Le mardi, ça n’allait pas très fort. Elle n’arrivait pas à déprojer ni à se concentrer. Bunny Malatesta, le dispatcher, le sentait, et sa voix résonna dans son oreille.
— Ne le prends pas mal, Chev, mais t’aurais pas tes ragnagnas ou quelque chose comme ça ?
— Va te faire voir, Bunny.
— Hé, je voulais seulement dire que tu ne pètes pas le feu comme d’habitude, aujourd’hui, c’est tout.
— Donne-moi un carton.
— 655 Mo, quinzième, réception.
Elle prit livraison, porta l’objet au 555 Cali, cinquante et unième étage, fit signer son carton et redescendit en ville. La journée virait au gris après la fausse promesse du petit matin.
— 456 Montgomery, trente-troisième, réception, entrée de service.
Une pause, la main dans la boucle de reconnaissance de sa bécane.
— Comment ça se fait ?
— Ils disent que les messagers font des graffiti dans les ascenseurs. Tu passes par l’entrée de service ou ils te jettent, et c’est la fin de ton contrat avec Allied.
Elle se souvint d’avoir vu l’emblème de Ringer gravé dans la plaque d’inspection de l’un des ascenseurs du hall du 456. Foutu Ringer. Il avait tagué plus d’ascenseurs que n’importe qui dans l’histoire. Il portait sur lui une véritable trousse à outils pour faire ça.
456 l’envoya à 1 C avec un carton plus grand que ce qu’elle était censée accepter, mais à quoi servaient les porte-bagages et les sandows autrement ? Et pourquoi faire travailler les cages à roulettes ? Bunny l’appela en chemin et lui fila le 50 Beale, la cafétéria du premier étage. Elle était sûre que c’était un sac à main, enveloppé dans un sachet en plastique de la cuisine, et son intuition avait raison. Cuir marron, imitation lézard, glands verts dépassant aux coins du sachet. Elles oubliaient leur sac, elles se rappelaient tout à coup et elles appelaient pour demander à la direction d’envoyer le sac par coursier. En général, ce dernier récoltait un bon pourboire. Ringer et certains autres ouvraient généralement le sac pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Quelquefois, ils trouvaient de la dope. Mais elle se refusait à faire ça. Elle songea aux lunettes…
Elle n’avait pas pu avoir de circuit complet aujourd’hui. Il n’y avait pas de système de routage organisé chez Allied, mais cela pouvait se produire par hasard. On prenait un paquet ici, on le livrait là, et on rapportait autre chose au point de départ. Mais c’était rare. Quand on travaillait chez Allied, on pédalait plus dur. Son record, c’était six cartons en une journée. Comme d’en faire quarante pour une autre compagnie.
Elle rapporta le sac dans Fulton Street, au temple maçonnique. On lui laissa deux billets de cinq après vérification du contenu par la propriétaire du sac.
— En principe, le restaurant aurait dû le remettre aux flics, déclara Chevette. Nous n’aimons pas prendre ce genre de responsabilité.
La bonne femme demeura impassible. Ce devait être une secrétaire ou quelque chose comme ça. Chevette empocha les deux billets de cinq.
— 298, Alabama, lui dit Bunny comme s’il lui offrait des perles dans un écrin de velours. Ça va te faire les cuisses.
Elle allait se casser le cul à aller jusque là-bas, pour prendre quelque chose qu’il faudrait livrer ensuite. Aujourd’hui, elle ne se sentait pas d’attaque.
Ces putains de lunettes de merde.
— Pour des raisons tactiques, déclara la blonde, nous ne préconisons pas actuellement l’usage de la violence ou de la sorcellerie contre les individus.
— Chevette venait de rentrer d’Alabama Street, son dernier carton de la journée. La fille, sur le petit écran plat CNN accroché au-dessus de la porte du cagibi de Bunny, avait sur la figure un tissu noir et élastique avec trois trous en triangle. Des lettres bleues, en bas de l’écran, indiquaient : FIONA X, PORTE-PAROLE DU FRONT DE LIBÉRATION DE L’ÎLE DU SUD.
Le couloir éclairé par des néons crus qui menait chez Allied Messengers sentait le polystyrène surchauffé, les imprimantes laser, les chaussures de sport abandonnées et les vieux sacs à sandwiches. Ces derniers la faisaient penser à ce sous-sol glacial de la crèche dans l’Oregon, avec ses étroites fenêtres hautes laissant à peine filtrer la lumière anémiée de l’hiver. Mais la porte donnant sur la rue s’ouvrit bruyamment derrière elle ; une paire de baskets crottées à néons tailles 45 descendit lourdement les marches, et Samuel Saladin DuPree, les joues maculées de virgules grises de poussière de la route, se pencha sur elle avec un grand sourire.
— Ça va comme tu veux, Sammy Sal ? demanda-t-elle.
Sans conteste le plus beau spectacle que l’on pût voir sur deux roues chez Allied, DuPree représentait un mètre quatre-vingt-dix de pure énergie d’ébène enrobant le cadre d’une telle élégance et d’une telle force que Chevette imaginait ses os comme du métal poli, triple-chromé, formant une armature de vif-argent. Comme dans les vieux films avec ce grand type, celui qui s’était lancé dans la politique parce qu’il s’était fait voler ses billes. La vue de la grande carcasse de Sammy Sal donnait des idées à la plupart des filles, mais pas à Chevette. Il était homo. Lui et elle étaient juste copains, et Chevette, ces temps-ci, ne savait plus très bien où elle en était, de toute manière, question sexe.
— Je vais te dire une chose, fit Sammy Sal en essuyant la boue de sa joue du revers de sa longue main. J’ai décidé de buter Ringer. La haine…
— Toi, dit Chevette, tu as livré au 456, aujourd’hui.
— Tu parles si j’ai livré ! Au dernier, et dans un monte-charge pourri. Lent comme la mort et tout ce qu’il y a de plus déglingué. Et tu sais pourquoi ?
— Parce que Ringer a gravé sa marque dans leur cuivre, Sal, et dans leur bois de rose ?
— Ex-ac-te-ment, ma vieille, fit Sammy Sal en défaisant plusieurs tours du bandana qu’il portait autour du cou pour s’en essuyer le visage. C’est pour ça que je vais lui faire la peau du cul, à ce connard.
— … devons-nous saboter systématiquement nos lieux de travail, affirma Fiona X, sous peine d’être montrés du doigt comme ennemis du genre humain.
La porte du cagibi de dispatching, couverte de plusieurs épaisseurs d’horaires, de grilles, de règlements municipaux en lambeaux et de réclamations faxées à tel point que Chevette n’avait même pas idée de la couleur du bois en dessous, s’ouvrit brusquement. Bunny passa sa tête balafrée et mal rasée, comme une tortue, clignant à la lumière du couloir, et leva les yeux automatiquement, attiré par le ton mordant de Fiona X. Son visage devint sans expression à la vue du masque, et il zappa mentalement en moins de temps qu’il ne lui en avait fallu pour lever la tête.
— Toi, dit-il en regardant Chevette, j’ai à te causer.
— Attends-moi une seconde, Sammy Sal, demanda-t-elle.
Bunny Malatesta avait été coursier cycliste à San Francisco pendant trente ans. Il le serait resté si ses genoux et son dos avaient tenu le coup. Il était à la fois ce qu’il y avait de mieux et de pire quand on travaillait dans cette boîte. De mieux parce qu’il avait dans la tête une carte des parcours cyclables de la cité qui valait mieux que tout ce que n’importe quel ordinateur pouvait aligner. Il connaissait chaque immeuble, chaque entrée, chaque dispositif de sécurité.
Il possédait le métier de coursier sur le bout des doigts, le Bunny, et il était en plus, au courant de tout le folklore, des légendes, des histoires qui faisaient qu’on avait l’impression de faire partie de quelque chose, même si ça devenait complètement dingue, et que ça valait la peine de continuer à le faire. Il était lui-même une légende. Il avait bombé les pare-brises de sept voitures de flics au cours de sa carrière de coursier, et c’était un record qui tenait toujours. Mais il était le pire, également, pour ses mêmes raisons plus quelques autres, parce qu’il était impossible de le couillonner en quoi que ce soit. Avec un autre dispatcher on pouvait se ménager quelques répits, mais pas avec Bunny. Il connaissait tous les trucs.
Chevette le suivit à l’intérieur. Il referma la porte derrière elle. Les lunettes qu’il utilisait pour le dispatching lui pendaient autour du cou. L’un des verres tenait avec du ruban adhésif transparent. Il n’y avait pas la moindre fenêtre dans son cagibi, et il n’allumait jamais la lumière quand il travaillait. Une demi-douzaine de moniteurs en couleurs étaient disposés en demi-cercle devant un fauteuil pivotant tout noir, et son boudin lombaire rose bonbon y était fixé comme une grosse larve.
Bunny se massa le bas du dos avec le revers de la main.
— Ce disque finira par avoir ma peau, dit-il sans s’adresser particulièrement à Chevette.
— Tu devrais laisser Sammy Sal te le faire craquer, suggéra-t-elle. Il s’y connaît.
— Il est déjà craqué, ma puce. C’est justement ça le problème au départ. Maintenant, explique-moi ce que tu foutais au Morrisey hier soir. Et tâche que ton explication soit valable.
— J’avais un carton, fit Chevette, passant aussitôt en automatique.
Indispensable, si elle voulait mentir de manière plausible. Elle s’attendait à quelque chose comme ça, mais pas si tôt.
Elle regarda Bunny tandis qu’il ôtait ses lunettes, les déconnectait et les posait sur l’un des moniteurs.
— Comment ça se fait que tu n’as pas pointé à la sortie ? demanda-t-il. Ils ont appelé pour dire qu’ils avaient scanné ton badge à l’entrée et que tu n’étais jamais ressortie. Je leur ai dit : « Je sais qu’elle n’est plus chez vous, les mecs, parce que je viens de l’envoyer en course dans Alabama Street, d’accord ? »
Il ne la quittait pas des yeux pendant tout ce temps.
— Écoute, Bunny, fit Chevette. C’était mon dernier carton de la journée. Ma bécane était au sous-sol. J’ai vu un ascenseur de service, j’ai sauté dedans. Je sais qu’il faut pointer à la sécurité, mais je croyais qu’ils auraient quelqu’un à la sortie du parking, tu comprends ? Quand j’ai grimpé la rampe, il n’y avait personne, à part une bagnole qui sortait. Je suis passée sous la barrière, et je me suis retrouvé dans la rue. Tu dis que j’aurais dû faire tout le tour de l’immeuble pour retourner pointer dans le hall ?
— Tu sais bien que c’est le règlement.
— Il était tard, tu comprends ?
Bunny fronça les sourcils dans son fauteuil à boudin lombaire. Il entoura chacun de ses genoux d’une grosse main osseuse et la regarda durant un bon moment. Ça ne lui ressemblait pas du tout de faire ça. Il y avait quelque chose qui le turlupinait pour de bon. Pas seulement les guignols de la sécurité qui râlaient parce qu’un coursier avait oublié de pointer.
— Quelle heure ? demanda-t-il.
— Hein ?
— Ils veulent savoir à quelle heure tu es ressortie.
— Dix minutes à peu près après mon arrivée. Un quart d’heure maxi. Le sous-sol, là-bas, c’est un vrai labyrinthe.
— Tu es entrée à 18 h 52. C’est ce que dit la machine qui t’a scanné. Et l’avocat a confirmé que tu avais bien fait la livraison.
Il avait toujours la même expression.
— Bunny, qu’est-ce qu’il y a ? Dis-leur que je me suis trompée, c’est tout.
— Tu n’es pas allé autre part ? Dans l’hôtel ?
— Mais non.
Elle sentit une drôle de petite vibration se propager en elle, comme pour témoigner qu’elle avait franchi une limite et qu’elle ne pouvait plus retourner en arrière.
— Je lui ai remis son paquet, à ce type, Bunny.
— Je ne crois pas que ce soit ça qui les préoccupe, Chev.
— C’est quoi, alors ?
— Écoute, un mec de la sécurité m’appelle, c’est une chose. Désolé, chef, ça ne se reproduira pas. Mais il s’agit, cette fois-ci, de quelqu’un de très haut placé dans la boîte – elle s’appelle SecurIntens –, et il a contacté Wilson en personne. (C’était le patron d’Allied.) Et moi, il va falloir que je fasse le beau à la fois devant Wilson et devant ce mec de la sécurité. Et il va falloir aussi que Grasso me couvre au central. Tu sais comme il est doué, celui-là.
— Je suis vraiment désolée, Bunny.
— Tu es désolée, je suis désolé, mais pendant ce temps il y a un pseudo-flic de merde, assis derrière son bureau, qui est en train de cuisiner Wilson pour savoir ce que tu as foutu exactement après avoir remis son putain de paquet à l’avocat. Et quel genre d’employée tu es exactement, et depuis combien de temps tu bosses chez Allied, et si tu as un casier judiciaire, si tu te drogues, où tu habites…
Chevette eut la vision des lunettes noires du paumé, là où elle les avait laissées. Dans leur étui, derrière la pile des National Geographic de 1997 de Skinner. Elle essaya de les enlever de là par la seule force de sa volonté, et de les porter sur la terrasse qui sentait le goudron pour les balancer à la flotte. Ce qu’elle voulait faire ce matin et n’avait pas fait. Malheureusement, elles étaient encore à la même place.
— Il y a quelque chose de pas normal dans tout ça, fit Bunny. Tu vois ce que je veux dire ?
— Tu leur as donné mon adresse ?
— Si tu peux appeler ça une adresse, murmura-t-il avec un petit sourire. Je leur ai dit sur le pont.
Il fit pivoter son fauteuil et commença à éteindre les moniteurs un par un.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire, maintenant, Bunny ?
— Ils vont aller te voir, dit-il, dos tourné. Parce qu’ils n’ont pas d’autre piste, apparemment. Tu n’as rien fait de mal, j’espère, hein ?
Il avait la nuque couverte d’un fin duvet de poils gris.
De nouveau elle fut en automatique.
— N… non, bien sûr. Merci pour tout, Bunny.
Il grogna quelque chose d’indistinct en réponse. L’entretien était terminé. Chevette se retrouva dans le couloir, le cœur battant à se rompre sous le blouson de Skinner. Elle grimpa les marches quatre à quatre, en calculant mentalement l’itinéraire le plus rapide pour rentrer chez elle. Dans sa tête, elle brûlait déjà tous les feux. Se débarrasser des lunettes, se débarrasser d…
Sammy Sal avait coincé Ringer contre une cuve recyc bleue. L’autre commençait à s’affoler dans sa petite tête aux possibilités de réflexion rudimentaires.
— J’t’ai rien fait à toi, mec !
— Tu as encore tagué des ascenseurs, Ringer.
— Mais j’t’ai rien fait à toi !
— Relation de cause à effet, espèce d’enculé de mes deux. Je sais qu’il s’agit d’une notion trop complexe pour ta cervelle d’oiseau, mais essaie quand même. Tu fais une connerie, tu t’attires des emmerdes. Tu signes ton nom dans les putains d’ascenseurs de luxe des clients, et c’est nous qui te faisons chier.
Sammy Sal passa les longs doigts de sa main gauche sur le casque bosselé de Ringer, le saisit comme un ballon de basket et le fit tourner en le soulevant. La courroie s’enfonça dans le menton de Ringer.
J’t’ai rien fait ! réussit-il à dire d’une voix étranglée.
Chevette se faufila pour aller récupérer sa bécane dans le râtelier sous le portrait de Shapely. Quelqu’un avait fait gicler dans son œil triste de martyr le contenu d’une capote de peinture bleu roi, qui dégoulinait sur sa joue sanctifiée.
— Hé ! cria Sammy Sal. Viens m’aider à lui faire sa fête, à ce branleur !
Elle passa la main dans la boucle de reconnaissance de son vélo et voulut extirper son guidon de l’enchevêtrement d’acier au molybdène, de graphite et de revêtement à l’aramide du râtelier. Les alarmes des autres bécanes se déclenchèrent toutes en même temps en un concert frénétique de bêlements à fendre l’oreille, de sirènes numériques dans le grave, avec au milieu de tout ça un chapelet d’insultes en espagnol évoquant les sifflements sonores d’un serpent adroitement mixés avec des glapissements de cochon qu’on égorge. Elle fit promptement tourner sa bécane, glissa le bout de sa chaussure dans le cale-pied et fonça vers la rue, en faisant presque la culbute au moment où elle se mettait en selle. Du coin de l’œil, elle vit Sammy Sal qui lâchait Ringer.
Elle eut le temps de le voir enfourcher son engin, un gros cadre à mouchetures noires et roses Fluoro-Rimz alimentées par la dynamo du moyeu.
Sammy Sal la suivait. Jamais elle n’avait eu moins besoin de compagnie.
Elle décolla.
Déproje, mais déproje quoi !
Comme dans le rêve de ce matin, mais en plus terrifiant.