— Tu veux une autre bière, mon loulou ?
La femme derrière le comptoir avait une arabesque noire très complexe de chaque côté de son crâne rasé, jusqu’à ce que Yamazaki supposait être sa ligne de séparation naturelle. Le style du tatouage était un mélange de nœuds celtes et d’éclairs des bandes dessinées. Les cheveux, au sommet de son crâne, ressemblaient à la peau de quelque animal nocturne qui se serait nourri de vaseline et d’eau oxygénée. Son oreille gauche était percée un peu partout, à une douzaine d’endroits au moins, par un mince fil d’acier d’un seul tenant. En temps ordinaire, Yamazaki aurait trouvé ce genre de spectacle très intéressant, mais il était plongé pour le moment, dans sa rédaction, sur le bloc-notes ouvert devant lui.
— Non, merci, dit-il.
— Tu cherches à baiser ou quoi ?
Elle avait dit cela sur un ton parfaitement enjoué. Il leva les yeux du bloc-notes. Elle attendait sa réponse.
— Pardon ?
— Si tu veux rester ici, il faut que tu consommes, mon bonhomme.
— Une bière, je vous prie.
— La même chose ?
— Oui, s’il vous plaît.
Elle lui décapsula une bouteille de bière mexicaine. Les fragments de glace glissèrent lentement sur les côtés tandis qu’elle posait la bouteille devant lui sur le comptoir à sa gauche. Yamazaki retourna à son bloc-notes.
Skinner a essayé avec insistance de me convaincre qu’il n’y avait derrière tout cela aucune volonté délibérée, aucune structure sous-jacente. Rien d’autre que le squelette, le pont, le Thomasson à proprement parler. Quand le Little Grande est survenu, ce n’était pas Godzilla. En fait, il n’y a pas de mythe équivalent dans cette culture et à cet endroit (bien que cela ne soit pas forcément vrai de Los Angeles). La Bombe, si longtemps attendue, s’est estompée dans les lointains. À sa place, il y a eu une série de malheurs, de cataclysmes étalés dans le temps. Mais quand Godzilla est enfin arrivé sur Tokyo, nous étions tous plongés dans le désespoir et la négation. En vérité, nous avons accueilli avec une espèce de soulagement les destructions les plus horribles. Nous avions le sentiment, tout en pleurant nos morts, qu’une occasion extraordinaire était de nouveau en train de s’offrir à nous.
— Pas mal, fit le client sur sa gauche en posant la main sur le bloc-notes. Ça doit être japonais. C’est joli.
Yamazaki leva les yeux, le sourire incertain, pour rencontrer un regard d’un vide étonnant, brillant, intense, mais pourtant d’une platitude absolue.
— Ça vient du Japon, oui, dit-il.
La main se retira lentement, caressante, du bloc-notes.
— Loveless, lui dit l’homme.
— Je vous demande pardon ?
— Loveless. C’est mon nom.
— Yamazaki.
Les yeux très pâles et espacés, étaient ceux de quelque chose qui vous regarde du fond d’une eau immobile.
— Ouais. Je me doutais bien que c’était un truc comme ça.
Sourire décontracté, ponctué d’archaïques reflets d’or.
— Comme quoi ?
— Un truc japonais. Quelque chose en “zuki” ou en “zaki”.
Le sourire se fit un peu plus incisif.
— Buvez votre Corona, M. Yamazaki, fit-il en refermant sa main sur son poignet. Ça vous donnera un peu de chaleur, hein ?