Il y avait un moment où, quand elle pédalait à fond, quand elle déprojait vraiment, Chevette se sentait libérée de tout. De la cité, de son corps, et même du temps. C’était la vape du coursier, elle le savait, et cela lui apportait un parfum de liberté. C’était dû à la fusion, à la synchronisation parfaite avec la machine. La bécane entre ses jambes était une queue mutante hyper-évoluée, patiemment fignolée à travers de longs siècles. Un souple et complexe mécanisme en os, chaussé de pneus armés de lexan, avec des roulements pratiquement sans friction et des amortisseurs à gaz. Elle était totalement intégrée à la cité, à ces moments-là, petite pastille infatigable d’énergie et de matière qui faisait ses mille choix d’instant en instant, selon la fluidité de la circulation, selon l’éclat de la pluie sur les rails de tramway, selon la manière dont la chevelure acajou d’une secrétaire retombait de pure grâce épuisée sur les épaules de son manteau en loden.
Elle commençait à ressentir cet effet, malgré tout le reste. Si elle s’abandonnait, si elle cessait de penser, si elle laissait son esprit sombrer dans l’inexplicable complexité à base d’os, de roues dentées et de cadre japonais en carton entouré de carbone…
Mais Sammy Sal vint s’aligner à côté d’elle, les basses s’échappant de sa boîte à rythmes à conduction osseuse. Elle dut monter d’un bond sur le trottoir pour éviter de mettre sa roue sur une grille du BART. Ses pneus laissèrent des traînées noires tandis que les freins à particules entraient en action et que Sammy Sal freinait en tandem, ses Fluoro-Rimz lançant des éclats affaiblis.
— Il y a quelque chose qui te turlupine, ma bibiche ? demanda-t-il en posant la main sur son bras, brutalement avec rudesse. Tu rêves d’un produit miracle qui te donnerait des ailes et de la cervelle, pas vrai ?
— Fous-moi la paix.
— Pas question. C’est moi qui t’ai branchée sur ce boulot, et tu es en train de tout foutre par terre. Je veux savoir pourquoi.
Il abattit son autre main sur la mousse noire du cadre, faisant taire la musique.
— S’il te plaît, Sammy. Il faut que je rentre chez Skinner.
Il lui lâcha le bras.
— Pourquoi ?
Elle faillit tousser, s’en empêcha, prit trois profondes inspirations.
— Tu as déjà volé quelque chose, Sammy Sal ? Je veux dire, pendant le travail.
Il la regarda.
— Non, fit-il au bout d’un moment, mais il m’est arrivé de baiser avec la clientèle.
Chevette frissonna.
— Moi jamais.
— Non, fit Sammy Sal. Mais tu n’as pas de cartons pour les mêmes endroits que moi. En plus, tu es une nana.
— J’ai volé quelque chose hier soir. Dans la poche d’un mec, au Morrisey.
Sammy Sal s’humecta les lèvres.
— Comment ça se fait que tu avais la main dans sa poche ? C’est quelqu’un que tu connaissais ?
— C’était un trou-du-cul, fit Chevette.
— Celui-là, je crois que je le connais.
— Il me faisait chier. Et j’ai vu ce truc dépasser de sa poche.
— Tu es sûre que son truc dépassait de sa poche ?
— Sammy Sal ! Je parle sérieusement ! J’ai une frousse terrible !
Il la regarda de plus près.
— C’est ça. Tu as la frousse. Tu piques un truc à un mec, et tu as la frousse après.
— Bunny m’a dit que des types de la sécurité ont appelé Allied. Ils ont parlé à Wilson et tout. Ils me cherchent.
— Merde, fit Sammy Sal sans cesser de l’observer. J’étais sûr que t’étais bourrée au dancer, que Bunny s’en était aperçu et qu’il te faisait chier avec ça. C’est juste que tu as peur de ces types ?
— Oui, dit-elle en tournant les yeux vers lui.
— Je ne comprends pas très bien. Qu’est-ce qui te fout la trouille, au juste ?
— Qu’ils aillent chez Skinner et qu’ils les trouvent.
— Qu’ils trouvent quoi ?
— Les lunettes.
— Les lunettes de quoi ? D’approche ? De W.-C. ?
— Des lunettes noires. Comme des lunettes de soleil, mais on ne voit rien à travers.
Sammy Sal pencha de côté sa tête de beau garçon.
— Et ça veut dire quoi ça ?
— Elles sont toutes noires.
— Des lunettes de soleil ?
— Oui, mais entièrement noires.
— Hum… Si tu avais un peu baisé avec la clientèle, mais juste le haut de gamme, comme moi, tu saurais ce que c’est que ce truc. Tu ne dois pas avoir beaucoup de copains dans le gratin, ma parole. Si tu sortais avec des architectes, des chirurgiens du cerveau, par exemple, tu aurais déjà vu des machins comme ça.
Il tendit la main pour donner une chiquenaude à la chaînette qui pendait au bout de la fermeture à glissière du col de son blouson.
— Ce sont des lunettes à LV, dit-il. Lumière Virtuelle.
Elle en avait entendu parler, mais elle n’était pas sûre de bien savoir ce que c’était.
— Ça coûte cher, Sammy Sal ?
— Un paquet. Autant qu’une caisse japonaise, un peu plus, peut-être. Les verres sont entourés de petits pulseurs à effet électromagnétique, qui agissent directement sur le nerf optique. Un copain m’en a amené une paire, un jour, de son travail. Un cabinet d’architectes paysagistes. Tu les mets sur le nez et tu sors faire un tour. Tout est normal, mais chaque fois que tu regardes une plante, un arbre, il y a un petit carton qui apparaît, avec le nom en latin ou quelque chose comme ça.
— Mais elles sont complètement opaques !
— Pas si tu les allumes. Dès qu’elles sont activées, elles ne ressemblent même plus à des lunettes de soleil. Elles te donnent l’air sérieux, tu vois ce que je veux dire ? C’est ton problème ça, ajouta-t-il avec un grand sourire. Tu as l’air beaucoup trop sérieuse, en général.
Elle eut un frisson.
— Tu ne veux pas venir avec moi chez Skinner, Sammy Sal ?
— L’altitude, ça ne me va pas tellement. Un jour, votre foutu cagibi va s’envoler du haut du pont, et je préfère ne pas être là.
— S’il te plaît, Sammy. Cette histoire me fout les boules. Tant que je suis avec toi, ça va, mais si tu me laisses et que je me mette à penser à tout ça, je sens que je vais flipper. Qu’est-ce que je dois faire ? Imagine que les flics soient là quand je rentrerai. Qu’est-ce que Skinner va leur dire s’ils l’interrogent ? Qu’est-ce que je vais devenir si je vais travailler demain et que Bunny m’annonce que je suis virée ?
Sammy Sal lui lança le même regard que le soir où elle lui avait demandé de la faire entrer chez Allied. Puis il sourit, d’une drôle de manière, presque mauvaise, en exhibant ses petites dents pointues et brillantes.
— Il faut que tu tiennes le coup, ma vieille. Allez, on y va. Pédale !
Il décolla du trottoir sur sa roue arrière. Ses Fluoro-Rimz lancèrent des éclats blancs au néon dès qu’il retomba en pompant sur les pédales. Il avait dû actionner sa sono en même temps, car elle perçut les pulsations des basses quand elle s’inséra dans la circulation derrière lui.