Voilà comment ça marche, déclara Freddie en tendant la carte de débit à Rydell. Tu paies cinq cents dollars pour entrer, et tu as le droit d’acheter pour cette somme de marchandise.
Rydell regarda la carte. Une banque quelconque des Pays-Bas. Si c’était comme ça qu’ils avaient l’intention de le payer, ici, il était peut-être temps qu’il leur demande combien il toucherait. Mais il valait sans doute mieux attendre que Freddie soit de meilleure humeur.
L’autre lui avait dit que cette Conteneur-City était le meilleur endroit pour se procurer des fringues. Rydell espérait que c’était des fringues normales, au moins. Ils avaient laissé Warbaby dans une espèce de gargote où il s’était commandé une infusion, en disant qu’il avait besoin de rester seul pour réfléchir. Rydell était retourné à la Patriot pendant que Warbaby et Freddie tenaient un bref conciliabule à l’intérieur.
— Et s’il a besoin de nous, avec la voiture ?
— Il nous bipera, dit Freddie.
Il lui montra comment introduire la carte de débit dans une machine qui lui délivra un carton magnétique de Conteneur-City valable pour cinq cents dollars et valida le parking de la Patriot.
— Par ici, lui dit Freddie en se dirigeant vers une rangée de tourniquets.
— Tu n’en prends pas pour toi ? demanda Rydell.
— Tu rigoles ? J’achète pas mes fringues sur des bateaux !
Il sortit une carte de son portefeuille et montra à Rydell le logo de SecurIntens.
— Je croyais que vous étiez à votre compte, lui et toi, s’étonna Rydell.
— Ça n’empêche pas, répliqua Freddie.
Il introduisit sa carte dans un tourniquet, qui cliqueta en le laissant passer. Rydell inséra son carton et le suivit.
— Ça coûte cinq cents dollars rien que pour entrer là-dedans ?
— C’est pour ça qu’on l’appelle le Piège. Mais ça leur permet d’être sûrs qu’ils vont couvrir leurs frais. Les gens ne viennent pas ici s’ils n’ont pas l’intention de cracher au moins ça. C’est comme une garantie par tête de pipe, si tu veux.
Conteneur-City s’avéra être la plus grande galerie marchande semi-couverte que Rydell eût jamais vue. Si l’on pouvait appeler galerie marchande un endroit où étaient parqués des bateaux et des gros, en plus. L’obligation d’achat de cinq cents dollars ne semblait pas rebuter les gens. On avait l’impression qu’il y avait plus de monde à l’intérieur que dans la rue.
— C’est du fric de Hong Kong, expliqua Freddie. Ils ont acheté la moitié de l’Embarcadero.
— Hé ! s’écria Rydell en montrant une silhouette floue et irrégulière qu’il distinguait vaguement parmi les grues et les pylônes de projecteurs. Ce n’est pas le pont qu’on voit là-bas, celui où les gens habitent ?
— Ouais, répondit Freddie en lui jetant un drôle de regard. Tous des dingues.
Il guida Rydell vers un escalier roulant qui montait contre le flanc peint en blanc d’un bateau porte-conteneurs. Rydell eut l’occasion de découvrir Conteneur-City en grimpant.
— C’est plus dingue que tout ce que j’ai vu à L.A., dit-il, admiratif.
— Tu rigoles, protesta Freddie. Je suis de L.A. C’est rien d’autre qu’un centre commercial, ça mon vieux.
Rydell s’acheta un blouson en nylon couleur aubergine, deux paires de jeans noirs, des chaussettes, des sous-vêtements et trois tee-shirts noirs. Le total dépassa légèrement les cinq cents dollars, et il paya la différence avec la carte de débit.
— Hé ! dit-il à Freddie lorsque tous ses achats furent réunis dans un grand sac jaune de Conteneur-City. C’est vrai que les prix sont imbattables. Merci !
Freddie haussa les épaules.
— D’où ils viennent, ces jeans ?
Rydell regarda l’étiquette.
— Union africaine.
— Travail d’esclaves, lui dit Freddie. Tu devrais pas acheter ce genre de merde.
— Je n’y ai pas pensé. On trouve à manger, ici ?
— À la Foire aux Victuailles, ouais.
— Tu as déjà essayé ces trucs coréens au vinaigre ? Ça t’emporte la bouche, mon vieux.
— J’ai un ulcère.
Freddie était en train d’enfourner méthodiquement des cuillerées de yoghourt glacé blanc dans sa bouche, avec un manque manifeste d’enthousiasme.
— Le stress. C’est par rapport au stress, Freddie.
Ce dernier le regarda par-dessus le bord de la coupelle rose en plastique.
— Tu cherches à faire de l’esprit ?
— Non, fit Rydell. Je m’y connais en ulcères parce qu’ils disaient que mon père en avait un.
— Et alors ? Il avait un ulcère ou non ?
— Cancer de l’estomac.
Freddie fit la grimace et posa son yoghourt. Puis il remua les glaçons dans sa coupe d’Évian en carton et but une gorgée.
— Hernandez, commença-t-il. Il nous a dit que tu avais fait l’école de police, dans je ne sais plus quel bled.
— Knoxville. J’ai été flic. Mais pas pendant longtemps.
Je vois, je vois, murmura Freddie sur le ton de quelqu’un qui veut se faire apaisant, peut-être même s’attirer de la sympathie. Et tu as suivi la formation ? Jusqu’au bout ? Comme un vrai flic ?
— Ils essaient de te faire faire un peu de tout. Enquête sur les lieux du crime… Comme dans cette chambre, tout à l’heure. On voyait bien qu’ils n’avaient pas fait le truc de la Super Glu.
— Ah, bon ?
— Non. Il y a un produit chimique, dans la Super Glu, il adhère à l’eau d’une empreinte, tu saisis. Et quatre-vingt-dix-huit pour cent d’une empreinte, c’est de l’eau. Alors, ils font chauffer la Super Glu avec un bidule électrique, que tu peux brancher dans n’importe quelle prise de courant. Ils bouchent toutes les rainures des portes et des fenêtres avec des sacs-poubelles ou n’importe quoi, et ils s’en vont vingt-quatre heures en laissant le réchauffeur allumé. Ensuite, ils reviennent et purgent le local.
— Comment ils font ?
— Ils ouvrent les portes et les fenêtres. Ensuite, ils relèvent les empreintes. Mais ils n’ont rien fait du tout, dans cette chambre d’hôtel. Ça laisse une fine pellicule partout. Et une odeur particulière.
Freddie haussa les sourcils.
— Putain, tu as l’air de t’y connaître, Rydell !
— C’est surtout une question de bon sens.
Comme de ne pas aller pisser.
— Pisser ?
— Sur les lieux du crime. Ne jamais utiliser les chiottes. Ne jamais tirer la chasse. Quand on jette quelque chose dans la cuvette, tu as remarqué le mouvement de l’eau vers le haut ?
Freddie hocha gravement la tête.
— Bon, suppose que ton suspect ait tiré la chasse après avoir balancé quelque chose dans la cuvette. Mais ça ne fonctionne pas toujours comme il faut, ces trucs-là, et il est possible que quelque chose soit resté à flotter. Si tu tires la chasse une deuxième fois, c’est foutu.
— Merde fit Freddie. J’avais jamais pensé à ça.
— Question de bon sens, répéta Rydell en s’essuyant les lèvres avec une serviette en papier.
— Tu sais, je crois que M. Warbaby avait raison, pour toi.
— C’est à dire ?
— Qu’on ne t’utilise pas à la hauteur de tes capacités, en te faisant juste conduire le 4×4. Pour te dire franchement, Rydell, j’étais pas très convaincu moi-même.
Freddie s’interrompit un instant, comme s’il s’attendait à ce qu’il se vexe.
— Et alors ? demanda Rydell.
— Tu as vu l’armature sur la jambe de M. Warbaby ?
— Ouais.
— Tu as vu le pont, celui que tu m’as montré en venant ici.
— Ouais.
— Et Warbaby t’a montré la photo de cette messagère cycliste ?
— Ouais.
— D’après Warbaby, c’est elle qui a piqué le truc au gus. Et elle habite sur le pont, Rydell. C’est l’endroit le plus taré qu’on puisse trouver. Il n’y a là-bas que des anarchistes, des antéchrists, des enculés de cannibales…
— D’après ce que j’ai entendu dire, c’est surtout des SDF, fit Rydell, qui avait vu un documentaire là-dessus à Knoxville. Des gens qui essaient de survivre comme ils peuvent.
— Pas du tout, mon vieux. Les putains de SDF, ils sont dans les rues. Ceux-là, c’est les enculés du pont, des satanistes de l’enfer et toutes ces sectes de merde. Tu crois que tu pourrais y aller te promener comme ça ? Tu te mets le doigt dans l’œil, laisse-moi te dire. Ils ne laissent passer que ceux qui sont de leur monde, tu comprends ? C’est comme une secte avec des “nitiations” et toute cette putain de merde.
— Des “nitiations” ?
— Ouais. Ils ont des rites noirs de “nitiation”, affirma Freddie, laissant Rydell décider qu’il n’utilisait probablement pas le terme dans un sens racial.
— D’accord, murmura-t-il. Mais quel rapport avec l’armature sur la jambe de Warbaby ?
— C’est là qu’il s’est fait péter le genou. Il y est allé en connaissance de cause, en sachant qu’il risquait sa peau, pour récupérer son mioche. Une fille, ajouta-t-il, visiblement satisfait de son effet. Parce que ces enculés du pont, ils font toujours des choses comme ça.
— Comme quoi ? demanda Rydell en revoyant les victimes de Pooky l’Ours.
— Voler des enfants, expliqua Freddie. Et M. Warbaby et moi, on ne peut plus se montrer là-bas, Rydell, parce que ces putains d’enculés ont une dent contre nous, tu me suis ?
— Si je comprends bien, tu veux que ce soit moi qui y aille ? demanda Rydell en fourrant sa serviette en papier dans la boîte en carton huileux qui avait contenu ses deux Kim Chee WaWa.
— M. Warbaby t’expliquera tout ça, lui dit Freddie.
Ils retrouvèrent Warbaby là où ils l’avaient laissé, dans une cafétéria obscure, au plafond haut, à un endroit que Freddie appelait North Beach. Il avait de nouveau chaussé ses fameuses lunettes, et Rydell se demandait ce qu’il voyait avec.
Rydell avait apporté sa Samsonite bleue qu’il gardait dans la Patriot ainsi que le sac de Conteneur-City. Il alla aux toilettes pour se changer. Elles étaient unisexes, et il y avait une cabine de douche à l’intérieur. Personne ne devait s’en servir, car il y avait une sirène, grandeur nature, peinte sur le côté intérieur de la porte, avec un mégot écrasé planté à l’endroit du nombril, là où commençaient les écailles.
Rydell s’aperçut que son treillis était déchiré juste au cul et il se demanda depuis combien de temps il se baladait ainsi. Mais il avait dû se faire ça dans la voiture, car il n’avait rien remarqué à Conteneur-City. Il enleva sa chemise de SecurIntens, la fourra dans la poubelle, et mit l’un des tee-shirts noirs. Puis il défit les lacets de ses baskets et réfléchit au moyen de changer de pantalon, de chaussettes et de sous-vêtements sans avoir à mettre les pieds par terre, car tout était mouillé. Il l’aurait bien fait dans la cabine de douche, mais ça paraissait également mouillé. Il décida d’essayer en se tenant sur ses baskets et en s’appuyant, presque assis, sur la cuvette des chiottes. Il mit au panier tous les vêtements qu’il retira. Il se demandait combien d’argent il restait sur la carte de débit que Freddie lui avait donnée. Il termina en mettant son blouson neuf et en se lavant les mains et la figure avec le filet d’eau rubigineuse qui s’échappait du robinet. Il se coiffa et transféra le reste de ses affaires neuves dans la Samsonite, en gardant le sac vide pour y mettre plus tard son linge sale.
Il aurait eu besoin d’une douche, mais il ne savait pas quand il allait pouvoir s’en offrir une. C’était déjà pas mal d’avoir pu se changer.
Warbaby leva les yeux lorsqu’il le rejoignit à sa table.
— Freddie t’a parlé un peu du pont, Rydell ?
— Il m’a dit que les gens là-bas étaient des satanistes croqueurs de bébés.
Warbaby jeta un regard noir à Freddie.
— Un peu pittoresque comme description, peut-être, mais c’est malheureusement assez proche de la vérité. Ce n’est certes pas un endroit très accueillant, et les forces de l’ordre y mettent rarement les pieds. Tu ne risques pas d’y rencontrer nos amis Svobodov et Orlovsky. Pas au grand jour, en tout cas.
Rydell vit Freddie sur le point de s’esclaffer mais un bref coup d’œil de Warbaby suffit à faire retomber ses traits.
— Freddie m’a laissé entendre que vous aimeriez m’y envoyer, M. Warbaby, pour retrouver cette fille.
— C’est exact, fit Warbaby d’une voix grave. Nous avons bien cette intention. J’aimerais pouvoir te dire que ce n’est pas dangereux, mais je ne peux pas.
— Dangereux… à quel point, M. Warbaby ?
— Très dangereux.
— Et cette fille, elle est dangereuse, également ?
— Tout particulièrement, soupira Warbaby. Surtout dans la mesure où elle n’en a pas toujours l’air. Tu as vu ce qu’ils ont fait à cet homme.
— Mon Dieu ! s’exclama Rydell. Vous pensez que c’est cette gamine qui lui a fait ça ?
— Ils sont terribles, murmura-t-il. Il n’y a pas de limite aux atrocités que ces gens-là sont capables de commettre.
Quand ils descendirent de voiture, il s’aperçut qu’il s’était garé sous cette fameuse fresque représentant J.D. Shapely en blouson de cuir noir, sans chemise, montant au ciel accompagné d’une douzaine d’anges particulièrement suaves avec leurs longs cheveux blonds de rockers. Il y avait des rubans entortillés, d’un bleu fluo, représentant l’ADN ou quelque chose comme ça, qui sortaient de son ventre pour attaquer ce que Rydell supposait être un virus du sida, mais qui ressemblait davantage à une station spatiale rouillée hérissée de bras mécaniques menaçants.
Il se fit la réflexion qu’il n’aurait pas aimé être dans la peau de ce mec, qu’il aurait préféré être dans celle de n’importe quel tordu plutôt que dans la sienne, mais que le plus dérangeant aurait été de mourir comme lui et de se voir ensuite sur cette fresque à la con.
IL VIT DÉSORMAIS EN NOUS, disait la légende de la fresque en lettre de trente centimètres, ET NOUS VIVONS GRÂCE À LUI.
Ce qui était techniquement exact. Rydell avait une marque de vaccination pour le prouver.