse de feuilles de parchemin. Avec un peu de chance, ça suffirait…

De sa position, près du ter’angreal, Alanna prit soudain la parole :

— Il y a une résonnance… Une sorte d’écho. J’ignore d’où ça vient.

— C’est un problème ? demanda Sheriam, l’air étonnée. S’il y a un risque inhabituel, je n’enverrai pas une novice sous ces arches.

Egwene regarda presque avidement sa pile de vêtements.

Un contretemps, voilà exactement ce qu’il me faut. Ainsi, je pourrai cacher les documents et le ter’angreal.

— Non, c’est un peu comme avoir un insecte qui vous bourdonne autour de la tête quand on essaie de penser : c’est gênant, mais ça n’empêche rien. Je n’en aurais pas parlé, si ça s’était déjà produit. (Alanna tendit soudain l’oreille.) De toute façon, c’est terminé.

— Quelqu’un d’autre, à ta place, n’aurait même pas mentionné un détail si secondaire, lâcha Elaida.

— Si nous continuions ? lança Sheriam, impérieuse. Egwene, viens avec moi.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil à ses vêtements, la jeune fille avança vers la structure d’argent. Sous ses pieds nus, elle trouva le sol glacé.

— Qui nous amènes-tu, ma sœur ? demanda Elaida à la Maîtresse des Novices.

— Une candidate à l’Acceptation, ma sœur, répondit Sheriam.

— Est-elle prête ?

— Elle laissera derrière elle ce qu’elle fut, surmontera ses peurs et deviendra une Acceptée.

— Connaît-elle ses plus intimes angoisses ?

— Elle n’a jamais eu à les affronter, mais aujourd’hui, elle le désire.

— Alors, qu’elle regarde en face ce qui la terrorise.

Alors qu’elle répétait des paroles rituelles, Elaida réussit à y mettre une note de jubilation malveillante.

— Le premier passage, dit Sheriam, est pour ce qui fut. La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte.

Egwene prit une profonde inspiration et franchit la première arche, la lumière blanche l’enveloppant aussitôt.


— Jaim Dawtry est passée… Le colporteur a de bien étranges nouvelles de Baerlon.

Egwene releva les yeux du berceau qu’elle secouait doucement. Un instant, la tête lui tourna un peu. Regardant Rand – mon mari – puis l’enfant couché dans le berceau – ma fille –, elle éprouva un moment d’intense stupéfaction.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Une pensée qui ne venait pas d’Egwene, mais qui semblait prononcée par une voix désincarnée qui se serait glissée dans sa tête. Celle d’un homme ou d’une femme ? Elle n’aurait su le dire. En tout cas, elle n’exprimait aucune émotion et ne lui était pas familière. Bizarrement, ce phénomène ne la troubla pas le moins du monde.

La stupéfaction passée, Egwene se demanda quelle mouche avait bien pu la piquer. Enfin, bien entendu que Rand était son mari ! Un époux adorable et tellement beau. Et Joiya, sa fille, aurait bien mérité à ses yeux le titre de plus beau bébé de Deux-Rivières. Tam, le père de Rand, surveillait les moutons. Officiellement, pour que Rand puisse se charger des réparations dont la grange avait besoin. En réalité, c’était afin de lui laisser plus de temps pour jouer avec Joiya. L’après-midi, le père et la mère d’Egwene avaient prévu de rendre visite à leur petite-fille. Nynaeve les accompagnerait sans doute – pour voir si la maternité perturbait les études de sa future remplaçante.

— Quelles nouvelles ? demanda Egwene.

Elle recommença à bercer Joiya. Rand approcha, baissa les yeux sur l’enfant enveloppée dans ses langes et sourit.

Egwene ne put s’empêcher de sourire aussi. Fasciné par sa fille, Rand n’entendait plus ce que les gens lui disaient.

— Rand ? Les nouvelles ? C’était quoi ?

— Pardon ? Ah ! oui… (Le sourire de Rand s’effaça.) La guerre… Un grand conflit impliquant le monde entier serait en cours, selon Jaim.

Des nouvelles inhabituelles, en effet. En général, quand une information de ce genre atteignait Deux-Rivières, les combats étaient terminés depuis longtemps.

— Tous les royaumes, unis pour une fois, affronteraient des gens appelés les Sans-chaises ou les Séan-machins, je ne sais plus très bien. Jamais entendu parler de ces citoyens, en tout cas…

Egwene eut le sentiment qu’elle connaissait… Oui, peut-être, mais ça lui échappait, comme si…

— Tu vas bien, ma chérie ? Il ne faut surtout pas t’en faire. Deux-Rivières est à l’abri de tout ça. Nous vivons dans un coin assez perdu pour que tout le monde nous fiche la paix.

— Je ne m’inquiète pas… Jaim a dit autre chose ?

— Rien de sensé… Tu aurais cru entendre un Coplin. Le colporteur lui aurait dit que les Sans-trucs utilisent des Aes Sedai sur le champ de bataille. Toujours selon la même source, ils offrent une récompense de mille pièces d’or à toute personne qui leur livre une Aes Sedai. En revanche, en cacher une est puni de mort. Ça n’a pas de sens ! Mais au fond, ça ne nous regarde pas. Si loin de chez nous, il peut se passer n’importe quoi, qu’en avons-nous à faire ?

Les Aes Sedai… Egwene porta une main à sa tête.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

La jeune femme remarqua que son mari se touchait également le crâne.

— Tes maux de tête ? demanda-t-elle.

Rand acquiesça, les yeux soudain plissés.

— Ces derniers jours, les poudres prescrites par Nynaeve me semblent un peu moins efficaces.

Egwene ne sut que dire. Les migraines de son mari l’inquiétaient beaucoup. Chaque crise était plus grave que la précédente, et ça ne semblait pas devoir s’arrêter. Mais il n’y avait pas que ça. Ces derniers temps, elle avait remarqué un phénomène qu’elle aurait préféré ignorer jusqu’à la fin de ses jours. Quand Rand avait mal à la tête, des événements étranges se produisaient peu après. Par exemple, l’éclair dans un ciel sans nuages qui avait réduit en miettes la souche de chêne contre laquelle Rand bataillait depuis deux jours, sur le terrain où son père et lui voulaient implanter de nouvelles cultures. Ou encore des tempêtes que Nynaeve n’avait pas entendues venir lorsqu’elle écoutait le vent. Il y avait eu aussi des feux de forêt inexplicables…

Plus Rand avait mal, plus les catastrophes étaient graves. Par bonheur, personne n’avait fait le lien entre les deux, pas même la Sage-Dame. Egwene s’en félicitait, parce qu’elle ne voulait rien savoir sur ces étranges coïncidences.

C’est de l’idiotie pure et simple ! se morigéna-t-elle. Si je veux l’aider, il faut que je sache…

Car la jeune mère avait elle aussi un secret. Comme celui de Rand, il l’effrayait, mais elle essayait quand même de comprendre. Nynaeve lui apprenait à utiliser les herbes, afin qu’elle devienne un jour Sage-Dame et puisse prendre sa place. Les préparations médicinales de Nynaeve faisaient souvent des miracles. De terribles blessures guérissaient sans laisser de cicatrices et des malades apparemment condamnés revenaient à la vie. Mais en trois occasions, Egwene avait sauvé un patient que la Sage-Dame pensait incurable. Chaque fois, elle était restée au chevet du moribond, lui tenant la main en attendant la fin. Et immanquablement, le futur défunt s’était relevé de son lit de mort. Bien entendu, Nynaeve avait voulu savoir comment elle s’y était prise. En utilisant quelles herbes ? Selon quel dosage ? Jusque-là, Egwene n’avait pas eu le courage d’avouer qu’elle n’avait rien fait du tout.

Enfin, je dois bien y être pour quelque chose… Une fois, ce peut être un coup de chance, mais trois… Je dois comprendre et apprendre…

Ce dernier mot sembla résonner plus longtemps que les autres dans sa tête, y produisant comme un bourdonnement d’insecte.

Si j’ai pu aider ces malades, je saurai aider mon mari…

— Laisse-moi essayer de te soulager, Rand.

Egwene se leva. Par la porte restée ouverte, elle aperçut une arche d’argent, juste devant la maison.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Attirée par la lumière blanche qui brillait sous l’arche, la jeune femme fit deux pas en avant, puis elle s’immobilisa. Regardant d’abord Joiya, qui babillait dans son berceau, elle tourna la tête vers Rand. Désorienté, il se demandait où sa femme avait l’intention d’aller.

— Non, c’est la vie que je veux ! Pourquoi ne pourrais-je pas l’avoir !

Que racontait-elle là ? Bien sûr que c’était la vie dont elle avait toujours rêvé. Et elle l’avait.

— Que veux-tu, Egwene ? demanda Rand. Si c’est dans mes possibilités, tu sais que je n’hésiterai pas… Dis-moi, et je ferai ce qu’il faudra pour que tu sois comblée.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Egwene avança encore d’un pas vers la porte. L’arche d’argent l’attirait irrésistiblement. De l’autre côté, quelque chose l’attendait. Une vie qu’elle désirait plus que tout au monde… et une mission qu’il lui fallait accomplir.

— Egwene, je…

Entendant un bruit sourd, la jeune femme se retourna et vit que Rand, tombé à genoux, se tenait la tête à deux mains. Il n’avait jamais souffert autant.

— Lumière, au secours ! cria-t-il. C’est insupportable ! Egwene ! Egwene !

C’est plus grave chaque fois. Où cela nous conduit-il ?

« Sois forte. »

Elle avait une mission à accomplir. Oui, son destin l’attendait. Sortir serait la chose la plus difficile qu’elle aurait faite de sa vie. Dans son berceau, Joiya riait aux éclats.

— Egwene ! Egwene, je…

Rand gémit, incapable d’aller jusqu’au bout de sa phrase.

« Sois forte. »

Egwene se raidit et continua à marcher, mais elle ne put retenir les larmes qui perlaient à ses paupières. Rand criait de plus en plus fort, couvrant le rire de Joiya. Du coin de l’œil, Egwene vit que Tam accourait.

Il ne pourra rien faire ! Ce n’est pas dans ses possibilités. Mais moi, j’aurais pu… Oui, j’aurais pu…

Ses larmes devenant des sanglots, elle avança dans la lumière blanche qui la consuma aussitôt.


Tremblant et sanglotant, Egwene sortit par l’arche qu’elle avait empruntée pour entrer dans le ter’angreal. Dès qu’elle aperçut Sheriam, la mémoire lui revint. Tandis qu’Elaida versait sur sa tête l’eau du premier calice d’argent, noyant ses larmes, la jeune femme ne parvint pas à cesser de pleurer. À dire vrai, elle ne pensait pas y parvenir un jour…

— Te voilà lavée de tout péché que tu as pu commettre, récita l’officiante. Et de tous ceux dont tu fus la victime. Te voici également purifiée des crimes dont tu t’es rendue coupable, et de ceux qui furent commis contre toi. Ainsi, tu viens à nous lavée et pure, en ton cœur comme en ton âme.

Par la Lumière, qu’il en soit ainsi ! pensa Egwene tandis que l’eau ruisselait le long de son corps. Mais est-il possible qu’un peu d’eau chasse le péché que je viens de commettre ?

— Sheriam, elle s’appelait Joiya. Joiya ! Rien ne peut être pire que…

— Mon enfant, pour devenir une Aes Sedai, il y a un prix à payer. Oui, il y a toujours un prix…

La compassion était de retour dans la voix de la Maîtresse des Novices. Plus forte qu’avant…

— C’était réel ? Ou ai-je rêvé ?

Ses sanglots empêchèrent Egwene de poser les questions qui lui brûlaient la langue : « Ai-je vraiment laissé mourir Rand ? Et ma fille, l’ai-je abandonnée pour de bon ? »

Sheriam passa un bras autour des épaules d’Egwene et la guida vers l’arche suivante.

— Toutes les femmes qui sont sorties devant moi du ter’angreal m’ont posé la même question. Mon enfant, personne n’en sait rien. On a supposé que certaines « disparues » avaient choisi de rester quelque part où elles semblaient devoir être plus heureuses qu’ici… Si c’est vrai, j’espère que leur existence fut un enfer, parce que je méprise les gens qui fuient leurs responsabilités. (Sheriam s’adoucit un peu.) Si tu veux mon avis, ce n’est pas réel. Mais le danger, lui, l’est bel et bien. N’oublie surtout pas ça. (Elle s’arrêta devant l’arche suivante.) Es-tu prête ?

Egwene hocha la tête et la Maîtresse des Novices retira son bras de ses épaules.

— La deuxième fois est pour ce qui est. La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte.

Quoi qu’il arrive, ce ne sera pas pire que la première fois. C’est impossible !

Sur cette pensée apaisante, Egwene s’immergea dans la lumière.


Baissant les yeux, la jeune femme constata que sa robe bleue brodée de perles était crasseuse et déchirée. Puis elle releva la tête et vit qu’elle se trouvait au milieu des ruines d’un grand palais. Celui de la reine du royaume d’Andor, à Caemlyn. Une idée qui lui donnait envie de hurler.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Le monde n’était pas tel qu’elle l’aurait voulu, c’était peu de le dire. Y penser suffisait à lui donner envie de pleurer, mais elle avait depuis longtemps versé toutes les larmes de son corps sans que ça ne change rien à rien. Ces ruines étaient le décor logique d’un désastre…

Sans se soucier de déchirer davantage sa robe, mais attentive au moindre bruit comme une souris, la jeune femme escalada un tas de gravats et sonda une des rues circulaires de la Cité Intérieure. Aussi loin que portait son regard, et dans toutes les directions, elle ne vit que des ruines, comme si la ville avait été réduite en miettes par des géants devenus fous. Un peu partout, des hommes armés rôdaient dans les rues. Lorsqu’ils voyaient des Trollocs, ces charognards s’écartaient prudemment. Les monstres les défiaient du regard et de la voix, fiers de leur faire peur. Mais humains comme Créatures des Ténèbres, tous se connaissaient et travaillaient ensemble.

Un Myrddraal descendait la rue à grands pas, sa cape noire immobile même quand le vent soulevait des colonnes de poussière autour de lui. Sous le regard sans yeux du Blafard, les humains et les Trollocs blêmirent.

— Cherchez ! cria le Myrddraal. Arrêtez de trembler devant moi et trouvez-le !

Egwene se laissa retomber en silence au pied de son tas de gravats.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Elle se pétrifia, craignant que ce murmure soit sorti de la gorge d’une Créature des Ténèbres. Pourtant, sans savoir pourquoi, elle aurait juré que ce n’était pas le cas. Après avoir jeté un coup d’œil derrière son épaule, et constaté que le Demi-Humain n’était pas à ses trousses, elle retourna à l’intérieur du palais. Alors qu’elle passait par-dessus des poutres écroulées ou se faufilait entre d’énormes blocs de pierre, elle marcha sur le bras d’une femme coincé sous une masse plane de brique et de plâtre qui avait dû être une cloison ou peut-être un plancher. Le membre l’intéressa aussi peu que la bague au serpent qui brillait sur un des doigts morts de l’Aes Sedai inconnue. Au fil des jours, Egwene s’était forcée à ne plus voir les cadavres qui pourrissaient dans le champ de ruines qu’était devenue Caemlyn, la capitale dévastée par les Trollocs et les Suppôts des Ténèbres.

Pour les morts, elle ne pouvait absolument rien faire.

Par une étroite ouverture, dans ce qui avait dû être un plafond, Egwene s’introduisit dans une pièce enfouie sous un amoncellement de débris. Rand gisait dans un coin, une poutre le coinçant au niveau de la poitrine alors que ses jambes disparaissaient sous un monticule de blocs de pierre. Le visage couvert d’un mélange de sueur et de poussière, le blessé ouvrit les yeux dès qu’il entendit du bruit.

— Tu es revenue…, croassa-t-il. J’ai eu peur… Mais qu’importe ! Egwene, il faut que tu m’aides.

La jeune femme s’agenouilla près de Rand.

— En utilisant l’Air, je peux soulever la poutre sans difficulté. Mais elle retient une masse de gravats qui t’écrasera si je la retire. Qui nous écrasera, en fait. Rand, je ne peux pas contrôler une telle quantité de pierres.

Rand eut un ricanement vite étranglé. Le front ruisselant de nouveau de sueur, il chuchota :

— Je pourrais me libérer seul et retenir dix fois plus de gravats, tu le sais très bien. Mais pour ça, il faudrait que je lâche tout, et c’est bien trop risqué. Je ne peux me fier à…

Il se tut, le souffle court et sifflant.

— Tout lâcher ? De quoi parles-tu ? Et à quoi ne peux-tu pas te fier ?

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Egwene se frotta sans ménagement les oreilles, comme pour ne plus entendre quelque voix intérieure…

— Je parle de la folie, Egwene. Pour l’instant, je la contiens, mais…

Rand eut un rire étranglé qui donna la chair de poule à sa compagne.

— Pour ça, je dois mobiliser tout mon pouvoir. Si je lâche tout pour me libérer, même une fraction de seconde, la folie me submergera. Et dans ce cas, je préfère ne pas penser à ce que je ferai. Egwene, il faut que tu m’aides.

— Comment ? J’ai tout essayé ! Dis-moi que faire, et je t’aiderai.

La main de Rand se tendit, le bout de ses doigts à moins d’un pouce d’une dague à la lame nue qui gisait dans la poussière.

— La dague… (Non sans effort, Rand ramena sa main vers sa poitrine.) Là, dans le cœur. Tue-moi !

Egwene regarda le blessé et la dague comme s’ils étaient deux serpents venimeux.

— Non ! Comment peux-tu me demander une chose pareille ? Jamais ! Jamais !

Rand tenta de s’emparer de l’arme et échoua de nouveau d’un rien. Il insista, réussissant enfin à la toucher du bout des doigts.

Egwene se leva et, d’un coup de pied, expédia la dague hors de portée de Rand. Aussitôt, celui-ci éclata en sanglots.

— Dis-moi pourquoi je devrais t’assassiner ! Oui, dis-le-moi ! Je te guérirai et je ferai tout mon possible pour te sortir de là, mais te tuer, ça n’est pas envisageable ! Pourquoi cette demande ?

— Ils peuvent me convertir…

Entendant la respiration sifflante du blessé, Egwene faillit éclater elle aussi en sanglots.

— S’ils me capturent, les Myrddraals et les Seigneurs de la Terreur peuvent me forcer à servir les Ténèbres. Et si la folie me domine, je ne pourrai pas les combattre. Parce que je ne comprendrai pas ce qu’ils font avant qu’il soit trop tard. S’il me reste un souffle de vie quand ils me trouveront, ça leur suffira. Egwene, pour l’amour de la Lumière, tue-moi !

— Rand, je ne peux pas ! Tu m’entends ?

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Egwene regarda par-dessus son épaule et vit qu’une arche d’argent se dressait au milieu des gravats.

— Egwene, aide-moi !

« Sois forte. »

La jeune femme avança vers l’arche qui l’appelait, sa lumière blanche d’une irrésistible beauté. Plus qu’un pas et…

— Je t’en prie, Egwene ! La dague ! Je ne peux pas la saisir. Pour l’amour de la Lumière, aide-moi !

— Je ne peux pas te tuer… Pardonne-moi…

Un dernier pas.

— EGWENE, AU SECOURS !

La lumière réduisit en cendres la jeune femme.


En titubant, Egwene sortit du ter’angreal sans se soucier de sa nudité. Frissonnant, elle porta les mains à sa bouche, comme si l’horreur la submergeait.

— Rand, je ne pouvais pas… Je t’en prie, pardonne-moi.

Lumière, aide-le, je t’en prie !

Elaida vida le deuxième calice sur la tête de la future Acceptée.

— Te voilà purifiée de la fausse fierté et de la fausse ambition. Ainsi, tu viens à nous lavée et pure, en ton cœur comme en ton âme.

Alors que la sœur rouge se détournait d’Egwene, Sheriam la prit par les épaules et la guida presque tendrement jusqu’à la dernière arche.

— Plus qu’une, mon enfant, et tu en auras terminé.

— Il a dit que les Myrddraals et les Seigneurs de la Terreur pouvaient le forcer à servir les Ténèbres…

Sheriam sursauta et regarda autour d’elle. Elaida avait presque regagné sa place, près de la table. Les Aes Sedai qui entouraient le ter’angreal semblaient plongées dans une concentration d’où rien ne les tirerait.

— Un sujet dont il n’est pas agréable de parler, mon enfant… Allons, une dernière arche…

— Est-ce la vérité ? insista Egwene.

— La coutume est de ne pas évoquer ce qui est arrivé dans l’artefact. Les angoisses d’une femme lui appartiennent.

— Est-ce la vérité ?

La Maîtresse des Novices soupira, regarda de nouveau les autres Aes Sedai, puis elle murmura :

— C’est un secret connu de fort peu de gens, mon enfant, même à l’intérieur de la tour. Tu n’aurais pas dû le découvrir aujourd’hui – et peut-être même jamais – et pourtant, je vais te le confier. Savoir canaliser le Pouvoir provoque chez nous une… faiblesse. Apprendre à s’ouvrir à la Source Authentique nous rend réceptives… eh bien, à d’autres puissances.

Egwene frissonna comme si elle mourait de froid.

— Du calme, mon enfant, ce n’est pas si facile à faire… À ma connaissance, et j’espère ne pas me tromper, ça n’a plus été réalisé depuis les guerres des Trollocs. Pour ça, il faut que treize Seigneurs de la Terreur – des Suppôts capables de canaliser le Pouvoir – fassent circuler le flux à travers treize Blafards. Tu saisis ? Rien de simple, d’autant plus qu’il n’y a pas de Seigneurs de la Terreur de nos jours. C’est un secret de la tour, mon enfant. S’il s’ébruitait, les sœurs ne se sentiraient plus en sécurité. Ces « conversions » peuvent exclusivement viser des personnes qui savent canaliser. En quelque sorte, c’est notre point faible. Les profanes ne risquent rien. Pour servir les Ténèbres, il faut qu’ils l’aient décidé.

— Treize…, souffla Egwene. Liandrin est partie avec douze complices, si je ne me trompe pas ?

Sheriam se raidit.

— Voilà qui ne te regarde pas ! Je t’ordonne d’oublier tout ça…

La Maîtresse des Novices reprit un ton normal :

— La troisième fois est pour ce qui sera. La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte.

Egwene sonda l’arche étincelante comme si elle pouvait voir dans ses profondeurs mystérieuses.

Liandrin et douze sœurs noires… Treize Seigneurs de la Terreur capables de canaliser le Pouvoir. Lumière, aide-nous tous tant que nous sommes !

Egwene avança dans la lumière qui la traversa comme un éclair, lui calcinant les os et l’âme. Embrasée comme une torche, elle implora une ultime fois l’aide de la Lumière.

Mais il n’y eut plus que l’incandescente lueur.

Et la douleur.


Egwene se regarda dans le miroir en pied… et se demanda ce qui la surprenait le plus. Son visage lisse et sans âge, ou l’étole rayée aux couleurs des sept Ajah qu’elle portait autour du cou. Un accessoire vestimentaire exclusivement réservé à la Chaire d’Amyrlin.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Treize…

La jeune femme tituba, percuta le miroir et faillit le renverser, manquant s’étaler avec lui sur les dalles bleues de son alcôve d’habillage.

Quelque chose ne va pas…, songea-t-elle.

Cela n’avait rien à voir avec l’étrange vertige qui venait de s’emparer d’elle. En tout cas, ce malaise n’était pas la cause de son trouble, mais peut-être un de ses symptômes. Qu’est-ce qui clochait ? Hélas, elle aurait été bien en peine de le dire.

Une Aes Sedai se tenait près d’elle. Une femme qui arborait les mêmes pommettes hautes que Sheriam, mais avec des cheveux bruns et des yeux marron – pleins d’inquiétude, nota Egwene. Arborant l’étole très étroite de la Gardienne des Chroniques, cette inconnue n’était pas Sheriam, même si elle lui ressemblait. Egwene aurait mis sa main au feu qu’elle ne l’avait jamais vue. En même temps, elle était sûre de la connaître aussi bien qu’elle se connaissait elle-même. D’ailleurs, un petit effort suffit pour que son nom lui revienne : Beldeine.

— Mère, tu es malade ?

Elle porte une étole verte… Elle vient donc de l’Ajah Vert. La Gardienne étant toujours issue du même Ajah que la Chaire d’Amyrlin qu’elle sert… Par la Lumière ! si je suis bien ce que je semble être, je viens moi aussi de l’Ajah Vert !

Cette conclusion troubla Egwene. Non qu’elle fût choquée d’avoir opté pour cet Ajah, mais parce qu’elle avait eu besoin de tout un raisonnement pour s’en souvenir.

Oui, il y a bien quelque chose qui cloche chez moi…

Dans sa tête, une voix qui n’était pas la sienne lança :

« La sortie se présentera à toi, mais… »

La suite se perdit dans un bourdonnement étrange.

Treize Suppôts des Ténèbres…

— Non, Beldeine, je vais très bien.

Le prénom de la Gardienne avait une saveur bien particulière dans la bouche d’Egwene. Comme si elle le disait jour après jour depuis des années.

— Mais nous devons les faire attendre…

Faire attendre qui ?

La jeune femme n’en savait rien. En revanche, elle éprouvait une tristesse infinie à l’idée que cette attente doive inéluctablement se terminer. S’il n’avait tenu qu’à elle…

— Mais leur impatience ne fera que croître, mère…

À sa voix, Egwene eut le sentiment que Beldeine n’était pas plus pressée qu’elle d’accélérer les choses. Mais pour une raison différente. Sous son masque impassible, elle était terrifiée.

— Dans ce cas, nous devrions y aller…

Beldeine acquiesça, prit une grande inspiration, approcha de la porte et récupéra son sceptre rituel orné de la Flamme Blanche de Tar Valon.

— Oui, je crois que nous ne pouvons plus hésiter, mère.

Elle ouvrit la porte, sortit, tint le battant pour Egwene puis passa la première dans le couloir, composant ainsi une étrange procession qui ne comptait que deux personnes.

Egwene ne s’intéressa guère aux couloirs que les deux femmes remontèrent. Toute son attention concentrée sur sa propre personne, elle continua à s’interroger.

Que m’arrive-t-il ? Pourquoi ces trous de mémoire ? Pourquoi ce sentiment que le peu dont je me souviens n’est pas… exact ?

Elle toucha l’étole qui reposait sur ses épaules.

Et pourquoi ai-je la quasi-certitude d’être encore une novice ?

« La sortie se présentera à toi, mais… »

Cette fois, la phrase cessa net, sans bourdonnement.

Treize membres de l’Ajah Noir.

Egwene faillit s’étaler. Bien sûr, c’était une idée inquiétante, mais de là à lui glacer ainsi les sangs ? On eût dit une affaire… personnelle. Avec le désir de hurler, de détaler à toutes jambes et d’aller se cacher au bout du monde. Comme si les treize la poursuivaient…

C’est absurde ! L’Ajah Noir n’existe plus.

Le regard rivé devant elle, Beldeine ne s’était pas aperçue que la Chaire d’Amyrlin était passée près de se casser la figure. Pour rattraper la Gardienne, Egwene dut allonger le pas.

Cette femme est morte de peur. Vers quoi me conduit-elle, au nom de la Lumière ?

Beldeine s’arrêta devant une double porte dont chaque battant était orné d’une grande Flamme de Tar Valon en argent. S’essuyant les mains sur le devant de sa robe, la preuve qu’elles étaient moites, elle ouvrit un des battants et précéda Egwene sur une rampe droite en pierre blanche veinée d’argent – la même variété qui composait les Murs Scintillants. Même à l’intérieur, ce matériau brillait intensément.

La rampe donnait sur une grande salle circulaire au plafond en forme de dôme haut de quelque quarante pieds. Une estrade surélevée se dressait d’un côté de la pièce, en face d’une série de gradins espacés par des sortes de rampes – trois en tout, avec celle qu’avaient empruntée les deux femmes. Au centre du sol s’étendait une grande Flamme de Tar Valon entourée par des spirales de couleur qui allaient en s’élargissant. Sept couleurs pour les Sept Ajah, comme il se devait.

Face à l’estrade, un trône à très haut dossier, les pieds et les bras sculptés de feuilles et de vignes, était lui aussi peint aux couleurs des différents Ajah.

Beldeine racla le sol avec l’embout de son sceptre, puis elle annonça :

— La voilà qui approche ! La Gardienne des Sceaux, la Flamme de Tar Valon – oui, la Chaire d’Amyrlin est ici.

Dans un bruissement de robes, les femmes qui avaient pris place sur la plate-forme se levèrent. Vingt et un fauteuils étaient disposés là à leur intention. Chaque groupe de trois arborait la même couleur que les franges du châle des Aes Sedai qui se tenaient désormais debout devant leur siège.

Le Hall de la Tour, pensa Egwene alors qu’elle se dirigeait vers sa Chaire. La Chaire d’Amyrlin…

Voilà, je sais ce qui m’attend. Le Hall de la Tour et les Déléguées des Ajah. J’ai vécu ça des milliers de fois…

Vraiment ? Alors, pourquoi ne gardait-elle aucun souvenir de ces réunions ?

Qu’est-ce que je fiche ici ? Ces femmes m’écorcheront vive si elles voient…

Incapable de déterminer ce que les Aes Sedai risquaient de voir, Egwene se contenta de prier pour que ça n’arrive pas.

« La sortie se présentera à toi, mais… »

« La sortie se présentera à toi… »

« La sortie se… »

Allons, l’Ajah Noir attend !

Cette pensée-là, au moins, était complète. Elle semblait venir de partout en même temps. Pourquoi Egwene était-elle la seule à l’entendre ?

Assise sur le trône qui portait le même nom qu’elle, Egwene s’avisa qu’elle ne savait que faire. À part Beldeine, debout près d’elle avec son sceptre, les autres Aes Sedai s’étaient assises en même temps que leur dirigeante.

Elles attendaient, suspendues aux lèvres d’Egwene.

— Commençons, dit simplement celle-ci.

Cela suffit. Une des sœurs rouges se leva. Surprise, Egwene reconnut Elaida. Pourtant, elle savait que c’était la Déléguée dominante de l’Ajah Rouge – et la plus mortelle ennemie du pouvoir actuel, qu’Egwene incarnait et exerçait.

Quand elle croisa le regard de sa rivale, la Chaire d’Amyrlin frémit. La lueur triomphante qui dansait dans les yeux d’Elaida n’augurait rien de bon.

— Qu’on l’amène ! lança la sœur rouge.

Un bruit de bottes retentit, venant d’une des rampes – mais pas celle par où était entrée Egwene. Des silhouettes apparurent soudain, puis se précisèrent. Une dizaine d’Aes Sedai, deux colosses arborant sur la poitrine la Flamme de Tar Valon, telle une larme blanche, et un prisonnier enchaîné qui titubait comme s’il était à demi inconscient.

Egwene s’adossa à son trône. Les yeux mi-clos, l’air presque endormi, Rand se laissait guider comme un petit chien par l’homme qui tirait sur ses chaînes.

— Cet homme, déclara Elaida, a prétendu être le Dragon Réincarné.

Des murmures dégoûtés retentirent. Pas parce que les Déléguées étaient surprises, mais plutôt comme si elles eussent préféré qu’on n’évoque pas le sujet devant elles.

— Cet homme a canalisé le Pouvoir de l’Unique…

Les murmures se firent plus forts.

— Pour ce crime, il n’existe qu’un châtiment… Toutes les nations le connaissent et l’approuvent, mais il ne peut être prononcé qu’ici, dans le Hall de la Tour de Tar Valon. Je demande à la Chaire d’Amyrlin de condamner cet imposteur à être apaisé aussitôt que possible.

Elaida défia Egwene du regard.

Rand, que dois-je faire ? Au nom de la Lumière ! que dois-je faire ?

— Mère, pourquoi hésites-tu ? demanda Elaida. Voilà trois mille ans que cette sentence est prononcée pour les crimes de ce genre. Quel est ton problème, Egwene al’Vere ?

Une déléguée verte se leva d’un bond.

— La honte soit sur toi, Elaida ! Montre à notre mère le respect qui lui est dû !

— Le respect, cela se gagne… ou se perd. Alors, Egwene ? Vas-tu enfin montrer la faiblesse qui te rend indigne du poste que tu occupes ? Oseras-tu ne pas condamner cet homme ?

Rand tenta de lever la tête et n’y parvint pas.

Prise de vertiges, Egwene se mit péniblement debout et lutta pour se souvenir qu’elle était bel et bien la Chaire d’Amyrlin. Une dirigeante capable d’en imposer à toutes ces femmes, alors qu’elle avait le sentiment de n’être qu’une novice égarée dans un cauchemar qui la dépassait.

— Non, je ne le ferai pas… parce que je ne peux pas.

— Elle tombe enfin le masque ! triompha Elaida. Elle vient de prononcer sa propre condamnation à la déchéance. Qu’on s’empare d’elle !

Alors qu’Egwene ouvrait la bouche pour se défendre, Beldeine bougea à côté d’elle.

Le sceptre s’éleva et s’abattit.


L’obscurité…

Puis la sensation d’avoir très mal à la tête. Le contact d’une surface dure et froide, sous son dos.

Enfin, l’écho de plusieurs voix. Un concert de murmures…

— Elle est toujours inconsciente ?

Un croassement, comme une lame qui grince sur de l’os.

— Pas d’inquiétude…

Une voix de femme, très lointaine. Une personne qui semblait mal à l’aise et apeurée, mais qui s’efforçait de le cacher.

— Nous en aurons fini avant qu’elle comprenne ce qui lui est arrivé. Ensuite, elle nous appartiendra corps et âme. Nous vous la livrerons peut-être, pour vous amuser un peu…

— Quand vous l’aurez utilisée à vos propres fins.

— Bien entendu…

Les voix déjà distantes s’éloignèrent encore plus.

Les mains reposant contre son flanc, Egwene sentit sous ses doigts de la chair nue et tuméfiée. De plus en plus angoissée, elle entrouvrit les yeux. Dans ce qui semblait être une réserve abandonnée, elle gisait sur une table de bois brut, nue comme un ver et couverte de contusions. Des échardes lui blessaient le dos et un ignoble goût de sang, dans la bouche, lui retournait l’estomac.

Dans un coin de la salle, des Aes Sedai conversaient à voix basse. Malgré la douleur qui lui embrumait les idées, Egwene eut la soudaine certitude de devoir absolument les compter.

Elle arriva à treize…

Des hommes vêtus d’une cape noire à la capuche relevée approchèrent des Aes Sedai. D’instinct, celles-ci tentèrent d’impressionner les inconnus, mais Egwene vit qu’elles manquaient de conviction. Lorsqu’un des hommes tourna la tête vers la table, elle remarqua que le visage blême à demi noyé dans les ombres n’avait pas d’yeux.

Cette fois, la prisonnière ne prit pas la peine de compter. Treize… Treize Myrddraals et treize Aes Sedai. Morte de peur, Egwene cria à s’en briser les cordes vocales. En même temps, obéissant à ce qui était devenu au fil des ans un réflexe en cas de crise, elle se tendit tout entière vers la Source Authentique, avide de saisir le saidar entre ses griffes imaginaires.

— Elle est réveillée !

— C’est impossible ! Pas si tôt !

— Il faut la couper de la Source ! Vite ! Vite !

— Trop tard, elle est bien trop forte !

— Emparez-vous d’elle !

Des mains se tendirent vers les bras et les jambes d’Egwene. Des mains blanchâtres comme une limace cachée sous un rocher et dirigées par un cerveau monstrueux niché dans la tête sans globes oculaires d’un Blafard. Si ces doigts ignobles se refermaient sur sa chair, Egwene perdrait la raison, elle le savait parfaitement.

Le Pouvoir déferla en elle.

Des flammes jaillirent de la peau des Myrddraals, transperçant leurs vêtements comme autant de dagues de feu. Tel du parchemin trempé dans l’huile, les Blafards se consumaient en hurlant. Se détachant des murs, des fragments de pierre brute gros comme un poing d’homme volèrent dans les airs et firent un carnage parmi les Aes Sedai et les sbires du Ténébreux. Des sifflements retentirent dans l’air, de plus en plus forts à mesure que les projectiles gagnaient de la vitesse.

Très lentement, en souffrant comme jamais de sa vie, Egwene se leva de la table. Alors que le vent qui propulsait les pierres lui ébouriffait les cheveux, se révélant parfois assez puissant pour la faire tituber, elle se dirigea vers la sortie sans cesser de contrôler son offensive à base de Feu et d’Air.

Une Aes Sedai se dressa devant la Chaire d’Amyrlin. En sang, couverte de plaies, elle était cependant enveloppée par l’aura du Pouvoir. Dans ses yeux noirs, Egwene lut la promesse de sa mort imminente. Puis elle identifia son adversaire. Gyldan, la plus proche amie et confidente d’Elaida. Toujours occupées à murmurer dans les coins sombres, ces deux-là ne se quittaient presque jamais, le jour comme la nuit. Avec un rictus mauvais, Egwene oublia les fragments de pierre, le Feu et l’Air. Levant un poing, elle le propulsa entre les deux yeux de son adversaire. La sœur rouge – non, noire ! – s’écroula comme si son squelette avait été soudain en guimauve.

Egwene sortit de la réserve en se massant les phalanges.

Perrin, merci de m’avoir montré comment on décoche un bon direct du droit ! Mais tu ne m’avais pas précisé qu’on se faisait si mal…

Quand elle eut refermé la lourde porte, Egwene canalisa de nouveau le Pouvoir. Tout autour du battant la pierre se dilata, se craquela et finit par prendre comme dans un étau le rectangle de bois. Cette précaution ne retiendrait pas très longtemps les Aes Sedai et les Blafards, mais tout ce qui pouvait les retarder était bon à prendre. Quelques minutes feraient peut-être toute la différence entre la vie et la mort…

Mobilisant toutes ses forces, Egwene se lança au pas de course. En zigzaguant, certes, mais l’important était d’avaler de la distance.

Avant tout, elle devait trouver des vêtements. Habillée, une personne avait déjà beaucoup plus de poids, et elle allait avoir besoin de toute l’autorité dont elle pourrait disposer. Ses ennemis la chercheraient d’abord dans ses appartements. Par bonheur, elle avait une tenue de rechange dans son bureau, étole comprise, qui ne devait pas être très loin d’ici.

Traverser des couloirs vides inquiéta la Chaire d’Amyrlin. La Tour Blanche ne débordait plus de vie, comme à une époque, mais il y avait en général toujours quelques personnes debout. Là, elle n’entendait que le bruit de ses pieds nus sur le sol glacé.

Une fois qu’elle fut dans son bureau, après en avoir traversé l’antichambre, Egwene rencontra enfin quelqu’un. Assise sur le tapis, la tête entre les mains, Beldeine pleurait à chaudes larmes.

Méfiante, Egwene s’immobilisa lorsque la Gardienne des Chroniques leva les yeux sur elle. Aucune aura ne l’enveloppait, mais ce n’était pas le moment de baisser sa garde. La prudence n’excluait pas une certaine confiance en soi, cependant. Même si elle ne pouvait pas voir sa propre aura, bien entendu, le flux de Pouvoir qui circulait en elle la mettait à l’abri de presque toutes les menaces. Surtout quand il venait s’ajouter à son secret…

Beldeine passa une main sur ses joues maculées de larmes.

— J’étais obligée… Mère, il faut me comprendre… Elles… Elles…

Beldeine prit une grande inspiration puis débita à toute vitesse :

— Il y a trois nuits, elles m’ont capturée pendant mon sommeil et… calmée. (Sa voix s’étrangla.) Calmée ! Je ne peux plus canaliser le Pouvoir.

— Par la Lumière…, souffla Egwene. (Par bonheur, le flux de Pouvoir amoindrit le choc.) Ma fille, je prie pour que la Lumière t’aide et te réconforte. Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? J’aurais…

Egwene en resta là, consciente qu’elle n’aurait rien pu faire du tout.

— Qu’aurais-tu pu faire, mère ? Rien, nous le savons toutes les deux. Mais elles ont promis de me restituer mon don, en utilisant le pouvoir… du Ténébreux. Mère, elles m’ont torturée, et j’ai… J’ai tant souffert ! Elaida a juré qu’elle me rendrait le Pouvoir, si je lui obéissais. Alors, j’ai… Eh bien, tu sais ce que j’ai fait.

— Ainsi, Elaida appartient à l’Ajah Noir.

Egwene approcha de l’armoire où elle gardait une robe verte en soie qui lui permettait de se changer lorsqu’elle n’avait pas le temps de passer par chez elle. Elle s’habilla et n’oublia surtout pas de poser sur ses épaules l’étole aux sept couleurs.

— Qu’ont-elles fait de Rand ? Où l’ont-elles conduit ? Beldeine, réponds-moi ! Où est Rand al’Thor ?

Beldeine se recroquevilla sur elle-même, les lèvres tremblantes, mais elle finit par trouver la force de répondre :

— La Cour des Traîtres… Mère, elles l’ont emmené dans la Cour des Traîtres.

Egwene en eut des frissons de rage et de terreur. Elaida n’avait pas attendu pour frapper. La Cour des Traîtres servait exclusivement à trois choses : les exécutions, la procédure qui « calmait » les Aes Sedai, et celle qui « apaisait » les hommes en mesure de canaliser le Pouvoir. Mais dans tous les cas, il fallait un ordre de la Chaire d’Amyrlin.

Qui porte l’étole rayée, désormais ?

La réponse n’était pas difficile à trouver : Elaida.

Mais comment s’est-elle fait accepter si vite, alors que je n’ai été ni jugée ni condamnée ? Pour qu’une autre Chaire d’Amyrlin soit nommée, il aurait fallu me déchoir de l’étole et du sceptre. Ce n’est pas si facile à faire, d’autant que je suis de retour sur la scène de… Par la Lumière ! Rand !

Egwene se rua vers la porte.

— Que peux-tu faire, mère ? s’écria Beldeine. Que peux-tu faire ?

Parlait-elle de Rand ou d’elle-même ? Egwene n’aurait su le dire, et elle n’avait pas le temps de s’appesantir sur la question.

— Plus que nos adversaires l’imaginent, ma fille ! Sache que je n’ai jamais tenu le bâton des Serments.

Le cri de surprise de Beldeine suivit Egwene dans le couloir.

La mémoire de la jeune femme jouait encore au chat et à la souris avec elle. En principe, il n’était pas possible d’obtenir la bague et le châle sans prêter les Trois Serments en brandissant le bâton rituel – en réalité, un ter’angreal qui liait l’Aes Sedai à sa parole comme si on la lui avait gravée sur les os à la naissance. Pas moyen de devenir une Aes Sedai sans en passer par là. Et pourtant, même si elle avait oublié comment, Egwene avait réussi cet impensable exploit.

Alors que les semelles de ses chaussures martelaient le sol, l’écho se répercutant dans tous les couloirs, Egwene comprit pourquoi la tour était si déserte. À part peut-être celles qu’elle avait laissées dans la réserve, toutes les Aes Sedai, l’ensemble des Acceptées et des novices – et même les domestiques – devaient être réunies dans la Cour des Traîtres. Car la coutume exigeait que la volonté de Tar Valon soit exécutée devant autant de témoins que possible.

Les Champions formeraient une haie autour de la cour, afin d’empêcher que quiconque tente de sauver le condamné. Les vestiges des troupes de Guaire Amalasan avaient tenté ce coup de force à la fin de ce que certains appelaient la guerre du Deuxième Dragon, juste avant que la montée en puissance d’Artur Aile-de-Faucon n’ait fourni à Tar Valon bien d’autres motifs d’inquiétude. Longtemps après, les fidèles de Raolin Noir-Fléau s’étaient essayés à la même mission suicide. Rand avait-il lui aussi des fidèles ? Egwene ne s’en souvenait plus, mais les Champions étaient là pour faire face aux problèmes de ce genre.

Si Elaida ou une autre « insurgée » portait pour de bon l’étole rayée, les Champions risquaient de ne pas laisser entrer dans la Cour des Traîtres la Chaire d’Amyrlin déchue. Egwene se savait en mesure de forcer leur barrage. Il lui faudrait agir vite, afin que Rand ne soit pas apaisé tandis qu’elle s’occuperait d’engluer les Champions dans une nasse d’Air. Bien entendu, si elle les bombardait d’éclairs et de torrents de feu, faisant aussi s’ouvrir la terre sous leurs pieds, les Champions ne résisteraient pas longtemps.

Des torrents de feu ? De quoi est-ce que je parle ?

Mais si elle devait priver Tar Valon de son bras armé pour sauver Rand, ce ne serait pas une bonne opération. Les Champions et le Dragon devaient tous être préservés.

Bien avant d’être arrivée à la Cour des Traîtres, Egwene s’engagea dans un couloir latéral, gravit une série d’escaliers puis de rampes qui allèrent en rétrécissant à mesure qu’elle montait, puis ouvrit une trappe et déboucha sur le toit en tuile légèrement incliné d’une tour. De sa position très élevée, elle parvint à voir au-dessus de tous les autres toits et obtint une vue plongeante sur l’espace à ciel ouvert de la Cour des Traîtres – de là, on eût dit une sorte d’arène.

La grande place était bondée de monde, à part un espace dégagé, juste au centre. Des gens étaient massés derrière les fenêtres des bâtiments environnants, sur tous les balcons et même sur certains toits. En plissant les yeux, Egwene parvint à distinguer l’homme seul et couvert de chaînes qui se tenait au centre de l’espace libre. Douze Aes Sedai l’entouraient, et une treizième – qui devait porter une étole rayée, mais à cette distance, c’était difficile à dire – se tenait à côté de lui.

Elaida !

Egwene connaissait par cœur les mots qu’elle était sûrement en train de dire.

« Abandonné par la Lumière, cet homme a touché le saidin, la partie masculine de la Source Authentique. Voilà pourquoi nous le détenons. Crime plus abominable encore, il a canalisé le Pouvoir de l’Unique en sachant très bien que le saidin était souillé par le Ténébreux. Mais il ne s’est pas laissé arrêter, car la fierté des hommes et leur goût du péché sont sans limites. Voilà pourquoi nous l’avons enchaîné. »

Egwene se força à ne pas penser à la suite du discours rituel.

Treize Aes Sedai… Douze sœurs et la Chaire d’Amyrlin, le nombre rituel pour apaiser un homme. Le même que pour…

Elle abandonna cette voie-là aussi. Elle n’avait plus le temps de réfléchir, car agir était plus qu’urgent. Si elle parvenait à mettre au point un plan d’action.

À cette distance, elle devait pouvoir soulever Rand avec l’aide de l’Air. L’enlever au nez et à la barbe des Aes Sedai, et le faire léviter jusqu’à elle. Enfin, peut-être… Même si elle en avait la force, sans qu’il fasse une chute mortelle à mi-chemin, ce serait un processus très lent. Rand deviendrait une cible parfaite pour les archers. Quant à elle, signalée aux yeux des Aes Sedai par son aura, elle serait de la chair à bombarde pour les Myrddraals.

— Par la Lumière ! il n’y a pas d’autre solution que de porter la guerre au cœur même de la Tour Blanche. Et je vais devoir m’y résoudre…

Elle canalisa le Pouvoir, séparant ses divers flux pour mieux les diriger.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Après être restée si longtemps sans entendre ces mots, Egwene sursauta, glissa sur les tuiles en pente et se rattrapa de justesse à deux pas du vide. Une chute de trois cents bons pieds aurait sans nul doute mis un terme à son dilemme…

Se retournant, Egwene découvrit derrière elle, inclinée pour s’adapter à la configuration du toit, une arche d’argent emplie d’une vive lumière blanche striée d’éclairs rouges et jaunes. La première fois qu’elle constatait ce phénomène…

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

L’arche se brouilla comme si elle allait disparaître, puis elle se stabilisa de nouveau.

Affolée, Egwene se tourna de nouveau vers la Cour des Traîtres. Elle devait avoir encore le temps… Après tout, il lui fallait quoi, dix minutes ? Oui, dix minutes, et un peu de chance…

Soudain, elle entendit des voix dans sa tête. Pas celle qui lui rappelait régulièrement que la sortie ne se présenterait qu’une fois. Non, celles-là étaient des voix de femmes bien réelles qui lui semblaient appartenir à des personnes qu’elle connaissait.

— … ne tiendrons plus très longtemps… Si elle ne sort pas maintenant

Résistez, que la Lumière vous calcine ! Sinon, je vous viderai comme des esturgeons !

— Mère, tout se détraque… Nous ne pouvons pas…

Les voix se transformèrent en un bourdonnement qui mourut très vite. Mais la voix impossible à identifier prit le relais :

— La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. Il y a un prix pour devenir une Aes Sedai. L’Ajah Noir attend.

Avec un cri de rage, ou de désespoir, Egwene se jeta vers l’arche dont les contours commençaient à se brouiller comme si elle n’était qu’un mirage.

La lumière la déchiqueta, fibre de son corps après fibre de son corps, hacha menu cette réduction et la transforma en une bouillie de néant. Tout se désintégra dans la lumière.

Pour toujours.

Загрузка...