Lorsque les lumières s’éteignirent, Yamazaki chercha son sac à tâtons dans le noir. L’ayant trouvé, il sortit sa lampe-torche.
Dans le rayon de lumière blanche, il regarda Skinner qui dormait, la mâchoire inerte, sous une pile de couvertures, dans son sac de couchage en lambeaux.
Il explora les différentes planches, au-dessus de la tablette murale, où s’alignaient de petits pots à épices en verre transparent, tous identiques, contenant des vis en acier. Il y avait aussi un vieux téléphone en bakélite, qui lui rappela ce qu’était un “cadran”, ainsi que des rouleaux de ruban adhésif de toutes tailles et de toutes couleurs, des câbles en cuivre à brins torsadés, du matériel qui avait dû servir à la pêche en mer et, finalement, un lot de bougies poussiéreuses entamées, attachées avec un ruban adhésif desséché. Choisissant la plus longue, il trouva un briquet à côté du poêle de camping vert. Il la posa verticalement au milieu d’une soucoupe blanche et l’alluma. La flamme vacilla un instant et s’éteignit.
La torche à la main, il s’avança vers la fenêtre et la poussa plus profondément dans son logement circulaire profond.
À la seconde tentative, la flamme tint bon, sans toutefois cesser de plier et de se tasser sous des courants d’air qu’il ne pourrait jamais localiser. Il retourna à la fenêtre et regarda au-dehors. Le pont était invisible sans ses lumières. La pluie frappait les carreaux presque horizontalement. Des gouttes arrivaient jusqu’à son visage à travers les fentes du verre ou les parties corrodées de l’armature circulaire.
Il lui vint à l’idée que cette pièce aurait pu aisément être transformée en chambre noire photographique. Si le verre central de la fenêtre ronde était retiré et si les autres carreaux étaient rendus opaques, une image inversée se formerait sur le mur opposé.
Yamazaki savait que la pile centrale, point d’ancrage principal du pont, était naguère considérée comme l’un des plus grands sténoscopes du monde. À l’intérieur de cette structure complètement noire, la lumière, pénétrant par un trou minuscule faisant office de sténopé, projetait en grand l’image du dessous du tablier inférieur, du pylône voisin et d’une partie de la Baie. Aujourd’hui, le cœur du système d’ancrage abritait un nombre indéterminé d’habitants mystérieux du pont, mais Skinner lui avait fortement déconseillé d’y aller. « Ce n’est pas la famille Manson, les gens qui vivent à Treasure Island, mais vous auriez tort d’y aller les emmerder. Ils n’ont pas l’habitude de recevoir des visites, vous comprenez ce que je veux dire ? »
Yamazaki s’avança jusqu’à la bosse des câbles qui sortaient du plancher. Seule une protubérance ovale était visible, comme une formule mathématique qui vient déformer une surface topologique dans une représentation sur ordinateur. Il se baissa pour toucher les câbles polis par d’autres mains. Il y en avait trente-sept, chacun comprenant quatre cent soixante-douze brins, et soumis à des tractions de centaines de tonnes. Yamazaki sentait quelque chose de vaste et de puissant qui frémissait à travers cette bosse. La tempête, sans doute. Le pont était capable de mobilité considérable. Il se dilatait et se contractait en fonction de la chaleur et du froid. Les grosses dents d’acier des piles s’enfonçaient dans la roche sous le lit de boue de la Baie. Cette roche qui avait à peine bougé pendant le Little Grande.
Godzilla… Yamazaki frissonna au souvenir des images télévisées de la destruction de Tokyo. Il était à Paris avec ses parents, à ce moment-là. Aujourd’hui, au même endroit, une nouvelle citée s’élevait, dont les tours avaient poussé, littéralement, étage par étage.
La lueur de la bougie lui montra la petite télé de Skinner, oublié par terre. Il la porta sur la tablette, s’assit sur le tabouret et l’examina. L’écran, apparemment, n’avait subi aucun dommage. Il s’était simplement déboîté, retenu par une courte longueur de ruban plat multicolore. Il rentra le ruban dans son cadre et appuya des deux pouces sur les côtés de l’écran, qui se remit en place avec un déclic. Mais allait-il fonctionner ? Il se pencha pour examiner les boutons et appuya sur ON.
Des zébrures mauves et jaunes se succédèrent sur l’écran puis disparurent, laissant apparaître à leur place un reportage avec le logo NHK dans le coin inférieur gauche.
— … héritier présomptif de la fortune Harwood Levine, la célèbre firme de publicité et de relations publiques a quitté San Francisco cet après-midi après un séjour qui aurait duré plusieurs jours, en refusant tout commentaire sur les motifs de sa visite.
Visage tout en longueur, chevalin, plutôt beau, souriant au-dessus du col retourné de sa gabardine.
— Il était accompagné (plan moyen d’un couloir d’aéroport, vue d’une jeune femme brune et mince, enveloppée d’un élégant et luxueux fourreau noir, chaussures noires brillantes au talon enrichi de motifs en argent) de Maria Paz, personnalité du monde padanien des médias, fille du réalisateur de cinéma Carlo Paz… (la jeune femme, qui semblait malheureuse, disparut pour faire place à des vues infrarouges de la Nouvelle-Zélande, où les forces japonaises de maintien de l’ordre, dans leurs véhicules blindés, investissaient un aérodrome de campagne)… pertes attribuées au Front de Libération de l’Île du Sud, pendant qu’à Wellington se tenait…
Yamazaki essaya de changer de chaîne, mais les zébrures mauves et jaunes réapparurent puis l’écran encadra un portrait de Shapely, un docudrama de la BBC. Calme, sérieux, doucement hypnotique. Après deux autres tentatives infructueuses pour trouver une autre chaîne, Yamazaki laissa la voix off à l’accent britannique prendre le pas sur le vent, sur les gémissements des câbles et sur les craquements des cloisons en contre-plaqué. Il fixa son attention sur l’histoire familière, au dénouement connu, rassurant, en quelque sorte, par son immuabilité.
James Delmore Shapely avait attiré l’attention de l’industrie du sida durant les premiers mois du siècle nouveau. Il avait trente et un ans, se prostituait et se savait séropositif depuis douze ans. À l’époque de sa “découverte” par le docteur Kim Kutnik, d’Atlanta, en Géorgie, Shapely purgeait une peine de deux cent cinquante jours de réclusion pour racolage sur la voie publique. (Son statut de séropositif, qui aurait automatiquement alourdi sa peine, avait été apparemment escamoté du dossier.) Kutnik, qui faisait de la recherche pour le compte du groupe Sharman, filiale américaine des laboratoires pharmaceutiques Shibita, épluchait les statistiques médicales des prisons à la recherche d’individus séropositifs depuis dix ans au moins, totalement asymptomatiques, et qui avaient des numérations globulaires en lymphocytes T normales ou, comme dans le cas de Shapely, supérieures à la normale.
L’une des initiatives du groupe Sharman en matière de recherche avait été centrée autour de la possibilité d’isoler des variétés mutantes du HIV. En partant du principe selon lequel les virus obéissent aux lois de la sélection naturelle. Plusieurs biologistes du groupe émirent l’idée que le HIV, sous sa forme génétique initiale, qu’il avait à l’époque, était particulièrement mortel. Si on le laissait se développer sans contrainte, disaient-ils, ce virus mortel à cent pour cent, finirait par entraîner l’extinction de son hôte. (D’autres chercheurs du groupe Sharman avaient objecté que la période d’incubation très longue contribuait à la survie de la population hôte.) Comme prenait soin de le faire remarquer les rédacteurs de la BBC, l’idée d’isoler des variétés non pathogènes du HIV pour neutraliser des variétés mortelles avait été avancée un peu moins de dix ans auparavant, bien que l’aspect éthique de l’expérimentation sur des sujets humains eût gêné considérablement leurs travaux. Mais les données des chercheurs de Sharman dataient de travaux plus anciens, selon lesquels le virus cherchait à survivre, et ne pouvait pas le faire s’il exterminait son hôte. L’équipe de Sharman, dont le docteur Kutnik faisait partie, avait l’intention d’injecter à des patients séropositifs du sang provenant d’individus censés être infectés par des variétés non pathogènes du virus. Il était possible, pensaient-ils, que cette variété l’emporte sur celle qui était mortelle. Kim Kutnik faisait partie des sept chercheurs à qui l’on avait donné pour tâche d’identifier le plus grand nombre possible d’individus séropositifs susceptibles d’abriter une variété non pathogène. Elle choisit de commencer ses recherches parmi les pensionnaires des prisons d’État qui, primo, étaient en bonne santé apparente et, secundo, avaient été déclarés séropositifs au moins dix ans plus tôt. La première liste comportait trente-six noms. J.D. Shapely en faisait partie.
— J’avais été frappée par le fait que sa numération globulaire en lymphocytes T était, ce jour-là, supérieure à 1200, et que ses réponses à mon questionnaire semblaient indiquer que le “safe sex”, comme on l’appelait en ce temps-là, n’était pas exactement une priorité pour lui. Il était très ouvert, très exubérant, très naïf, en réalité, et lorsque je lui ai demandé, dans la salle des visites de la prison, ce qu’il pensait de la copulation orale, il s’est mis tout à coup à rougir. Puis il a ri, en ajoutant qu’il “taillait des pipes à tire-larigot”.
L’actrice qui jouait Kutnik semblait sur le point de rougir elle-même.
— Naturellement, dit-elle, à cette époque-là, nous ne comprenions pas encore très bien les différents vecteurs de contagion de cette maladie, car, aussi grotesque que cela puisse paraître aujourd’hui, il n’y avait pas vraiment eu de recherches sérieuses sur les modalités de transmission exactes.
Yamazaki éteignit la télé. Par la suite, le docteur Kutnik ferait sortir Shapely de prison en tant que volontaire pour la recherche sur le sida, en vertu de la législation fédérale. Le projet du groupe Sharman serait combattu par les intégristes chrétiens qui désapprouvaient la transfusion de sang “souillé par le HIV” dans l’organisme de patients atteints du sida au stade terminal, et Kutnik, voyant que tout s’effondrait, rendrait publiques ses données cliniques suggérant que les relations sexuelles sans protection de plusieurs de ses malades avec Shapely avaient apparemment fait régresser leurs symptômes. Elle donnerait tranquillement sa démission, puis s’enfuirait au Brésil avec un Shapely complètement déboussolé. Là, à coup de dollars, sur un fond de guerre civile imminente, elle s’efforcerait, d’une manière qu’on ne pouvait qualifier que d’extrêmement pragmatique, de créer un climat propice à ses recherches.
L’histoire était particulièrement triste.
Mieux valait rester là, les coudes sur le bord de la tablette de Skinner, à écouter le chant de la pile centrale.