31 Côté chauffeur

Elle n’avait pas vu passer la première balle, mais il dut y avoir un fil de touché ou quelque chose comme ça, car la lumière s’alluma toute seule. Elle vit cependant la deuxième ou du moins le trou qu’elle fit dans le revêtement plastique imitation cuir. Quelque chose se figea en elle. Elle venait d’apprendre une chose sur les balles, c’était qu’à un moment il n’y avait rien et à un autre, il y avait un trou. Et rien entre les deux. On voit la chose quand elle est là, mais on ne la voit pas arriver.

Elle se mit à quatre pattes et avança ainsi. Mais elle ne pouvait pas juste attendre que la prochaine balle arrive. Quand elle fut devant la porte, elle vit son pantalon noir froissé, à côté d’un trousseau de clefs avec un porte-clefs gris en plastique imitation cuir. À l’endroit où Loveless avait tiré dans le plancher, il y avait une odeur spéciale. Peut-être la moquette qui avait brûlé. Elle vit que les bords du trou étaient noircis et un peu fondus.

Elle l’entendit se mettre à hurler à l’extérieur. Sa voix était rauque et caverneuse. Elle retint son souffle. Il criait qu’ils avaient (qui ça, ils ?) les meilleures relations publiques du monde, qu’ils avaient déjà vendu Hunnis Millbank, et qu’ils allaient vendre Sunflower. Si toutefois elle avait bien compris.

— Près de la porte. Ici. Du côté du chauffeur.

C’était Rydell. Et la portière de ce côté-là était ouverte.

— Il a laissé les clefs à l’intérieur, dit-elle.

— Je crois qu’il est parti par là, vers l’ancien magasin Dream Walls.

— Et s’il revient ?

— Il reviendra encore plus sûrement si on traîne trop dans le coin. Vous pouvez vous rapprocher et me jeter les clefs ?

Elle ouvrit la porte intérieure et se glissa entre les sièges baquets. Elle aperçut la tête de Rydell à côté de la portière ouverte. Elle prit les clefs et les lui jeta, sans regarder. Puis elle agrippa son pantalon et retourna à l’arrière, en se demandant si elle pourrait rentrer dans le frigo, avec les genoux repliés sous le menton.

— Vous devriez vous mettre à plat ventre ! lui cria Rydell de l’avant.

— À plat ventre ?

— Pour ne pas trop vous exposer.

— Hein ?

— Il va se mettre à tirer, dès que je vais faire… ça.

Le moteur démarra. Elle se jeta par terre. Les éclats de pare-brise volèrent à l’intérieur. Le camion recula en braquant au maximum et elle entendit Rydell qui frappait la console à la recherche d’une fonction dont il avait besoin. Les balles commencèrent à arriver, l’une après l’autre, en rythme, comme des coups de marteau répétés.

Rydell dut trouver ce qu’il cherchait, car il fit ce que les garçons qu’elle avait connus dans l’Oregon avaient l’habitude de faire en agissant sur les freins et la transmission en même temps.

Elle s’aperçut qu’elle était en train de hurler, sans mots, à gorge déployée.

Ils prirent un virage qui faillit les faire capoter, et elle se dit que ces camping-cars n’étaient probablement pas faits pour rouler très vite. Mais ils fonçaient à toute vitesse, et dans une côte, semblait-il.

— Putain de merde ! fit Rydell.

Il n’avait pas élevé la voix. Puis ils heurtèrent le portail ou la grille, quelque chose comme ça, et ce fut comme la fois où elle avait essayé d’exécuter un super-saut de cabri, les deux roues en l’air, dans Lafayette Park, et où ils lui avaient expliqué, par la suite, qu’elle était retombée sur la tête, mais elle oubliait chaque fois, et il fallait qu’ils lui réexpliquent.


Elle était revenue dans la chambre de Skinner, et elle lisait, dans un des National Geographic, un article sur le Canada où ils expliquaient comment ce pays s’était divisé en cinq nations indépendantes. Elle buvait du lait froid à même le carton, en croquant des biscuits salés. Skinner était au lit avec sa télé. Il regardait une émission comme il les aimait, sur l’histoire. Il lui avait expliqué que les documentaires n’avaient cessé, durant toute sa vie, de s’améliorer. Du noir et blanc tremblant, où les soldats couraient comme s’ils avaient des fourmis dans la culotte. Avec un grain terrible et un ciel éraflé de partout, aux images actuelles, retouchées, où les personnages se déplaçaient normalement, avec des couleurs ajoutées, de moins en moins de grain et un ciel net. Mais tout ça, disait-il, ça valait de la merde, parce que ce n’était rien d’autre qu’une approximation, l’idée que quelqu’un se faisait de ce que cela avait été en réalité, le résultat d’une décision particulière, un bouton précis sur lequel on avait appuyé. Mais c’était quand même un succès, disait-il, comme la première fois que des gens avaient pu entendre Billie Holiday sans les craquements et les bruits de fond.

Billie Holiday, c’était probablement un type du genre Elvis, se disait Chevette, avec un costume à paillettes, mais en jeune, avant qu’il ait de la brioche.

Skinner avait un truc avec l’histoire. Il disait qu’on la plastifiait. Elle aimait quand même bien lui montrer qu’elle l’écoutait quand il lui expliquait quelque chose, parce que sinon, il était capable de rester des jours et des jours sans lui adresser une seule parole. Elle leva donc les yeux de son magazine qui montrait des filles en train d’agiter des drapeaux bleu et blanc de la République du Québec, et elle vit sa mère, assise là, au bord du lit de Skinner, resplendissante et triste, le visage fatigué, comme après une journée de travail, avec tout son maquillage.

— Il a raison, lui dit-elle.

— M’man ?

— Sur l’histoire. C’est vrai qu’ils la changent.

— Mais, m’man, tu…

— Tout le monde le fait, de toute manière, ma chérie. Ce n’est pas une nouveauté. Ce sont les films qui ont rattrapé les souvenirs, rien de plus.

Chevette se mit à pleurer.

— Chevette-Marie, lui dit sa mère avec cette intonation chantante qui remontait très loin en arrière, tu t’es encore cogné la tête.

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