15 Au 1015

Il y avait un produit appelé Kil’Z, que Rydell avait appris à connaître à l’école de police. Son odeur évoquait un peu ces vieilles lotions capillaires, fraîches et piquantes, et on l’utilisait dans certaines situations où des quantités considérables de fluides corporels avaient été répandus. C’était un antiviral capable d’anéantir tous les rétrovirus du sida de 1 à 5, le Congo-Crimée, la fièvre de Mokola, la dengue de Tarzana et la grippe de Kansas City.

C’était cette odeur qu’il sentait maintenant tandis que l’homme de SecurIntens utilisait un passe anodisé noir pour ouvrir la porte du 1015.

— On fera attention de bien refermer en sortant, fit Warbaby en touchant de l’index le bord de son chapeau.

L’homme hésita, puis s’inclina.

— Comme vous voudrez, monsieur. Vous désirez autre chose ?

— Non, fit Warbaby en pénétrant dans la chambre avec Freddie sur les talons.

Rydell décida que la meilleure chose à faire pour lui était d’entrer avec eux. Ce qu’il fit, en refermant la porte au nez de l’homme de SecurIntens. Il faisait sombre à l’intérieur. Les tentures étaient tirées. L’odeur de Kil’Z était forte. La lumière s’alluma. La main de Freddie était sur le bouton. Warbaby contemplait un rectangle de moquette saumon plus clair que le reste. L’endroit où avait dû se trouver le lit.

Rydell jeta un regard autour de lui. Un luxe vieux jeu. Comme dans ces clubs privés. Les murs étaient tapissés d’un truc brillant, à rayures blanches et vertes, qui ressemblait à de la soie. Le mobilier était en bois poli, les fauteuils en tapisserie vert mousse. Une grosse lampe de cuivre avec un abat-jour vert foncé. Un vieux tableau sous verre aux couleurs passées dans un gros cadre doré. Rydell s’approcha pour mieux le regarder. Il y avait un cheval qui tirait une sorte de charrette à deux roues avec un seul siège où était assis un homme qui portait un chapeau comme celui d’Abe Lincoln. CURRIER & IVES, disait une inscription. Rydell se demandait lequel des deux était le cheval. Puis il aperçut une petite tache ronde, d’un brun mauve, du sang séché, sur le verre. Elle s’était craquelée, comme la boue au fond d’un cours d’eau asséché, l’été. Elle était minuscule, et elle avait échappé, apparemment, au Kil’Z. Il recula d’un pas.

Freddie, avec son gros short et sa chemise aux pistolets, s’était laissé choir dans l’un des fauteuils verts et avait ouvert son portable. Rydell le vit dérouler un petit câble noir pour l’enficher dans une prise murale à côté du téléphone. Il se demandait si Freddie n’avait pas froid aux jambes, avec son short, en plein mois de novembre. Il avait remarqué que certains Noirs étaient si férus de mode qu’ils ne faisaient même plus attention aux saisons.

Warbaby regardait toujours l’endroit antérieurement occupé par le lit, comme si cela faisait naître en lui des pensées d’une tristesse infinie.

— Alors ? demanda-t-il à Freddie.

— Je l’ai presque. Ça va venir, répondit ce dernier en tournant la petite boule de son portable.

Warbaby émit un grognement indistinct. Rydell eut l’impression que les verres de ses lunettes à monture noire devenaient complètement opaques l’espace d’une seconde. Probablement un effet de lumière. Mais Rydell avait eu cette drôle d’impression que Warbaby regardait à travers lui, sans le voir, les yeux fixés sur quelque chose de manière si intense que Rydell lui-même se retourna – pour voir qu’il n’y avait rien.

Il se tourna de nouveau vers Warbaby, celui-ci levait sa canne pour la pointer vers l’endroit où le lit aurait dû se trouver. Puis il la planta de nouveau dans la moquette en soupirant.

— Vous voulez les données relevées sur le site par la police de San Francisco ? demanda Freddie.

Warbaby grogna de nouveau. Son regard ne cessait de bondir d’un point à un autre. Cela rappelait à Rydell certains documentaires de la télé sur le vaudou, où les yeux de l’officiant roulaient quand les dieux entraient en lui. Freddie ne cessait de tripoter la boule sous son doigt.

— Empreintes, cheveux, peaux mortes… Vous savez bien ce qu’on trouve dans une chambre d’hôtel, ajouta-t-il.

N’y tenant plus, Rydell se planta devant Warbaby et le regarda dans les yeux.

— Qu’est-ce que vous faites depuis tout à l’heure ? demanda-t-il.

Warbaby le vit. Avec un sourire mélancolique, il retira ses lunettes. Puis il prit un mouchoir de soie bleu marine dans la poche de son pardessus et se mit à en polir les verres. Il les tendit à Rydell.

— Mets-les.

Rydell regarda les verres à présent complètement noirs.

— Vas-y, fit Warbaby.

Rydell posa les lunettes sur son nez. Elles étaient lourdes, et absolument noires. Puis il y eut un éclair bref, aux contours flous, du genre de ce qui se produit quand on se frotte les yeux dans le noir, et il vit Warbaby. Juste derrière lui, collé sur un panneau invisible, il y avait des cartons avec des mots et des numéros d’un jaune brillant. Ils devinrent nets quand il accommoda dessus, perdant Warbaby par la même occasion. Il s’aperçut que c’étaient des descriptions des services de médecine légale.

— Tu peux aussi être là au bon moment, lui dit Freddie.

Soudain le lit fut devant lui, maculé de sang. Le corps lourd et mou de l’homme était étalé comme une grenouille de dissection avec cette chose sous son menton, violacée, bulbeuse.

L’estomac de Rydell se souleva, la bile lui monta à la gorge, puis une femme nue se leva langoureusement d’un autre lit, dans une autre chambre, sa chevelure d’argent brillant sous un clair de lune impossible…

Rydell arracha les lunettes. Freddie était affalé en arrière dans son fauteuil, agité de spasmes de rire silencieux, le portable toujours sur les genoux.

— Tu aurais dû voir ta tête ! dit-il entre deux gloussements. J’ai mis un passage du truc porno du mec, tiré du rapport d’Arkady.

— Freddie, fit Warbaby, tu es pressé de te remettre à chercher du boulot ?

— Non, non, M. Warbaby.

— C’est pas toujours facile, Freddie, tu le sais.

— Oui, monsieur.

Freddie était tout à coup devenu nerveux.

— Un homme est mort dans cette chambre. Quelqu’un s’est penché sur ce lit (il fit un geste en direction du lit qui n’était plus là), lui a tailladé un nouveau sourire et lui a sorti la langue par là. Ce n’est pas un meurtre ordinaire. On n’apprend pas ces trucs d’anatomie en regardant la télé, Freddie.

Il tendit la main vers Rydell, qui lui rendit les lunettes. Elles étaient redevenues noires.

— Oui, M. Warbaby, bredouilla Freddie après avoir dégluti avec peine.

— Comment vous faites ça ? demanda Rydell. Warbaby essuya de nouveau les lunettes et les remit sur son nez. Elles étaient transparentes à présent.

— Il y a des pulseurs dans les montures et dans les verres, qui agissent directement sur les nerfs.

— L’affichage se fait en lumière virtuelle, expliqua Freddie, heureux de changer de conversation. Tout ce qui peut être numérisé, tu peux le voir là-dedans.

— Téléprésence, fit Rydell.

— C’est pas ça, répliqua Freddie. Ça c’est de la lumière, des photons qui viennent exciter ton œil. Ce machin-là ne marche pas comme ça. Quand M. Warbaby les porte et qu’il regarde autour de lui, il reçoit en même temps toutes les données disponibles. Même si tu fais porter ces lunettes à un mec qui n’a pas d’yeux, il verra ce qui est affiché. Les premiers modèles ont été fabriqués uniquement dans ce but. Pour aider les aveugles.

Rydell alla écarter les tentures. Il vit la rue nocturne, en bas dans une cité étrangère. Il y avait quelques passants, mais pas trop.

— Freddie, demanda Warbaby, envoie-moi cette fille, cette Washington sur la fiche décryptée de SecurIntens. Celle qui travaille pour le service de messagerie Allied.

Freddie hocha la tête avec empressement, et fit des trucs sur son ordinateur.

— C’est ça, dit Warbaby en regardant quelque chose qu’il était le seul à voir. Ce n’est pas impossible. Pas impossible du tout, Rydell.

Il ôta les lunettes.

— Jette un coup d’œil, dit-il.

Rydell laissa retomber les tentures et s’avança vers Warbaby. Il prit les lunettes et se les mit lentement sur le nez. Son instinct lui disait qu’il commettrait une erreur en hésitant trop, même si cela voulait dire qu’il fallait qu’il voie encore le spectacle du macchabée.

Noir et blanc, puis couleur, puis gros plan de profil. Empreintes digitales. Image de la rétine droite, agrandie à la taille d’une tête. Descriptif. WASHINGTON, CHEVETTE-MARIE. Grands yeux gris, nez long et droit, sourire pour la photo. Cheveux noirs coupés court avec des pointes, à l’exception d’une queue-de-cheval insolite dressée au sommet de la tête.

— Alors demanda Warbaby, qu’est-ce que tu en penses ?

Rydell ne comprenait pas ce qu’il voulait savoir. Il murmura finalement :

— Pas mal.

Il entendit Freddie qui reniflait dédaigneusement, comme si c’était la dernière chose à dire. Mais Warbaby approuva.

— C’est bien, dit-il. Comme ça, tu te souviendras d’elle.

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