9 Quand la diplomatie échoue

Rydell prit un VTOL à rotors inclinables de la CalAir à Burbank, en début de soirée le mardi. Le mec de San Francisco lui avait payé le voyage de là-bas, en lui demandant de l’appeler Freddie. On ne rigolait pas dans les fauteuils de la CalAir, et les passagers n’étaient pas vraiment le gratin. Il y avait des bébés qui pleuraient. Il était assis près d’un hublot. En bas, les lumières s’étalaient à travers le léger halo de la lotion capillaire d’un passager antérieur. La vallée. Vide turquoise de quelques piscines rescapées, éclairées par en dessous. Son bras lui faisait sourdement mal.

Il ferma les yeux. Vit son père devant l’évier de leur mobil home en Floride, en train de laver un verre. À ce moment précis, la mort, déjà présente en lui, sans nul doute, c’était un fait établi, avait dû franchir une quelconque ligne. Il parlait de son frère, l’oncle de Rydell, de trois ans son cadet, mort depuis cinq ans, qui avait un jour envoyé à Rydell un tee-shirt d’Afrique. Avec des timbres de l’armée sur l’enveloppe à bulles. Représentant un de ces vieux bombardiers d’antan, un B-52, avec pour slogan : QUAND LA DIPLOMATIE ÉCHOUE.

— C’est l’autoroute côtière, vous croyez ?

Il ouvrit les yeux pour voir sa voisine se pencher sur lui dans l’espoir d’apercevoir quelque chose à travers le halo nébulisé de lotion capillaire. Elle ressemblait à Mme Armbuster, son prof de seconde. Elle était plus âgée que son père, s’il avait vécu.

— Je ne sais pas, fit Rydell. C’est possible. Pour moi, c’est comme les rues, elles sont toutes pareilles. Je ne suis pas du coin, ajouta-t-il en guise d’excuse.

Elle lui sourit et se laissa de nouveau aller en arrière sur son siège étroit. Exactement Mme Armbuster. Même mélange étonnant de tweed, de drap de laine gris foncé et de veste en tissu épais à couverture de Santa Fé. Ces vieilles dames avec leurs chaussures à semelle de crêpe épaisse…

— Qui de nous peut dire qu’il l’est, de nos jours ? fit-elle en avançant une main pour lui tapoter son genou kaki.

Kevin lui avait dit qu’il pouvait garder le pantalon.

— C’est vrai, fit Rydell.

Son doigt cherchait désespérément le bouton d’inclinaison du dossier, la petite pastille enfoncée qui lui permettrait de s’isoler dans un semblant de sommeil. Il ferma les paupières.

— Je me rends à San Francisco pour m’occuper du transfert de mon regretté mari dans une unité cryotechnique plus petite, expliqua-t-elle. Je préfère qu’il soit dans un module de conservation individuel. Ce que les revues spécialisées appellent, aussi grotesque que cela puisse sembler, des “cabinets particuliers”.

Rydell trouva enfin le bouton et s’aperçut que les fauteuils de la CalAir avaient une inclinaison maximale de dix centimètres.

— Il est en cryo depuis bientôt… euh… neuf ans, mais je n’aime pas imaginer son cerveau agité comme ça dans tous les sens dans son papier d’aluminium. Ça ne vous fait pas penser à des pommes de terre en papillote ?

Rydell ouvrit les yeux. Il essayait de trouver quelque chose à dire.

— Ou bien des chaussures de tennis dans un sèche-linge ? reprit-elle. Je sais bien que la congélation les durcit comme de la pierre, mais ça n’évoque pas du tout une idée de repos éternel, n’est-ce pas ?

Rydell se concentra sur le dossier du siège devant lui. Un bloc de plastique gris. Rien d’autre. Pas même un téléphone.

— Ces casiers particuliers ne promettent rien de plus en ce qui concerne le réveil éventuel, bien sûr, mais il me semble qu’ils apportent un certain degré de dignité. C’est ainsi que je vois les choses, en tout cas.

Rydell tourna la tête. Elle captura son regard. Ses yeux noisette étaient pris dans un labyrinthe de fines rides.

— Je ne serai certainement pas là, de toute façon, le jour où il sera décongelé, et je ne sais pas ce qu’ils comptent faire avec lui. Je n’y crois pas tellement, moi. C’était un éternel sujet de discussion entre nous. Je pensais plutôt à ces milliards de gens qui sont morts, à tous ceux qui périssent chaque année et qui n’ont jamais eu d’argent. Je lui disais toujours : « David, comment peux-tu envisager une chose pareille alors que le gros de l’humanité n’a même pas la climatisation à la maison ? »

Rydell ouvrit la bouche, puis la referma.

— Personnellement, je suis membre bienfaiteur du groupe Cessation Résolue à Minuit.

Rydell n’était pas sûr de savoir exactement ce que c’était qu’un membre bienfaiteur, mais Cessation Résolue à Minuit était une organisation d’euthanasie mutuelle illégale dans le Tennessee. Ils le faisaient quand même dans cet État, et un de ces collègues policiers lui avait dit un jour qu’ils laissaient du lait et des petits fours sur la table pour les ambulanciers. CRAM. Les membres du corps paramédical les appelaient “les cramés”. Ils s’envoyaient dans l’autre monde avec des cocktails de médicaments légaux. Sans faire de bruit. Suicide propre et discret.

— Excusez-moi, madame, fit Rydell, mais j’ai un peu de sommeil à rattraper.

— Ne vous gênez pas pour moi, jeune homme. C’est vrai que vous avez l’air fatigué.

Rydell ferma les yeux, mit la tête en arrière et resta dans cette position jusqu’à ce que les rotors s’inclinent pour entamer la descente.


— Tommy Lee Jones, lui dit le Noir.

Sa coiffure était en forme de pot de fleurs renversé, avec une spirale sculptée en creux sur le côté. Un peu comme le fez que portaient certains francs-maçons, mais sans pompon. Il mesurait à peine un peu plus d’un mètre cinquante de haut, et sa chemise trois fois trop grande le faisait paraître à peu près aussi large. Elle était jaune citron et ornée de pistolets grandeur nature, tous différents, de couleurs variées. Il portait un short bleu marine énorme, qui lui arrivait au-dessous des genoux, des chaussettes de commandos, des baskets avec de petites lumières rouges incrustées sur les côtés des semelles, et une paire de lunettes-miroirs avec des verres de la taille d’une pièce de cinq dollars.

— Vous vous trompez de bonhomme, lui dit Rydell.

— Non, mec. Vous lui ressemblez comme deux gouttes d’eau.

— Je ressemble à qui ?

— Tommy Lee Jones.

— Hein ?

— C’était un acteur.

Un instant Rydell se dit que ce type-là devait faire partie des admirateurs du révérend Fallon. Même les lunettes qu’il portait. Comme les lentilles de contact de Sublett.

— Vous êtes Rydell ? Vous êtes passé à “Séparés à la naissance” ?

— Et vous Freddie ?

« Séparés à la naissance » était un programme de la police dont on se servait dans les cas de personnes disparues. On scannait la photo de la personne qu’on voulait retrouver, et on obtenait les noms de la demi-douzaine de célébrités qui ressemblaient plus ou moins vaguement au sujet. Puis on demandait aux gens s’ils n’avaient pas vu récemment quelqu’un qui leur rappelait X, Y ou Z. Le plus étonnant, c’était que cela marchait beaucoup mieux que si on leur montrait simplement une photo du sujet. L’instructeur à l’académie de police de Knoxville avait expliqué à la classe de Rydell que c’était parce que cela faisait appel à une zone spéciale du cerveau chargée de tenir compte des célébrités. Rydell imaginait un lobe des stars de cinéma. Les gens avaient vraiment un truc comme ça ? Celui de Sublett, en tout cas, devait être hypertrophié. Mais quand on lui avait fait subir un test, dans le cadre du programme, à l’école de police, il s’était trouvé que Rydell était le sosie de Howie Clacton, le lanceur de base-ball d’Atlanta. Il n’avait pas le moindre souvenir d’un Tommy Lee Jones. Mais il n’avait jamais été convaincu non plus par sa ressemblance avec Howie Clacton.

Le Freddie en question tendit une main très molle à Rydell qui la serra.

— Vous n’avez pas de bagages ? demanda-t-il.

— Juste ça, fit Rydell en soulevant sa Samsonite.

— C’est M. Warbaby qui est là-bas, déclara Freddie.

Il désigna du menton un portique où un chilanga en uniforme vérifiait les talons de sièges des passagers avant de les laisser sortir. Derrière lui se tenait un Noir énorme, aussi large que Freddie mais paraissant deux fois plus haut.

— Quel colosse ! fit Rydell.

— Oui, oui. Et il vaut mieux ne pas le faire attendre. Il a mal à la jambe, aujourd’hui, mais il a insisté quand même pour venir à pied du parking pour vous accueillir.

Rydell étudia l’autre en s’approchant du portique, son talon à la main. Il était vraiment grand. Il dépassait un mètre quatre-vingts. Mais ce qui frappait le plus Rydell, c’était son immobilité, et cet air de tristesse sur son visage. Il avait déjà vu ce genre d’expression chez un pasteur noir que son père avait pris l’habitude de regarder à la télé, vers la fin de ses jours. Il suffisait de voir son visage, et on savait immédiatement qu’il avait connu toutes les putains de misères du monde, et qu’on pouvait même, à la rigueur, croire à ce qu’il disait. C’était, en tout cas, la réaction qu’avait eue le père de Rydell, à peu de chose près.

— Lucius Warbaby, dit-il en sortant les mains les plus énormes que Rydell eût jamais vues des poches profondes d’un long pardessus olive en patchwork de soie en losanges.

Sa voix était si grave qu’elle devait se prolonger largement dans l’infrason. Rydell regarda sa main tendue et vit qu’il portait une de ces anciennes chevalières en or avec WARBABY incrusté en travers, une semence de diamants, en capitales sans empattement.

Il lui serra la main, sentant sous ses doigts les aspérités de l’or et des diamants.

— Heureux de faire votre connaissance, M. Warbaby.

Ce dernier portait un stetson noir posé horizontalement sur sa tête, le bord relevé sur tout le pourtour. Il avait des lunettes à monture noire épaisse, aux verres transparents comme un carreau de fenêtre ordinaire. Derrière eux, les yeux avaient quelque chose de chinois, comme ceux d’un chat. Ils étaient bridés, d’une étrange couleur brun doré. Il s’appuyait sur une de ces cannes réglables qu’ils distribuent dans les hôpitaux. Il y avait une armature en carbone fixée autour de la jambe gauche avec un rembourrage de coussins en nylon bleu nuit. Il portait des jeans noirs fuselés, neufs et jamais lavés, rentrés dans des bottes texanes luisantes à trois nuances de noir.

— Juanito dit que vous ne conduisez pas trop mal, fit Warbaby comme si c’était la chose la plus triste qu’on lui eût jamais rapportée. (Rydell n’avait jamais entendu personne appeler ainsi Hernandez.) Il dit aussi que vous ne connaissez pas la région.

— C’est exact.

— L’avantage, continua Warbaby, c’est que personne ici ne vous connaît. Prends la valise de monsieur, Freddie.

L’autre saisit le bagage, comme si il avait honte d’être vu portant un machin pareil.

La main à la chevalière se posa lourdement sur l’épaule de Rydell, comme si la bague pesait dix kilos.

— Juanito vous a dit quelque chose par rapport à ce que nous faisons ici ?

— Il a parlé d’un vol dans un hôtel, en précisant que SecurIntens vous avait mis sur l’affaire en sous-traitance, pour ainsi dire.

— Un vol, oui, fit Warbaby comme si tout le poids de l’univers pesait moralement sur lui et comme s’il avait pris la décision d’en porter le fardeau coûte que coûte. C’est vrai qu’il manque quelque chose, ajouta-t-il. Mais c’est devenu un peu plus… compliqué, à présent.

— Comment ça ?

Warbaby soupira.

— Celui qui avait disparu… il est mort, maintenant.

Il y avait quelque chose d’autre dans son regard.

— Mort comment ? demanda Rydell.

Assassiné, articula Warbaby d’une voix lugubre mais très claire.


— Vous vous demandez pourquoi je m’appelle comme ça, fit Warbaby, assis sur le siège arrière de la Ford Patriot.

— Je me demande où je dois mettre la clef, M. Warbaby, fit Rydell, au volant, en regardant le tableau de bord surchargé d’options.

Les voitures américaines étaient les seules au monde qui se donnaient encore la peine d’étaler physiquement leurs cadrans. C’était peut-être pour cela qu’il y en avait si peu. Comme ces Harley à transmission par chaîne.

— Ma grand-mère, fit Warbaby de sa voix de basse de plaque tectonique en train de se détacher et de plonger vers la Chine, était Vietnamienne. Mon grand-père était un petit gars de Detroit. Un militaire. Il l’a ramenée de Saigon. Mais il n’est pas resté longtemps avec elle. Mon père à moi, son fils, a changé son nom contre celui de Warbaby. Enfant de la guerre. Vous saisissez ? C’était un geste sentimental.

— Ouais, fit Rydell.

Il mit la grosse Ford en marche et vérifia la transmission. Saigon, c’était cet endroit où les riches allaient en vacances.

Quatre roues motrices. Blindage céramique. Pour crever les Goodyear Streetsweepers, il aurait fallu une balle de gros calibre. Il y avait un rafraîchisseur d’ambiance en carton accroché au-dessus de l’orifice de chauffage-ventilation.

— Pour ce qui est de Lucius, je ne connais pas l’explication.

— M. Warbaby, fit Rydell en se penchant par-dessus son épaule, où voulez-vous que je vous conduise ?

Un bip de modem se fit entendre sur le tableau de bord.

Freddie, enfoncé dans le siège baquet luxueux à côté de lui, émit un sifflement.

— Pu-tain ! C’est dégueulasse ! s’écria-t-il.

Rydell se pencha pour voir le fax émerger. Un gros homme nu sur un drap taché de sang. Des flaques entières, où la lumière du flash s’était figée en mirages solaires.

— Qu’est-ce qu’il a sous le menton ? demanda Rydell.

— Cravate cubaine, expliqua Freddie.

— Pas ça, fit Rydell en laissant grimper sa voix d’une octave. Qu’est-ce que c’est que ce truc qui pend ?

— C’est la langue du mec, déclara Freddie en arrachant le fax pour le passer à Warbaby.

Rydell entendit le bruissement du papier dans ses mains.

— Ces gens-là sont terribles, gronda Warbaby.

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