26 Gens de couleurs

La première chose que vit Rydell en descendant de la Patriot, face à une impasse qui débouchait dans Haight Street, ce fut un unijambiste manchot sur une planche à roulettes. Il était couché dessus sur le ventre et se propulsait en avant avec un curieux mouvement de déhanchement qui le faisait penser aux cuisses d’une grenouille empalée par un trident. Il lui restait son bras droit et sa jambe gauche, ce qui lui assurait au moins une sorte de symétrie, mais la jambe n’avait pas de pied. Le visage, par un étrange phénomène d’osmose, avait la couleur du béton sale. Rydell n’aurait même pas su dire à quelle race il appartenait. Ses cheveux, s’il en avait, étaient dissimulés par un bonnet noir en tricot, et le reste de son corps était enveloppé d’un vêtement d’une seule pièce qui semblait constitué de morceaux de chambre à air cousus ensemble. Il leva la tête en passant devant Rydell, à travers les flaques d’eau laissées par la tempête, dans la direction de la rue, et Rydell crut l’entendre crier un truc du genre :

— T’as quelque chose à me dire ? T’as quelque chose à me dire ? Tu ferais bien de fermer ta gueule…

Il demeura là, sa Samsonite à la main, pour le regarder passer. Puis il entendit un bruit de grelots. C’étaient les ferrures du blouson de Chevette.

— Vous venez ? dit-elle. Vaut mieux pas s’éterniser dans des endroits comme ça.

— Vous avez vu ? demanda Rydell en agitant sa valise.

— Si vous restez dans le coin, vous verrez pire que ça.

Rydell se tourna vers la Patriot. Il avait verrouillé la portière et laissé la clef sous le siège du conducteur, parce qu’il ne voulait pas que ça paraisse trop facile, mais il avait oublié de remonter l’une des vitres arrière. C’était la première fois qu’il essayait de se faire voler une voiture.

— Vous êtes sûre que quelqu’un va la piquer ? demanda-t-il.

— Si on reste encore un peu ici, ils vont nous embarquer nous aussi.

Elle commença à s’éloigner. Rydell la suivit. Il y avait des trucs tracés sur les murs de brique, aussi haut qu’une main pouvait arriver, mais ça ne ressemblait à aucun langage qu’il connaisse, excepté, peut-être, la manière dont on écrivait les gros mots dans les dessins humoristiques.

Ils venaient de tourner au coin de la rue, sur le trottoir, lorsque Rydell entendit démarrer le moteur de la Patriot. Cela lui donna la chair de poule, comme quand il lisait une histoire de fantôme, parce qu’il n’y avait personne là-bas, et il ne voyait plus nulle part l’homme à la planche à roulettes.

— Regardez le trottoir devant vous, lui dit Chevette. Ne levez pas la tête quand ils passeront, ou ils vont nous tuer.

Rydell fixa le bout de ses baskets.

— Vous fréquentez beaucoup les voleurs de voitures ?

— Avancez. Ne parlez pas, ne regardez pas.

Il entendit la Patriot qui tournait au coin de la rue et s’avançait au pas à leur hauteur. Ses orteils produisaient des bruits de succion à chaque pas qu’il faisait, et il se demanda si c’était cela la mort, quand la dernière pensée qu’on avait était celle d’un petit inconfort comme ça, avoir les pieds mouillés dans ses chaussettes et se dire qu’on ne pourra plus jamais en changer.

La Patriot accéléra par à-coups, le chauffeur n’était visiblement pas familiarisé avec la disposition des vitesses. Il voulut dresser la tête.

— Restez tranquille, lui dit-elle.

— C’est des copains à vous, ou quoi ?

— Des pirates de la rue, c’est comme ça que Lowell les appelle.

— Qui est ce Lowell ?

— Vous l’avez vu au Dissidents.

— Le bar ?

— C’est pas un bar. Un café.

— On y sert de l’alcool.

— Un café. Où on a des habitudes.

— Qui ça, “on” ? Ce Lowell ? C’est un habitué ?

— Oui.

— Vous aussi ?

— Non, dit-elle avec un mouvement d’humeur.

— C’est votre copain, Lowell ? Votre petit ami ?

— Vous avez dit que vous n’étiez pas flic. Vous posez des questions comme si vous l’étiez.

— Je ne suis pas flic. Demandez-leur.

— C’est quelqu’un que je connaissais, rien de plus.

— D’accord.

Elle regarda la Samsonite.

— Vous avez un flingue là-dedans ?

— Des chaussettes propres. Des sous-vêtements.

Elle leva la tête pour le regarder.

— Je ne vous comprends pas.

— Vous n’êtes pas obligé. Qu’est-ce qu’on fait, on va marcher encore longtemps comme ça ? Vous connaissez un endroit où aller, dans cette rue ?


— On voudrait voir quelques flashes, dit-elle au gros homme.

Il avait de drôles de trucs qui lui transperçaient les mamelons et qui ressemblaient à des cylindres de serrure Yale. Ça lui tirait tout vers le bas, et Rydell ne supportait même pas de regarder ça. Il portait un pantalon blanc trop large, dont l’entrejambe descendait à hauteur des genoux, et un petit gilet de velours bleu brodé d’or. Il était gras et mou et couvert de tatouages.

L’oncle de Rydell, celui qui était parti faire la guerre en Afrique et qui n’était jamais revenu, avait deux ou trois tatouages. Le plus beau, sur toute la largeur de son dos, représentait un dragon avec des cornes et un sourire niais. Il l’avait rapporté de Corée. Huit couleurs, entièrement exécuté par ordinateur. Il avait raconté à Rydell comment la machine avait cartographié son dos pour lui montrer exactement à quoi cela ressemblerait quand ce serait fini. Puis il s’était étendu sur une table pendant que le robot le tatouait. Rydell s’était représenté une sorte d’aspirateur avec des bras chromés flexibles terminés par des aiguilles, mais son oncle disait que ça ressemblait davantage à une imprimante matricielle, et qu’il avait fallu repasser huit fois, une fois pour chaque couleur. Le dragon, cependant, était super, bien mieux fait que les autres tatouages qu’il avait sur les bras, des aigles U.S. et l’emblème de Harley. Quand son oncle s’exerçait dans la cour avec les haltères que Rydell avait achetés chez Sears, il voyait le dragon qui ondulait.

Le gros type aux mamelons percés avait des tatouages partout excepté sur la figure et sur les mains. Cela lui faisait comme un costume. Et ils étaient tous différents. Pas d’aigles ni d’emblèmes de Harley, mais ils allaient très bien ensemble. Rydell avait le vertige quand il les regardait. Il préférait admirer les murs, qui étaient également couverts de tatouages, formant une espèce de catalogue pour les clients.

— Vous êtes déjà venue ici, fit l’homme.

— Oui, répondit Chevette. Avec Lowell. Vous vous souvenez de lui ?

Le gros homme haussa les épaules.

— Mon ami et moi, fit Chevette, on aimerait choisir un motif.

— Votre ami, c’est la première fois qu’il vient.

Il avait dit cela de manière courtoise, mais Rydell perçut l’interrogation dans sa voix, et l’homme ne cessait de regarder sa valise.

— N’ayez pas peur, murmura Chevette. C’est un copain de Lowell, lui aussi.

— Vous êtes du pont, fit l’autre, comme s’il avait de la sympathie pour les gens de là-bas. La dernière tempête a été terrible, n’est-ce pas ? J’espère que vous n’avez pas subi trop de dégâts. J’ai eu un client, le mois dernier, qui s’est amené avec un Cibachrome panoramique, qu’il voulait se faire encrer dans le dos. Une vue du pont avec tous ses détails. Très réussi, comme cliché, mais ça ne rentrait pas en largeur, et il ne voulait pas qu’on réduise la taille. (Il jeta un regard sur Rydell.) Sur votre copain, il y aurait eu de la place.

— Vous pourriez le faire sur lui ? demanda Chevette.

Rydell savait qu’elle disait ça pour le faire parler, par instinct, pour entretenir son intérêt.

— Nous faisons tout ici, chez Gens de Couleurs. Lloyd à transféré le cliché sur système graphique, avec une rotation de trente degrés et un renforcement de la perspective. Le résultat est somptueux. C’est pour vous ou pour votre copain que vous vouliez voir des flashes ?

— Euh… en fait, c’était pour tous les deux. Quelque chose qui aille ensemble, vous comprenez ?

— Très romantique, fit le gros homme en souriant.

Rydell regarda Chevette.

— Suivez-moi, leur dit le gros homme.

Cela cliquetait de partout quand il marchait, et Rydell fit la grimace.

— Puis-je vous offrir une tasse de thé ? Leur demanda le patron.

— Plutôt du café, pour moi, fit Rydell.

— Je suis vraiment navré, Butch a pris son après-midi et je ne sais pas faire marcher la machine. Mais le thé est très bon, vous savez.

— Bien sûr, fit Chevette en donnant un coup de coude à Rydell pour le faire avancer. Du thé, ça ira très bien.

L’autre les précéda dans un couloir, puis dans une petite pièce équipée d’écrans muraux et d’un canapé en cuir.

Je vais vous préparer ça, dit-il en s’éclipsant dans un cliquetis de ferraille.

— Pourquoi vous avez dit ça, sur des tatouages qui vont ensemble ? demanda Rydell quand ils furent seuls.

Il regarda autour de lui. La pièce était propre, les murs nus, la lumière tamisée, sans ombres.

— Pour qu’il nous laisse choisir seuls, et aussi parce que le choix va durer beaucoup plus longtemps.

Rydell posa sa Samsonite et s’assit sur le canapé.

— On peut rester ici quelque temps ?

— Oui, du moment qu’on se passe des flashes.

— C’est quoi des flashes ?

Elle prit une petite télécommande et alluma l’un des écrans muraux. Des menus s’affichèrent. Elle sélectionna des gros plans en haute résolution de morceaux de peau tatoués. Le gros homme revint avec deux timbales épaisses de thé fumant sur un petit plateau.

— Le vôtre est vert, dit-il à Chevette, et le vôtre est mormon, dit-il à Rydell, parce que vous auriez préféré du café.

— Euh… merci, fit Rydell en prenant sa timbale.

— Surtout, prenez votre temps, leur dit le patron. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-moi.

Il sortit, le plateau sous le bras, et referma la porte derrière lui.

— Mormon ? fit Rydell en reniflant son thé.

Il trouvait qu’il n’avait pas tellement d’odeur.

— Vous n’êtes pas censé boire du café. Il y a de l’éphédrine dans ce genre de thé.

— De la drogue ?

— C’est extrait d’une plante qui empêche de dormir. Comme le café.

Rydell décida que c’était trop chaud pour qu’il le boive tout de suite, de toute manière. Il posa la timbale par terre à côté du canapé. La fille sur l’écran avait un dragon qui ressemblait un peu à celui de son oncle, mais sur la hanche gauche. Avec un anneau d’argent qui lui perçait le bord supérieur du nombril. Chevette zappa sur un gros bras de biker avec le visage de la présidente Millbank en nuances de gris.

Rydell ôta son blouson humide, s’aperçut qu’il était déchiré à l’épaule et que la doublure ressortait. Il le laissa tomber par terre derrière le canapé.

— Vous êtes tatoué ? demanda-t-il.

— Non.

— Comment ça se fait que vous sachiez tous ces trucs, alors ?

— Par Lowell, lui dit Chevette en faisant défiler six ou sept autres images. Il a un Giger.

— Un Giger ? répéta Rydell en ouvrant la Samsonite.

Il sortit une paire de chaussettes et commença à délacer ses baskets.

— Un peintre, tradition du XIXe siècle ou quelque chose comme ça. Très classique. Biomech. Ce Giger qu’il s’est fait encrer sur le dos, ça s’appelle N.Y.C. XXIV. (Elle épela comme des lettres : x, x, i,v.) Paysage de grande ville. Tout en noir. Mais il lui faut des compléments sur les bras pour aller avec. Alors, on est venus ici voir d’autres Giger.

— Vous ne voulez pas vous asseoir ? demanda Rydell. Vous me donnez le torticolis.

Elle n’arrêtait pas d’aller et venir devant les écrans avec sa télécommande. Il enleva ses chaussettes mouillées, les mit dans le sac de Conteneur-City et enfila les neuves. Il aurait bien voulu rester un peu sans ses baskets, mais s’ils étaient obligés de filer en vitesse ? Il les remit. Il était en train de les lacer lorsqu’elle s’assit à côté de lui sur le canapé.

Elle défit la fermeture Éclair de son blouson et l’enleva. Les Beretta cliquetèrent. Les manches de son tee-shirt noir avaient été découpées aux ciseaux, et le haut de ses bras était lisse et blanc. Elle se pencha pour poser le blouson par terre, à l’autre bout du canapé, et il resta debout contre le mur. Le cuir était si rigide, avec les manches pendantes, qu’il semblait dormir debout. Rydell aurait bien aimé dormir un peu, lui aussi.

Chevette reprit la télécommande.

— Au fait, lui dit-il. Ce type à la gabardine, là-bas, celui qui a tiré sur…

Il allait dire sur le chevelu au vélo, mais elle lui saisit le poignet, en faisant cliqueter les menottes.

— Sammy. Il a tué Sammy, chez Skinner. Il… voulait les lunettes, et c’était Sammy qui les avait…

— Une seconde. Une seconde. Ces lunettes. Tout le monde court après. Warbaby, il les veut aussi.

— Qui est Warbaby ?

— Le gros Noir qui a fracassé la lunette arrière de la voiture que je lui volais. C’est lui Warbaby.

— Et les lunettes, vous croyez que je sais ce que c’est ?

— Vous ne savez pas pourquoi tout le monde les veut ?

Elle lui jeta le genre de regard qu’on pourrait jeter à un chien qui viendrait vous dire que la journée est belle et que vous devriez acheter un billet de loterie.

— Si on commençait par le commencement, hein ? fit Rydell. Dites-moi d’abord comment vous les avez eues, ces foutues lunettes.

— Pourquoi je vous le dirais ?

Il médita sa question.

— Parce que vous seriez morte, en ce moment, si je n’avais pas fait la stupide connerie de vous donner un coup de main, là-bas, quand vous étiez dans la merde.

Elle médita à son tour.

— D’accord, fit-elle au bout d’un moment.


Il y avait peut-être vraiment quelque chose dans le thé mormon du gros, ou alors Rydell avait franchi le stade d’épuisement où tout bascule pendant un moment et où on commence à croire qu’on est encore plus éveillé, dans un sens, qu’on ne l’a jamais été. Mais il se retrouvait là en train de boire ce thé à petites gorgées et de l’écouter parler, et quand elle était tellement absorbée par son histoire qu’elle en oubliait de faire défiler les tatouages sur l’écran, c’était lui qui le faisait pour elle.

Une fois les épisodes remis en ordre séquentiel, Chevette était originaire de l’Oregon, n’avait pas de famille, avait atterri ici par hasard, s’était installée sur le pont chez ce vieux, qui avait apparemment une case en moins et un problème à la hanche. Il avait besoin de quelqu’un pour s’occuper de lui, et elle avait dégoté un boulot comme coursière cycliste à San Francisco. Rydell avait l’habitude de ces gens-là, depuis l’époque où il était flic à pied à Knoxville. Il fallait leur mettre sans cesse des contredanses parce qu’ils roulaient sur le trottoir, et ils ne se laissaient pas faire. Mais ils gagnaient pas mal d’argent, s’ils étaient sérieux. Sammy, le Noir, celui dont elle disait qu’il s’était fait tuer, était coursier, lui aussi, chez Allied.

La manière dont elle racontait comment elle avait piqué les lunettes dans la poche d’un mec à cette fête du Morrisey où tout le monde avait bu un petit coup de trop, ça se tenait, pour lui. On n’inventait pas ce genre d’histoire. Elle les avait prises dans sa poche, sur un coup de tête, parce que la gueule du mec ne lui revenait pas et qu’il était devant elle. Délit de circonstance. Seulement, elle était tombée sur quelque chose qui avait de la valeur.

D’après sa description, il avait compris que le trou-du-cul du Morrisey était celui à qui on avait fait cette cravate cubaine. Allemand de naissance, citoyen du Costa Rica ou peut-être ni l’un ni l’autre. C’était lui qui figurait à la place d’honneur dans le fax obscène de Warbaby, et lui qui faisait l’objet de l’enquête de Svobodov et Orlovsky, si toutefois ces deux-là enquêtaient sur quoi que ce soit.

— Merde, fit-il au milieu d’une explication qu’elle était en train d’essayer de lui donner.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien du tout. Continuez de parler.

Les Russes étaient des ripoux, ça ne faisait plus, pour lui, aucun doute. Ils étaient de la brigade des Homicides, et ils étaient ripoux. Il aurait parié un paquet de dollars contre un beignet à trou qu’ils étaient là pour faciliter l’accès de Warbaby aux lieux du crime et extorquer des renseignements aux ordinateurs de leur service. Le reste, ce n’était que pour la galerie, c’est à dire pour lui, Rydell, l’employé. Et qu’est-ce que Freddie lui avait dit, l’autre fois, sur DatAmerica et SecurIntens qui étaient pratiquement une seule et unique compagnie ?

Chevette était lancée, à présent, et on ne pouvait plus l’arrêter. Elle racontait comment Lowell, celui qui avait beaucoup de cheveux, pas le Skinhead, l’autre, et qui avait été son copain, pour ainsi dire, à une époque, il savait s’y prendre avec les ordinateurs (vous voyez ce que je veux dire ?) Mais il fallait beaucoup d’argent pour ça, et ça lui faisait toujours un peu peur, à elle, parce que, chaque fois qu’il parlait des flics, il disait qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter à ce sujet.

Rydell hocha la tête, en faisant machinalement défiler de nouvelles images de tatouages, parmi lesquelles une fille avec des œillets en guise de bikini. Mais il suivait en réalité une boucle de pensée dans sa tête, où Hernandez menait à SecurIntens, qui menait au Morrisey, qui menait à Warbaby, qui menait à SecurIntens. Et Freddie qui disait que DatAmerica et SecurIntens c’était la même chose…

— … Désir…

Rydell battit plusieurs fois des paupières. Il avait devant lui un type maigre avec J.D. Shapely, mélancolique, sur le torse. Mais qui ne serait pas déprimé, avec des poils de torse qui vous sortent des yeux ?

— Qu’est-ce que c’est ? dit-il.

— La République. La République du Désir.

— Et alors ?

— C’est pour ça que Lowell est persuadé que les flics le laisseront tranquille. Mais je lui ai dit qu’il se foutait le doigt dans l’œil.

— Des pirates informatiques.

— Vous n’avez pas écouté un seul mot.

— C’est pas vrai, protesta Rydell. Désir, République du. Repassez un peu celui-là.

Elle prit la télécommande et fit un retour sur un crâne rasé avec un soleil au sommet et des planètes qui orbitaient jusqu’au ras des oreilles, puis sur une main avec une bouche hurlante au milieu de la paume, et sur les pieds couverts d’écailles de monstre bleu-vert.

— Je disais que Lowell se fourre le doigt dans l’œil quand il croit qu’il est protégé par la République du Désir, et qu’ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent avec les ordinateurs et tout ça, et que si quelqu’un lui fait des emmerdes, il aura affaire à eux.

— Sans déconner, fit Rydell. Vous les avez vus, ces gens-là ?

— On ne les voit pas. On peut leur parler au téléphone, ou avec des lunettes spéciales, et ça c’est quelque chose.

— Pourquoi ?

— Ils ressemblent à des langoustes, ou à des vedettes de télé, une connerie comme ça. Mais je sais pas pourquoi je vous dis tout ça.

— Parce que sinon je vais m’endormir, et comment on fera pour décider si on choisit les écailles aux pieds ou les œillets au cul ?

— À vous maintenant, dit-elle.

Elle ne prononça plus un mot jusqu’à ce qu’il se décide à parler.

Il lui expliqua qu’il était de Knoxville et comment il était entré à l’académie de police, comment il regardait tout le temps Flics en peine, et lorsqu’il était devenu flic et qu’il avait eu des problèmes, il était presque passé à l’émission. Ils l’avaient amené à Los Angeles parce qu’ils ne voulaient pas que les Survivants Adultes du Satanisme leur coupent l’herbe sous les pieds, mais il y avait eu Pooky l’Ours, et ils avaient perdu tout intérêt pour lui, alors il s’était engagé chez SecurIntens où on lui avait donné Gunhead à conduire. Il lui parla de Sublett et de la chambre à Mar Vista avec Kevin Tarkovsky. Il passa sur la République du Désir et sur le soir où il avait foncé avec Gunhead dans le salon des Shonbrunn, à Benedict Canyon. Il raconta comment Hernandez était venu le voir, l’autre jour, mais ça paraissait des siècles, pour lui dire que M. Warbaby voulait l’engager comme chauffeur. Elle demanda des explications sur les pisteurs. Il lui expliqua ce qu’ils étaient censés faire, et ce qu’ils faisaient probablement, à son avis, et elle estima qu’ils n’étaient pas un cadeau.

Quand il eut terminé, elle le considéra un moment sans rien dire.

— C’est tout ? demanda-t-elle. C’est comme ça que vous vous êtes retrouvé ici ?

— C’est tout, oui.

— Bon Dieu ! fit-elle en remuant plusieurs fois la tête, latéralement.

Ils contemplèrent une paire de maillots entiers dont l’un était fait uniquement de circuits imprimés comme ceux que l’on dessinait sur les anciennes cartes électroniques.

— Vous avez des yeux, lui dit-elle en s’interrompant pour bâiller longuement, on dirait deux trous de pisse dans un tas de neige.

On frappa à la porte. Elle s’entrebâilla légèrement. Quelqu’un (ce n’était pas celui qui faisait des bruits de grelots quand il marchait) avança la tête pour leur dire :

— Vous arrivez à vous décider ? Henry est rentré à la maison.

— Le choix n’est pas facile, lui dit Chevette. Il y a beaucoup de motifs et on n’a pas intérêt à se tromper.

— Aucun problème, fit la voix, blasée. Continuez de chercher.

La porte se referma.

— Faites voir ces lunettes, demanda Rydell.

Elle se pencha pour prendre son blouson et en sortir l’étui et le téléphone. Elle lui passa les lunettes. Il vit que l’étui était d’une substance foncée, aussi fine qu’une coquille d’œuf mais rigide comme de l’acier. Il l’ouvrit. Les lunettes étaient la copie conforme de celles de Warbaby. Grosse monture noire, verres noirs pour le moment, avec une drôle de sensation quand on les soupesait. Elles étaient bien plus lourdes qu’on ne l’aurait cru.

Chevette avait soulevé le couvercle du pavé numérique du téléphone.

— Une seconde, fit Rydell en lui saisissant le poignet. Ils ont sûrement votre numéro. Si vous appelez quelqu’un avec ça, ou même si vous recevez un appel, ils seront là dans les dix minutes.

— Ce numéro-là, ils ne peuvent pas l’avoir. C’est l’un des téléphones de Codes. Je l’ai pris sur sa table quand les lumières se sont éteintes.

— Je croyais que vous n’aviez pas l’habitude de voler.

— Si Codes l’avait, c’est qu’il était déjà volé. Il fait tout un trafic avec, et Lowell s’occupe de les bricoler et de changer le numéro.

Elle appuya sur une touche et porta le téléphone à son oreille.

— Pas de tonalité, dit-elle avec un haussement d’épaules.

— Faites voir, lui dit Rydell.

Posant les lunettes sur ses genoux, il tendit la main pour prendre le téléphone.

— Il a dû se mouiller, ou peut-être que la batterie est déconnectée à la suite d’un choc. Combien Codes en tire, de ces trucs-là ?

Il passa l’ongle du pouce sur le dos de l’appareil, à la recherche de l’endroit où il s’ouvrait.

— Il les échange contre autre chose, fit Chevette.

Rydell fit sauter le couvercle. Il se pencha et vit un minuscule sachet roulé tassé contre la batterie, dont il avait déplacé les contacts. Il le sortit et le déroula.

— Autre chose ?

— Mmm.

— Des choses comme ça ?

— Mmm.

Il la regarda.

— Si c’est de la thiobuscaline 4, elle est au tableau B.

Chevette regarda le sachet de poudre grisâtre, puis Rydell.

— Mais vous n’êtes plus flic.

— Vous ne touchez pas à ce truc, j’espère ?

— Non. Enfin, une ou deux fois. Lowell en prenait de temps en temps.

— N’avalez pas cette saloperie à côté de moi, parce que j’ai trop vu ce que ça pouvait faire aux gens. Il y en a qui deviennent complètement givrés. (Il tapota le sachet.) Avec ce qu’il y a là-dedans, vous pouvez bousiller une demi-douzaine de personnes. Leur détraquer l’esprit à un point inimaginable.

Il lui donna le sachet et reprit le téléphone pour remettre la batterie en place.

— Je vous crois, dit-elle. J’ai vu ce que ça faisait à Lowell.

— J’ai la tonalité. Vous voulez appeler quelqu’un ?

Elle parut réfléchir un instant, prit le téléphone et referma le pavé.

— Il n’y a plus personne, dit-elle.

— Le vieux n’a pas le téléphone ?

— Non. (Elle courba les épaules.) J’ai peur qu’ils ne l’aient tué, lui aussi. À cause de moi…

Rydell ne trouva rien à répliquer à ça. Il était trop épuisé pour actionner la télécommande. C’était un bras avec le drapeau des confédérés, tout plissé. Comme chez lui.

Il la regarda. Elle n’avait pas l’air aussi épuisée que lui. C’était parce qu’elle était plus jeune, sans doute. Il espérait que ce n’était pas parce qu’elle avait pris de la glace ou du dancer ou une autre saloperie du même genre. Peut-être qu’elle était encore sous le choc. Elle disait que ce Sammy avait été tué, et elle se faisait de la bile pour deux autres encore. De toute évidence, elle connaissait le type qui avait foncé sur Svobodov avec son vélo, mais elle ne savait pas encore qu’il était mort. C’est drôle, tous les détails qui peuvent vous échapper quand vous assistez à une bagarre. En tout cas, il ne voyait aucune raison de lui dire la vérité, pour le moment.

— Je vais essayer d’appeler Fontaine, dit-elle en rouvrant le boîtier.

— Qui ça ?

— Il s’occupe de l’électricité et de trucs comme ça chez Skinner.

Elle composa le numéro et mit le téléphone contre son oreille.

Rydell ferma les yeux. Sa tête cogna si fort le dossier du canapé que cela faillit le réveiller.

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