« Wally » Divac, le propriétaire serbe de Rydell n’avait pas tellement envie de lui prêter sa torche électrique, mais celui-ci lui avait menti en lui promettant de lui trouver quelque chose de bien mieux, à SecurIntens, qu’il lui ramènerait en même temps que la lampe. Peut-être un de ces bâtons télescopiques à décharges électriques, disait-il. Quelque chose de sérieux, de professionnel, sans doute illégal. Wally était en admiration devant tout ce qui venait de la police. Il aimait croire que Rydell en faisait partie. Comme la plupart des gens, il ne faisait pas la différence entre la police officielle et une compagnie privée comme SecurIntens. Il avait le logo d’une entreprise de surveillance armée devant sa porte, mais Rydell était heureux de voir que ce n’était pas SecurIntens. Il ne pouvait pas se payer vraiment ce genre de services. C’était comme sa voiture. Elle était d’occasion, mais il préférait dire “achetée à un particulier”, comme si le particulier en question n’était qu’un larbin dont le seul rôle avait été de la roder.
Il était cependant propriétaire de la maison où il vivait, aux bardeaux en plastique bleu pâle imitant le bois peint et à la pelouse factice qui semblait plus réelle qu’un terrain de foot en AstroTurf. Il possédait en plus la maison de Mar Vista et quelques autres. Sa sœur était venue s’installer ici en 1994, et il l’avait suivie peu après pour échapper à la pagaille qu’il y avait là-bas. Il ne l’avait jamais regretté. Il disait que c’était un pays formidable, mais qui avait le tort d’accueillir trop d’immigrés.
— C’est quoi, ce truc que vous conduisez ? demanda-t-il sur le pas de sa porte dans le quartier en rénovation de Crafsman, à deux pas de Melrose Avenue.
— Une Montxo, répondit Rydell. Ça vient de Barcelone. Tout électrique.
— Vous vivez en Amérique, et vous conduisez ça ? demanda l’homme aux cheveux gris gominés au-dessus d’un front piqueté.
Sa BMW, immaculée, était rangée dans l’allée. Il avait mis cinq bonnes minutes à désactiver l’alarme pour prendre la torche électrique et la donner à Rydell. Celui-ci se souvint de la fois où, à Knoxville, le jour de Noël, les nouveaux talkies-walkies de la brigade des Stups avaient déclenché toutes les alarmes des voitures dans un rayon de quinze kilomètres.
— C’est bon pour l’environnement, dit-il.
— Mais mauvais pour le pays. Pour l’image de marque. Un Américain doit conduire une voiture dont il puisse être fier. Bavaroise, par exemple. Ou Japonaise, au moins.
— Je vous rendrai ça bientôt, Wally, fit Rydell en agitant la longue torche noire.
— Avec autre chose en plus, vous avez promis.
— Ne vous inquiétez pas.
— Quand est-ce que vous allez payer le loyer de Mar Vista ?
— Kevin s’en occupera.
Il monta dans la petite Montxo et fit tourner le moteur. Elle trembla légèrement sur ses amortisseurs jusqu’à ce que le volant d’entraînement ait acquis la vitesse nécessaire.
Wally lui fit un signe de la main, puis il haussa les épaules. Il rentra dans la maison et referma la porte. C’était la première fois que Rydell le voyait sans son chapeau tyrolien.
Il regarda la torche, essayant de trouver l’endroit où était la sécurité. Ce n’était pas grand-chose, mais il était rassuré à l’idée d’avoir au moins ça. Et en aucun cas ne pouvait être létal. Il n’était pas difficile d’acheter un pistolet clandestinement, mais il ne voulait pas de ça aujourd’hui. On risquait plus gros quand on avait une arme à feu sur soi.
Il reprit la direction du Blob, en conduisant très prudemment aux carrefours et en essayant de prendre plutôt les rues avec une voie réservée aux voitures électriques. Il avait sorti le téléphone de Chevette et appuya sur la touche bis pour refaire le numéro du serveur de l’Utah, celui que Mange-Dieu lui avait donné à Paradise. Mange-Dieu était celui qui ressemblait à une montagne. Rydell lui avait demandé pourquoi il se faisait appeler comme ça, et il avait répondu qu’il était Peau-Rouge à cent pour cent. Ce dont Rydell doutait.
Même leurs voix n’étaient pas réelles. C’étaient des trucs numériques. Mange-Dieu pouvait aussi bien être une femme, ou encore une combinaison de trois personnes. Il était également possible que les trois personnages à qui il avait eu affaire soient en réalité un seul et même individu. Il pensa à la femme des Dissidents Cognitifs, dans son fauteuil roulant. Ça pouvait être n’importe qui. C’était ce qu’il y avait de plus agaçant chez ces pirates. Il entendit la sonnerie, dans l’Utah. Mange-Dieu répondait toujours au cinquième coup, au milieu.
— Oui ?
— Paradise, fit Rydell.
— Richard ?
— Nixon.
— La marchandise est en place, Richard. Un petit oops et un prout.
— Le prix est fait ?
Les feux passèrent au vert. Quelqu’un klaxonna derrière lui, irrité de la lenteur de la Montxo.
— Cinquante, fit Mange-Dieu.
Cinquante mille dollars. Rydell fronça les sourcils.
— D’accord, dit-il. Ça ira.
— Y a intérêt. On peut vous rendre la vie difficile, même au trou. Très difficile. Les critères sont encore plus bas, quand on moisit en prison.
Tu dois avoir pas mal de copains là-bas, j’imagine, se dit Rydell.
— À combien estimez-vous le temps de réponse, à partir du moment où j’appellerai ? demanda-t-il à haute voix.
Mange-Dieu éructa, longuement et délibérément.
— Rapide. Dix, quinze max. On a ménagé une fenêtre comme on avait dit. Vos petits copains vont en chier dans leur froc. Mais tâchez de ne pas vous trouver au milieu. C’est un truc comme vous n’en avez jamais vu avant. Un nouvel appareil qui vient de sortir.
— J’espère bien, dit Rydell.
Il coupa la communication.
Il donna le numéro de l’appartement de Karen au préposé du parking. Après ça n’allait plus avoir tellement d’importance. Il avait glissé la torche à l’arrière de son jean, sous la veste en toile que Pote lui avait prêtée. Elle appartenait probablement à son père. Il avait promis au gosse d’essayer de lui trouver un endroit où loger quand il viendrait à L.A., mais il espérait qu’il réfléchirait avant de faire ça. Des gamins comme ça, ils ne pouvaient pas faire dix mètres en descendant de l’autobus sans se faire repérer par un prédateur urbain aux dents longues. Un crissement de pneus, une tornade floue, et il ne resterait du pauvre Pote que quelques plumes voletantes. Mais ça ne devait pas être tous les jours marrant d’être à sa place, dans cette chambre de caravane d’un mètre sur deux, avec tous ces posters de Fallon et du Christ, à regarder en cachette la RV quand son père n’était pas là. De quoi on avait l’air si on n’essayait même pas de se sortir du trou où on était ? Il fallait au moins reconnaître ça à Sublett, malgré ses allergies et tout le reste. Il s’en était sorti.
Rydell se faisait cependant beaucoup de souci à son sujet. Ridicule de s’inquiéter pour les autres, dans la situation où il se trouvait lui-même. Mais Sublett se comportait comme s’il était déjà mort ou presque. Il faisait ce qu’on lui demandait comme si plus rien n’avait d’importance. La seule chose qui le faisait réagir un peu, c’étaient ses allergies.
Et Chevette. Elle aussi, elle lui hantait l’esprit, mais pas pour la même chose. Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à cette bande de peau blanche, dans le bas de son dos, quand elle était allongée en chien de fusil à côté de lui sur le lit. Comme il avait envie de la toucher ! Et comme ses nichons pointaient sous son tee-shirt quand elle s’asseyait le matin ! Il était également émoustillé par ces poils noirs en tire-bouchon, sous ses bras. Et, tandis qu’il s’avançait vers la cafétéria couleur brique nichée au pied de l’escalier roulant, la tête rectangulaire de la torche lance-poivre lui rentrant dans les reins, il se disait qu’il n’aurait peut-être jamais plus d’autres occasions. Il serait peut-être mort d’ici une demi-heure, ou bien en route pour la prison d’État.
Il commanda un café au lait bien serré, paya avec le peu d’argent qui lui restait, et regarda sa Timex. Trois heures moins dix. La veille, quand il avait appelé Warbaby du motel sur son numéro de portable personnel, il lui avait dit quinze heures.
C’était Mange-Dieu qui lui avait donné le numéro. Il pouvait dégoter tous les numéros qu’il voulait.
Warbaby avait paru attristé d’entendre sa voix. Comme s’il était déçu.
— Je ne m’attendais pas à ça de ta part, Rydell.
— Désolé, M. Warbaby. C’est à cause de ces putains de Russes, et de cet enfoiré de cowboy, Loveless. Ils m’ont fait perdre la boule.
— Inutile d’employer des mots obscènes. Qui t’a donné ce numéro ?
— Hernandez, au début.
Un silence.
— J’ai les lunettes, M. Warbaby.
— Où es-tu ?
Chevette, étendue sur le lit, le regardait.
— À Los Angeles. J’ai préféré m’éloigner le plus possible de ces Russes.
Un silence. Warbaby avait peut-être mis la main sur son téléphone, puis :
— Disons que je comprends ta réaction, même si je ne l’approuve pas.
— Est-ce que vous pourriez venir les chercher ici, M. Warbaby ? Et considérer, après ça, que nous sommes quittes ?
Nouvelle pause, un peu plus longue.
— Écoute, Rydell, c’est triste à dire, mais je ne voudrais pas que tu oublies à quel point ton comportement nous a déçus. Néanmoins, oui, ce que tu viens de proposer est envisageable.
— Mais juste Freddie et vous, hein ? Personne d’autre.
— Bien entendue, avait répondu Warbaby.
Rydell l’imaginait en train de jeter un coup d’œil à Freddie, qui pianotait sur un nouveau portable pour essayer de localiser l’appel. Mais tout ce qu’il pouvait découvrir, c’était un nœud cellulaire à Oakland, débouchant sur un numéro basculé.
— Soyez à L.A. demain, M. Warbaby. Je vous appellerai au même numéro, pour vous dire où me rencontrer. Quinze heures précises.
— Je pense que tu as pris la bonne décision, Rydell, avait répondu Warbaby.
— Je l’espère, avait murmuré Rydell avant de raccrocher.
Il consulta sa Timex. Puis but une gorgée de café. Il était quinze heures précises. Il posa le café sur le comptoir et sortit le téléphone.
Il leur fallut vingt minutes pour arriver. Ils étaient dans deux voitures, venant de deux directions opposées. Warbaby et Freddie occupaient une Lincoln noire surmontée d’une parabole blanche. Freddie conduisait. Svobodov et Orlovsky étaient dans une berline Lada grise, une location, estima Rydell.
Il les observa tandis qu’ils se regroupaient. Puis ils entrèrent, tous les quatre ensemble, sur la placette du Blob, dépassèrent les sculptures cinétiques et se dirigèrent vers l’ascenseur le plus proche. Warbaby avait l’air plus accablé que jamais. Il s’appuyait lourdement sur sa canne et portait le même pardessus olive et le même chapeau que la dernière fois. Freddie avait une chemise imprimée avec beaucoup de rose et un portable sous le bras. Les Russes de la brigade des Homicides étaient en gris à peu près de la même teinte et de la même texture que leur Lada.
Il attendit un peu pour voir si Loveless allait arriver, puis composa le numéro dans l’Utah.
— Pour l’amour du Christ, murmura-t-il en comptant les sonneries.
— Il a quelque chose, votre café au lait ? demanda le garçon de la cafétéria, un Asiatique, en le regardant avec insistance.
— Ça va, fit Rydell tandis que Mange-Dieu décrochait.
— Oui ?
— Paradise.
— C’est Richard ?
— Nixon. Ils sont ici. Quatre. Mais il manque Loveless.
— Vos deux Russes, Warbaby et son larbin ?
— C’est ça.
— Mais pas l’autre ?
— Je ne le vois nulle part.
— Sa description fait partie du paquet, en tout cas. C’est bon, Rydell. On y va.
Rydell rempocha le téléphone, se leva et marcha à grands pas vers l’escalier roulant. Le garçon pensait probablement que le café au lait avait quelque chose.
Mange-Dieu et ses copains, si toutefois il ne s’agissait pas d’une seule et même personne, par exemple une vieille dame siphonnée de la banlieue d’Oakland nantie de deux millions de dollars d’équipement sophistiqué et d’une mentalité exécrable, avaient frappé Rydell par leur côté particulièrement puant et plein de vent. À les entendre, il n’y avait rien qu’ils ne puissent accomplir. Mais s’ils étaient si forts, pourquoi étaient-ils obligés de se cacher et de se faire du fric en marge de la loi ?
Rydell avait assisté à une ou deux conférences sur la criminalité informatique, à l’académie de police, mais ça ne lui avait pas apporté grand-chose. Les vieilles histoires de gamins surdoués s’introduisant dans les systèmes informatiques des entreprises pour les trafiquer étaient périmées. Aujourd’hui, avait dit le fédéral en visite, toute la délinquance autrefois attribuée aux “cols blancs” était en passe de devenir une criminalité informatique parce que tout se faisait, dans des bureaux, avec des ordinateurs. Mais il existait encore des délits que l’on pouvait appeler “délits informatiques” dans le vieux sens du terme, car ils émanaient de professionnels qui se donnaient encore le nom de “hackers”, de “pirates”. Le public avait toujours tendance à voir en eux des individus romantiques qui se battaient contre des géants en leur jouant des tours, comme des gamins qui déplacent les murs des chiottes au fond du jardin. De simples plaisantins. À une époque, disait le Fed, la plupart des gens ne savaient même pas qu’il y avait des chiottes dans le jardin, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent dans la merde jusqu’au cou. Là, la classe de Rydell avait ri, par politesse. Mais les choses avaient changé, disait le Fed. Le pirate moderne était à peu près aussi romantique qu’un tueur dans un gang de trafiquants de glace ou qu’un gorille dopé au dancer. Mais beaucoup plus difficile à capturer. Cependant, si on réussissait à en prendre un pour le cuisiner un peu, on pouvait généralement espérer mettre la main sur deux ou trois autres. L’ennui, c’était qu’ils étaient organisés, la plupart du temps, en cellules, constituant des groupes plus larges, de sorte que le maximum que l’on pouvait espérer coffrer, habituellement, c’était le contenu d’une seule cellule, puisqu’ils ne connaissaient pas les membres des autres groupes, et ne tenaient pas à les connaître.
Mange-Dieu et ses amis, quel que soit leur nombre, devaient constituer une telle cellule, une unité de base de ce qu’ils appelaient la République du Désir. Et, s’ils avaient réellement l’intention de faire ce qu’ils lui avaient promis de faire, il estimait que ce serait pour trois raisons principales. La première, c’était qu’ils détestaient l’idée de reconstruire San Francisco, parce qu’ils préféraient qu’une infrastructure soit pleine de trous. La deuxième, c’était qu’ils lui demandaient pour cela beaucoup d’argent – qu’il n’avait pas. Et la troisième, c’était qu’ils avaient trouvé un nouveau moyen d’accomplir quelque chose que personne n’avait jamais essayé avant. C’était sans doute cela qui les avait décidés, finalement, à l’aider.
S’élevant à présent sur l’escalier roulant au milieu de tous ces gens qui habitaient ou travaillaient ici, se forçant à ne pas courir, Rydell avait du mal à croire que Mange-Dieu et les autres allaient faire ce dont ils s’affirmaient capables. Et s’ils ne l’étaient pas, eh bien, il était baisé.
Non, se disait-il. Ils allaient le faire. Il fallait qu’ils le fassent. Quelque part, dans l’Utah, une parabole tournait, s’orientant vers la côte, vers le ciel de Californie. Et de cette parabole, alimentée depuis l’endroit où se trouvaient Mange-Dieu et ses amis, arrivaient des trains de signaux – des paquets, c’était comme ça que les appelait Mange-Dieu.
Quelque part, très haut au-dessus du Blob, au-dessus de tout le bassin de Los Angeles, se trouvait l’Étoile de la Mort.
Rydell fit un zigzag pour éviter un homme aux cheveux argentés, en tennis blancs, et grimpa deux à deux les marches de l’escalier roulant. Il émergea sous le téton de cuivre. Les gens entraient et sortaient de la petite galerie marchande qui se trouvait là. Un jet d’eau, au milieu, coulait sur des nappes de verre émeraude illuminé, de formes variées. Il vit les Russes, de dos, qui se dirigeaient vers les murs blancs du complexe où se trouvait l’appartement de Karen. Ni Freddie ni Warbaby n’étaient en vue.
Il consulta sa montre. 15 h 32.
— Merde, fit-il entre ses dents.
Ça n’avait pas marché. Mange-Dieu l’avait baisé. Il avait condamné à mort Chevette et Sublett, et même Karen Mendelsohn. Quant à lui, c’était la dernière fois qu’il cherchait les emmerdes, la dernière erreur monumentale qu’il commettait dans sa vie.
C’est alors que de drôles de choses sortirent d’une longue ouverture dans la paroi de verre, juste au sud de l’endroit où se trouvaient les courts de tennis. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Il y en avait tout un groupe, dix ou douze environ, et elles étaient toutes noires. Elles n’émettaient pratiquement aucun son, et elles semblaient flotter dans les airs. Les joueurs, sur les courts, s’arrêtèrent de jouer pour les regarder.
C’étaient des hélicoptères, mais beaucoup trop petits pour contenir qui que ce soit. Plus petits que les plus légers des engins volants. En forme, plus ou moins, de parabole. Avec des tourelles à canon de l’Aérospatiale française, le genre de truc que l’on voyait dans les images de la télé sur Mexico. Il supposait qu’ils étaient sous le contrôle du DCCIU, le Dispositif de Communication et de Contrôle des Interventions d’Urgence, qui s’occupait de l’Étoile de la Mort. L’un des engins incurva sa trajectoire, passant à six ou sept mètres au-dessus de sa tête, et il put voir les tubes multiples d’une espèce de mitrailleuse ou d’un lance-roquettes.
— Merde, fit-il.
Il contemplait là l’avenir de la protection publique armée.
— OPÉRATION DE POLICE. GARDEZ VOTRE CALME.
Une femme se mit à hurler, quelque part dans le centre commercial. Sa voix résonna à plusieurs reprises, comme quelque chose de mécanique.
— GARDEZ VOTRE CALME.
La plupart des gens étaient figés, la mâchoire durcie. Les robes des femmes ondulaient sous les courants d’air venus d’en haut.
Rydell se mit à courir.
Il dépassa Svobodov et Orlovsky ; ceux-ci avaient la tête levée vers trois hélicoptères qui descendaient, visiblement dans leur direction. Ils demeuraient là, la bouche ouverte. Les demi-verres rectangulaires d’Orlovsky semblaient sur le point de lui glisser du nez.
— TOUT LE MONDE À PLAT VENTRE OU NOUS OUVRONS LE FEU.
Mais les résidents, en majorité blonds et minces, demeuraient figés, la raquette à la main ou leur sac d’emplettes en papier noir verni sous le bras. Ils regardaient les hélicoptères. Ils regardaient Rydell, qui courait devant eux. Leur regard avait un éclat à la fois curieux et dur.
Il dépassa Freddie, à plat ventre sur le sol granité, obéissant à la lettre aux instructions des hélicos. Il avait les mains croisées sur la tête, et son portable à côté de lui.
— GARDEZ VOTRE CALME.
Il vit alors Warbaby, vautré en arrière sur un banc en fer forgé, comme s’il avait été assis là toute sa vie, contemplant le cours du temps. Et Warbaby le vit aussi.
— OPÉRATION DE POLICE.
Il avait sa canne à côté de lui, appuyée contre le banc. Il la prit d’un geste lent et délibéré. Rydell crut que ses derniers instants étaient arrivés.
— GARDEZ VOTRE CALME.
Mais Warbaby, plus triste que jamais, leva la canne contre le bord de son chapeau, en un geste qui ressemblait à un salut.
— LÂCHEZ CETTE CANNE.
C’était la voix amplifiée d’un flic de la section spéciale, à l’abri dans les sous-sols durcis de son bunker de City Hall East, qui manœuvrait son petit engin de l’Aérospatiale avec une console de téléprésence. Warbaby haussa lentement les épaules et laissa retomber la canne.
Toujours en courant, Rydell franchit les portes ouvertes de la résidence et grimpa jusqu’à l’appartement de Karen Mendelsohn. La porte était entrebâillée. Karen et Chevette étaient là, les yeux exorbités.
— Rentrez vite ! hurla-t-il.
Elles le regardaient comme si elles ne comprenaient pas.
— Rentrez ! répéta-t-il.
Il y avait d’énormes plantes sur le palier, dans une jardinière couleur brique qui lui arrivait à hauteur de la taille. Il vit Loveless émerger de derrière une plante, son petit pistolet levé à la main. Il portait une veste de sport aux reflets argentés, et son bras gauche était en écharpe. Son visage était constellé de micropores qui n’étaient pas tout à fait de la même couleur que sa peau. On aurait dit qu’il avait la lèpre ou quelque chose comme ça. Il avait son habituel sourire aux lèvres.
— Non ! hurla Chevette. Espèce de petit con d’assassin !
Loveless fit pivoter son arme, à environ trente centimètres de la tête de Chevette, et Rydell vit disparaître son sourire. Sans lui, il semblait ne pas avoir de lèvres.
— GARDEZ VOTRE CALME, leur rappelèrent les hélicoptères tandis que Rydell braquait sur Loveless la torche de Wally.
Loveless n’eut même pas la force de presser la détente, et Rydell fut impressionné. L’effet du capiscum était immédiat. Cela lui rappelait les allergies de Sublett, mais en plus grave et beaucoup plus rapide.
Espèce de cinglé, espèce d’enfoiré de cinglé ! ne cessait de répéter Karen Mendelsohn.
Ses paupières étaient gonflées comme si elle avait traversé un essaim de frelons. Chevette et elles avaient été exposées à la lisière du nuage de poivre, et Sublett avait si peur des résidus qui pouvaient encore flotter dans l’air qu’il s’était réfugié dans une armoire de la chambre de Karen et ne voulait plus en sortir.
— Espèce de danger public d’enfoiré ! Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ?
Rydell se contentait de rester là, assis dans l’un de ses fauteuils blancs style rétro-agressif, à écouter les hélicos en train de faire leur boucan à l’extérieur. Plus tard, quand ce serait tassé, ils établiraient que la République du Désir avait désignés, Warbaby et les autres, comme des mercenaires qui fabriquaient des bombes pour le compte du Front des Séparatistes de Sonora, en affirmant que l’appartement de Karen contenait suffisamment d’explosifs pour faire sauter le mamelon du Blob et l’envoyer valser jusqu’à Malibu. Ils avaient aussi mis sur pied un scénario de prise d’otages, pour s’assurer que les brigades spéciales feraient une entrée discrète, le cas échéant. Mais quand la vraie section spéciale d’intervention antiterroriste s’était pointée, la situation aurait été pour le moins épineuse si Karen n’avait pas travaillé pour Flics en peine. C’était en l’occurrence, des flics en colère qui s’étaient dérangés, et ils devenaient de plus en plus furieux à chaque minute. Mais les collaborateurs de Pursley savaient ce qu’il fallait faire, apparemment, pour les calmer.
Le plus marrant, c’était que jamais la police de Los Angeles n’admettrait publiquement que des pirates s’étaient introduits dans l’Étoile de la Mort. Ils ne cessèrent de répéter que tout avait été fait par téléphone, et ils ne démordraient jamais de cette version. Le plus important pour eux, évidemment, était qu’ils étaient prêts, finalement, à étouffer une grande partie de l’affaire.
Assis là à écouter Karen, il lui vint graduellement à l’idée qu’il était, effectivement, le genre d’enfoiré de cinglé qu’elle adorait, et il ne cessait de penser, également, à la boutique d’Artisanat du Cauchemar et à cette femme dont il avait oublié le nom, en espérant qu’elle n’aurait pas trop d’emmerdements parce que Mange-Dieu lui avait demandé un numéro de téléphone à mettre dans son paquet de données fictives, le numéro qui était censé avoir fourni le tuyau. Rydell n’avait pas voulu donner celui de Kevin. Il avait retrouvé celui de la boutique dans son portefeuille, sur un petit bout déchiré de la revue People, et c’était celui qu’il avait refilé à Mange-Dieu.
Chevette était alors arrivée, le visage boursoufflé par le capiscum, et elle lui avait demandé si ça avait marché ou s’ils s’étaient fait baiser. Puis les flics étaient survenus, et les ennuis avaient commencé, mais Aaron Pursley s’était pointé avec une armée d’avocats, à peu près autant qu’il y avait de flics, suivis de Wellington Ma lui-même, en blazer bleu marine à bouton d’or.
Rydell avait fini par le rencontrer en personne.
— C’est toujours un plaisir de faire la connaissance d’un client, lui dit Ma en lui serrant la main.
— Ravi de vous voir, M. Ma, fit Rydell.
— Je ne vous demanderai pas ce que vous avez fait à ma boîte vocale, déclara Wellington Ma, mais j’espère que vous ne le referez jamais. Votre histoire, cependant, est fascinante.
Rydell songea à Mange-Dieu et aux cinquante mille dollars. Il espérait que Ma, Karen et les autres ne le prendraient trop mal, mais il se faisait trop de souci pour ça, car Aaron Pursley avait déjà répété deux fois que ce truc-là allait enfoncer Pooky l’Ours, et Karen ne cessait de dire que Chevette était superbement télégénique et que les jeunes allaient délirer et que Chrome Koran allait donner n’importe quoi pour faire la musique.
Wellington Ma avait sur-le-champ fait signer Chevette, et même Sublett, mais il avait fallu lui passer les contrats dans son armoire, parce qu’il ne voulait toujours pas sortir.
D’après ce que disait Karen, Rydell avait compris que Chevette lui avait raconté à peu près toute l’histoire pendant que Sublett et elle la gardaient et l’empêchaient d’appuyer sur un quelconque bouton de panique de SecurIntens. Karen, de toute évidence, était au courant pour les lunettes LV, et elle avait passé tout son temps à extraire les informations qu’elles contenaient. Elle savait tout sur Sunflower et sur le reste. Elle ne cessait de dire à Pursley qu’ils avaient de la dynamite entre les mains, parce qu’ils avaient de quoi compromettre largement Cody Harwood, s’ils jouaient cette partie comme il fallait, et que le salaud avait bien mérité ce qui allait lui arriver.
Rydell n’avait pas encore eu l’occasion de voir ce que montraient les lunettes.
— M. Pursley ? demanda-t-il en se rapprochant obliquement de lui.
— Oui, Berry ?
— Que va-t-il se passer, maintenant ?
— Eh bien, fit Pursley en se pinçant le bas du nez, vos deux amis et vous, vous allez être arrêtés et incarcérés.
— Vraiment ?
Pursley regarda sa grosse montre en or. Elle était incrustée de diamants tout autour du cadran, avec une énorme turquoise de chaque côté.
— Dans cinq minutes environ. Nous avons prévu la première conférence de presse vers dix-huit heures. Cette heure vous convient, ou bien préférez-vous manger d’abord ? Nous pouvons vous faire monter un repas.
— Mais si on doit nous arrêter…
— La caution, Berry. Vous savez ce que c’est ? Demain matin, vous serez tous dehors, fit Pursley, l’air radieux.
— Tout va bien se passer pour nous, M. Pursley ?
— Écoute-moi, mon garçon. Vous êtes un flic. Un flic honnête, mais un “flic en peine”. Vous êtes – passez-moi l’expression – dans une merde profonde, spectaculaire, mais particulièrement héroïque. (Il donna un grand coup sur l’épaule de Rydell.) Flics en peine est là pour vous donner un coup de main, et laissez-moi vous dire qu’aucun de nous ne s’en portera plus mal.
Chevette déclara que la prison, ça lui était égal, mais qu’elle aimerait bien passer un coup de fil à quelqu’un de San Francisco nommé Fontaine.
— Vous pouvez appeler qui vous voulez, lui dit Karen en lui essuyant les yeux avec un mouchoir en papier. Tout sera enregistré, mais nous en aurons également une copie. Comment s’appelait votre ami, le Noir, celui qui s’est fait tuer ?
— Sammy Sal.
Karen se tourna vers Pursley.
— On pourrait contacter Jackson Cale, dit-elle.
Rydell se demanda pourquoi elle prononçait ce nom. C’était celui d’un jeune acteur noir qui jouait dans plusieurs téléfilms.
Chevette s’avança alors vers lui et le prit dans ses bras, en se pressant contre lui de tout son corps. Elle levait les yeux vers lui sous sa coiffure complètement dingue. Et cela lui plut, même si elle avait les yeux tout rouges et que son nez n’arrêtait pas de couler.