29 La galerie fantôme

Rydell ouvrit les yeux.

Le camion était arrêté.

Il leva sa Timex à hauteur d’yeux et appuya sur le bouton d’éclairage du cadran. 15 h 30. Chevette était couchée en chien de fusil à côté de lui, avec son blouson de cycliste. Il avait l’impression d’avoir dormi à côté d’un vieux bagage en cuir. Il tendit le bras jusqu’à ce qu’il rencontre le store de la fenêtre, qu’il leva légèrement. Il faisait aussi noir dehors que dedans.

Il avait rêvé de Mme Armbuster et de sa classe de seconde à Oliver North. On allait les laisser partir parce que le LearningNet avait annoncé qu’il y avait une épidémie de grippe de Kansas City en Virginie et dans le Tennessee et que les écoles seraient fermées pour la semaine. Ils avaient tous sur le nez les petits masques moulés en papier que les infirmières avaient déposés sur leur banc au début de la matinée. Mme Armbuster venait d’expliquer au tableau la signification du mot pandémique. Poppy Markoff, assise à côté de lui, toute fière des nichons qui lui avaient poussé pendant l’été, avait dit à Mme Armbuster que, d’après ce que disait son père, la grippe de Kansas City pouvait vous tomber dessus et vous tuer en moins de temps qu’il n’en fallait pour marcher jusqu’à l’arrêt du car. Mme Armbuster, qui portait un masque en plastique à micropores acheté au drugstore avait commencé à expliquer le mot panique, qu’elle comparait à pandémique à cause de l’étymologie. Mais c’était là que Rydell s’était réveillé.

Il se redressa. Il avait la migraine et un début de refroidissement. La grippe de Kansas City. Ou peut-être la fièvre de Mokola.

— Pas de panique ; fit-il entre ses dents.

Mais il avait un drôle de pressentiment.

Il se leva et marcha à tâtons vers l’avant. Un peu de lumière passait sous la porte. Il trouva la poignée et ouvrit un tout petit peu.

— Coucou.

Le sourire aux coins dorés. Un petit automatique carré, braqué sur l’œil de Rydell. Il avait tourné et incliné en arrière le siège baquet côté passager. Ses pieds bottés reposaient sur le fauteuil du milieu. La lumière du plafonnier était réglée au minimum.

— Où est Mme Elliott ?

— Elle est partie.

Rydell ouvrit la porte en grand.

— Elle bosse pour vous ?

— Non. Pour SecurIntens.

— Ils l’ont mise dans l’avion juste à cause de moi ?

L’homme haussa les épaules. Rydell remarqua que le pistolet ne bougeait pas d’un millimètre quand il faisait ça. Il portait des gants chirurgicaux et le même pardessus long que quand il était descendu de la voiture des Russes, comme ces cache-poussière australiens faits de micropores noirs.

— Comment a-t-elle réussi à nous retrouver devant cette boutique de tatouages ?

— Il fallait bien que Warbaby serve à quelque chose. Il vous a fait filer, à tout hasard, par deux de ses gars.

— Je n’ai vu personne.

— Vous n’étiez pas censé.

— J’ai quelque chose à vous demander. C’est vous qui avez arrangé comme ça le type de l’hôtel, Blix ?

L’homme le regarda par-dessus le canon de son pistolet. Un si petit calibre, normalement, ne devait pas faire trop de dégâts, mais il supposait que les munitions étaient trafiquées d’une manière ou d’une autre.

— Je ne vois pas quel rapport ça peut avoir avec vous, dit-il.

Rydell hocha la tête.

— J’ai vu une photo. Vous n’avez pas l’air si cinglé que ça.

— C’est mon boulot.

Tu parles, se dit Rydell. Comme de vendre des frites avec un ordinateur. Il y avait un frigo et un évier juste à droite de la porte, aussi il ne pouvait rien faire de ce côté-là. Et s’il essayait sur sa gauche, l’autre n’hésiterait pas à tirer à travers la cloison, et il aurait probablement la fille en même temps.

— Pas la peine d’y songer.

— Hein ?

— À jouer au héros. Le coup du flic.

Il ôta les pieds du baquet central.

— Voilà ce que vous allez faire. Lentement, très lentement, vous allez vous asseoir derrière le volant et poser les mains dessus, la première à neuf heures et la deuxième à deux heures. Vous ne les bougerez plus. Sinon, je vous envoie une petite prune derrière l’oreille et vous ne l’entendrez même pas venir.

Il parlait d’une voix lente, uniforme, comme un vétérinaire qui s’adresse à un cheval.

Rydell fit exactement ce qu’on lui disait de faire. Il ne voyait strictement rien à l’extérieur. Rien d’autre que du noir, et le reflet de la lumière très faible du plafonnier.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il.

— Vous aimez les galeries marchandes, Rydell ? Vous en avez, là-bas, à Knoxville ?

Rydell lui jeta un regard de biais.

— Regardez devant vous, s’il vous plaît.

— Oui, nous en avons.

— Celle-ci ne marche pas très fort.

Rydell crispa les doigts sur la mousse qui rembourrait le volant.

— Relaxez-vous.

Rydell l’entendit donner un coup de talon contre la cloison derrière lui.

— Mlle Washington ! Réveillez-vous ! Faites-nous l’honneur de votre présence, Mlle Washington !

Rydell entendit un double coup sourd tandis qu’elle se cognait la tête en se redressant brusquement, puis tombait du lit. Il aperçut son visage blanc qui se reflétait sur le pare-brise, dans l’encadrement de la petite porte. Puis il vit son expression quand elle aperçut le pistolet et celui qui le tenait.

Elle n’était pas du genre à hurler.

— Vous avez tué Sammy Sal, dit-elle.

— Vous avez essayé de m’électrocuter, fit l’homme, comme s’il commençait, maintenant seulement, à saisir l’humour de la chose. Venez un peu par ici, ajouta-t-il. Tournez-vous, et asseyez-vous sur la console centrale ; très lentement. Comme ça. Maintenant, penchez-vous en avant et entourez le siège de vos mains.

Elle finit par se retrouver à côté de Rydell, les jambes de part et d’autre de la console d’instruments de bord, tournée vers l’arrière, comme si elle chevauchait un cheval de bois.

Cela lui donnait à peine quelques degrés d’arc de différence dans son angle de tir pour leur expédier à tous les deux une balle dans la tête.

— Vous allez retirer tout doucement votre blouson, dit-il à Chevette. Vous serez obligée de lever les mains du siège pour faire ça, mais arrangez-vous pour qu’il y en ait toujours au moins une posée à plat sur le dossier. Prenez votre temps.

Quand elle en arriva au stade où elle n’avait plus qu’un coup d’épaule à donner pour que le vêtement glisse de son bras gauche, elle le laissa tomber sur les jambes de l’homme.

— Est-ce qu’il y a des seringues, des lames ou des objets dangereux à l’intérieur ?

— Non.

— Des charges électriques ? Je commence à me méfier.

— Rien d’autre qu’un téléphone et les lunettes de ce trou-du-cul.

— Vous entendez ça Rydell ? demanda l’homme. Ce trou-du-cul. Voilà tout le souvenir qu’il laissera dans l’histoire. Un trou-du-cul anonyme parmi tant d’autres…

Il fouillait, en parlant, dans les poches du blouson de sa main libre. Il sortit l’étui et le téléphone, qu’il posa sur la plage avant, profonde et capitonnée, du camping-car, sous le pare-brise. Rydell avait maintenant la tête à demi tournée et le regardait malgré l’interdiction qui lui avait été faite. Il vit la main gantée qui ouvrait l’étui en tâtonnant, puis sortait les lunettes noires. Le seul moment où l’autre le quitta des yeux, ce fut pour regarder ces lunettes, et cela dura à peine une seconde.

— Vous avez ce que vous vouliez, lui dit Rydell.

La main remit les lunettes dans l’étui.

— Oui.

— Et maintenant ?

Le sourire s’effaça. Sans son sourire, l’homme ne semblait pas avoir de lèvres. Mais cela ne dura pas longtemps. Le sourire revint, encore plus large que précédemment.

— Vous croyez que vous pourriez aller me chercher un Coca dans le frigo ? Toutes les fenêtres sont bloquées, et la porte arrière également.

— Un Coca ? fit Chevette en ouvrant de grands yeux, comme si elle ne le croyait pas. Vous allez me tirer dans le dos, si j’y vais.

— Pas nécessairement. Parce que j’ai vraiment soif. J’ai la gorge toute sèche.

Elle tourna vers Rydell des yeux agrandis par la peur.

— Allez lui chercher son Coca, fit-il.

Elle se dégagea de la console et se glissa à l’arrière, juste derrière la porte, là où se trouvait le frigo.

— Regardez devant vous ! fit l’homme à Rydell, qui vit le reflet de la lumière du frigo sur le pare-brise, et celui de Chevette qui se baissait.

— N… normal ou basses calories ? demanda Chevette.

— Basses calories, s’il vous plaît.

— Classique ou déca ?

— Classique.

Il émit un petit bruit qui pouvait passer, se dit Rydell, pour un rire.

— Il n’y a pas de verres.

Il refit le même bruit.

— Une boîte, ça ira.

— Je… je renverse tout. J’ai les mains qui tremblent.

Rydell regarda du côté et le vit prendre la boîte rouge dégoulinante de mousse brune sur les côtés.

— Merci. Vous pouvez baisser votre pantalon, maintenant.

— Hein ?

— Ce pantalon noir que vous portez. Laissez-le glisser, lentement. Mais j’aime bien les chaussettes. On les garde, pour le moment.

Rydell aperçut l’expression sur le visage de Chevette que reflétait le pare-brise. Il la vit devenir blême. Elle se baissa pour faire glisser lentement le pantalon serré.

— Retournez vous asseoir sur la console. Comme ça. Comme vous étiez tout à l’heure. Que je vous regarde. Vous voulez regardez aussi, Rydell ?

Ce dernier se retourna et la vit à califourchon sur la console, ses jambes nues lisses et musclées, blanche comme un drap à la lueur du plafonnier. L’homme but une longue gorgée de Coca en observant Rydell par-dessus le bord de la boîte. Puis il la posa sur la plage avant et s’essuya la bouche du revers de sa main gantée.

— Pas mal, hein, Rydell ? fit-il en hochant le menton en direction de Chevette. Il y a des possibilités, je pense.

Rydell le regarda.

— On dirait que ça vous embête, Rydell ?

Il ne répondit pas.

L’homme laissa de nouveau entendre le bruit qui aurait pu ressembler à un rire. Puis il but une gorgée de Coca.

— Vous vous dites que j’ai éprouvé du plaisir à arranger cet enfoiré comme j’ai été obligé de le faire, c’est ça, Rydell ?

— Je n’en sais rien.

— Mais c’est ce que vous pensez quand même. Je sais que c’est ce que vous pensez. Et vous avez raison. J’ai pris mon pied. Mais il y a une différence. Vous savez laquelle ?

— Quelle différence ?

— Ça ne m’a pas fait bander. Voilà la différence.

— Vous le connaissiez ?

— Hein ?

— Je veux dire… c’est pour une raison personnelle que vous l’avez arrangé comme ça ?

— Ah ! Je suppose qu’on pourrait dire quelque chose comme ça, oui. Je le connaissais. Je le connaissais comme on connaît rarement quelqu’un. Je savais tout ce qu’il faisait, Rydell. Le soir, quand je m’endormais, j’entendais le bruit de sa respiration. Et je savais, rien qu’en l’entendant respirer, combien il en avait dans le nez.

— Dans le nez ?

— Combien de verres. C’était un Serbe. Vous avez été flic, non ?

— Exact.

— Vous avez eu des types à surveiller ?

— Je ne suis pas resté assez longtemps.

— C’est un drôle de truc, une surveillance rapprochée. On voyage partout avec eux comme une ombre, et ils ne savent pas que vous êtes là. Ou plutôt, ils se doutent de quelque chose, ils pensent que vous êtes là, mais ils ne savent pas qui vous êtes. Parfois, ils dévisagent quelqu’un, par exemple dans le couloir de l’hôtel, et ils croient que c’est vous. Mais ils se trompent tout le temps. Et, à force de les surveiller pendant des mois, on finit par les aimer.

Rydell vit un frisson parcourir les cuisses blanches et tendues de Chevette.

— Et puis au bout de quelques mois encore, après dix voyages en avion et deux douzaines d’hôtels, ça finit par s’inverser, Rydell.

— On les déteste ?

— Exactement. On attend qu’ils fassent une connerie, qu’ils trahissent la confiance qu’on a placée en eux. Parce que la confiance, chez un messager, c’est quelque chose de terrible, Rydell. De terrible.

— Un messager ?

— Regardez la fille, Rydell. Elle sait de quoi je parle. Même si elle ne livre que des enveloppes confidentielles dans San Francisco, elle est messagère, elle aussi. On lui confie des choses, Rydell. Des informations qui ont une réalité physique. Et elle les transporte. Pas vrai, ma poupée ?

Elle ressemblait à un Sphinx, les doigts crispés sur le revêtement gris du baquet central.

— C’est ça mon boulot, Rydell. Je les regarde faire leur truc de messager. Quelquefois, il y en a qui cherchent à leur prendre ce qu’ils transportent. (Il but le reste de son Coca.) Alors, je les tue. En fait, c’est ce qu’il y a de mieux dans ce boulot. Vous êtes déjà allé à San José, Rydell ?

— Costa Rica ?

— Exact.

— Jamais.

— Les gens savent vivre, là-bas.

— Vous travaillez pour ces paradis informatiques ?

— J’ai pas dit ça. C’est quelqu’un d’autre qui a dû le dire.

— Et lui aussi, donc. Il portait ces lunettes à quelqu’un, du Costa Rica, et elle les lui a prises.

— Ça m’a fait plaisir qu’elle les prenne. Très plaisir. J’étais dans la chambre à côté. Je suis entré par la porte communicante. Je me suis présenté. Il a fait la connaissance de Loveless. La première et la dernière fois.

Le pistolet ne vacillait pas, mais il commença à se gratter la tête avec sa main gantée, il grattait furieusement, comme s’il avait des puces ou quelque chose comme ça.

— Loveless ?

— Mon nom de… nom de truc

Suivit un long chapelet de mots qui ressemblait, pour Rydell, à de l’espagnol, mais il ne reconnut que nombre de… quelque chose.

— À votre avis, elle est étroite, Rydell ? Moi, je les préfère étroites.

— Vous êtes américain ?

Sa tête se pencha légèrement de côté lorsque Rydell prononça ces mots, et son regard devint vitreux l’espace d’une seconde, mais il se ressaisit aussitôt, et son œil devint aussi clair que la bague chromée qui entourait le bout du canon de son pistolet.

— Vous savez qui a fait démarrer les paradis, Rydell ?

— Les cartels. Les Colombiens.

— Exact. Ils ont introduit les premiers systèmes experts en Amérique centrale autour des années 80, pour coordonner leurs expéditions. Il a fallu que quelqu’un les installe, ces systèmes. La guerre des drogues, Rydell. Il y avait des tas d’Américains, des deux côtés.

— C’est vrai, fit Rydell. Seulement, nous fabriquons nos drogues sur place, à présent, n’est-ce pas ?

— Oui, mais c’est eux qui ont les paradis informatiques. Ils n’ont même plus besoin du trafic de drogue. Ils ont ce que les Suisses avaient à une époque : le seul endroit au monde où certaines données sont en sécurité.

— Vous me semblez un peu jeune pour avoir aidé à mettre tout ça en place.

— C’était mon père. Vous avez connu le vôtre, Rydell ?

— Oui.

D’une certaine manière, en tout cas.

— Moi pas. Ça m’a posé des problèmes. J’ai suivi une thérapie pour ça.

Elle t’a bien réussi, on dirait, songea Rydell.

— Et Warbaby, il travaille pour les paradis, lui aussi ?

Quelques gouttes de sueur perlaient au front de l’homme. Il les essuya du revers de la main qui tenait le pistolet, mais Rydell vit l’arme reprendre sa position initiale comme si elle était maintenue par un aimant.

— Allumez les phares, Rydell. Ça ne risque rien. La main gauche sur le volant.

— Pourquoi ?

— Parce que sinon vous êtes mort.

— D’accord, mais pourquoi ?

— Faites-le et c’est tout, d’accord ?

La transpiration lui coulait sur les yeux.

Rydell leva la main droite du volant, alluma les veilleuses puis les phares. Deux cônes de lumière butèrent sur tout un mur de boutiques en ruine, avec des enseignes délabrées et de la poussière partout sur le plastique ; celle qui était dans le faisceau sur phare gauche disait : LE TROU.

— Drôle d’idée d’appeler un magasin comme ça, fit Rydell.

— Vous essayez de m’embrouiller la tête, Rydell ?

— Non. Je trouve seulement que c’est un drôle de nom. Surtout avec tous les trous qu’il y a maintenant.

— Warbaby est juste un employé, Rydell. SecurIntens fait appel à lui quand les choses se mettent à déraper. Et il y a toujours un dérapage dans ces cas-là. Toujours.

Ils étaient garés sur une sorte de placette au centre de la galerie marchande. Les vitrines étaient toutes blanchies à la chaux ou bardées de planches. La galerie devait être souterraine, ou bien les ouvertures étaient murées.

— Donc, elle pique ces lunettes dans un hôtel où SecurIntens s’occupe de la sécurité, et ils font venir Warbaby. C’est bien ça ?

Rydell se tourna vers Chevette. Elle ressemblait à un de ces enjoliveurs chromés sur le bouchon de radiateur d’une voiture ancienne, à part le fait qu’elle commençait à avoir la chair de poule sur les cuisses. Il ne faisait pas spécialement chaud ici, ce qui confirmait que la galerie devait être souterraine.

— Vous savez quoi, Rydell ?

— Quoi ?

— Vous êtes pas foutu de comprendre le commencement du commencement de la chose. C’est trop gros pour quelqu’un comme vous. Vous êtes pas habitué à penser comme ça. SecurIntens appartient à la compagnie propriétaire des informations contenues dans ces lunettes.

— Singapour. Ils sont propriétaires de DatAmerica, également ?

— Vous pouvez rien prouver, Rydell. Et le Congrès non plus.

— Vous avez vu ces rats, là-bas ?

— N’essayez pas de m’embrouiller, hein ?

Rydell regarda les trois derniers rats disparaître en s’engouffrant dans l’endroit qu’il s’appelait “Le Trou”. Ce devait être un conduit d’aération ou quelque chose comme ça. Un vrai trou.

— C’est la vérité, dit-il. Ils étaient juste là.

— Vous vous rendez compte que vous ne seriez pas ici en ce moment si cet enfoiré de Lucius Warbaby ne s’était pas mis à faire du rollerblade le mois dernier ?

— Comment ça ?

— Il s’est bousillé le genou. Il pouvait plus conduire. C’est là que vous êtes entré dans le jeu. Pensez-y. Qu’est-ce que ça vous apprend sur le capitalisme de la dernière heure, tout ça ?

— Qu’est-ce que ça m’apprend sur quoi ?

— On ne vous enseigne donc rien, à cette académie de police ?

— Bien sûr que si, fit Rydell. Des tas de choses.

Par exemple, à tenir le crachoir à un cinglé qui vous a pris en otage, sauf qu’il avait du mal à se souvenir de la teneur du cours. Le faire parler le plus possible, ne jamais le contredire, des trucs comme ça.

— Comment ça se fait que les informations qui sont dans les lunettes prennent la tête à tout le monde ?

— Ils vont reconstruire San Francisco. À partir de zéro, pratiquement. Comme ils sont en train de faire pour Tokyo. En commençant par implanter une grille de dix-sept complexes dans l’infrastructure existante. Des tours de quatre-vingts étages, bureaux et résidentiel, commerce et résidentiel, à la base. Complètement autonomes. Avec des réflecteurs paraboliques à inclinaison variable, et des générateurs à vapeur. Des structures de conception entièrement nouvelle, mon vieux. Elles boufferont leurs propres déchets.

— Qui bouffera ses déchets ?

— Les tours. Elles vont pousser toutes seules, Rydell. Comme ce qu’ils font en ce moment à Tokyo. Comme le tunnel Mag-Lev.

— Sunflower, fit Chevette, qui sembla regretter aussitôt d’avoir ouvert la bouche.

— J’ai tout vu… fit-il en se tournant vers elle.

— Hé… ho…

Continuer de lui parler comme on parle à un dangereux fou armé.

— Oui ?

— Je ne vois pas où est le problème. Ils veulent reconstruire, et alors ?

— Le problème, fit le nommé Loveless en commençant à déboutonner sa chemise, c’est qu’une ville comme San Francisco sait à peu près autant où elle va, et où il lui faudrait aller que vous, c’est à dire trois fois rien. Il y a des millions de gens, ici, qui protesteraient de toutes leurs forces s’ils connaissaient seulement l’existence d’un tel plan. Et puis, il y a l’aspect spéculation immobilière.

— Immobilière ?

— Vous savez quelles sont les trois considérations les plus importantes dans un achat immobilier, Rydell ?

Le torse de Loveless, glabre et artificiellement pigmenté, était luisant de transpiration.

— Trois ?

— L’emplacement, l’emplacement et l’emplacement.

— Je ne saisis pas très bien.

— Vous ne saisirez jamais. Mais les gens qui savent où acheter, ceux qui ont vu les implantations des tours, ils comprennent eux. Sans aucun mal.

— Vous avez regardé, hein ? demanda Rydell au bout d’un instant de réflexion.

Loveless hocha la tête.

— À Mexico. Il les avait laissées dans sa chambre. Il n’aurait jamais dû faire ça. Grave erreur.

— Et vous n’aviez pas le droit.

Cela avait échappé à Rydell ; Loveless transpirait maintenant de plus en plus, malgré la fraîcheur de l’air, comme si son système lymphatique ou un truc comme ça était tombé en panne. Il n’arrêtait pas de battre des paupières et de s’essuyer le front.

— J’ai fait mon boulot. Tous les boulots qu’on m’a confiés. Pendant des années. Mon père aussi. Vous n’avez jamais vu comment ils vivent, en haut. Dans les complexes. Les gens d’en bas, ils n’ont aucune idée de ce qu’on peut faire avec de l’argent, Rydell. Ils ne savent pas ce que c’est vraiment, l’argent. Ils vivent comme des dieux. Il y en a qui sont âgés de plusieurs centaines d’années, Rydell.

Il y avait des traces blanches au coin de la bouche de Loveless, avec son sourire, et Rydell se revit soudain dans l’appartement de la copine de Turvey, en train de regarder Turvey dans les yeux, et il y eut un déclic en lui quand il comprit, d’un coup, ce qu’elle avait fait.

Elle avait vidé le sachet de dancer dans le Coca qu’elle lui avait donné. Elle en avait répandu une partie sur le couvercle, et elle avait fait exprès de renverser du liquide pour que cela ne se voie pas.

Loveless avait entièrement défait sa chemise. Le tissu foncé était imbibé de transpiration qui le rendait encore plus foncé, et son visage était cramoisi.

— Loveless… commença Rydell.

Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait lui dire, mais l’homme poussa à ce moment-là un cri aigu, celui d’un lapin qui s’est pris la patte dans un collet, et commença à donner des coups de crosse dans la braguette de son jean serré, comme s’il y avait quelque chose d’horrible collé à lui, qu’il fallait tuer à tout prix.

Et chaque fois que la crosse frappait, le coup partait, faisant dans le plancher moquetté du camion des trous de la taille d’une pièce de cinq dollars.

Chevette descendit de la console comme si elle était sur un tapis roulant en caoutchouc. Elle passa par-dessus le baquet central et courut se réfugier à l’arrière dans la cabine.

Loveless se figea, frissonnant, comme si tous les atomes de son corps s’étaient bloqués en même temps, parqués sur une orbite de sécurité. Il sourit alors, comme s’il avait tué la chose qui en avait après son entrejambe. Puis il hurla de nouveau et se mit à tirer à travers le pare-brise. La seule chose qui vint à l’esprit de Rydell, c’est qu’un instructeur leur avait dit qu’à côté d’une overdose de dancer, une prise massive de PCP, c’était comme si on mettait deux cachets d’aspirine dans un Coca. Un Coca. Textuel…

Et Chevette était en train de flipper grave, à l’arrière, d’après les bruits qu’on entendait. Elle essayait d’ouvrir la porte du camion à coups de poing.

— Plusieurs centaines, les enculés, fit Loveless.

Émettant un bruit qui ressemblait à un sanglot, il éjecta le chargeur et en mit un nouveau en place.

— Et ça continue, dit-il.

— Là-bas ! fit Rydell. Quelqu’un près du Trou…

— Qui ça ?

— Svobodov, dit Rydell au hasard, en espérant que ce serait suffisant.

Les balles sortirent du petit pistolet comme des cubes de caoutchouc d’un loukoum. À la troisième, Rydell avait tendu la main pour défaire la sécurité de la portière et s’était laissé rouler à l’extérieur. Il atterrit sur le dos, sur des boîtes de bière vides et des espèces de coupes en mousse. Il continua de rouler sur lui-même, jusqu’à ce qu’il heurte un obstacle.

Les petites balles faisaient de très gros trous dans les vitrines blanchies des magasins abandonnés. Tout un pan s’écroula avec fracas.

Il entendit Chevette qui tambourinait sur la porte arrière du camion. Il aurait voulu pouvoir lui crier d’arrêter.

— Hé ! Loveless !

Le tir cessa.

— Svobodov est blessé !

Chevette tambourinait toujours. Bon Dieu !

— Il faut appeler une ambulance !

À quatre pattes, appuyé contre un petit jet d’eau au socle carrelé qui sentait le chlore et la poussière, il vit Loveless descendre du camion du côté du chauffeur. Il avait le visage et le torse luisants. Sa formation était si profondément ancrée en lui, constata Rydell, qu’elle était plus forte que les effets du dancer. Il avançait comme on l’enseignait dans les sections spéciales de la police, tenant son arme avec ces deux mains tendues devant lui, jambes à demi fléchies, balayant de tout petits arcs de tir potentiel.

Et Chevette, pendant ce temps, essayait toujours d’enfoncer à coups de pied et de poing la porte en hexcel, ou un truc comme ça, à l’arrière du camion. Mais Loveless logea dedans une ou deux balles, et elle s’arrêta d’un seul coup.

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