21 Les dissidents cognitifs

Rydell était indécis au sujet du pont et de tout ce que Freddie lui avait raconté dessus à la Foire aux Victuailles et sur le chemin du retour, à North Beach. Il ne cessait de penser à ce documentaire qu’il avait vu à Knoxville, où il n’avait jamais été question, il en était presque sûr, de cannibales ou de sectes. Sans doute Freddie voulait-il lui faire croire des choses, parce que c’était lui, Rydell, qui avait été choisi pour partir à la recherche de cette fille, Chevette Washington.

Et maintenant, il était pour de bon sur le pont en train de regarder les gens mettre leurs affaires à l’abri du mauvais temps. Ce n’était pas du tout comme ce que Freddie lui avait décrit. Cela ressemblait à une foire, plutôt. Une foire en plein air, mais étagée en hauteur, avec de drôles de petites baraques perchées dans les câbles et même des roulottes collées avec de grosses boules de matière adhésive, comme des criquets dans une toile d’araignée. On pouvait monter et descendre, entre les deux chaussées d’origine, par des ouvertures pratiquées dans le tablier supérieur, avec des escaliers et des échelles de toutes sortes, en bois ou en acier soudé. Il y avait même, à un endroit, une vieille passerelle d’aéroport, avec des pneus à plat.

Sur le tablier inférieur, une fois qu’on avait dépassé les charrettes de nourriture, il y avait surtout des gargotes où l’on servait à boire. Rydell n’en avait jamais vu d’aussi petites. Certaines n’avaient que quatre tabourets derrière un comptoir, et pas même une porte, rien qu’un volet roulant qu’on pouvait abaisser et verrouiller.

Rien de tout cela n’obéissait à la moindre planification visible. Ce n’était pas comme dans les centres commerciaux, où l’on installe une échoppe dans un recoin en attendant de voir si ça va marcher. Cet endroit avait poussé tout seul, élément par élément, jusqu’à ce que tout l’espace disponible soit utilisé, sans qu’il y en ait deux qui se ressemblent. Même les matériaux étaient différents. Et aucun ne semblait affecté à l’usage pour lequel ils étaient conçus. Il passa devant des boxes dont la façade était faite de formica turquoise, de brique factice ou de fragments de carrelages assemblés en mosaïques florales ou solaires. À un endroit, déjà barricadé contre la tempête, c’était des cartes vertes de circuits imprimés, dépouillées de leurs composants qui constituaient le revêtement extérieur.

Il se prit à sourire en voyant tout cela. Les gens ne lui accordaient aucune attention, anthropophage ou autre. Ils semblaient aussi disparates que les matériaux de construction qu’ils utilisaient. Tous les âges, toutes les races et toutes les couleurs étaient représentés. Tous couraient se mettre à l’abri de la tempête qui menaçait de plus en plus. Les rafales se firent plus violentes tandis qu’il se frayait un chemin au milieu des charrettes et des vieilles qui traînaient des malles en osier. Un jeune garçon qui titubait, portant dans ses bras un gros extincteur rouge presque plus gros que lui, se retrouva dans ses jambes. Rydell n’avait jamais vu un enfant avec autant de tatouages. Le gamin lui dit quelques mots dans une langue inconnue, puis disparut.

Rydell s’arrêta pour sortir de sa poche le plan de Warbaby. Il indiquait où habitait cette fille et comment accéder à son logement : tout en haut de ce foutu truc, dans une baraque accolée au sommet de l’un des pylônes qui soutenaient les câbles. Warbaby avait une superbe écriture d’une grande élégance, et il avait dessiné le plan à l’arrière de la Patriot, avec des légendes détaillées. Ici un escalier, là une passerelle, puis une espèce d’ascenseur oblique.

Ça n’allait pas être de la tarte, de trouver ce foutu escalier. Maintenant qu’il était sur place, il voyait qu’il y en avait partout, qui grimpaient entre les boxes et entre les gargotes, de manière complètement anarchique. Ils menaient probablement aux mêmes types de cagibis, mais rien ne garantissait qu’ils communiquaient entre eux.

Soudain épuisé, il aurait bien voulu savoir où il allait dormir et à quoi servait tout ce cirque qu’il était en train de faire. Dans quel merdier Hernandez l’avait-il fourré ?

C’est alors que la pluie le frappa de plein fouet, sa force décuplée par le vent, et que les gens du coin se mirent sérieusement à l’abri, le laissant se tapir dans un recoin formé par deux distributeurs automatiques japonais datant d’un autre siècle. Leur structure extérieure, si on pouvait l’appeler ainsi, laissait passer pas mal de pluie, mais ils étaient suffisamment hauts et massifs pour freiner efficacement les rafales de vent. Tout se mit à vibrer et à craquer autour de lui, un peu comme une bête blessée qui gémissait, et les lumières commencèrent à s’éteindre une par une.

Il y eut une gerbe d’étincelles bleues, et un câble s’abattit sur l’enchevêtrement insensé. Quelqu’un hurla, mais le vent emporta les mots. Baissant les yeux, il vit l’eau qui montait autour de ses baskets noires. Mauvais, ça, se dit-il. Les pieds dans l’eau et le courant alternatif.

Il y avait un étal de fruits à côté de l’un des distributeurs, bricolé avec des planches de récupération, comme un chalet d’enfant. Mais il y avait une espèce d’étagère dessous, à une hauteur de quinze centimètres environ, et le bois semblait sec. Il se glissa là, les pieds au-dessus de l’eau. Cela sentait la mandarine pourrie, mais c’était presque sec, et le distributeur arrêtait la plus grande partie du vent.

Il remonta la glissière de son blouson le plus haut possible, serra les poings dans ses poches et pensa à un bon bain chaud et un lit sec. Il se vit sur son futon de Futon Mouth, à Mar Vista, et se sentit soudain en proie à une sacrée nostalgie. Bon Dieu, se dit-il, bientôt je vais me mettre à regretter ces foutues fleurs adhésives.

Un auvent de toile s’écroula. Ses montants de bois claquaient comme des cure-dents tandis qu’il déversait des dizaines de litres d’eau de pluie. Il aperçut alors la fille, Chevette Washington, en plein milieu, comme une apparition, comme dans un rêve, à moins de six mètres de lui.


Rydell avait eu cette copine, plus ou moins, en Floride, lorsque son père était parti s’installer là-bas, juste avant qu’il tombe malade. Elle s’appelait Claudia Marsalis. Elle était de Boston, et sa mère avait mis sa caravane dans le même parc que le père de Rydell, près de Tampa Bay. Rydell était alors en première année à l’académie de police, mais il avait des congés, et son père connaissait une combine pour se procurer des billets d’avion à tarif réduit.

Rydell allait souvent là-bas quand il était en vacances, et quelquefois ils faisaient une virée avec Claudia Marsalis dans la Lincoln 94 de sa mère. Claudia disait qu’elle était rouge cerise à l’origine, mais que le sel l’avait attaquée. Naturellement, là-haut, à Boston, elle ne s’en servait presque jamais sur les routes, l’été, de peur que les produits chimiques ne la bouffent complètement. Elle avait une plaque spéciale, bleu et blanc, avec MASS. HÉRITAGE écrit dessus, parce que c’était un article de collection. Les plaques étaient anciennes, en métal embouti, et elles ne s’éclairaient pas de l’intérieur.

Ce n’était pas commode, ce secteur de Tampa avec tous les panneaux des rues criblés d’impacts par les gens qui s’entraînaient au tir la nuit ou voulaient essayer leurs nouveaux fusils de chasse. Ceux-ci ne manquaient pas dans le coin. On en voyait à l’intérieur de tous les camions et de la plupart des 4×4. Souvent, il y avait aussi un ou deux gros chiens. Claudia le bassinait tout le temps avec ça, avec ces Floridiens, leurs 4×4, leurs chapeaux de cowboys et leurs gros chiens. Il essayait de lui expliquer qu’il n’était pas comme ça, qu’il venait de Knoxville, et que là-bas les gens ne se baladaient pas partout avec des fusils et ne faisaient pas des cartons sur les panneaux de signalisation, surtout quand il y avait des flics pour les en empêcher. Mais Claudia faisait partie de ses personnes qui sont persuadées que tout ce qu’il y a au sud de Washington D.C., c’est du pareil au même, à moins qu’elle n’ait fait exprès de la taquiner.

La nuit, il y avait dans l’air un lourd parfum de sel, de marécages et de magnolias, et ils faisaient un tour dans la Lincoln, avec les vitres baissées et la radio à pleins tubes. Quand il faisait vraiment noir, on voyait les lumières des bateaux et des gros porteurs qui traversaient le ciel comme des soucoupes volantes au ralenti. Parfois, ils se payaient une petite partie de trampoline sur le siège arrière, mais Claudia disait que le climat de Floride faisait trop transpirer, et Rydell avait tendance à être d’accord. C’était juste qu’ils étaient là tous les deux, seuls, et qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire.

Une nuit, alors qu’ils écoutaient une station locale de Géorgie, on passa : Me and Jesu’ll Whup Your Heathen Ass[6] C’était un morceau hard métal du Culte de la Pentecôte, sur l’avortement, les ayatollahs et tout le reste. C’était la première fois que Claudia l’entendait, et elle faillit pisser de rire dans sa culotte. Elle trouvait ça pas possible. Quand elle eut retrouvé son calme et essuyé ses larmes, elle demanda à Rydell pourquoi il tenait tant à être flic. Cette question le mit mal à l’aise, parce qu’il avait l’impression qu’elle trouvait sa vocation aussi ridicule que ce morceau à la con qu’ils venaient d’écouter, mais aussi parce qu’il n’avait jamais vraiment pris le temps d’y penser.

La vérité, c’était que l’émission qu’il regardait toujours avec son père, Flics en peine, y était sans doute pour beaucoup. C’était une émission qui vous enseignait le respect. On y voyait à quelles sortes de problèmes la police avait à se heurter. Pas seulement la merde de tous les jours dans l’exercice de ses fonctions, mais la merde légale, celle des juges et des avocats et de tout le reste. S’il disait à Claudia que c’était à cause d’une émission de télé, elle allait éclater de rire comme tout à l’heure. Après avoir réfléchi un peu, il lui expliqua donc que c’était parce qu’il aimait l’idée de pouvoir venir en aide aux gens quand ils en avaient vraiment besoin. Mais elle le regarda dans les yeux en demandant :

— Tu ne plaisantes pas, Berry ? C’est vraiment ce que tu as dans la tête ?

— Bien sûr. Pourquoi pas ?

— Mais, mon pauvre Berry, quand tu seras flic, les gens n’arrêteront pas de mentir. Pour eux, tu seras l’ennemi. Ils ne te parleront vraiment que quand ils seront dans la merde.

Tout en conduisant, il lui lança un regard de côté.

— Comment ça se fait que tu saches tant de choses là-dessus ?

— Parce que c’est ce que fait mon père, dit-elle.

Fin de conversation. Plus jamais elle ne lui reparla de ça.

Mais il y avait beaucoup repensé, au volant de Gunhead, quand il travaillait pour SecurIntens, parce que c’était comme s’il était flic tout en ne l’étant pas. Les gens à qui il venait en aide s’en foutaient complètement, à tel point qu’ils ne cherchaient même pas à lui mentir, parce que c’étaient eux qui payaient la facture.

Et il était là, maintenant, sur ce pont, en train de sortir de dessous son étal pour suivre une fille dont Warbaby et Freddie – à qui Rydell venait de décider qu’il ne faisait pas plus confiance qu’au trou du cul d’un rat – voulaient lui faire croire qu’elle avait découpé en morceau cet Allemand, ou quelque chose comme ça, dans sa chambre d’hôtel. Et aussi qu’elle lui avait taxé des lunettes que lui Rydell, était censé récupérer, un machin du même genre que celui qu’utilisait Warbaby. Seulement, il y avait quelque chose qui ne collait pas. Si elle avait piqué les lunettes au mec, pourquoi serait-elle retournée le tuer plus tard ? La vraie question, c’était : Quel rapport avait tout cela avec le reste, ou même avec l’émission qu’il regardait tout le temps en compagnie de son père ? La seule réponse, pensait-il, c’était que, comme tout le monde, il avait besoin de gagner sa croûte.

Des ruisseaux de pluie se déversaient de différents points de l’assemblage en mikado au-dessus de sa tête. Il y eut un éclair rose, comme de la foudre, en bas du pont. Il crut la voir balancer quelque chose par-dessus le garde-fou, mais s’il s’arrêtait pour voir ce que c’était, il risquait de la perdre. Elle avançait rapidement, à présent, évitant les cascades.

Les filatures dans la rue, ce n’était pas une chose dont on parlait beaucoup à l’académie, à moins qu’on ne fasse preuve dès le départ de telles aptitudes pour le travail de détective qu’on vous orientait pour devenir inspecteur de la brigade criminelle. Mais Rydell avait quand même acheté le manuel. L’ennui, c’était qu’il savait, grâce à ça, qu’on ne pouvait pas mener une filature tout seul, qu’il fallait être au moins deux, avec un moyen de communication et un minimum de gens dans la rue si l’on voulait avoir une chance de passer inaperçu. Dans l’état actuel des choses, tout ce qu’il pouvait espérer, c’était se cacher derrière elle sans la perdre de vue.

Il l’avait reconnue surtout grâce à sa coiffure, cette drôle de queue-de-cheval dressée derrière la tête à la manière des lutteurs sumo. Elle n’était pas grosse, pourtant. Ses jambes, sous son blouson de cuir qui semblait avoir séjourné deux ans dans un grenier, accroché à un clou, montraient qu’elle faisait beaucoup d’exercice. Elles étaient couvertes d’une matière noire luisante qui ressemblait aux maillots micropores vendus par Kevin à Monte-moi dessus et qui rentrait dans des espèces de bottines noires ou de chaussures à talon renforcé.

Concentrant toute son attention sur elle, s’appliquant à rester hors de vue pour le cas où elle se retournerait subitement, il trouva le moyen de marcher sous une cataracte. L’eau lui entra dans le cou. Au même moment, il entendit une voix qui criait :

— Chev, c’est toi ?

Il se baissa, posant un genou au milieu d’une flaque, derrière une pile de vieilles planches de récupération auxquelles adhérait du plâtre mouillé. Identité confirmée.

La cataracte, derrière lui, faisait trop de boucan pour qu’il entende ce qu’ils disaient, mais il les voyait parfaitement. Un jeune avec un blouson de cuir noir beaucoup moins usé que celui de la fille, et quelqu’un d’autre, tout en noir, avec une capuche relevée. Ils étaient assis sur une glacière, ou quelque chose comme ça, et celui qui portait le blouson avait une cigarette à la bouche et une sorte de crête au sommet de la tête. Un bon plan, avec toute l’eau qui tombait. La cigarette décrivit un arc de cercle et s’éteignit sous la pluie. Le type descendit de son siège et sembla échanger quelques mots avec la fille. Celui avec la capuche descendit aussi, en se déplaçant comme une araignée. C’était un sweat qu’il portait, constata Rydell, avec des manches qui dépassaient ses mains de quinze bons centimètres. Il ressemblait à une ombre molle comme celles que Rydell avait vues un jour dans un vieux film, où il fallait leur courir après pour les recoudre aux gens. Sublett aurait sans doute pu lui dire le titre immédiatement.

Il faisait des efforts désespérés pour ne pas bouger, le genou au milieu de la flaque, jusqu’à ce que ce soient eux qui bougent, les deux garçons encadrant la fille et l’ombre derrière eux, qui se retournait pour voir s’il n’y avait personne derrière. Rydell distingua un coin de visage blanc et une paire d’yeux à l’éclat dur et méfiant.

Il compta jusqu’à trois, puis les suivit.

Il était incapable de dire quelle distance ils avaient parcourue lorsqu’ils disparurent, lui sembla-t-il, d’un seul coup. Il essuya l’eau qui ruisselait sur ses yeux et s’efforça de comprendre ce qui s’était passé. Il s’aperçut qu’ils étaient descendus par un escalier pratiqué dans le tablier inférieur, ce qui était nouveau. Il entendit, en se rapprochant, de la musique qui montait. Et il vit une lueur bleutée qui venait d’une petite enseigne au néon proclamant en lettres bleues majuscules : DISSIDENTS COGNITIFS.

Il demeura là, hésitant quelques secondes, tandis que l’eau de pluie grésillait sur le transfo du néon. Puis il descendit les marches.

Elles étaient en contre-plaqué, avec des languettes antidérapantes genre papier de verre, mais cela ne l’empêcha pas de glisser, au risque de se casser la figure. Lorsqu’il arriva à la moitié de l’escalier, il sentit l’odeur de la bière et de plusieurs qualités de fumées.

Il faisait chaud à l’intérieur. C’était comme s’il entrait dans un bain turc. Et l’endroit était bondé. Quelqu’un lui jeta une serviette. Elle était lourde d’humidité, et claqua contre sa poitrine. Il s’en frotta cependant les cheveux et le visage, puis la relança dans la direction d’où elle venait. Un rire de femme éclata. Il se fraya un chemin jusqu’au bar et trouva une place à une extrémité du comptoir. Il chercha dans ses poches mouillées quelques pièces de cinq, qu’il fit claquer sur le comptoir.

— Une bière, demanda-t-il.

Il ne leva pas les yeux lorsque quelqu’un déposa une canette devant lui et fit disparaître les pièces. C’était une de ces marques japonaises, brassées en Amérique, que les gens n’appréciaient pas tellement dans des endroits comme Tampa. Fermant les yeux, il but la moitié d’un trait. Lorsqu’il les rouvrit pour poser la bière, quelqu’un, à côté de lui, demanda :

— La culbute ?

Il se tourna pour voir un personnage au menton effacé, aux lunettes roses étroites, aux lèvres fines et roses et aux cheveux blond-roux dégarnis sur le front, coiffés en arrière et luisants, d’une manière que l’humidité ambiante ne pouvait expliquer à elle seule.

— Pardon ? demanda Rydell.

— J’ai dit : « La culbute ? »

— J’avais entendu, fit Rydell.

— Et alors ? Ça vous intéresse ou pas ?

— Écoutez, mon vieux. Pour le moment, la seule chose qui m’intéresse, c’est cette bière, d’accord ?

— Votre téléphone, expliqua l’homme aux lèvres roses. Ou bien votre fax. Culbute garantie en un mois. Trente jours, ou bien les trente suivants gratis. Durée illimitée pour l’intérieur. Si vous voulez l’étranger, c’est possible aussi, mais ce sera trois cents pour la culbute de base.

Tout cela d’un seul trait, sur le même ton, qui rappelait à Rydell le genre de voix synthétique que l’on trouvait dans les jouets très bas de gamme.

— Une seconde, dit-il.

L’homme battit des paupières à plusieurs reprises derrière ses lunettes roses.

— Vous parlez d’un truc sur les téléphones de poche, pour ne pas payer la facture, c’est bien ça ?

L’autre se contenta de le regarder placidement.

— Merci, fit vivement Rydell. J’apprécie votre offre, mais je n’ai pas de téléphone sur moi. Si j’en avais, je serais heureux de m’arranger avec vous.

L’autre le regardait toujours sans ciller.

— Je croyais vous avoir déjà vu… Peu probable.

— Non, expliqua Rydell. Je suis de Knoxville. De passage. J’ai juste voulu échapper à la pluie.

Il décida qu’il était temps de se retourner pour balayer les lieux du regard. Les miroirs derrière le comptoir étaient trop embués. L’eau dégoulinait sur eux. Il s’adossa au comptoir et vit soudain cette Japonaise, celle qu’il avait aperçue, une fois dans les collines autour de Hollywood, quand il patrouillait avec Sublett. Elle se tenait sur une petite scène, toute nue, ses longs cheveux bouclés lui tombant à la taille. Il s’entendit pousser un grognement plaintif.

— Hé ! lui dit l’homme. Hé…

Rydell s’ébroua, machinalement, comme un chien mouillé, mais elle était toujours là.

— Hé ! On peut s’arranger pour le crédit. (De nouveau cette vois monotone.) Vous avez des ennuis ? Vous voulez voir ce qu’ils ont sur vous ? Sur n’importe qui, si vous avez les numéros…

— Attendez, lui dit Rydell. Cette femme, là-bas. C’est qui ?

Les lunettes roses se penchèrent en avant.

— C’est qui ? répéta Rydell.

— C’est un hologramme, soupira l’homme d’une voix totalement différente.

Il s’éloigna.

— Chapeau, lui dit le barman, derrière lui. Vous venez de battre un record en vous débarrassant si vite d’Eddie la Crotte. La maison vous paie une tournée, mon vieux.

C’était un noir aux cheveux ornés de petites boules de cuivre. Il souriait à Rydell.

— On l’appelle comme ça parce que c’est tout ce qu’il vaut, pas plus. Il vous branche votre téléphone sur un boîtier vide, sans batterie, il appuie sur un ou deux boutons, fait quelques gestes entendus, vous embrouille et se casse avec votre fric. C’est Eddie tout craché, ça.

Il décapsula une canette et la posa à côté de la première.

Rydell regarda de nouveau la Japonaise. Elle n’avait pas bougé.

— J’ai voulu m’abriter de la pluie, fut tout ce qu’il trouva à dire.

— Vous avez bien choisi votre soir, fit le barman.

— Cette femme, là-bas…

— C’est la danseuse de Josie. Regardez bien. Elle va se mettre à danser dans une minute, dès qu’il y aura un morceau qu’elle aime.

— Josie ?

Le barman pointa l’index. Rydell suivit la direction de son doigt et vit une femme très grosse, dans un fauteuil roulant. Ses cheveux avaient la couleur et la texture d’une pelote de laine d’acier rugueuse. Elle portait une salopette bleue à bavette, toute neuve, et un sweat blanc XXL. Ses deux mains étaient cachées sous quelque chose qui était posé sur ses cuisses comme un manchon de plastique lisse et gris. Ses paupières étaient closes et son visage n’avait pas la moindre expression. Il n’aurait pas pu affirmer qu’elle ne dormait pas.

— Un hologramme ?

La Japonaise n’avait pas bougé d’un millimètre. Rydell se souvint de ce qu’il avait vu cette nuit-là. Des cornes d’argent et un pubis rasé en forme de point d’exclamation. Celle-ci n’avait aucune des deux caractéristiques, mais c’était bien elle. Il était prêt à le jurer.

— Josie est toujours en train de projeter, expliqua le barman comme si c’était une chose contre laquelle personne ne pouvait rien.

— Avec ce truc qu’elle a sur les genoux ?

— Ça, c’est l’interface. Le projo est là-bas. (Il montra un endroit.) Au-dessus de la plaque NEC. Rydell aperçut un petit bidule noir fixé au sommet de la vieille plaque publicitaire illuminée. Cela ressemblait à une caméra ancien modèle, à fonctionnement optique. Il ignorait si NEC était une marque de bière ou autre chose. Tout le mur était tapissé de plaques du même genre. Il reconnut quelques noms. Il décida qu’il s’agissait plutôt de vieilles compagnies d’électronique.

Il regarda de nouveau le bidule, puis la grosse femme dans son fauteuil roulant. Il se sentit soudain très triste, et en même temps furieux, comme s’il avait perdu quelque chose.

— N’importe comment, j’ai été sûr, dit-il, pour lui tout seul.

— On s’y tromperait, fit le barman.

En imagination, Rydell vit quelqu’un qui se cachait dans les buissons au bord de la route, dans la vallée, et qui attendait qu’une voiture passe. Comme quand il jouait, gamin, avec ses copains, à jeter de vieilles boîtes de conserve sous les roues de bagnoles, dans Jefferson Street. Ça faisait le même bruit que s’ils avaient perdu un enjoliveur. Ils s’arrêtaient et descendaient faire le tour de leur caisse en secouant la tête. Ce qu’il avait vu, c’était à peu près la même chose. Quelqu’un qui s’amusait avec un jouet coûteux.

— Merde, fit-il.

Il venait de se rappeler qu’il était là pour chercher Chevette Washington dans toute cette foule ? Il ne percevait plus l’odeur de bière ni la fumée. C’était davantage celle des vêtements mouillés, sans compter les odeurs corporelles. Il repéra Chevette avec ces deux copains, serrés autour d’une minuscule table ronde dans un coin. La capuche du sweat était maintenant baissée, laissant voir une tête blanche couverte d’un duvet en brosse, avec une espèce d’oiseau ou de chauve-souris en tatouage sur le côté, à l’endroit où les cheveux auraient dû pousser. C’était le genre de tatouage qu’on faisait à la main et non sur une table dirigée par ordinateur. Tête-Chauve avait le visage dur, de profil, et il ne disait rien. Chevette Washington était en train de raconter quelque chose à l’autre, et elle n’avait pas l’air de rigoler.

La musique changea. On entendit des tambours, des milliers, comme s’ils étaient derrière les murs, avec des vagues de bruits bizarres qui déferlaient, refluaient, redéferlaient, à base de cris de femmes qui piaillaient comme des oiseaux, d’une manière pas naturelle. Les voix se modulaient comme des sirènes sur l’autoroute, et les tambours, quand on prêtait l’oreille, étaient en réalité de petits bruits multipliés à l’infini, qui n’avaient rien à voir avec des tambours.

La Japonaise – un hologramme, se rappela Rydell – leva les bras et se mit à danser, avec des arrondis et sans lever les pieds, en suivant non pas le rythme des tambours mais celui des vagues qui déferlaient. Lorsque Rydell se força à détacher son regard du spectacle pour voir ce que faisait la grosse femme, il vit qu’elle remuait les mains sous son manchon de plastique.

Personne, à part Rydell et elle, ne semblait s’intéresser à la danseuse. Rydell était penché sur le comptoir, et il se demandait ce qu’il fallait qu’il fasse maintenant ?

Les instructions de Warbaby étaient précises. Il devait ramener les lunettes et la fille, ou bien les lunettes seulement, ou bien, en troisième, la fille seulement. C’était au moins la fille.

La musique de Josie s’estompa une dernière fois et la danse cessa. Il y eut quelques applaudissements venant d’un couple imbibé à une table. Josie hocha la tête comme pour remercier.

Le plus terrible, se disait Rydell, c’était que Josie, coincée dans son fauteuil roulant, n’était pas très forte pour faire danser cette chose. Cela lui rappelait un aveugle, dans le parc public de Knoxville, qui grattait toute la journée sa vieille guitare National dont il ne tirait que des accords de merde. Il jouait continuellement et il ne faisait jamais aucun progrès. Rydell avait toujours trouvé ça injuste.

Une table se libéra, non loin de celle où était assise Chevette Washington, et Rydell se précipita pour la prendre, avec la bouteille de bière qu’il avait gagnée pour s’être débarrassé d’Eddie la Crotte. Ce n’était pas encore assez près pour entendre ce qu’ils disaient, mais il pouvait toujours essayer de tendre l’oreille. Il chercha un moyen d’engager la conversation, mais il n’avait pas beaucoup d’espoir. Il ne se sentait pas particulièrement déplacé ici. La plupart des clients ne semblaient pas être des habitués. Ils avaient dû entrer là, comme lui, pour échapper à la pluie. Mais il n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être cet endroit. Il ne savait même pas ce que “Dissidents Cognitifs” voulait dire. De plus, la discussion entre Chevette et l’autre semblait s’envenimer.

C’était son mec, se disait-il. Quelque chose, dans son langage corporel, suggérait la petite amie dépitée. Et lui semblait faire des efforts pour montrer à quel point il ne s’intéressait plus à ça, ce qui indiquait qu’il était probablement son ex.

Tout cela prit abruptement fin tandis que toutes les conversations s’arrêtaient en même temps. Levant la tête, Rydell vit le lieutenant Orlovsky, le flic à la tête de vampire de la brigade des Homicides de San Francisco, apparaître au bas de l’escalier avec son London Fog, une espèce de chapeau mou en plastique couleur chair sur la tête, et ses demi-verres rectangulaires qui lui donnaient un regard sinistre. Il se tenait planté là, avec l’eau qui dégoulinait sur sa gabardine noircie par la pluie et qui formait de petites mares autour de ses chaussures à bout retourné pendant qu’il défaisait les boutons d’une main. Il avait toujours son gilet pare-balles en dessous, et sa main se posa sur la crosse profilée, moulée par injection, couleur kaki, de son H & K à culasse mobile. Rydell chercha le porte-badge au bout d’une cordelette en nylon qu’il aurait dû avoir autour du cou, mais ne vit rien.

Toute la salle avait les yeux fixés sur Orlovsky.

Celui-ci jeta à l’assistance un regard circulaire par-dessus ses demi-verres rectangulaires, en prenant son temps. C’était son regard de flic à deux mille volts. La musique, un truc high-tech étrange et vide, qui sonnait comme une canonnade dans une chambre d’échos, commença à prendre une signification différente.

Rydell vit Josie qui regardait le Russe avec une expression impossible à interpréter.

Repérant Chevette Washington dans son coin, Orlovsky s’avança jusqu’à sa table en prenant son temps et en forçant le reste de la salle à le prendre aussi. Il avait toujours la main sur sa crosse.

On aurait dit que le Russe s’apprêtait à pointer son arme et à faire un carton sur la fille. C’était vraiment l’impression qu’il donnait. Mais quel flic aurait agi ainsi ?

Orlovsky s’arrêta devant la table, à bonne distance, hors de portée de ses occupants mais assez près pour utiliser éventuellement son arme.

Rydell constata, non sans une certaine satisfaction, que l’ex était prêt à faire dans son froc. Tête-Chauve semblait moulé dans du plastique. Les mains à plat sur la table. Rydell aperçut un téléphone de poche entre ses doigts figés.

Orlovsky paralysa la fille de son regard électrique à pleine puissance. Son visage ridé, gris sous la lumière artificielle, n’esquissa pas le moindre sourire quand il souleva son chapeau mou en plastique de quelques millimètres entre deux doigts, en commandant :

— Levez-vous.

Chevette se mit debout, tremblante. La chaise branlante sur laquelle elle était assise tomba à la renverse derrière elle.

— À l’extérieur.

Le bord du chapeau mou indiqua l’escalier. La main velue d’Orlovsky couvrait la crosse du H & K.

Rydell entendit ses propres genoux craquer sous la tension. Il était penché en avant, agrippant les bords de sa table. Ses doigts sentaient de vieilles boules de chewing-gum durcies collées en dessous.

Les lumières s’éteignirent.


Plus tard, beaucoup plus tard, lorsqu’il avait essayé d’expliquer à Sublett ce qui s’était passé quand Josie avait lancé son hologramme sur Orlovsky, Rydell avait pris comme analogie les effets spéciaux, à la fin des Aventuriers de l’arche perdue, lorsque ces espèces d’anges jaillissent du coffre pour attaquer les nazis.

Pour lui, sur le moment, tout était arrivé en même temps. Quand les lumières s’étaient éteintes, même les plaques publicitaires, sur le mur étaient devenues noires, et Rydell avait repoussé sa table, machinalement, pour se ruer vers l’endroit où Chevette se tenait. Mais une grosse boule lumineuse s’était formée, à partir d’un point issu de la partie supérieure de la plaque NEC. Cela avait la couleur de la peau de l’hologramme, entre miel et ivoire, tacheté du noir des yeux et des cheveux, comme un accéléré d’une carte météo par satellite. Tout autour du Russe, une sphère d’un mètre de diamètre tournoyait, à hauteur de sa tête et de ses épaules. Ses yeux et sa bouche, celle-ci ouverte pour pousser un hurlement silencieux, étaient déformés, agrandis. Chaque œil, durant une fraction de seconde, prit les dimensions de la sphère totale, de même que les dents blanches et démesurément longues.

Orlovsky essayait frénétiquement de repousser la sphère, et cela l’empêcha, durant un bref instant, de pointer son arme.

Mais cela donna également assez de lumière à Rydell pour qu’il s’assure qu’il tenait bien la fille et non l’ex. Il l’avait happée au passage par un poignet, oubliant tout ce qu’il avait appris sur l’usage des menottes ou autres moyens d’immobilisation, et il courait, du mieux qu’il pouvait, vers l’escalier.

Orlovsky hurla quelque chose, mais ce devait être du russe.

Son oncle, celui qui était parti faire le mercenaire en Afrique, disait toujours que la manière dont une belle nana remuait le cul en marchant, ça lui rappelait deux bébés lynx à l’intérieur d’un sac en jute. C’est cette expression qui lui vint à l’esprit tandis qu’il grimpait les marches à toute vitesse avec Chevette, propulsée devant lui comme un gros paquet de bonbons. Mais cela n’avait rien de particulièrement sexy.

Il avait de la chance qu’elle ne lui ait pas encore crevé un œil ou enfoncé une côte.

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